Tchétchénie : silence, ordre et violence - La revue nouvelle
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La Revue nouvelle • numéro 2/2018 • italique Tchétchénie : silence, ordre et violence Aude Merlin À la mémoire de Soultan Iachourkaev1, écrivain tchétchène, réfugié en Belgique, disparu le 28 janvier 2018 Énigmatique « 199 » À peine descendus de l’avion, ils sont « Grozny-Nord, aéroport. » Sous ces salués par un comité d’accueil : appareils mots, trois bandes horizontales lumi- photos et caméras sont braqués sur neuses blanc-bleu-rouge nous rappellent eux, visiblement chargés de saisir des que nous sommes en Russie. Quand instantanés de ces sportifs partis porter l’avion se pose sur le tarmac ce samedi haut les couleurs de la Tchétchénie à un d’octobre 2017, il est 17 heures, il fait championnat à Moscou. déjà nuit, mais la température reste Depuis la voiture, mes yeux écarquillés douce. balaient à trois-cents-soixante degrés Deux voyageurs, arrivés en dernière tout ce qui brille dans le noir et s’ar- minute à l’embarquement à Moscou, rêtent sur un déroulé lumineux aux avaient attiré mon attention, leurs couleurs criardes qui répète en boucle teeshirts noirs et dorés arborant le un nombre : 199. Il ne s’agit donc pas visage d’Akhmat-Khadji Kadyrov, des cent ans de la révolution d’Oc- le défunt père de l’actuel chef de la tobre 1917 ni bien sûr de la date anniver- République Ramzan Kadyrov et consi- saire de l’élection du premier président déré, dans le discours officiel, comme indépendantiste Djokhar Doudaev, le le premier président de Tchétchénie2. 27 octobre 1991 ni encore de la procla- mation d’indépendance de la Tchétché- 1 | « Tchétchènes en exil : un peuple sans visage » et son nie — Itchkérie qui s’ensuivit quelques poème « Mon crayon rouge est fatigué », dossier « Rus- sie : regards croisés », La Revue nouvelle, aout 2007, jours après, le 1er novembre 1991. La http://bit.ly/2EKizon révolution d’Octobre ne fait pas parti- 2 | Akhmad-Khadji Kadyrov fut lui-même président de Tchétchénie de 2003 à 2004 après avoir été nommé chef de l’administration provisoire de la République par « premier président de Tchétchénie », il y eut, en réalité, Moscou en 2000, quelques mois après le début de la deux autres présidents avant lui, mais indépendantistes, deuxième guerre. Devenu l’affidé de Moscou, il s’était partisans de l’Itchkérie, nom de la Tchétchénie indépen- désolidarisé du camp indépendantiste auquel il appar- dante : Djokhar Doudaev et Aslan Maskhadov, tués éga- tenait jusque-là, notamment durant la première guerre lement, en 1996 et en 2005. L’existence passée de ces (1994-1996). Si le discours officiel le présente comme le derniers est totalement occultée par le pouvoir officiel. 75
La Revue nouvelle • numéro 2/2018 • italique culièrement recette par les temps qui tenus de proclamer notre union et notre courent en Russie, que ce soit sur le plan loyauté vis-à-vis de la Russie. C’est la politique officiel ou parmi la population, seule chose qu’il faut mettre en valeur. et encore moins au Caucase. Quant Ils essaient de nous faire oublier les aux dates itchkériennes, les évoquer en malheurs que nous avons eus avec la public peut valoir à ceux qui oseraient le Russie », murmure Apti3, voisin de mes faire divers sévices. Pour avoir posté des hôtes d’un jour, au lendemain de mon propos pro-itchkériens sur Internet en arrivée. « Je ne sais pas si ça marche 2016, le professeur d’université Khus- chez les autres, en tout cas, chez moi, sein Betelguiriev a subitement disparu. cela ne marche pas : je n’oublie rien. » Quand il est réapparu, il pouvait à peine Apti est en colère et éprouve des diffi- marcher. On ne l’a plus revu à l’universi- cultés à la contenir. Les mots sortent, té de Grozny. dans l’intimité du véhicule. Au moment où la voiture passe devant un immense Non, ce 199 multicolore qui défile sur panneau où l’on voit Ramzan Kadyrov une des tours, style Dubaï, de « Grozny- exhiber une de ses maximes en tché- City », célèbre l’anniversaire de la tchène, je lui demande la traduction : fondation de Grozny par le colonisateur « Que la justice triomphe ! ». Il ajoute, russe. « Cette année, la fête de la ville a par devers lui, mais en russe : « Le jour été particulièrement pompeuse. C’était où la justice triomphera pour de vrai, ils notre répétition générale. Nous de- auront chaud, lui et tous ses proches ». vons être fin prêts pour le bicentenaire l’année prochaine ! », me dit sur un ton Deux fêtes se suivent à un mois d’inter- quelque peu humoristique Oussam, valle, des panneaux inondent la Répu- jetant un coup d’œil vers moi, dans le blique à la jonction des deux mois. Après rétroviseur. Rapide coup d’œil dans le le 5 octobre, jour de la ville et, acces- rétroviseur de l’histoire : 1818, la guerre soirement, date anniversaire du chef du Caucase vient d’être lancée par le de la République Ramzan Kadyrov, le tsar Nicolas Ier et son armée à laquelle prochain grand rendez-vous obligé sera les Cosaques prêtent main forte. La le 4 novembre, fête nationale de l’unité forteresse Groznaïa, « la Terrible », doit russe, introduite par Vladimir Poutine constituer une place forte pour une ar- en 2005 en remplacement de la fête mée qui ignore sans doute qu’elle mettra du 7 novembre qui célébrait à l’époque plusieurs décennies à tenter de mater soviétique le jubilé de la « Grande la résistance acharnée qui lui fait face. Révolution socialiste d’octobre ». Alors Ce qui devait être une « courte guerre que cette fête ne fait pas l’objet d’une victorieuse » dure jusqu’en 1864, déci- mobilisation massive par le pouvoir à mant des pans entiers des populations Moscou et laisse, de fait, essentielle- caucasiennes. Des dizaines de milliers de ment la place aux groupes nationalistes Tchétchènes et de Tcherkesses, notam- qui s’en emparent pour organiser leur ment, sont exterminées, tandis que la « marche russe », toute la Tchétché- bravoure des combattants du Caucase nie bruisse des préparatifs de cet acte du Nord, Tchétchènes et Daghestanais d’allégeance obligée. Les rues débordent à l’Est, Tcherkesses à l’Ouest, est restée de fanions, panneaux, bannières marte- gravée dans les mémoires familiales. Mais l’heure n’est pas favorable à l’ex- 3 | Afin de garantir l’anonymat et la sécurité des per- sonnes rencontrées, tous les prénoms et les noms de posé en public d’histoires qui fâchent ni lieux ont été changés, à part ceux qui ont accepté de de mémoires déchirées. « Nous sommes nous informer en tant qu’officiels, dans leur fonction professionnelle. 76
italique • Tchétchénie : silence, ordre et violence lant : « La Russie réunit » ; « 4 novembre, 2003 pour légitimer officiellement ce jour de l’unité », « là où il y a l’unité, il retour après deux guerres très meur- y a la victoire » ou arborant le hashtag trières. Pourtant, la Tchétchénie était « Nous sommes unis ». Des répétitions encore en guerre à l’époque et les sont déjà en cours ici et là pour prépa- bureaux de vote étaient restés désespé- rer le grand jour. Devant le « complexe rément vides, boycottés par une popu- mémorial Akhmat-Khadji Kadyrov » lation mutilée et luttant pour sa survie. installé au bout de l’allée de la Gloire, Aujourd’hui, les deux drapeaux, russe sous les bas-reliefs dédiés à la Grande et tchétchène, accueillent le visiteur guerre patriotique de 1941-1945 — la sur le perron. À l’étage, des aphorismes Deuxième Guerre mondiale, largement ponctuent la visite : Cicéron, Horace, investie comme ressource politique Aristote, Saint-Exupéry, Confucius par les pouvoirs russe et tchétchène (« Savoir ce qu’il faut faire et ne pas le en même temps qu’elle reste un puis- faire est la pire des lâchetés ») ou encore sant référent social et mémoriel —, un Mao Tse Toung (« Celui qui a senti rassemblement s’organise. Des voitures le vent du changement doit non pas stationnent les unes derrière les autres, construire un paravent, mais un moulin à en double file ; des drapeaux russes, vent »). La directrice de la bibliothèque tchétchènes, daghestanais ondulent Satsita Israïlova me fait patienter, elle pendant que des hommes s’approchent, est