Transformations du système scolaire et genre débats interpretatifs (France, XIXe siècle) - OJS @ Queen's University

 
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Encounters in Theory and History of Education
                                                                                  Vol. 19, 2018, 52-69

Transformations du système scolaire et genre débats interpretatifs (France, XIXe
siècle)

                                                                                    Rebecca Rogers
                                                                                   UMR 8070 Cerlis
                                                                          Université Paris Descartes

Résumé: Cet article aborde les transformations du système scolaire français sous l’angle du
genre. L’objectif est d’interroger les récits historiques existants, qu’ils soient anciens ou plus
récents. En particulier, il sera question de l’ouvrage de 1987 de Detlef Müller, Fritz Ringer et Brian
Simon qui proposent une grille interprétative de la systématisation et de la segmentation des
systèmes scolaires européens entre 1870 et 1920. Comme les théories qui mettent l’accent sur
le rôle de l’État français et de l’anticléricalisme pour expliquer les changements, ces approches
minimisent le rôle des acteurs de l’institution scolaire et font peu état des effets de genre dans
les transformations. L’article montre l’importance des initiatives des enseignantes pour créer un
réseau parallèle d’institutions secondaires, techniques et professionnelles, aussi bien en France
que dans les colonies. Il pose alors la question des effets sexués de ces initiatives et de la manière
dont le genre peut changer le regard des historien.ne.s sur les changements importants qui ont
lieu entre les années 1860 et 1900.

Mots-clés: genre, histoire des femmes, enseignement des filles, enseignement professionnel,
enseignement secondaire, enseignantes, systématisation, segmentation

Gender and the transformations of the French school system in the 19th century. Interpretive
debates

Abstract: This article analyzes the transformations in the French school system using a gender
perspective. It begins by considering older historical narratives and in particular the volume
edited by Detlef Müller, Fritz Ringer and Brian Simon in 1987. This volume offered an interpretive
analysis of the systematization and segmentation of European school systems between 1870 and
1920. Just as theories that emphasize the role of the French State or that of anticlericalism in
French transformations, the 1987 volume minimized the role of actors within the system, and
said nothing about gender. The article then shows the importance of certain women teachers in
creating a network of female secondary, technical and professional schools both in France and in
the colonies. It questions the gendered consequences of these initiatives and asks how gender
can change our historical understanding of the important changes that occurred between 1860
and 1900.

Key words: gender, women’s history, girls’ education, professional education, secondary
education, women teachers, systematization, segmentation

                                                                                      ISSN 2560-8371
Date of submission: 2018-06-30                   http://doi.dx.org/ 10.24908/eoe-ese-rse.v19i0.11927
Date of acceptance: 2018-11-05                     Ó Encounters in Theory and History of Education 52
R. Rogers                                                                        Transformations

El género y las transformaciones del sistema escolar francés en el siglo XIX. Debates
interpretativos

Resumen: Este artículo analiza las transformaciones acaecidas en el sistema escolar francés a
través de una perspectiva de género. El objetivo es interrogar los relatos históricos existentes, ya
sean antiguos o más recientes. En particular, se hará hincapié en el volumen editado por Detlef
Müller, Fritz Ringer y Brian Simon en 1987 que ofrece un análisis interpretativo de la
sistematización y segmentación de los sistemas escolares europeos entre 1870 y 1920. Del mismo
modo que las teorías que enfatizan el papel del Estado francés o el del anticlericalismo en las
transformaciones francesas, el volumen de 1987 minimizó el papel de los actores dentro del
sistema y no dijo nada sobre el género. El artículo muestra la importancia de ciertas mujeres
docentes en la creación de una red de escuelas secundarias, técnicas y profesionales femeninas
tanto en Francia como en las colonias. Por último, se analizan las consecuencias en cuanto al
género de estas iniciativas y se pregunta cómo éste puede modificar nuestra comprensión
histórica de los importantes cambios que ocurrieron entre 1860 y 1900.

Palabras clave: historia de género, historia de las mujeres, educación de las niñas, educación
profesional, educación secundaria, docentes mujeres, sistematización, segmentación.

En 1968, Antoine Prost publie une remarquable synthèse sur l’histoire de l’enseignement en
France depuis 1800 qui reste une référence aujourd’hui malgré la date de son écriture, bien avant
l’envol des recherches inspirées par « la nouvelle histoire » (Prost, 1968). Le livre traite de la
législation scolaire, des politiques scolaires et des évolutions idéologiques mais l’axe analytique
est bien celui d’une histoire sociale, sensible aux hiérarchies de classe qui ont marqué le système
scolaire français. L’école, les enseignants et les élèves sont insérés dans une analyse qui
comprend l’institution scolaire comme « le lieu et le moyen d'une mutation de la société
française ». Dans cette étude, les enseignantes comme les élèves filles sont présentes, mais la
structuration du système n’est pas analysée sous l’angle du genre, terme inconnu dans le
vocabulaire des sciences sociales de l’époque. Quelques vingt ans plus tard, le volume collectif
édité par Detlef Müller, Fritz Ringer et Brian Simon se penche lui aussi sur la structuration des
systèmes scolaires en Angleterre, en France et en Allemagne (Müller, Ringer & Simon, 1987). Son
titre – The rise of the modern educational system. Structural change and social reproduction,
1870-1920 – explicite l’approche adoptée, résolument marquée par le développement de
l’histoire sociale et d’une sociologie critique. Les différentes contributions du volume
s’intéressent aux liens entre les transformations économiques et technologiques des sociétés
étudiées et les effets de ces transformations sur un système scolaire qui se structure
progressivement en fonction des classes sociales. Pour un ouvrage publié en 1987, il est frappant
de constater à quel point les femmes sont absentes de l’analyse. Ainsi le développement
d’institutions féminines n’est pas pris en compte dans cet effort de comprendre les changements

