Tchétchénie : silence, ordre et violence - La revue nouvelle

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La Revue nouvelle • numéro 2/2018 • italique

Tchétchénie : silence,
ordre et violence
                                                                                               Aude Merlin
                                                                  À la mémoire de Soultan Iachourkaev1,
                                                                écrivain tchétchène, réfugié en Belgique,
                                                                               disparu le 28 janvier 2018

Énigmatique « 199 »                                          À peine descendus de l’avion, ils sont
« Grozny-Nord, aéroport. » Sous ces                          salués par un comité d’accueil : appareils
mots, trois bandes horizontales lumi-                        photos et caméras sont braqués sur
neuses blanc-bleu-rouge nous rappellent                      eux, visiblement chargés de saisir des
que nous sommes en Russie. Quand                             instantanés de ces sportifs partis porter
l’avion se pose sur le tarmac ce samedi                      haut les couleurs de la Tchétchénie à un
d’octobre 2017, il est 17 heures, il fait                    championnat à Moscou.
déjà nuit, mais la température reste                         Depuis la voiture, mes yeux écarquillés
douce.                                                       balaient à trois-cents-soixante degrés
Deux voyageurs, arrivés en dernière                          tout ce qui brille dans le noir et s’ar-
minute à l’embarquement à Moscou,                            rêtent sur un déroulé lumineux aux
avaient attiré mon attention, leurs                          couleurs criardes qui répète en boucle
teeshirts noirs et dorés arborant le                         un nombre : 199. Il ne s’agit donc pas
visage d’Akhmat-Khadji Kadyrov,                              des cent ans de la révolution d’Oc-
le défunt père de l’actuel chef de la                        tobre 1917 ni bien sûr de la date anniver-
République Ramzan Kadyrov et consi-                          saire de l’élection du premier président
déré, dans le discours officiel, comme                       indépendantiste Djokhar Doudaev, le
le premier président de Tchétchénie2.                        27 octobre 1991 ni encore de la procla-
                                                             mation d’indépendance de la Tchétché-
1 | « Tchétchènes en exil : un peuple sans visage » et son   nie — Itchkérie qui s’ensuivit quelques
poème « Mon crayon rouge est fatigué », dossier « Rus-
sie : regards croisés », La Revue nouvelle, aout 2007,
                                                             jours après, le 1er novembre 1991. La
http://bit.ly/2EKizon                                        révolution d’Octobre ne fait pas parti-
2 | Akhmad-Khadji Kadyrov fut lui-même président de
Tchétchénie de 2003 à 2004 après avoir été nommé
chef de l’administration provisoire de la République par     « premier président de Tchétchénie », il y eut, en réalité,
Moscou en 2000, quelques mois après le début de la           deux autres présidents avant lui, mais indépendantistes,
deuxième guerre. Devenu l’affidé de Moscou, il s’était       partisans de l’Itchkérie, nom de la Tchétchénie indépen-
désolidarisé du camp indépendantiste auquel il appar-        dante : Djokhar Doudaev et Aslan Maskhadov, tués éga-
tenait jusque-là, notamment durant la première guerre        lement, en 1996 et en 2005. L’existence passée de ces
(1994-1996). Si le discours officiel le présente comme le    derniers est totalement occultée par le pouvoir officiel.

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La Revue nouvelle • numéro 2/2018 • italique