retenue par un évènement, assise fleurs à la main, de la stèle qui rend au premier rang de la grande salle du hommage au « Premier président de rez-de-chaussée. Le visage flanqué Tchétchénie, Akhmat-Khadji Kadyrov, de grosses lunettes et encadré par un parti invaincu ». Des officiels ouvrent le foulard mauve, elle applaudit en rythme cortège. Une attachée de presse brave le le chanteur russe venu célébrer, par vent et force sa voix pour présenter les anticipation, le jour de l’unité. « La uns aux autres : un député du Parlement Russie est plus qu’un pays, la Russie tchétchène, des vétérans tchétchènes est plus qu’une puissance ! » Et lui de et daghestanais de la guerre d’Afghanis- rendre hommage, entre deux chansons, tan, un envoyé de Moscou. Des « bérets « aux courageux compatriotes qui [nous] rouges », c’est-à-dire de jeunes « kady- protègent en Syrie et à tous ceux qui rovtsy », montent la garde. se battent pour assurer [notre] sécurité dans un contexte où [nous] sommes « La Russie est plus qu’un pays » entourés d’ennemis. Rien ni personne ne « La Russie est plus qu’un pays ! La pourra jamais nous briser ! ». Lui succède Russie est plus qu’une puissance ! » Le une starlette longiligne aux cheveux refrain est scandé dans le micro ; la voix blonds décolorés, vêtue d’un jean et est celle d’un homme vêtu de treillis chaussée de longues bottes, bondissant qui se dandine sur fond d’une musique sur la scène les jambes arquées sur un au synthétiseur, l’accompagnement fond sonore de la même couleur es- instrumental inévitable de tout spectacle thétique. Après une première chanson, de variété dans l’espace postsoviétique. elle salue la salle et, d’une voix émue et Le bâtiment de la bibliothèque natio- fébrile, s’ouvre au public : « Je viens de nale tchétchène au style architectural Russie, c’est la première fois que je viens un brin audacieux a été inauguré le dans le centre de Grozny. Je n’étais 23 mars 2013, jour des dix ans de la pas rassurée, je dois bien l’avouer. Et je réintégration officielle de la Tchétchénie découvre finalement un peuple accueil- au sein de la Fédération de Russie, un lant. Bonjour Grozny ! » Redouble- « référendum » ayant été organisé en 77
La Revue nouvelle • numéro 2/2018 • italique ment d’applaudissements. La directrice disparu avant que j’aie pu la questionner passera toute l’après-midi avec ses hôtes sur l’incongruité de la présence d’Andreï « venus de Russie ». Alors je déam- au milieu de cet aréopage d’hommes bule et m’arrête net, intriguée par une cagoulés. exposition de dessins au crayon noir, de « I love Grozny » l’artiste Elena Rybkina qui accompagne Cinquante-mille en 2015, septante- le concert d’estrade : une galerie de cinq-mille en 2016 et plus de no- portraits d’hommes au combat, souvent nante-mille en 2017. La tendance a cagoulés. S’y côtoient des hommes de quoi réjouir les fonctionnaires du des forces spéciales du Daghestan qui ministère du Tourisme de la République ont stoppé l’incursion tchétchéno-da- de Tchétchénie, puisque ce sont bien ghestanaise en 1999, incursion qui fut les touristes qui sont comptabilisés ici. le catalyseur de la reprise de la guerre Majoritairement russes, ils semblent de Tchétchénie labellisée par Moscou nourrir un intérêt croissant pour cette « opération antiterroriste » ; Guivi, l’un République mi-familière, mi-étrangère. des anciens chefs militaires de la « Ré- « Ils font un city-trip d’une journée publique populaire de Donetsk », entité ou deux en Tchétchénie, vont voir la séparatiste d’Ukraine soutenue en sous- mosquée et Grozny-city, puis partent main par Moscou, tué en février 2017 ; dans les montagnes, voir la base de le célèbre combattant bouriate Vakha Nikhaloï près des cascades ou le lac et son commandant Olkhon. Un dessin Kasino-oï. Le plus souvent, cela s’inscrit en couleur montre Felix Dzerjinski de dans un tour de sept jours au Caucase profil, fondateur de la Tchéka en 1917, et du Nord. Ils sont souvent basés dans les armoiries du FSB, le tout assorti des un hôtel d’une des villes d’eau du sud sous-titres : « 1917-2017 ». Au beau mi- de la Russie comme Kislovodsk, « Eaux lieu, un portrait pour le moins dissonant. minérales », Piatigorsk, Essentouki, Celui, quelque peu inattendu, d’Andreï d’où ils viennent faire leur aller-retour Mironov, ancien dissident soviétique, express en Tchétchénie », m’explique défenseur des droits de l’homme russe, Moussa Basnoukaev, économiste à membre de la prestigieuse ONG Mé- l’université de Grozny. Un groupe, tout morial. Je « revois » en pensée Andreï ici juste sorti d’un bus, se dirige vers la tour même, croisé par hasard dans les locaux de Grozny-city. Des femmes en jean, de Mémorial à Grozny dans la chaleur sans foulard, marchent accompagnées étouffante de l’été 2007, dans une ville d’enfants ; quelques couples également. à demi reconstruite, à demi en ruines. Après leur passage, devant la mosquée, À l’époque soviétique, il transportait git un petit ticket bleu : « Visite de clandestinement, sac au dos, des copies “Grozny city”, cent roubles. Comité ronéotypées de La ferme des animaux de gouvernemental de la République de George Orwell et avait été condamné en Tchétchénie pour le tourisme, avenue A. 1986 pour « agitation antisoviétique ». Kh. Kadyrov 3/25 ; www.visitchechnya. Andreï Mironov s’était battu de façon ru. » Bientôt, ces mêmes touristes acharnée à l’époque postsoviétique pour pourront, s’ils le souhaitent, aller skier à tenter de lutter contre l’impunité érigée Vedoutchi, station de montagne inaugu- en système dès la première guerre de rée en grande pompe le 26 janvier 2018, Tchétchénie. Il est mort en mai 2014 à construite avec le concours, l’expertise Slaviansk alors qu’il y accompagnait le et l’investissement de la compagnie journaliste italien Andrea Rocchelli. Je française Poma et de la Compagnie des balaie la salle des yeux. La dessinatrice a Alpes, filiale de la Caisse des dépôts et 78
italique • Tchétchénie : silence, ordre et violence consignations… Un semblant de nor- pins sur la poitrine. Je reconnais l’insigne malité, envers et contre tout. Comme jaune du club de foot daghestanais « Anji ces lettres énormes qui se dressent sur Makhatchkala ». Ce soir, l’Anji affron- l’ancienne place du palais présidentiel, tera le club tchétchène « Akhmat », an- l’ancienne place Lénine : I LOVE (cœur) ciennement « Terek Grozny », au stade GROZNY. Les mêmes qu’à Soukhoumi, Akhmat Arena. J’envisage immédiate- Dnipro, Odessa, sur lesquelles grimpent ment d’y aller, mais mon hôte ne saurait les enfants à la lisière d’une aire de jeux m’y envoyer seule. Et d’ajouter que si ou d’un immense parc de loisirs. De c’est « vraiment important pour moi », jeunes filles couvertes d’un voile léger il demandera à son neveu de m’accom- se groupent pour la photo. À quelques pagner. Pourtant, Anzor reste silencieux mètres de là, Tamila murmure : « Dé- jusqu’au moment où j’ose timidement cidément, ce n’est plus ma ville. Elle une phrase, lorsque nous nous retrou- est flambant neuve, oui, mais il n’y a vons seuls. « Tu es devenu pâle à l’idée plus l’atmosphère du Grozny de mon de m’accompagner au stade. » Sa colère enfance. J’aimais tellement notre ville. froide sort. « En deux ans d’études, j’ai Ses parcs, ses trams, sa philharmonie. Sa dû assister à vingt matchs, contraint et bibliothèque ! Son cirque ! Mais surtout forcé. Je hais le foot. Mais nous n’avons les voisins, les arrière-cours, notre vie pas le choix. Cela revient régulièrement, tous ensemble. L’entraide, la joie. L’in- on n’a pas le choix. On doit arriver souciance ! Tout est défiguré. D’ailleurs au stade longtemps à l’avance. Notre c’est qui ce I love Grozny ? Pas moi en présence est contrôlée, ils passent dans tout cas. Ce n’est plus notre ville. Et les les rangs et vérifient notre identité. Si gens sont tristes. Ce ne sont plus les nous n’y allons pas, nous nous voyons mêmes. Tu as vu leurs visages ? Ils font interdits de passer nos examens et nos tous dix ans de plus, au moins. Ils ont bourses d’études sont suspendues. Et perdu leur visage. » quand c’est enfin fini, on rentre chez nous à 2 voire 3 heures du matin. Je hais