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structurels. Si la classe sociale joue un rôle analytique majeur, le genre comme catégorie
d’analyse brille par son absence.
        En commençant cet article par l’évocation de ces deux travaux majeurs, maintenant
anciens, il n’est nullement question de remettre en cause l’intérêt de leurs schémas
interprétatifs. Je souhaite plutôt montrer combien la question des femmes et du genre est
longtemps restée marginale lorsqu’il s’agissait de comprendre les transformations structurelles
des systèmes scolaires. En revenant sur l’effort collectif des historiens allemands, américains et
anglais de penser le changement dans les systèmes scolaires européens, je propose de voir en
quoi les travaux sur les femmes et la grille analytique du genre peuvent modifier les
interprétations, faire surgir de nouvelles questions et offrir de nouvelles perspectives sur la
fabrique des systèmes scolaires au XIXe siècle. Il sera question dans un premier temps de
l’interprétation proposée dans The rise of the modern educational system, avant de considérer
plus particulièrement le cas français et les analyses qui permettent de questionner cette
interprétation sous l’angle du genre.

                        Récits du changement dans l’éducation, circa 1987
Le volume collectif dont il est ici question est le fruit d’échanges internationaux initiés à Bochum
en 1979 et poursuivis dans les années qui suivent à Leicester et Bochum. Les participants sont
des historiens reconnus dans des institutions américaines, anglaises et allemandes, même s’il
faut noter qu’aucun français ne participe à cet effort de penser collectivement les similarités
entre les systèmes scolaires anglais, français et allemand entre 1870 et 19201. Pour le collectif,
les systèmes qui ont vu le jour à cette période ont « continué à perpétuer et à renforcer
l’organisation hiérarchique des sociétés »2. Il s’agit alors de comprendre comment et pourquoi.
        D’emblée, ces historiens rejettent une explication basée sur le fonctionnalisme
économique qui interprète les changements éducatifs comme autant d’efforts d’adaptation aux
demandes de l’économie industrielle. Ce qui les intéresse, ce sont les effets sociaux produits par
ce qu’ils analysent comme deux processus majeurs, qui sont la systématisation du système
scolaire et sa segmentation. Il revient à Detlef Müller de préciser son argument sur le processus
de systématisation dans son étude sur les institutions scolaires prussiennes : « Une collection
diverse d’établissements scolaires aux contours indéfinis ont peu à peu été transformés dans un
ensemble structuré d’institutions scolaires précisément délimitées et fonctionnellement liées
entre eux » (Müller, Ringer & Simon, 1987, p. 6). Dans son explication, des frontières entre
institutions s’établissent clairement et le programme d’études et les diplômes deviennent plus
spécifiques pour chaque filière. Il en résulte un système scolaire stratifié en fonction des classes
sociales avec le Gymnasium pour les élites, les Realgymnasium pour les classes moyennes, et les
Realschulen et Volkschulen pour les classes populaires. En France, selon Ringer, un tel processus
est également à l’œuvre avec l’émergence en 1860 d’un enseignement secondaire « spécial »
pour les classes moyennes, qui devient plus tard l’enseignement moderne. L’enseignement

1 Les auteurs des différentes « études de cas » sont Klaus Harney, John Honey, Roy Lowe, David Reeder,
Fritz Ringer, Jürgen Schriewer, Brian Simon et Hilary Steedman. James Alibsetti et Heintz-Elmar Tenorth
ont apporté des points de vue sur les études de cas présentées dans une dernière partie du livre.
2 On peut noter une conclusion similaire dans l’ouvrage de Prost, dont la 4e partie qui traite de « La
différenciation de l’institution scolaire ».

