Trabajo Fin de Grado Le débat sur le langage inclusif en France The inclusive-language debate in France
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Trabajo Fin de Grado Le débat sur le langage inclusif en France The inclusive-language debate in France Autora Elisa Montañés Rodrigo Directora Nieves Ibeas Vuelta FACULTAD DE FILOSOFÍA Y LETRAS 2021
Table de matières Introduction ................................................................................................................................ 2 1. La polémique en France : le langage inclusif dans la scène politique ................................... 4 1.1. Décisions politiques concernant le langage inclusif ....................................................... 6 1.2. Le débat sur la féminisation du langage en France à partir 1980 .................................... 9 1.3. Quelques résistances à la féminisation de la langue française ...................................... 12 2. La contribution du mouvement féministe à la féminisation du langage .............................. 16 2.1. Point de départ : femmes et langage.............................................................................. 17 2.2. Apports du mouvement féministe et révendications ..................................................... 18 2.3. De nouvelles propositions sur l’écriture inclusive ........................................................ 21 3. Nouvelles approches : l’apport et la critique de certains auteurs......................................... 23 3.1. Anne-Marie Houdebine ................................................................................................. 23 3.2. Patrick Charaudeau ....................................................................................................... 25 Conclusion ............................................................................................................................... 28 Bibliographie............................................................................................................................ 30 Annexes.................................................................................................................................... 33 1
Introduction L’Organisation des Nations Unies définit le langage inclusif, aussi dénommé dans d’autres pays « langage non-sexiste », comme une manière de s’exprimer sans discriminer personne selon son sexe ou son identité de genre, de manière à effacer tout stéréotype de genre. Le langage inclusif est considéré par l’ONU comme un outil qui sert à « promouvoir l’égalité de genre » et à « lutter contre les préjugés ». Lorsque nous parlons de langage inclusif, le terme inclut si bien l’expression orale que l’expression écrite (qui reçoit le nom d’ « écriture inclusive »). En France, le sujet du langage inclusif a été depuis quelques années l’objet d’un débat très polarisé. Des les premières réflexions féministes sur la présence ou la non-présence des femmes et du féminin dans la langue dans les années 60-70 en France, le débat s’est accru lors de la création de la Commission de terminologie pour la féminisation de métiers, de grades et de fonctions en 1984. En 2017, le débat a été relancé lors de la publication d’un manuel scolaire en écriture inclusive des Éditions Hatier. Aujourd’hui, l’écriture inclusive est redevenue d’actualité avec la circulaire du 6 mai, à travers laquelle le ministre de l’Éducation Nationale a interdit son emploi, dans un débat encore plus polarisé qu’auparavant. Dans ce dossier, je propose un bref parcours à travers l’histoire du langage inclusif en France, le débat suscité depuis 1980 avec certaines politiques linguistiques et sociales publiques mises en œuvre, les demandes féministes en matière linguistique, et quelques résistances importantes que les défenseurs du langage inclusif ont dû et doivent affronter. Dans la première partie, mon dossier se concentre sur la naissance et l’évolution du débat sur le langage inclusif en France. Dans la deuxième, mon travail se tourne sur le rapport entre femme(s) et langage dans l’histoire récente, ainsi que sur les contributions et la lutte des défenseurs de la langue non-sexiste. Finalement, la troisième partie du travail met en valeur les contributions de spécialistes de l’analyse de la langue, du langage et du discours à propos du langage inclusif. Du point de vue théorique et méthodologique, j’ai pris en compte les thèses de spécialistes comme Patrick Charaudeau, Anne-Marie Houdebine-Gravaud et Éliane Viennot, pour les questions qui portent sur la langue et le langage et, notamment, les réflexions sur l’écriture inclusive. En ce qui concerne la perspective féministe et de genre, je me suis intéressée aux travaux de spécialistes universitaires essentielles dans l’histoire du féminisme 2