culièrement recette par les temps qui         tenus de proclamer notre union et notre
courent en Russie, que ce soit sur le plan    loyauté vis-à-vis de la Russie. C’est la
politique officiel ou parmi la population,    seule chose qu’il faut mettre en valeur.
et encore moins au Caucase. Quant             Ils essaient de nous faire oublier les
aux dates itchkériennes, les évoquer en       malheurs que nous avons eus avec la
public peut valoir à ceux qui oseraient le    Russie », murmure Apti3, voisin de mes
faire divers sévices. Pour avoir posté des    hôtes d’un jour, au lendemain de mon
propos pro-itchkériens sur Internet en        arrivée. « Je ne sais pas si ça marche
2016, le professeur d’université Khus-        chez les autres, en tout cas, chez moi,
sein Betelguiriev a subitement disparu.       cela ne marche pas : je n’oublie rien. »
Quand il est réapparu, il pouvait à peine     Apti est en colère et éprouve des diffi-
marcher. On ne l’a plus revu à l’universi-    cultés à la contenir. Les mots sortent,
té de Grozny.                                 dans l’intimité du véhicule. Au moment
                                              où la voiture passe devant un immense
Non, ce 199 multicolore qui défile sur
                                              panneau où l’on voit Ramzan Kadyrov
une des tours, style Dubaï, de « Grozny-
                                              exhiber une de ses maximes en tché-
City », célèbre l’anniversaire de la
                                              tchène, je lui demande la traduction :
fondation de Grozny par le colonisateur
                                              « Que la justice triomphe ! ». Il ajoute,
russe. « Cette année, la fête de la ville a
                                              par devers lui, mais en russe : « Le jour
été particulièrement pompeuse. C’était
                                              où la justice triomphera pour de vrai, ils
notre répétition générale. Nous de-
                                              auront chaud, lui et tous ses proches ».
vons être fin prêts pour le bicentenaire
l’année prochaine ! », me dit sur un ton      Deux fêtes se suivent à un mois d’inter-
quelque peu humoristique Oussam,              valle, des panneaux inondent la Répu-
jetant un coup d’œil vers moi, dans le        blique à la jonction des deux mois. Après
rétroviseur. Rapide coup d’œil dans le        le 5 octobre, jour de la ville et, acces-
rétroviseur de l’histoire : 1818, la guerre   soirement, date anniversaire du chef
du Caucase vient d’être lancée par le         de la République Ramzan Kadyrov, le
tsar Nicolas Ier et son armée à laquelle      prochain grand rendez-vous obligé sera
les Cosaques prêtent main forte. La           le 4 novembre, fête nationale de l’unité
forteresse Groznaïa, « la Terrible », doit    russe, introduite par Vladimir Poutine
constituer une place forte pour une ar-       en 2005 en remplacement de la fête
mée qui ignore sans doute qu’elle mettra      du 7 novembre qui célébrait à l’époque
plusieurs décennies à tenter de mater         soviétique le jubilé de la « Grande
la résistance acharnée qui lui fait face.     Révolution socialiste d’octobre ». Alors
Ce qui devait être une « courte guerre        que cette fête ne fait pas l’objet d’une
victorieuse » dure jusqu’en 1864, déci-       mobilisation massive par le pouvoir à
mant des pans entiers des populations         Moscou et laisse, de fait, essentielle-
caucasiennes. Des dizaines de milliers de     ment la place aux groupes nationalistes
Tchétchènes et de Tcherkesses, notam-         qui s’en emparent pour organiser leur
ment, sont exterminées, tandis que la         « marche russe », toute la Tchétché-
bravoure des combattants du Caucase           nie bruisse des préparatifs de cet acte
du Nord, Tchétchènes et Daghestanais          d’allégeance obligée. Les rues débordent
à l’Est, Tcherkesses à l’Ouest, est restée    de fanions, panneaux, bannières marte-
gravée dans les mémoires familiales.
Mais l’heure n’est pas favorable à l’ex-      3 | Afin de garantir l’anonymat et la sécurité des per-
                                              sonnes rencontrées, tous les prénoms et les noms de
posé en public d’histoires qui fâchent ni     lieux ont été changés, à part ceux qui ont accepté de
de mémoires déchirées. « Nous sommes          nous informer en tant qu’officiels, dans leur fonction
                                              professionnelle.

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italique • Tchétchénie : silence, ordre et violence