Les (dé)plaisirs du stade le foot. Pour moi c’est une torture. Une Derrière la mosquée et Grozny-City, humiliation. Ce soir, ce n’est pas notre c’est au « parc des cœurs », nouvel- tour de remplir le stade, cela tombe sur lement inauguré, que des familles les étudiants de l’institut du pétrole. » viennent se divertir. Des jeunes sautent Le pas d’Anzor s’accélère. De part et sur leurs hoverboards qui clignotent ; un d’autre de la chaussée, les dizaines de petit train transporte des enfants. Des mini-drapeaux accrochés aux poteaux peluches géantes titubent, approchant agitent l’air : des portraits de Ramzan les petits pour la photo. Des mères dis- Kadyrov. cutent, assises sur un banc. Et pourtant, un mélange de silence et de lourdeur « Au nom d’Allah ! pèse dans l’air. Est-ce le côté clairsemé Ne dépassez pas la vitesse autorisée » de la place ? L’étrange lumière de fin de « Ah, on ne peut pas boire ici ? Oh journée ? Les paroles d’Oussam conti- vraiment, quel dommage que vous ne nuent de résonner : « pour les cent-no- soyez pas démocratiques ! », plaisante nante-neuf ans de la ville, le chef de la Mansour lorsque nous passons la porte République a offert leur mariage à cent- du restaurant ouzbek situé au coin de la nonante-neuf jeunes couples. Les pho- rue Essembaev, face à la mosquée. Et de tos ont inondé les réseaux sociaux offi- demander : « pouvez-vous nous installer ciels. » En marge de la place, j’aperçois le plus loin possible des regards indis- un groupe d’hommes arborant un petit crets et des oreilles trop curieuses ? ». 79
La Revue nouvelle • numéro 2/2018 • italique Au fond du restaurant, Mansour me une immense djellaba, le visage serré par décrit la Tchétchénie d’aujourd’hui, un foulard cachant chaque mèche de choisissant ses mots, plantant ses yeux cheveux et bien noué sous le menton. dans les miens. De temps en temps on Mère de sept enfants, Tamila a long- aperçoit des passants sur le trottoir de temps rêvé de travailler à l’extérieur, l’autre côté de la vitre. On dirait des mais n’a pas pu convaincre son mari. Les figurants. La règlementation concernant deux guerres ont malmené ses rêves, la vente d’alcool est la même depuis cabossé sa scolarité, ruiné ses espoirs, plusieurs années : l’achat est autorisé de elle qui s’apprêtait à fêter ses seize ans le 8 heures à 10 heures du matin seule- 11 décembre 1994, jour des effroyables ment. Mais le nombre de magasins où bombardements marquant le début de la on peut en acheter officiellement se première guerre. Eltsine et Doudaev en compte sur les doigts de la main, deux ont décidé autrement, à l’époque. Après noms ressortant en particulier : Lenta, 1994, entre immeubles en ruines et à l’extérieur de Grozny, ou Assorti. Et, conduites d’eau explosées, générateurs début décembre 2017, la vente d’alcool de fortune et accouchements dans le a été totalement interdite en Tchétché- froid et la peur, Tamila a organisé, coura- nie, sans que l’on puisse comprendre s’il geusement, la survie familiale : bleui ses s’agissait d’une interdiction momentanée mains dans l’eau glacée des lessives mul- due au mawlid, la fête de la naissance du tiples, trait quotidiennement la vache, prophète ou si cette interdiction allait transporté des seaux d’eau comme un durer. Parallèlement, le nombre de ma- âne bâté, passé patiemment les check- gasins halal a augmenté, « les touristes points en serrant les dents. Avant que russes viennent aussi s’approvisionner les circuits de distribution d’eau et là », m’a dit Zoulaï qui a travaillé dans d’électricité soient restaurés au milieu l’un d’eux, ainsi que le nombre de bou- des années 2000 et qu’on puisse ache- tiques d’articles musulmans : « tout pour ter un lave-linge et divers équipements le mariage musulman », peut-on lire sur pour la maison. Et, au fil des grossesses une devanture ; « Couture et réparation et des pots-de-vin à verser à l’hôpital de robes musulmanes », sur une autre. à chaque accouchement, des repas à Dans la rue, des panneaux verts horizon- préparer pour ses beaux-parents qui ha- taux, déclamant pour