français comme Michelle Perrot, Christine Planté ou les propres Viennot et Houdebine, ainsi qu’à des contributions significatives publiées à propos du sujet dans les Les Cahiers du Grif et Clio. En outre, mon travail a éxigé la recherche et consultation de documents officiels du gouvernement français, et de publications médiatiques qui illustrent l’actualité du débat. 3
1. La polémique en France : langue et langage inclusif dans la scène politique. Dans son manuel de grammaire non-sexiste, Lessard et Zaccour (2018 : 31) définissent le terme « féminisation » comme « un ensemble de procédés d’écriture ou de discours qui évitent l’emploi générique du masculin ». Ces mécanismes servent à transformer, soit les mots, soit les phrases, afin de mettre en lumière la présence des femmes. Le mouvement féminisme cherche à rendre la langue1 « plus égalitaire », ce qui doit passer, d’après Éliane Viennot, par des mesures de renforcement du féminin dans le domaine linguistique (2014 : 130). Il faut signaler que la prééminence du masculin n’en est « ni intuitive, ni naturelle, ni nécessaire » : elle n’est pas « intrinsèque à la langue français », mais plutôt c’est le résultat des efforts de beaucoup d’auteurs, de linguistes et d’intellectuels misogynes (Lessard & Zaccour, 2018 : 9). Ce secteur de la société, défenseurs de la prévalence du genre masculin sur le féminin, a mené une lutte pour la « masculinisation »2 de la langue, qui repose notamment sur deux piliers : tout d’abord, l’effacement des termes féminins désignant les professions nobles ; ensuite, la défense de la « préséance » du masculin et de sa transformation en genre générique (Lessard & Zaccour, 2018 : 9). La linguiste Anne-Marie Houdebine-Gravaud, qui a largement travaillé sur la présence des femmes dans la langue française et qui a acquis une grande reconnaissance dans ce domaine, défend que la décision d’utiliser le masculin comme « générique », même si elle peut sembler arbitraire en ce qui concerne la morphologie, elle ne l’est pas, car en français, le genre porte une valeur sexuée lorsqu’il est utilisé pour désigner les humains (1999 : 31). En effet, aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce secteur social « masculiniste » s'acharne contre les terminaisons féminines existant dans la langue française, et certains mots référant à des occupations savantes seront spécialement attaqués (Lessard & Zaccour, 2018 : 10). 1 Par langue, on entend un système de signes vocaux et graphiques, conventionnels, utilisé par un groupe d’individus pour l’expression du mental et la communication (définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : https://www.cnrtl.fr/definition/langue.) 2 Le terme masculinisation est défini par Christine Bard dans Les mots de l’Histoire des femmes -ouvrage rédigé par le comité de rédaction de la revue CLIO, Femmes, Histoire, Société, et coordonné en 2004 par Michelle Zancarini-Fourne- comme « le processus, individuel ou collectif, qui rapproche le sexe féminin du sexe masculin, souvent synonyme de virilisation en l’absence de distinction entre le masculin (corporel, réel) et la virilité (psychique, mythique) » (Zancarini-Fourne, 2004 : ¿ ?). 4
Cette volonté tenace de « masculinisation » de la langue continue dans le domaine de la grammaire(Lessard & Zaccour, 2018 : 12).. Jusqu’au XVIIe siècle, le français fait l’accord des adjectifs et des verbes à partir du nom ou du sujet le plus proche, ou, en d’autres termes, par proximité. Par contre, Éliane Viennot3 explique comment le discours social, culturel et politique dominant a fait triompher l’idée du masculin qui l’emporte sur le féminin, ce qui a provoqué la disparition de l’accord de proximité, et la naissance du principe « le masculin l’emporte sur le féminin », une règle qui est arrivée jusqu’à nos jours. Dans le contexte contemporain, la demande d’une féminisation de la langue passe par le réapprentissage à parler et à écrire, selon Lessard et Zaccour (2018 : 18), et c‘est précisément du cadre écrit que l’écriture inclusive s’occupe. En ce sens, je voudrais mettre en lumière la difficulté de cette tâche en ce qui concerne la graphie, qui, comme soutient Éliane Viennot (2014 : 