lant : « La Russie réunit » ; « 4 novembre,           2003 pour légitimer officiellement ce
jour de l’unité », « là où il y a l’unité, il         retour après deux guerres très meur-
y a la victoire » ou arborant le hashtag              trières. Pourtant, la Tchétchénie était
« Nous sommes unis ». Des répétitions                 encore en guerre à l’époque et les
sont déjà en cours ici et là pour prépa-              bureaux de vote étaient restés désespé-
rer le grand jour. Devant le « complexe               rément vides, boycottés par une popu-
mémorial Akhmat-Khadji Kadyrov »                      lation mutilée et luttant pour sa survie.
installé au bout de l’allée de la Gloire,             Aujourd’hui, les deux drapeaux, russe
sous les bas-reliefs dédiés à la Grande               et tchétchène, accueillent le visiteur
guerre patriotique de 1941-1945 — la                  sur le perron. À l’étage, des aphorismes
Deuxième Guerre mondiale, largement                   ponctuent la visite : Cicéron, Horace,
investie comme ressource politique                    Aristote, Saint-Exupéry, Confucius
par les pouvoirs russe et tchétchène                  (« Savoir ce qu’il faut faire et ne pas le
en même temps qu’elle reste un puis-                  faire est la pire des lâchetés ») ou encore
sant référent social et mémoriel —, un                Mao Tse Toung (« Celui qui a senti
rassemblement s’organise. Des voitures                le vent du changement doit non pas
stationnent les unes derrière les autres,             construire un paravent, mais un moulin à
en double file ; des drapeaux russes,                 vent »). La directrice de la bibliothèque
tchétchènes, daghestanais ondulent                    Satsita Israïlova me fait patienter, elle
pendant que des hommes s’approchent,                  est retenue par un évènement, assise
fleurs à la main, de la stèle qui rend                au premier rang de la grande salle du
hommage au « Premier président de                     rez-de-chaussée. Le visage flanqué
Tchétchénie, Akhmat-Khadji Kadyrov,                   de grosses lunettes et encadré par un
parti invaincu ». Des officiels ouvrent le            foulard mauve, elle applaudit en rythme
cortège. Une attachée de presse brave le              le chanteur russe venu célébrer, par
vent et force sa voix pour présenter les              anticipation, le jour de l’unité. « La
uns aux autres : un député du Parlement               Russie est plus qu’un pays, la Russie
tchétchène, des vétérans tchétchènes                  est plus qu’une puissance ! » Et lui de
et daghestanais de la guerre d’Afghanis-              rendre hommage, entre deux chansons,
tan, un envoyé de Moscou. Des « bérets                « aux courageux compatriotes qui [nous]
rouges », c’est-à-dire de jeunes « kady-              protègent en Syrie et à tous ceux qui
rovtsy », montent la garde.                           se battent pour assurer [notre] sécurité
                                                      dans un contexte où [nous] sommes
« La Russie est plus qu’un pays »
                                                      entourés d’ennemis. Rien ni personne ne
« La Russie est plus qu’un pays ! La
                                                      pourra jamais nous briser ! ». Lui succède
Russie est plus qu’une puissance ! » Le
                                                      une starlette longiligne aux cheveux
refrain est scandé dans le micro ; la voix
                                                      blonds décolorés, vêtue d’un jean et
est celle d’un homme vêtu de treillis
                                                      chaussée de longues bottes, bondissant
qui se dandine sur fond d’une musique
                                                      sur la scène les jambes arquées sur un
au synthétiseur, l’accompagnement
                                                      fond sonore de la même couleur es-
instrumental inévitable de tout spectacle
                                                      thétique. Après une première chanson,
de variété dans l’espace postsoviétique.
                                                      elle salue la salle et, d’une voix émue et
Le bâtiment de la bibliothèque natio-
                                                      fébrile, s’ouvre au public : « Je viens de
nale tchétchène au style architectural
                                                      Russie, c’est la première fois que je viens
un brin audacieux a été inauguré le
                                                      dans le centre de Grozny. Je n’étais
23 mars 2013, jour des dix ans de la
                                                      pas rassurée, je dois bien l’avouer. Et je
réintégration officielle de la Tchétchénie
                                                      découvre finalement un peuple accueil-
au sein de la Fédération de Russie, un
                                                      lant. Bonjour Grozny ! » Redouble-
« référendum » ayant été organisé en