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secondaire classique reste hiérarchiquement au sommet de ce système qui se structure. Dans les
deux pays, cette systématisation des institutions définit à terme une hiérarchie similaire des
métiers. Pour Müller et Ringer l’étude de la mise en système se concentre bien plus sur les effets
sociaux que sur les éventuelles causes économiques des transformations.
        Le deuxième processus majeur analysé dans le volume collectif est celui de segmentation,
terme descriptif, selon Fritz Ringer, et non plus une théorie du changement dans l’éducation.
Revenant sur cette analyse en 2003, Ringer précise que « la segmentation désigne la subdivision
des systèmes d’enseignement en écoles et programmes parallèles se distinguant à la fois par les
cursus et l’origine sociale de leurs élèves » (Ringer, 2003, p. 6). Ainsi, les contenus
d’enseignement se trouvent qualifiés en termes sociaux. En France, les humanités classiques
confèrent un statut social élevé puisqu’elles sont l’apanage d’une élite. Mais les filières agissent
en système et les filières pratiques ont tendance à se rapprocher des filières d’élites, un
phénomène que Ringer qualifie de « dérive généraliste » à partir de son analyse des évolutions
en France (Ringer, 1987b). Il s’agit d’une évolution au sein de l’enseignement secondaire
moderne ou dans des filières pratiques ou professionnelles (écoles primaire supérieures ou
Realschulen) vers l’élaboration de programmes de plus en plus généralistes et académiques afin
de répondre aux aspirations socioculturelles aussi bien des enseignants que des familles. En
termes curriculaires, cela pouvait avoir comme conséquence l’ajout du latin dans un programme
basé sur les humanités modernes, par exemple. Le résultat de telles évolutions, selon l’analyse
proposée dans ce volume, était de renforcer au sein du système scolaire la situation des élites,
malgré une segmentation qui pouvait faire croire à une démocratisation de l’accès aux études
post primaires.
        Ainsi le volume, par une série d’études de cas, cherche à comprendre comment
l’évolution historique du système scolaire a contribué au renforcement des différences de classe.
Selon Ringer, l’objectif est alors de donner un ancrage historique aux théories sur la reproduction
sociale de Pierre Bourdieu en utilisant Max Weber pour distinguer entre « classe » et « statut »
et le rôle de l’éducation dans ces distinctions. In fine, le modèle de changement proposé par le
groupe d’historiens rejette ce qu’ils décrivent comme « l’ancienne idée que l’expansion éducative
impliquait la ‘démocratisation’ dans le sens d’une mobilité individuelle socioprofessionnelle
accrue ». Pour Ringer, cette question de la mobilité individuelle est « largement surestimée
comme perspective historique » (Ringer, 1987a, p. 3).
        En 2018, ce désintérêt pour la question de la démocratisation ou de la mobilité
individuelle peut étonner. Pour les historien.ne.s des femmes et du genre, ce qui frappe encore
plus, c’est l’absence de discussion du rôle, et de la place des femmes dans ce livre alors que dans
les trois pays étudiés, le nombre d’institutions féminines augmente, notammant à partir des
années 1860, moment où des femmes des classes moyennes, sous l’impulsion d’un mouvement
féministe, réclament de plus en plus la possibilité d’avoir accès aux mêmes opportunités scolaires
que les hommes (Clark, 2008). Dans le volume, James Albisetti, sollicité pour débattre des
différentes contributions, s’étonne d’ailleurs de cette absence. Il évoque « l’absence presque
totale d’une prise en compte des discriminations de genre et du développement des
établissements féminins dans cette étude portant sur « the rise of modern educational systems »
(Albisetti, 1987). Pour l’historien américain, spécialiste entre autres du développement de
l’enseignement secondaire féminin en Allemagne (Albisetti, 1988), une prise en compte des

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femmes apporte la possibilité de transformer profondément notre vision du système qui a vu le
jour.
         Prenons au sérieux le défi lancé par Albisetti en intégrant les résultats des nombreuses
recherches sur l’histoire des institutions féminines réalisées depuis 1987. Depuis trente ans,
l’histoire du genre, comme le tournant culturel dans l’histoire de l’éducation, a forgé de nouvelles
perspectives. Alors que le volume de Ringer, Müller et Simon s’intéressait en priorité aux
catégories sociales et au rôle de l’État dans le changement institutionnel, dans ce qui suis, je
m’intéresse davantage à l’émergence de nouvelles institutions destinées à des groupes
hétérogènes et au rôle des femmes, individuellement ou collectivement, dans leur émergence.
Comment le récit historique du changement dans l’éducation évolue-t-il lorsqu’on prend en
compte l’émergence d’institutions aussi bien féminines que masculines au XIXe siècle?

                       Le changement dans l’éducation sous l’angle du genre
En France, l’histoire des évolutions scolaires a longtemps mis l’accent sur le rôle de l’État, plutôt
que sur les changements économiques ou sociaux. Dans une synthèse récente, Jean-Michel
Chapoulie insiste sur la manière dont les « théories indigènes de l’école » avaient conditionné
notre compréhension du système qui s’est construit au cours du XIXe siècle (Chapoulie, 2010).
Ces théories indigènes sont celles développées pendant la Révolution française et depuis par des
acteurs politiques, intellectuels, réformateurs et pédagogues, théories qui ont durablement
marqué la manière dont les historiens français ont analysé l’histoire de l’éducation scolaire, en
partie à cause de leur impact sur la constitution de l’archive. Parmi les théories indigènes qui ont
le plus marqué les esprits, il y a celle forgée par les réformateurs républicains pour justifier
l’ensemble des lois dites Ferry (entre 1879 et 1886), perçues comme une étape fondamentale
dans la construction d’un système scolaire plus juste. Si les réformateurs n’emploient pas le
terme « démocratique » pour caractériser l’ensemble des lois qui établissent un enseignement
primaire public gratuit, laïque et obligatoire, un réseau d’écoles primaires supérieures pour
garçons et filles ou la création des collèges et lycées de jeunes filles, il s’agit de réformes perçues
comme offrant la possibilité d’« émancipation » en promulguant une forme d’humanisme
moderne (Prost, 1997)3.
       En 1870, le discours de Jules Ferry à la salle Molière insiste sur l’égalité dans l’éducation,
qui concerne les classes sociales et les sexes : « Réclamer l’égalité d’éducation pour toutes les
classes, ce n’est faire que la moitié de l’œuvre… ; cette égalité… je la revendique pour les deux
sexes… L’égalité d’éducation, c’est l’unité reconstituée dans la famille » (Ferry, 1893). Il poursuit
en insistant sur l’absence d’égalité entre les sexes qui est, selon lui, le résultat de combats
politiques menés en particulier par l’Église:

      Il y a aujourd’hui une barrière entre la femme et l’homme, entre l’épouse et le mari, ce qui
      fait que beaucoup de mariages, harmonieux en apparence, recouvrent les plus profondes
      différences d’opinions, de goûts, de sentiments […]

3 Antoine Prost précise que le terme démocratique appliqué aux réformes scolaires ne prend de l’ampleur
que pendant la période de l’entre-deux-guerres ; il est alors utilisé pour revendiquer l’accès aux études
secondaires pour les plus méritants, en dépit des origines sociales (Prost, 1996).

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      Aujourd’hui il y a une lutte sourde, mais persistante, entre la société d’autrefois, l’Ancien
      Régime avec son édifice de regrets, de croyances et d’institutions qui n’accepte pas la
      démocratie moderne, et la société qui procède de la Révolution française. Or, dans ce
      combat, la femme ne peut plus être neutre [...] Les évêques le savent bien : celui qui tient
      la femme, celui-là tient tout, d’abord parce qu’il tient l’enfant, ensuite parce qu’il tient le
      mari ; non point peut-être le mari jeune, emporté par l’orage des passions, mais le mari
      fatigué ou déçu par la vie.
      C’est pour cela que l’Église veut retenir la femme, et c’est aussi pour cela qu’il faut que la
      démocratie la lui enlève ; il faut que la démocratie choisisse, sous peine de mort ; il faut
      choisir, citoyens : il faut que la femme appartienne à la science ou qu’elle appartienne à
      l’Église. (Ferry, 1893)

Les lois associées au nom de Ferry sont alors perçues comme le moyen d’établir cette égalité
réclamée au nom de la démocratie.
         Depuis longtemps, les historiens français ont montré que la vision d’égalité affirmée par
Ferry n’impliquait nullement la mobilité sociale par l’éducation et que la nature du système
scolaire qui émane des réformes républicaines des années 1880 introduit une forme de
segmentation où les élèves poursuivent des études en fonction de leurs origines sociales.
L’expansion du système facilite certes l’accès de nouvelles catégories d’élèves, et notamment
des filles, mais les écoles elles-mêmes n’étaient pas destinées à promouvoir ni l’égalité entre les
classes sociales, ni celle entre les sexes. Les filles d’origines modestes et plus aisées ont vu s’ouvrir
des opportunités de poursuite d’études dans des écoles créées à leur intention, mais l’objectif
des républicains réformateurs était de créer des familles plus harmonieuses ; la question des
droits individuels des femmes n’était pas à l’ordre du jour. La loi Camille Sée de 1880 crée un
réseau séparé de collèges et de lycées de jeunes filles, confié à des enseignantes ayant des
qualifications différentes de celles des professeurs de l’enseignement secondaire masculin et
ayant un programme distinct de celui des établissements de garçons. Le programme d’étude dure
deux ans de moins que pour les garçons, ne comporte alors ni le latin ni le grec et ne débouche
pas sur le baccalauréat (Mayeur, 1977; Savoie, 2013). L’objectif affirmé à l’époque est bien de
former de bonnes mères et épouses et non pas des femmes indépendantes.
         La demande d’une telle indépendance existe pourtant. Pour la deuxième moitié du XIXe
siècle, les archives regorgent de voix de femmes demandant la possibilité de poursuivre des
études et d’envisager un avenir autre que domestique. Mes recherches sur l’éducation des filles
avant les lois Ferry républicaines s’appuient sur ces voix pour questionner le récit républicain et
les usages historiens qui en ont été faits ainsi que pour noter les effets sexués des réformes
républicaines concernant l’enseignement secondaire en particulier. J’ai pu ainsi montrer
comment les enseignantes et leurs institutions ont largement contribué au façonnement d’un
système scolaire français marqué par des distinctions de classe et de sexe (Rogers, 2005). En
m’éloignant des théories républicaines sur le changement en éducation, je privilégie ici les voix
féminines qui – dans les décennies précédant la loi Bert sur les écoles normales en 1879 et la loi
Camille Sée sur les lycées et collèges de jeunes filles en 1880 – ont revendiqué un enseignement
de type secondaire pour les filles ainsi que la possibilité de former des enseignantes qualifiées.
La compréhension de la systématisation de l’enseignement scolaire gagne hautement à prendre
en compte la présence de ces voix et à mesurer leur impact sur les débats, leur capacité à

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contribuer au changement et leur rôle dans la création d’un réseau parallèle d’institutions
féminines à côté de celui des garçons.