la plupart « Allah bitent dans une aile de la maison et des Akbar », et des panneaux bleus de sé- incertitudes politiques et économiques, curité routière interpellent les conduc- Tamila a fini par se résigner. Elle vient de teurs : « Au nom d’Allah ! Ne dépassez trouver une occupation qui irradie son pas la vitesse autorisée ». En sortant du visage : enseigner le Coran à des filles, restaurant, deux petites filles arpentent de sept à quatre-vingt-deux ans, à la la rue, perchées sur des rollers. L’une medersa en bas de chez elle. Dès qu’elle d’elles, voilée, est couverte de la tête aux mentionne le nom du prophète, elle pieds et semble glisser comme un cygne s’empresse illico d’aligner une longue sur l’eau. sourate en arabe et raconte à quel point cet enseignement, qu’elle dispense à Retour à la maison où je suis héber- présent à son tour, a changé sa vie. Et de gée. Dans sa salle de bains, Tamila a me montrer, croquis à l’appui, comment affiché une prière en arabe. Il y a cinq prononcer les lettres arabes et ce qu’il ans, elle ne se couvrait la tête que d’un faut dire avant chaque repas. Ou quand léger foulard triangulaire coloré, en l’offre politique d’un islam quotidien, accord avec son mari. Cette fois, je la abondamment mobilisée par Ramzan retrouve entièrement dissimulée dans 80
italique • Tchétchénie : silence, ordre et violence Kadyrov, rencontre une demande indivi- début des années 2000, aux forces fé- duelle et sociale, tombant d’autant plus dérales. « Ces traces-là, même Kadyrov à pic qu’elle propage un discours concur- ne peut pas les enlever. On ne touche rent à celui des islamistes du maquis ; pas aux cimetières. » le pouvoir se gargarise de références au Mémoires distordues soufisme « traditionnel », au vocable de et « lieux de l’oubli » la paix et de l’ordre contre les slogans À l’angle de la rue Hussein Issaev (du de l’Emirat du Caucase et de Daech nom d’un haut dignitaire tué en même auquel l’Emirat a fait allégeance. Ce temps qu’Akhmat-Khadji Kadyrov en faisant, Ramzan Kadyrov utilise l’islam 2004) et de l’avenue Poutine (qui se comme moyen de contrôle politique prolonge en avenue Akhmat-Khadji Ka- et social, et comme carte diplomatique dyrov, justement), nous nous arrêtons, et économique à destination du monde sur la place Akhmat-Khadji Kadyrov arabomusulman. De la construction de (encore lui), au monument funéraire mosquées à l’ouverture d’une nouvelle dédié « aux membres des forces du université islamique, de la restauration ministère de l’Intérieur de la République des lieux saints à l’imposition de certains de Tchétchénie ». Cet ensemble de signes religieux dans la vie publique — trente-huit stèles (deux pour chaque port du foulard par les femmes dans les district administratif de Tchétchénie) administrations, notamment —, le pou- sur lesquelles sont inscrits les noms des voir tchétchène ne rate pas non plus les policiers tués « par des terroristes » occasions offertes par l’actualité inter- laisse une impression pour le moins nationale : la manifestation géante orga- « hémiplégique ». Alors que les tchourty, nisée le 19 janvier 2015 à Grozny, douze pierres tombales rapportées de déporta- jours après l’assassinat des caricaturistes tion et qui symbolisaient la mémoire de de Charlie Hebdo, pour s’indigner contre ce déracinement forcé de 1944, ont été les caricatures du prophète ou celle disposées près de ce mémorial. Nulle organisée en septembre 2017 en soutien mention des civils tués par dizaines de aux Rohingyas, ont donné l’opportunité milliers au cours des deux dernières à Ramzan Kadyrov de s’affirmer comme guerres, jamais qualifiées comme telles leadeur des Musulmans du Caucase du par les autorités russes qui les ont offi- Nord, voire de toute la Russie. ciellement transformées en « restaura- Sur la chaussée qui relie Rostov à Bakou, tion de l’ordre constitutionnel » (1994- alors qu’on vient de croiser un panneau 1996) puis « opération antiterroriste » nous indiquant que 1 143 kilomètres nous (1999-2009). L’ampleur des massacres, séparent de Simferopol, petite sœur