122), implique une remise en question de l’écriture actuelle et l’apport de nouvelles propositions capables de satisfaire aux besoins des locuteurs d’une manière claire. Dans son travail intitulé « Où en est le féminisme aujourd'hui ? », la sociologue et historienne Françoise Gaspard affirme que si le français de France, malgré « les réticences de l’Académie française » et « quelques nostalgiques d’un universalisme linguistique qui neutralise le genre humain », se rapproche du français de pays comme la Suisse, la Belgique ou le Québec, dans lesquels, depuis les années 1970 et du féminisme dit de la « deuxième vague », la féminisation des titres et fonctions est sociale et politiquement accepté « comme allant de soi », c’est dans une large mesure partie grâce au féminisme (Gaspard, 2002 : 59). Lors de son entretien en 2002 avec Margaret Maruani et Chantal Rogerat, Michelle Perrot, considérée comme la grande historienne du féminisme, avoue que, dans son cas, le féminisme fut d’abord « une rébellion contre la condition faite aux femmes [...] au moment des choix décisifs », (Perrot, 2002 : 6)». Pour Perrot, le féminisme change complètement la perspective sur l’histoire, qu’elle comprend comme « un regard »4, (Perrot, 2002 : 8) et si « l’avènement des femmes au récit 3 L’invention du « maculin qui l’emporte sur le féminin » : http://www.elianeviennot.fr/Langue-accords.html 4 Cf. https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/la-nuit-revee-de-michelle-perrot-69-la- nuit-revee-de-michelle-perrot-entretien-23-1ere-diffusion. Michelle Perrot a contribué de manière très significative à l’émergence de l’histoire des femmes et du genre, et l’histoire des marges, dont est une des pionnières en France, mais aussi à renouveler la discipline et ses objets. Professeur émérite de l’Université Paris VII-Denis Diderot, où elle a effectué une grande partie de sa carrière après avoir quitté la Sorbonne au début des années 1970, elle a dirigé avec Georges Duby l’Histoire des femmes en Occident (5 vo., Paris, Plon, 1991-1992) et publié en 2001 l’ensemble de ses articles sur la question dans Les femmes ou les silences dans l’histoire (Paris, Flammarion, 1998). Plus récemment, Les Ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle (Paris, 5
historique est lié au féminisme », c’est notamment par les questionnements et les revendications du mouvement de libération des femmes (2011 : 6-7). Le féminisme français contemporain est, de ce point de vue, le résultat de grands efforts pour l’égalité, en vue de la consécution de l’égalité d’opportunités des femmes dans tous les domaines de la société et d’autres aspects qui concernent, par exemple, la représentation et le langage. La langue est d’ailleurs « un des hauts lieux de la lutte féministe », comme remarque Julie Abbou (2019 : 235). En tout cas, l’intervention des pouvoirs politiques s'avère décisive pour l’évolution d’une société. La féminisation de la langue exige un cadre politique favorable, un gouvernement pour mettre en place des mesures effectives pour l’égalité d’opportunités des femmes dans la société. Elle implique aussi l’existence d’un cadre légal pour la défendre et la faire avancer. Or, les interventions dans la langue tendent à susciter de grandes polémiques dans la société (Baudino, 2006 : 187). En France, depuis la fin du XIXe siècle, le débat se concentre sur l’accès des femmes à la sphère publique, en rapport direct avec la féminisation des noms de métiers et de fonctions. 1.1. Décisions politiques concernant le langage inclusif En ce qui concerne la prise de décisions politiques en matière linguistique, elles prennent normalement la forme de circulaire, et ont une influence décisive sur l’évolution de la langue. C’est à partir de 1980 que le gouvernement français, sous la présidence de François Mitterrand, envisage une action politique dans cette direction grâce notamment à l’intervention d’Yvette Roudy, ministre des Droits de la femme entre 1981 et 1986. Tout d’abord, en 1983 a lieu la promulgation d’une nouvelle loi pour l’égalité entre hommes et femmes qui travaillent dans une entreprise, la Loi no 83-635 du 13 juillet 19835, dite loi « Roudy ». En 1984, sous l’impulsion des mouvements féministes, Yvette Roudy constitue une Commission de féminisation des noms de métier et de fonction, présidée par Benoîte Groult, dite la « Commission Groult »6. Deux ans plus tard, le travail achevé, le premier ministre Laurent Flammarion, 2001), Histoire de chambres (Paris, Seuil, 2009) ou Le Chemin des femmes (Paris, Robert Laffont, 2019). 5 Loi nº 83-635 du 13 juillet 1983 portant modification du code du travail et du code pénal en ce qui concerne l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000504474/ 6 Comission Groult est l’appellation utilisée à plusieurs reprises dans le Rapport de la Commission Générale de terminologie et de néologie : 6