Construire un réseau parallèle d’écoles féminines
Le premier Empire marque une étape importante dans la construction d’un système scolaire
marqué par de fortes dualités de classe et de genre. L’histoire retient surtout la création par l’État
napoléonien des lycées et des collèges de garçons, puis la mise en place de l’Université impériale
pour créer un corps de fonctionnaires dédiés. Mais ces initiatives en faveur des garçons ne
laissent pas entièrement de côté les filles, malgré la réputation peu féministe de l’Empereur.
Celui-ci conçoit en effet le rôle des femmes au sein de la famille de manière politique, ce qui
explique sa décision de créer les Maisons impériales pour les filles de ses officiers et soldats morts
au combat. Ces établissements, mieux connus sous l’appellation de Maisons d’éducation de la
Légion d’honneur, survivent à la chute de l’Empire et constitue une référence pour
l’enseignement secondaire des filles tout au long du XIXe siècle (Rogers, 1992).
        Napoléon Bonaparte a consigné sa réflexion sur l’éducation féminine dans une lettre
écrite de son quartier général à Finkenstein en 1807. Souvent citée, cette lettre détermine des
limites bien étroites des savoirs enseignés et révèle surtout une vision de la femme cantonnée à
un univers domestique, tout au soin de son mari et de ses enfants. Écrivant au Grand Chancelier
de la Légion d’honneur, il dessine l’esprit et les contours de l’éducation qu’il souhaite voir mis en
œuvre dans la première Maison Impériale, ouverte à Écouen au nord de Paris en 1807.

    Qu'apprendra-t-on aux demoiselles qui seront élevées à Écouen ? Il faut commencer par la
    religion dans toute sa sévérité. N'admettez, à cet égard, aucune modification. La religion est
    une importante affaire dans une institution publique de demoiselles. Elle est, quoi qu'on
    puisse en dire, le plus sûr garant pour les mères et pour les maris. Élevez-nous des croyantes
    et non des raisonneuses. La faiblesse du cerveau des femmes, la mobilité de leurs idées, leur
    destination dans l'ordre social, la nécessité d'une constante et perpétuelle résignation et
    d'une sorte de charité indulgente et facile, tout cela ne peut s'obtenir que par la religion, une
    religion charitable et douce (Napoléon Ier, 1807 in Rogers, 1992, p. 332).

     Cette vision somme toute assez rousseauiste ne détonne pas alors que le Code civil de 1804
inscrit l’infériorité féminine dans la loi. Outre la religion, l’Empereur prévoit un enseignement aux
contours modestes mais qui dépasse le niveau primaire.

    Il faut ensuite apprendre aux élèves à chiffrer, à écrire, et les principes de leur langue, afin
    qu'elles sachent l'orthographe. Il faut leur apprendre un peu de géographie et d'histoire,
    mais bien se garder de leur montrer ni le latin ni aucune langue étrangère. On peut enseigner
    aux plus âgées un peu de botanique, et leur faire un léger cours de physique ou d'histoire
    naturelle, et encore tout cela peut-il avoir des inconvénients. Il faut se borner, en physique,
    à ce qui est nécessaire pour prévenir une crasse ignorance et une stupide superstition, et
    s'en tenir aux faits, sans raisonnements qui tiennent directement ou indirectement aux
    causes premières (Napoléon Ier, 1807 in Rogers, 1992, p. 333).

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Méfiant par rapport aux femmes « savantes », l’Empereur écarte les enseignements susceptibles
de former des femmes de salon. Mais l’Empereur n’est pas pédagogue et il confiera la tâche de
former sa première Maison Impériale à Jeanne Henriette Campan, ancienne lectrice de Marie-
Antoinette. Bien plus ambitieuse que l’Empereur, Campan conçoit son établissement comme
étant au cœur d’une réforme majeure de l’éducation des femmes en France : « Nous sommes
une espèce d'Université de femmes, où la jeunesse de notre sexe doit être élevée et où doit se
former en même temps une école normale de femmes enseignantes qui se répandront, non
seulement dans l'empire français, mais dans toutes les écoles étrangères fondées à l'imitation de
celles de France » (Campan, 1835, p. 26)4.
        L’année suivante, elle détaille « Une nouvelle organisation à donner à l’éducation des
jeunes françaises », qui est censée servir de base à la réforme qu’elle appelle de ses vœux. Après
un long développement sur la diversité des établissements nécessaires pour « servir les mœurs
d’une génération naissante », elle développe en 28 articles les éléments d’une future loi sur les
maisons d'éducation pour les jeunes filles5. Sa vision systémique prévoit des écoles de jours pour
les pauvres, des pensions pour les plus riches, ainsi que des modalités d’inspection et de
certification. Dans ce réseau d’établissements pour la capitale et ses banlieues, elle précise que
les professeurs doivent toutes être des femmes et que ses propres élèves à Écouen deviendraient
à terme les directrices d’un système national de pensionnats féminins. Cette volonté précoce de
créer un système d’écoles de filles à côté de celui des garçons ne voit finalement pas le jour, mais
les maisons d’éducation de la Légion d’honneur fournissent néanmoins un modèle
d’enseignement secondaire où les jeunes filles étudient bien plus que la religion, puisque le
programme inclut l’étude de la littérature, l’histoire ancienne et sacrée, l’histoire de France, la
géographie, la géométrie et les éléments des sciences naturelles (notamment la botanique), en
plus de leçons de couture, d’hygiène et de cuisine. Les arts d’agrément (dessin, peinture, chant,
piano) sont proposées en plus, moyennant des frais supplémentaires.
        Lorsqu’on s’intéresse aux réalités institutionnelles entre les années 1820 et 1880, on
découvre que les écoles de filles sont bien plus nombreuses qu’on pourrait imaginer et en
croissance continue : les annuaires de commerce comme les archives départementales donnent
à voir des milliers de femmes qui ouvrent des écoles de jour ou des pensionnats dans des grandes
et petites villes à travers la France et les colonies au cours du XIXe siècle (Rogers, 2005). Ainsi,
contrairement aux discours des réformateurs républicains des années 1880, il existe déjà à cette
époque un réseau d’établissements secondaires et primaires féminins auquel vont s’ajouter les
collèges et lycées de jeunes filles crées par l’État. Comme il s’agit surtout d’institutions privées,
l’État ne joue qu’un rôle très périphérique dans leur évolution, celle-ci étant bien plus déterminée
par la vision individuelle des directrices, des congrégations religieuses, par la demande familiale,
voire par la politique municipale. Ces établissements sont rarement « féministes » dans leur
orientation et les prospectus publiés pour attirer la clientèle insistent en général sur l’objectif
domestique du programme d’éducation mis en œuvre. Mais, dès le milieu du XIXe siècle, les
directrices font écho à d’autres préoccupations, suggérant qu’elles reconnaissent que leurs