                                                                                              77
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ment d’applaudissements. La directrice        disparu avant que j’aie pu la questionner
passera toute l’après-midi avec ses hôtes     sur l’incongruité de la présence d’Andreï
« venus de Russie ». Alors je déam-           au milieu de cet aréopage d’hommes
bule et m’arrête net, intriguée par une       cagoulés.
exposition de dessins au crayon noir, de
                                              « I love Grozny »
l’artiste Elena Rybkina qui accompagne
                                              Cinquante-mille en 2015, septante-
le concert d’estrade : une galerie de
                                              cinq-mille en 2016 et plus de no-
portraits d’hommes au combat, souvent
                                              nante-mille en 2017. La tendance a
cagoulés. S’y côtoient des hommes
                                              de quoi réjouir les fonctionnaires du
des forces spéciales du Daghestan qui
                                              ministère du Tourisme de la République
ont stoppé l’incursion tchétchéno-da-
                                              de Tchétchénie, puisque ce sont bien
ghestanaise en 1999, incursion qui fut
                                              les touristes qui sont comptabilisés ici.
le catalyseur de la reprise de la guerre
                                              Majoritairement russes, ils semblent
de Tchétchénie labellisée par Moscou
                                              nourrir un intérêt croissant pour cette
« opération antiterroriste » ; Guivi, l’un
                                              République mi-familière, mi-étrangère.
des anciens chefs militaires de la « Ré-
                                              « Ils font un city-trip d’une journée
publique populaire de Donetsk », entité
                                              ou deux en Tchétchénie, vont voir la
séparatiste d’Ukraine soutenue en sous-
                                              mosquée et Grozny-city, puis partent
main par Moscou, tué en février 2017 ;
                                              dans les montagnes, voir la base de
le célèbre combattant bouriate Vakha
                                              Nikhaloï près des cascades ou le lac
et son commandant Olkhon. Un dessin
                                              Kasino-oï. Le plus souvent, cela s’inscrit
en couleur montre Felix Dzerjinski de
                                              dans un tour de sept jours au Caucase
profil, fondateur de la Tchéka en 1917, et
                                              du Nord. Ils sont souvent basés dans
les armoiries du FSB, le tout assorti des
                                              un hôtel d’une des villes d’eau du sud
sous-titres : « 1917-2017 ». Au beau mi-
                                              de la Russie comme Kislovodsk, « Eaux
lieu, un portrait pour le moins dissonant.
                                              minérales », Piatigorsk, Essentouki,
Celui, quelque peu inattendu, d’Andreï
                                              d’où ils viennent faire leur aller-retour
Mironov, ancien dissident soviétique,
                                              express en Tchétchénie », m’explique
défenseur des droits de l’homme russe,
                                              Moussa Basnoukaev, économiste à
membre de la prestigieuse ONG Mé-
                                              l’université de Grozny. Un groupe, tout
morial. Je « revois » en pensée Andreï ici
                                              juste sorti d’un bus, se dirige vers la tour
même, croisé par hasard dans les locaux
                                              de Grozny-city. Des femmes en jean,
de Mémorial à Grozny dans la chaleur
                                              sans foulard, marchent accompagnées
étouffante de l’été 2007, dans une ville
                                              d’enfants ; quelques couples également.
à demi reconstruite, à demi en ruines.
                                              Après leur passage, devant la mosquée,
À l’époque soviétique, il transportait
                                              git un petit ticket bleu : « Visite de
clandestinement, sac au dos, des copies
                                              “Grozny city”, cent roubles. Comité
ronéotypées de La ferme des animaux de
                                              gouvernemental de la République de
George Orwell et avait été condamné en
                                              Tchétchénie pour le tourisme, avenue A.
1986 pour « agitation antisoviétique ».
                                              Kh. Kadyrov 3/25 ; www.visitchechnya.
Andreï Mironov s’était battu de façon
                                              ru. » Bientôt, ces mêmes touristes
acharnée à l’époque postsoviétique pour
                                              pourront, s’ils le souhaitent, aller skier à
tenter de lutter contre l’impunité érigée
                                              Vedoutchi, station de montagne inaugu-
en système dès la première guerre de
                                              rée en grande pompe le 26 janvier 2018,
Tchétchénie. Il est mort en mai 2014 à
                                              construite avec le concours, l’expertise
Slaviansk alors qu’il y accompagnait le
                                              et l’investissement de la compagnie
journaliste italien Andrea Rocchelli. Je
                                              française Poma et de la Compagnie des
balaie la salle des yeux. La dessinatrice a
                                              Alpes, filiale de la Caisse des dépôts et