Fabius publie la Circulaire du 11 mars 1986 relative à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre (Journal Officiel, 1986) (voir Annexe 1). Pourtant, malgré tout le travail d’observation et de recommandations mené par la « Commission Groult » et toute l'opposition que celle-ci a dû affronter, cette circulaire n’est pas finalement appliquée. Après l’arrivée de la droite au pouvoir en 1995 (Jacques Chirac), et un nouveau Premier ministre (Alain Juppé), non plus. Tous les domaines s’entrelacent en société et affectent les uns les autres et, comme affirme Anne-Marie Houdebine-Gravaud (1999 : 24), ce sont des décisions sociales et politiques qui ont compliqué l’avancée vers la féminisation du français de France. Or, en 1998, le Premier ministre socialiste Lionel Jospin, décide de reprendre la question de la féminisation et s’engage à implanter le principe de parité dans les institutions à travers une révision constitutionnelle (Baudino, 2006 : 190). Le 8 mars 1998, une nouvelle Circulaire du 6 mars 1998 relative à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre7 est publiée, dans laquelle Jospin exprime sa décision de faire appliquer celle du 11 mars 1986. Cette volonté se traduit un an après par la parution de Femme j’écris dans ton nom : guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions8, préfacé par Jospin (Annexe 2). Cette initiative politique conforme les premiers pas vers la théorisation de la féminisation de la langue française, tout comme la reconnaissance de l’importance de la langue dans la lutte féministe. De 1998 au présent, les actions se sont poursuivies. En 2000, le Ministère de l’Éducation nationale a publié une circulaire à ce sujet9. Plus tard, en 2012, le Premier ministre François Fillon publie la Circulaire n° 5575/SG du 21 février 201210 communiquant sa décision de supprimer les termes « mademoiselle », « nom de jeune fille », « nom patronymique », « nom d’épouse » et « nom d’époux » des documents administratifs. À partir de ce moment, il devient obligatoire d’utiliser « madame » pour se référer à une femme, tout comme « monsieur » pour un homme. L’état civil des femmes cesse d’être une donnée à considérer tout comme il était déjà habituel pour les hommes. https://www.culture.gouv.fr/content/download/93489/file/rapport_1988_feminisation- cogeter_def.pdf?inLanguage=fre-FR 7 Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000556183. 8 Texte publié sous la responsabilité du professeur Bernard Cerquiglini, linguiste alors vice-président du Conseil supérieur de la langue française, par le Centre national de la recherche scientifique et par l’Institut national de la langue française. Disponible sur : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/994001174.pdf. 9 Bulletin Officiel de l'Éducation nationale nº 10 du 9 mars 2000. Disponible sur : https://www.education.gouv.fr/botexte/bo000309/MEND0000585X.htm. 10 Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/circulaire/id/34682. 7
Afin de continuer ce travail pour réussir la parité et l’égalité entre hommes et femmes en France, le Haut Conseil à l’Égalité (HCE) publie en 2015 un Guide pratique pour une communication sans stéréotype de sexe11, presenté comme outil disponible pour les personnes ayant la volonté « de s’engager pour une communication exemplaire » dans n’importe quel endroit. Sur le site web, le HCE met aussi en relief le grand intérêt social suscité par cette publication, si bien dans format papier qu’électronique : l’ouvrage est devenu un ouvrage de référence sur les stéréotypes de sexe dans le discours. Dans ce même esprit, la Circulaire relative à la politique d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique 12, publiée le 22 décembre 2016, engage des nouvelles dynamiques afin d’« assurer une égalité effective entre les femmes et les hommes dans la vie professionnelle ». Dans les dernières années, les différents gouvernements, notamment le ministère chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité de chances, ont continué à promouvoir des initiatives et à publier des consignes en faveur de l’égalité. Par contre, en