4 « Mémoire pour la Reine de Hollande (rédigé sur sa demande) », le 20 octobre 1809 (p. 25-30) in
Campan, 1835.
5 À S.M. la Reine Hortense, « Sur une nouvelle organisation à donner à l'éducation des jeunes françaises »,
lettre du 26 octobre 1810 (p. 51-65), in Campan, 1835.

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R. Rogers                                                                        Transformations

élèves ne sont pas forcément destinées à rester dans leur foyer. En particulier, elles se
positionnent, comme Mme Campan, sur un marché de l’éducation, formant leurs élèves aux
carrières de l’enseignement alors que le réseau des écoles normales féminines est encore peu
développé. Les congrégations enseignantes, en particulier, sont des actrices importantes,
saisissant les occasions pour ouvrir des écoles et pour imprimer leur vision du monde au sein
d’écoles pour les pauvres mais aussi dans les pensionnats pour les filles plus aisées.

Des réformatrices religieuses entrent en scène
Les archives des congrégations religieuses ouvrent une large fenêtre sur le développement de
l’instruction féminine qui mérite qu’on s’y attarde plus spécifiquement. Longtemps reléguées
dans l’ombre d’une historiographie marqué par l’anticléricalisme des républicains réformateurs,
les congrégations n’ont pas été que les pions des autorités ecclésiastiques masculines (Rogers,
1998). Les sœurs se révèlent, à la lumière des archives, comme des enseignantes engagées,
notamment dans la formation des enseignantes, et des actrices incontournables à partir du
milieu du XIXe siècle, lorsqu’on souhaite comprendre le développement de l’offre scolaire pour
les filles.
         L’expansion industrielle sous le Second Empire en France (1852-1870) est marquée par
les orientations technicistes et libérales des saint-simoniens qui occupent des places importantes
aussi bien en politique que dans l’économie. En 1860, la France signe un traité de libre-échange
avec la Grande-Bretagne et proclame aux yeux du monde entier sa croyance dans l’importance
de l’économie sociale lors de l’exposition universelle de Paris en 1867. Les années 1860 sont
également un moment de changement important pour le système scolaire français avec
l’organisation de l’enseignement secondaire spécial pour les garçons et des petites classes
moyennes, le développement de cours d’adultes, l’expansion des écoles élémentaires pour les
filles et l’initiative de Victor Duruy en faveur de l’enseignement secondaire des filles avec la
création des cours secondaires (assurés par des hommes, sans contenu religieux) (Mayeur, 1980).
Les historiens ont depuis longtemps signalé l’importance de l’œuvre de Duruy pour la
modernisation du système éducatif ainsi que sa volonté d’inclure les filles dans ce processus
(Geslot, 2009). Sans remettre en cause cette représentation du rôle de l’État dans les
transformations de ces années 1860, je souhaite orienter mon regard vers les femmes dont les
initiatives dans le domaine scolaire ont préparé la voie à des réformes ultérieures.
         Aimée Halley, Supérieure générale de la congrégation de la Mère de Dieu, est l’une de ces
femmes qui mérite une attention particulière (Rogers, 1998 ; Rogers 2017). Outre la gestion de
sa congrégation forte de 140 membres, elle a à sa charge la direction de deux des trois maisons
d’éducation de la Légion d’honneur situées dans la région parisienne. En 1860, l’établissement le
plus renommé, à Saint-Denis, est dirigé par des femmes laïques, alors que la congrégation de la
Mère de Dieu fournit les enseignants et le personnel administratif des établissements d’Écouen
et des Loges, qui accueillent 450 élèves internes. Cette distinction dans le statut des enseignantes
de ces établissements se double d’une différenciation marquée des origines sociales des élèves
de chaque établissement. À Saint-Denis, les femmes laïques ont à leur charge les filles de
militaires hauts gradés, alors qu’à Écouen les sœurs enseignantes accueillent des filles d’officiers
subalternes et aux Loges, les filles de sous-officiers et de simples soldats. Lors d’échanges parfois
vifs avec la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur en 1860 et 1861, Aimée Halley préconise
des orientations pédagogiques qui vont à l’encontre des représentations largement partagées