78
italique • Tchétchénie : silence, ordre et violence

consignations… Un semblant de nor-                   pins sur la poitrine. Je reconnais l’insigne
malité, envers et contre tout. Comme                 jaune du club de foot daghestanais « Anji
ces lettres énormes qui se dressent sur              Makhatchkala ». Ce soir, l’Anji affron-
l’ancienne place du palais présidentiel,             tera le club tchétchène « Akhmat », an-
l’ancienne place Lénine : I LOVE (cœur)              ciennement « Terek Grozny », au stade
GROZNY. Les mêmes qu’à Soukhoumi,                    Akhmat Arena. J’envisage immédiate-
Dnipro, Odessa, sur lesquelles grimpent              ment d’y aller, mais mon hôte ne saurait
les enfants à la lisière d’une aire de jeux          m’y envoyer seule. Et d’ajouter que si
ou d’un immense parc de loisirs. De                  c’est « vraiment important pour moi »,
jeunes filles couvertes d’un voile léger             il demandera à son neveu de m’accom-
se groupent pour la photo. À quelques                pagner. Pourtant, Anzor reste silencieux
mètres de là, Tamila murmure : « Dé-                 jusqu’au moment où j’ose timidement
cidément, ce n’est plus ma ville. Elle               une phrase, lorsque nous nous retrou-
est flambant neuve, oui, mais il n’y a               vons seuls. « Tu es devenu pâle à l’idée
plus l’atmosphère du Grozny de mon                   de m’accompagner au stade. » Sa colère
enfance. J’aimais tellement notre ville.             froide sort. « En deux ans d’études, j’ai
Ses parcs, ses trams, sa philharmonie. Sa            dû assister à vingt matchs, contraint et
bibliothèque ! Son cirque ! Mais surtout             forcé. Je hais le foot. Mais nous n’avons
les voisins, les arrière-cours, notre vie            pas le choix. Cela revient régulièrement,
tous ensemble. L’entraide, la joie. L’in-            on n’a pas le choix. On doit arriver
souciance ! Tout est défiguré. D’ailleurs            au stade longtemps à l’avance. Notre
c’est qui ce I love Grozny ? Pas moi en              présence est contrôlée, ils passent dans
tout cas. Ce n’est plus notre ville. Et les          les rangs et vérifient notre identité. Si
gens sont tristes. Ce ne sont plus les               nous n’y allons pas, nous nous voyons
mêmes. Tu as vu leurs visages ? Ils font             interdits de passer nos examens et nos
tous dix ans de plus, au moins. Ils ont              bourses d’études sont suspendues. Et
perdu leur visage. »                                 quand c’est enfin fini, on rentre chez
                                                     nous à 2 voire 3 heures du matin. Je hais
Les (dé)plaisirs du stade
                                                     le foot. Pour moi c’est une torture. Une
Derrière la mosquée et Grozny-City,
                                                     humiliation. Ce soir, ce n’est pas notre
c’est au « parc des cœurs », nouvel-
                                                     tour de remplir le stade, cela tombe sur
lement inauguré, que des familles
                                                     les étudiants de l’institut du pétrole. »
viennent se divertir. Des jeunes sautent
                                                     Le pas d’Anzor s’accélère. De part et
sur leurs hoverboards qui clignotent ; un
                                                     d’autre de la chaussée, les dizaines de
petit train transporte des enfants. Des
                                                     mini-drapeaux accrochés aux poteaux
peluches géantes titubent, approchant
                                                     agitent l’air : des portraits de Ramzan
les petits pour la photo. Des mères dis-
                                                     Kadyrov.
cutent, assises sur un banc. Et pourtant,
un mélange de silence et de lourdeur                 « Au nom d’Allah !
pèse dans l’air. Est-ce le côté clairsemé            Ne dépassez pas la vitesse autorisée »
de la place ? L’étrange lumière de fin de            « Ah, on ne peut pas boire ici ? Oh
journée ? Les paroles d’Oussam conti-                vraiment, quel dommage que vous ne
nuent de résonner : « pour les cent-no-              soyez pas démocratiques ! », plaisante
nante-neuf ans de la ville, le chef de la            Mansour lorsque nous passons la porte
République a offert leur mariage à cent-             du restaurant ouzbek situé au coin de la
nonante-neuf jeunes couples. Les pho-                rue Essembaev, face à la mosquée. Et de
tos ont inondé les réseaux sociaux offi-             demander : « pouvez-vous nous installer
ciels. » En marge de la place, j’aperçois            le plus loin possible des regards indis-
un groupe d’hommes arborant un petit                 crets et des oreilles trop curieuses ? ».