documentée par les ONG russes et criméenne rentrée dans le giron russe en internationales, a disparu des mémoires 2014, selon un tout autre scénario que visuelles et officielles au profit d’une celui qui présida quelques années aupa- narration commode tant pour Ramzan ravant au « retour » de la Tchétchénie, Kadyrov que pour le Kremlin, qui ont su la voiture longe un cimetière. Quelques étendre à une large partie de l’audience très hauts mâts strient le ciel d’un bleu interne comme externe, une conception délavé. « Ils sont morts en accomplis- bien particulière de la « vérité ». sant le djihad », dit tout naturellement Et, en effet, comme s’ils s’étaient donné Khamzat qui m’accompagne ce jour-là. le mot ce 1er novembre, c’est justement Rares traces physiques de la résistance sur le thème de la vérité que ne cessent indépendantiste et/ou islamiste qui a de m’entretenir mes interlocuteurs. De tenu tête, entre 1994 et 1996, puis au 81
La Revue nouvelle • numéro 2/2018 • italique leurs mots ressort un point commun : Oioub Titiev ou la vérité bâillonnée le discours officiel, à force de ruisseler, Le 9 janvier 2018, Oioub Titiev, qui sur tous les tons et par tous les temps, a dirigeait le bureau de l’ONG Mémorial à fini par percoler jusqu’à infléchir le récit Grozny, a été arrêté. Détenu et accusé de ceux qui ont vécu, dans leur peau, les au nom de l’article 228 du Code pénal abysses de la décimation, du déshon- russe pour « détention de drogue », neur, du mensonge, de la torture et de la après qu’une dose de marijuana a été mutilation. déposée dans sa voiture, selon le scéna- Pour entendre parler avec vérité de rio bien rodé d’affaire fabriquée qui avait la vérité, il faut alors se faufiler dans déjà présidé à l’arrestation de Rouslan les faubourgs au fond d’une cour, ne Koutaev en 2014, alors que ce dernier surtout pas appeler avec une carte SIM avait critiqué le pouvoir en place. Il avait étrangère ni moscovite, tous les appels été condamné à une détention de quatre entrants venant d’une compagnie non ans. Oioub Titiev avait tenu à continuer locale étant interceptés et écoutés. Je à travailler après l’assassinat de sa prédé- retrouve les amis. Fatigués, porteurs de cesseure Natalia Estemirova en 20094, ces dizaines d’informations indicibles, et ceci malgré les nombreuses me- inutilisables, mais reconstituant la vérité. naces. Du fait de son travail inlassable, Comme un livre secret. La vérité de la il connaissait au plus près la réalité de la désinvolture avec laquelle le pouvoir mécanique des affaires fabriquées et des fédéral et son ombudswoman ont traité condamnations, des extorsions d’aveux, l’enquête sur les vingt-sept personnes de la production de coupables et de la exécutées en janvier 2017, massacre réduction au silence de ceux qui osent révélé au printemps 2017, comme les témoigner. Le 16 janvier, Oioub Titiev exactions contre les homosexuels, par faisait passer par son avocat une lettre les très courageuses journalistes Elena prévenant que s’il en arrivait à livrer des Milachina et Irina Gordienko du bi-heb- « aveux », cela voudrait dire qu’il y aurait domadaire russe Novaïa Gazeta, rendu été contraint « physiquement ou du fait tristement célèbre par les noms de de chantage ». À l’approche de l’aéro- ses journalistes assassinés, dont Anna port, nous repassons devant la pancarte Politkovskaïa, tuée en 2006 alors qu’elle exhibant les mots du chef de la Répu- allait révéler des actes de tortures blique : « Que la justice triomphe »… perpétrés par les autorités tchétchènes. La vérité des trois-mille disparus, des tombes non identifiées, des harcèle- ments quotidiens, du mensonge et de la fabrication orwellienne d’une vérité alternative. 4 | Voir l’édito de La Revue nouvelle d’octobre 2009, http://bit.ly/2Ex1UVO. Voir également La Peur, nou- velle écrite par Natalia Estemirova et publiée à titre posthume : http://bit.ly/2BwxQHv. Voir enfin le dossier « Derrière les façades, la Tchétchénie, dans quel état ? », La Revue nouvelle, décembre 2007. 82
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