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sur la nature idéale de l’éducation féminine. En particulier, elle écrit que les écoles de filles,
comme celles de garçons, doivent prendre en considération les réalités socio-économiques qui
conditionnent la demande d’éducation des familles ouvrières et des petites classes moyennes.
Dans ces milieux, les femmes ne sont pas destinées à devenir uniquement des mères et des
épouses, elles doivent aussi travailler. En prenant en compte cette réalité, elle provoque une
réforme majeure dans les études à la Légion d’honneur en introduisant un enseignement
professionnel qui dit explicitement son nom.
     La rhétorique qu’elle déploie dans ces échanges officiels montre le poids des considérations
socio-économiques dans l’élaboration d’un programme d’études qui corresponde aux besoins
différenciés des familles. Halley affirme que, dans ce « siècle de science », la congrégation s’est
préoccupée trop exclusivement de la formation intellectuelle des élèves. Étant donné le milieu
modeste des élèves des Loges, en particulier, les jeunes filles quittent l’établissement et « se
trouvent déclassées à leur sortie du pensionnat et souffrent beaucoup après de la vie facile de
pension »6. Mal préparées à leur avenir ouvrier, certaines, suggère-t-elle, sombrent dans la vie
de courtisane. Pour les filles de ce milieu, il faut un autre programme d’études, dit-elle, sans
physique, littérature, cosmographie ou sciences naturelles. Elle obtiendra finalement gain de
cause, instaurant une réforme qui diminue les horaires dédiés à ces disciplines et qui augmente
ceux dédiés aux travaux manuels. Sur les cinq années d’études, les deux premières sont
consacrées aux études intellectuelles, avec cependant deux à trois heures de travaux manuels
par jour (couture, raccommodage et confection de vêtements, blanchissement, etc.) ; les trois
dernières années s’organisent avec trois heures de leçons le matin, suivies d’un enseignement
professionnel (confection de lingerie fine, de dentelles, de vêtements féminins, de fleurs
artificielles, de broderies sur soie, peinture sur porcelaine et passementerie d’or et de fantaisie)
dans des ouvroirs placés à côté des salles d’études. De cette façon, explique Halley, « les élèves
qui sortent de cette [Maison sont] prêtes à subvenir à tous leurs besoins, sans aide, ni secours,
soit qu’elles viennent à s’établir, soit qu’elles restent dans le célibat »7. À Écouen, où les élèves
viennent de milieu un peu plus favorisé, l’objectif professionnel des études est moins affirmé,
mais néanmoins présent. En particulier, les études visent l’obtention de brevets de capacité du
primaire, offrant la possibilité d’une carrière dans l’enseignement. Le programme d’études se
calque sur les matières du brevet, avec en particulier la géométrie, la cosmographie et la
pédagogie.
        Cette réorganisation des études impulsée par Aimée Halley montre l’impact que pouvait
avoir une femme face aux autorités masculines et sa capacité à mettre en œuvre des
programmes féminins allant à l’encontre des représentations bourgeoises de l’éducation
féminine idéale. Chemin faisant, elle anticipe la demande des petites classes moyennes, de plus
en plus diverses. En revendiquant une éducation susceptible de former des jeunes filles à des
métiers, elle brise un tabou largement partagé au sein de la classe politique française pour qui
l’avenir de la femme est d’être mère, pour paraphraser Jules Michelet. Lorsque les républicains
mettent en place quelques vingt ans plus tard les collèges et lycées de jeunes filles, leur initiative
paraît rétrograde en comparaison. En refusant d’imaginer que les filles puissent aspirer au
baccalauréat comme leurs frères, la loi Camille Sée confirme une orientation domestique et non

6 Archives de la Congregation de la Mère de Dieu (AMD), Série 6J, mémoire du 28 janvier 1860.
7 AMD, Série 2J et 6J concernant la réorganisation des études.

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professionnelle aux études secondaires féminines qui s’avère rapidement en décalage complet
avec les aspirations des femmes qui s’engagent dans les études secondaires (Offen, 1983).
       En insistant autant sur les initiatives de cette supérieure générale, j’attire l’attention sur
une histoire qui est peu intégrée dans les récits historiques existants. La réorganisation des
études qu’elle propose fait directement écho à la mise en place de programmes socialement
différenciés à la même époque chez les garçons. En prendre la mesure permet de situer le
développement de réseaux scolaires masculins et féminins dans une même dynamique. Mais
cette réorganisation prend aussi une valeur plus générale dans la mesure où les maisons
d’éducation de la Légion d’honneur servent de modèle dans le paysage scolaire féminin et
l’orientation professionnelle des études est mise en scène lors des expositions universelles qui
rythment la deuxième moitié du XIXe siècle. Enfin, diriger notre regard vers une congrégation
enseignante prend à contrepied une historiographie républicaine encore très vivace en France
aujourd’hui.
       Le regain d’intérêt actuel pour l’enseignement technique et l’enseignement professionnel
situe les origines de cet enseignement pour les filles avec la création par la saint-simonienne Élisa
Lemonnier de la Société pour l’enseignement professionnel des femmes en 1862 (Chapoulie,
2010). Certes, le projet d’Aimée Halley paraît plus conservateur par rapport aux carrières
auxquelles elle destine ses élèves. Notons cependant la simultanéité de ces initiatives
individuelles, portées par des femmes, qui témoigne d’une forme de mise en système informel
au sein de l’enseignement féminin qui apparaît ailleurs en Europe en même temps. En Angleterre,
par exemple, on voit la création en 1859 de la Society for Promoting the Employment of Women
(Richmond, 2012), en Espagne la Escuela de institutrices en 1869 et la Lette Verein en Allemagne
en 1865 (Albisetti, 2012). Cette simultanéité des initiatives féminines n’est pas le fruit du hasard ;
les évolutions socio-économiques comme la circulation d’informations sur l’enseignement
féminin qui dépasse les frontières nationales créent des conditions favorables. Mais elle s’inscrit
aussi dans une réflexion qui concerne l’enseignement des garçons et mérite qu’on s’intéresse de
plus près aux processus et aux acteurs qui ont fait converger des initiatives masculines et
féminines en s’interrogeant alors sur le caractère sexué du système scolaire qui se construit dans
la deuxième moitié du siècle.