                                                                                              79
La Revue nouvelle • numéro 2/2018 • italique

Au fond du restaurant, Mansour me              une immense djellaba, le visage serré par
décrit la Tchétchénie d’aujourd’hui,           un foulard cachant chaque mèche de
choisissant ses mots, plantant ses yeux        cheveux et bien noué sous le menton.
dans les miens. De temps en temps on           Mère de sept enfants, Tamila a long-
aperçoit des passants sur le trottoir de       temps rêvé de travailler à l’extérieur,
l’autre côté de la vitre. On dirait des        mais n’a pas pu convaincre son mari. Les
figurants. La règlementation concernant        deux guerres ont malmené ses rêves,
la vente d’alcool est la même depuis           cabossé sa scolarité, ruiné ses espoirs,
plusieurs années : l’achat est autorisé de     elle qui s’apprêtait à fêter ses seize ans le
8 heures à 10 heures du matin seule-           11 décembre 1994, jour des effroyables
ment. Mais le nombre de magasins où            bombardements marquant le début de la
on peut en acheter officiellement se           première guerre. Eltsine et Doudaev en
compte sur les doigts de la main, deux         ont décidé autrement, à l’époque. Après
noms ressortant en particulier : Lenta,        1994, entre immeubles en ruines et
à l’extérieur de Grozny, ou Assorti. Et,       conduites d’eau explosées, générateurs
début décembre 2017, la vente d’alcool         de fortune et accouchements dans le
a été totalement interdite en Tchétché-        froid et la peur, Tamila a organisé, coura-
nie, sans que l’on puisse comprendre s’il      geusement, la survie familiale : bleui ses
s’agissait d’une interdiction momentanée       mains dans l’eau glacée des lessives mul-
due au mawlid, la fête de la naissance du      tiples, trait quotidiennement la vache,
prophète ou si cette interdiction allait       transporté des seaux d’eau comme un
durer. Parallèlement, le nombre de ma-         âne bâté, passé patiemment les check-
gasins halal a augmenté, « les touristes       points en serrant les dents. Avant que
russes viennent aussi s’approvisionner         les circuits de distribution d’eau et
là », m’a dit Zoulaï qui a travaillé dans      d’électricité soient restaurés au milieu
l’un d’eux, ainsi que le nombre de bou-        des années 2000 et qu’on puisse ache-
tiques d’articles musulmans : « tout pour      ter un lave-linge et divers équipements
le mariage musulman », peut-on lire sur        pour la maison. Et, au fil des grossesses
une devanture ; « Couture et réparation        et des pots-de-vin à verser à l’hôpital
de robes musulmanes », sur une autre.          à chaque accouchement, des repas à
Dans la rue, des panneaux verts horizon-       préparer pour ses beaux-parents qui ha-
taux, déclamant pour la plupart « Allah        bitent dans une aile de la maison et des
Akbar », et des panneaux bleus de sé-          incertitudes politiques et économiques,
curité routière interpellent les conduc-       Tamila a fini par se résigner. Elle vient de
teurs : « Au nom d’Allah ! Ne dépassez         trouver une occupation qui irradie son
pas la vitesse autorisée ». En sortant du      visage : enseigner le Coran à des filles,
restaurant, deux petites filles arpentent      de sept à quatre-vingt-deux ans, à la
la rue, perchées sur des rollers. L’une        medersa en bas de chez elle. Dès qu’elle
d’elles, voilée, est couverte de la tête aux   mentionne le nom du prophète, elle
pieds et semble glisser comme un cygne         s’empresse illico d’aligner une longue
sur l’eau.                                     sourate en arabe et raconte à quel point
                                               cet enseignement, qu’elle dispense à
Retour à la maison où je suis héber-
                                               présent à son tour, a changé sa vie. Et de
gée. Dans sa salle de bains, Tamila a
                                               me montrer, croquis à l’appui, comment
affiché une prière en arabe. Il y a cinq
                                               prononcer les lettres arabes et ce qu’il
ans, elle ne se couvrait la tête que d’un
                                               faut dire avant chaque repas. Ou quand
léger foulard triangulaire coloré, en
                                               l’offre politique d’un islam quotidien,
accord avec son mari. Cette fois, je la
                                               abondamment mobilisée par Ramzan
retrouve entièrement dissimulée dans