                                Contester les inégalités de genre
Si l’on s’intéresse aux femmes dans le système éducatif, force est de constater que leur présence
résulte de rapports de pouvoirs qui se révèlent notamment au moment de grandes
transformations sociales et politiques. La révolution de 1848 est l’un de ces moments en amont
des évolutions des années 1860 où la voix des femmes fait irruption dans l’archive, permettant
un autre regard sur les changements institutionnels. Parmi ces voix, celles des saint-simoniennes
méritent que l’on s’y attarde.

« Faire marcher du même pas les deux sexes sur des rails différents, mais par une locomotion
analogue »8
Le mouvement saint-simonien des années 1830-1840 ouvre un espace aux femmes pour
réclamer une plus grande égalité dans le couple, la famille, le travail et, bien sûre, l’éducation. La

8 J. Bachellery, La Voix des femmes, N°1, 20 mars 1848.

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R. Rogers                                                                        Transformations

vision saint-simonienne d’une société idéale s’appuie sur l’idée que l’éducation et la technologie
vont permettre une expansion économique et la transformation des rapports sociaux entre les
personnes. Les historiennes des femmes ont bien montré l’attrait de cette idéologie auprès de
certaines femmes de milieu ouvrier et des classes moyennes qui saisissent des opportunités pour
publier des journaux féministes, créer des associations et revendiquer les droits des femmes
pendant la révolution de 1848 (Moses, 1984 ; Riot-Sarcey, 1994, Scott, 1996). Au sein de ce
mouvement, l’éducation des filles est un fréquent objet de discussion, pensée dans ses rapports
avec ce qui existe pour les garçons.
        Le premier numéro de la revue éphémère La Tribune de l’enseignement (octobre 1838-
juin1840) annonce d’emblée le besoin de réformer l’éducation des femmes qui n’est pas en
harmonie avec l’esprit du contrat social : « Il est reconnu aujourd’hui que l’infériorité où l’on a
trop longtemps retenu la femme sous le rapport de l’éducation a été une cause permanente de
désordre et un obstacle aux progrès de la civilisation »9.. Comme dans le discours missionnaire et
colonial qui s’exprime à la même époque, le progrès social est associé au progrès de la civilisation
et celui-ci concerne les femmes comme les hommes, insistent les saint-simoniennes. Dans ce
journal, une directrice de pensionnat parisien, Joséphine Bachellery (1803-1872), est de loin la
plus volubile dans son insistance sur le fait que les progrès de la civilisation doivent passer par
une réforme de l’enseignement des filles. Entre novembre 1838 et mai 1840, elle publie une série
de lettres qui illustrent bien l’impact des remises en question féministes sur la vision dominante
de l’infériorité naturelle des femmes (Bachellery, 1848).
        Prenant acte de la modernisation de la société contemporaine, Joséphine Bachellery
insiste sur le fait qu’il faut aux filles des classes moyennes une éducation qui les prépare à une
vie professionnelle. En disciple de Joseph Jacotot, elle affirme de façon répétée sa foi en l’égalité
fondamentale d’intelligence entre hommes et femmes et présente des projets qui permettraient
à ces dernières de développer leur raisonnement. En affirmant qu’aucune vocation ne devrait
être dictée par une quelconque hiérarchie naturelle ou sociale, la pédagogue suggère que
l’éducation offre le moyen de contester et de réviser les inégalités tant sociales que sexuelles.
Dans ses écrits, l’enseignement professionnel est une nécessité pour briser l’idée que l’éducation
féminine est nécessairement une éducation domestique.
         Bachellery accompagne sa critique de l’esprit de l’enseignement féminin d’une vision
plus systémique des besoins existants, nourrie certainement par son expérience de directrice de
pensionnat, mariée à un enseignant qui œuvre au sein d’institutions masculines. Dans les
premiers mois de la révolution de 1848, elle profite du bouillonnement social et intellectuel pour
transmettre au Ministre de l’Instruction Publique Hippolyte Carnot ses « Considérations
Générales sur l’Organisation de l’Education Publique des Femmes », qui réclament la création
d’un collège de filles et d’une école normale supérieure féminine10. La directrice de pension incite
le Ministre à mettre en place les conditions de l’émergence d’une femme modèle adaptée au
monde démocratique moderne. Écrivant également dans La Voix des femmes, le journal
féministe d’Eugénie Niboyet, elle insiste fortement sur le fait que les femmes doivent participer
activement à l’ordre nouveau : « [avec 1848] les femmes ... auront leur part du splendide festin

9 Tribune de l’Enseignement, octobre 1838.
10 Ses propositions sont incluses dans Bachellery, 1848.

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