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italique • Tchétchénie : silence, ordre et violence

Kadyrov, rencontre une demande indivi-              début des années 2000, aux forces fé-
duelle et sociale, tombant d’autant plus            dérales. « Ces traces-là, même Kadyrov
à pic qu’elle propage un discours concur-           ne peut pas les enlever. On ne touche
rent à celui des islamistes du maquis ;             pas aux cimetières. »
le pouvoir se gargarise de références au
                                                    Mémoires distordues
soufisme « traditionnel », au vocable de
                                                    et « lieux de l’oubli »
la paix et de l’ordre contre les slogans
                                                    À l’angle de la rue Hussein Issaev (du
de l’Emirat du Caucase et de Daech
                                                    nom d’un haut dignitaire tué en même
auquel l’Emirat a fait allégeance. Ce
                                                    temps qu’Akhmat-Khadji Kadyrov en
faisant, Ramzan Kadyrov utilise l’islam
                                                    2004) et de l’avenue Poutine (qui se
comme moyen de contrôle politique
                                                    prolonge en avenue Akhmat-Khadji Ka-
et social, et comme carte diplomatique
                                                    dyrov, justement), nous nous arrêtons,
et économique à destination du monde
                                                    sur la place Akhmat-Khadji Kadyrov
arabomusulman. De la construction de
                                                    (encore lui), au monument funéraire
mosquées à l’ouverture d’une nouvelle
                                                    dédié « aux membres des forces du
université islamique, de la restauration
                                                    ministère de l’Intérieur de la République
des lieux saints à l’imposition de certains
                                                    de Tchétchénie ». Cet ensemble de
signes religieux dans la vie publique —
                                                    trente-huit stèles (deux pour chaque
port du foulard par les femmes dans les
                                                    district administratif de Tchétchénie)
administrations, notamment —, le pou-
                                                    sur lesquelles sont inscrits les noms des
voir tchétchène ne rate pas non plus les
                                                    policiers tués « par des terroristes »
occasions offertes par l’actualité inter-
                                                    laisse une impression pour le moins
nationale : la manifestation géante orga-
                                                    « hémiplégique ». Alors que les tchourty,
nisée le 19 janvier 2015 à Grozny, douze
                                                    pierres tombales rapportées de déporta-
jours après l’assassinat des caricaturistes
                                                    tion et qui symbolisaient la mémoire de
de Charlie Hebdo, pour s’indigner contre
                                                    ce déracinement forcé de 1944, ont été
les caricatures du prophète ou celle
                                                    disposées près de ce mémorial. Nulle
organisée en septembre 2017 en soutien
                                                    mention des civils tués par dizaines de
aux Rohingyas, ont donné l’opportunité
                                                    milliers au cours des deux dernières
à Ramzan Kadyrov de s’affirmer comme
                                                    guerres, jamais qualifiées comme telles
leadeur des Musulmans du Caucase du
                                                    par les autorités russes qui les ont offi-
Nord, voire de toute la Russie.
                                                    ciellement transformées en « restaura-
Sur la chaussée qui relie Rostov à Bakou,           tion de l’ordre constitutionnel » (1994-
alors qu’on vient de croiser un panneau             1996) puis « opération antiterroriste »
nous indiquant que 1 143 kilomètres nous            (1999-2009). L’ampleur des massacres,
séparent de Simferopol, petite sœur                 documentée par les ONG russes et
criméenne rentrée dans le giron russe en            internationales, a disparu des mémoires
2014, selon un tout autre scénario que              visuelles et officielles au profit d’une
celui qui présida quelques années aupa-             narration commode tant pour Ramzan
ravant au « retour » de la Tchétchénie,             Kadyrov que pour le Kremlin, qui ont su
la voiture longe un cimetière. Quelques             étendre à une large partie de l’audience
très hauts mâts strient le ciel d’un bleu           interne comme externe, une conception
délavé. « Ils sont morts en accomplis-              bien particulière de la « vérité ».
sant le djihad », dit tout naturellement
                                                    Et, en effet, comme s’ils s’étaient donné
Khamzat qui m’accompagne ce jour-là.
                                                    le mot ce 1er novembre, c’est justement
Rares traces physiques de la résistance
                                                    sur le thème de la vérité que ne cessent
indépendantiste et/ou islamiste qui a
                                                    de m’entretenir mes interlocuteurs. De
tenu tête, entre 1994 et 1996, puis au

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La Revue nouvelle • numéro 2/2018 • italique

leurs mots ressort un point commun :           Oioub Titiev ou la vérité bâillonnée
le discours officiel, à force de ruisseler,    Le 9 janvier 2018, Oioub Titiev, qui
sur tous les tons et par tous les temps, a     dirigeait le bureau de l’ONG Mémorial à
fini par percoler jusqu’à infléchir le récit   Grozny, a été arrêté. Détenu et accusé
de ceux qui ont vécu, dans leur peau, les      au nom de l’article 228 du Code pénal
abysses de la décimation, du déshon-           russe pour « détention de drogue »,
neur, du mensonge, de la torture et de la      après qu’une dose de marijuana a été
mutilation.                                    déposée dans sa voiture, selon le scéna-
Pour entendre parler avec vérité de            rio bien rodé d’affaire fabriquée qui avait
la vérité, il faut alors se faufiler dans      déjà présidé à l’arrestation de Rouslan
les faubourgs au fond d’une cour, ne           Koutaev en 2014, alors que ce dernier
surtout pas appeler avec une carte SIM         avait critiqué le pouvoir en place. Il avait
étrangère ni moscovite, tous les appels        été condamné à une détention de quatre
entrants venant d’une compagnie non            ans. Oioub Titiev avait tenu à continuer
locale étant interceptés et écoutés. Je        à travailler après l’assassinat de sa prédé-
retrouve les amis. Fatigués, porteurs de       cesseure Natalia Estemirova en 20094,
ces dizaines d’informations indicibles,        et ceci malgré les nombreuses me-
inutilisables, mais reconstituant la vérité.   naces. Du fait de son travail inlassable,
Comme un livre secret. La vérité de la         il connaissait au plus près la réalité de la
désinvolture avec laquelle le pouvoir          mécanique des affaires fabriquées et des
fédéral et son ombudswoman ont traité          condamnations, des extorsions d’aveux,
l’enquête sur les vingt-sept personnes         de la production de coupables et de la
exécutées en janvier 2017, massacre            réduction au silence de ceux qui osent
révélé au printemps 2017, comme les            témoigner. Le 16 janvier, Oioub Titiev
exactions contre les homosexuels, par          faisait passer par son avocat une lettre
les très courageuses journalistes Elena        prévenant que s’il en arrivait à livrer des
Milachina et Irina Gordienko du bi-heb-        « aveux », cela voudrait dire qu’il y aurait
domadaire russe Novaïa Gazeta, rendu           été contraint « physiquement ou du fait
tristement célèbre par les noms de             de chantage ». À l’approche de l’aéro-
ses journalistes assassinés, dont Anna         port, nous repassons devant la pancarte
Politkovskaïa, tuée en 2006 alors qu’elle      exhibant les mots du chef de la Répu-
allait révéler des actes de tortures           blique : « Que la justice triomphe »…
perpétrés par les autorités tchétchènes.
La vérité des trois-mille disparus, des
tombes non identifiées, des harcèle-
ments quotidiens, du mensonge et de
la fabrication orwellienne d’une vérité
alternative.

                                               4 | Voir l’édito de La Revue nouvelle d’octobre 2009,
                                               http://bit.ly/2Ex1UVO. Voir également La Peur, nou-
                                               velle écrite par Natalia Estemirova et publiée à titre
                                               posthume : http://bit.ly/2BwxQHv. Voir enfin le dossier
                                               « Derrière les façades, la Tchétchénie, dans quel état ? »,
                                               La Revue nouvelle, décembre 2007.

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