ce qui concerne l’écriture inclusive, les différents gouvernements se montrent assez réticent et même contraire à ce type de langage comme, par exemple, lors de la publication de la Circulaire du 21 novembre 2017 relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal officiel de la République française13 par laquelle le premier ministre Édouard Philippe interdit l’usage de l’écriture inclusive dans les documents administratifs. Quatre ans plus tard, Jean-Michel Blanquer, actuel ministre de l’Éducation nationale, dans sa Circulaire du 5 mai 202114, adressée « aux recteurs et rectrices d'académie ; aux directeurs et directrices de l'administration centrale ; aux personnels du ministère de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports », proscrit dans le cadre de l’enseignement l’usage de l’écriture « dite ‘inclusive’ qui utilise notamment le point médian » sous prétexte que celui-ci « constitue un risque énorme pour la transmission du français15. 11 Disponible sur : http://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/guide_pratique-_vf-_2015_11_05.pdf 12 Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/circulaire/id/41661 13 Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000036068906 14 Disponible sur : https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo18/MENB2114203C.htm. 15 Propos de Blanquer dans la Commission des Affaires Culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée nationale, le jeudi 6 mai 2021. Disponible sur : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion- cedu/l15cion-cedu2021050_compte-rendu. 8
L’écriture et le langage inclusifs restent en tout cas un sujet de débat très polémique dans tous les domaines, et les politiques linguistiques se situent au centre du débat et, en particulier, les « orientations d’intervention féministe sur le langage » (Abbou, 219 : 238). 1.2. Le débat sur la féminisation du langage en France à partir 1980 Comme Claudie Baudino l’indique dans son travail sur le rapport entre linguistique et politique en matière de féminisation de la langue (2006 : 188), le débat s’est déclenché avec force en France dans les années1980, lors de la création de la « Commission Groult ». L’Académie française s’est présentée déjà à l’époque comme défenseure de la grammaire traditionnelle avec la publication d’une Déclaration de l'Académie française le 14 juin 1984 (voir annexe 3) sur laquelle je reviendrai ci-dessous. La féminisation de la langue en France est devenue l’objet de grandes polémiques qui ont atteint l’opinion publique, soulevant des divisions apparemment irréconciliables. Ce débat ne se limite pas à la sphère publique : il est également arrivé à l’Assemblée générale, même si le droit des femmes à être nommées en féminin leur est reconnu depuis 1986. En janvier 2014, lors du débat sur la loi Duflot sur l'accès au Logement, le député Julien Aubert a joué une scène gênante dans la vie politique française. Membre du parti politique UMP, Aubert s’est adressé à plusieurs reprises à la présidente de la séance, Sandrine Mazetier, comme « Madame le Président », alléguant qu’il suivait les indications de l’Académie française. Sandrine Mazetier a montré son opposition avec fermeté : « C'est Madame la présidente, ou il y a un rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal »16. L’obstination d’Aubert lui a valu une sanction d’accord à l’article 71 du règlement de l’Assemblée Générale17, mais 139 députés de son groupe parlementaire lui ont montré leur soutien, demandant au Président de l’Assemblée de lui lever la punition. Deux membres significatifs de son parti, Henri Guaino et François Fillon, signent la tribune « ‘Madame le président’ : l'ultimatum de 140 députés de l'opposition à Claude Bartolone », le 9 octobre 2014, dans Le 16 Extrait de l’article « Un député persiste à dire «Madame le président» et écope d'une sanction » du journal Libération : https://www.liberation.fr/france/2014/10/07/un-depute-persiste-a-appeler-sandrine-mazetier- madame-le-president-et-ecope-d-une-sanction_1116530/ 17 L’article prévoit, soit la privation du quart de l’indemnité parlementaire pendant un mois, soit une sanction financière de 1378 euros, selon la Normative de l’Assemblée nationale. Disponible sur : https://www.assemblee- nationale.fr/dyn/15/divers/texte_reference/02_reglement_assemblee_nationale#D_Article_71_191. 9
Figaro18, où ils exigent l’annulation de la sanction imposée à Aubert, et se réfèrent de nouveau à Sandrine Mazetier en tant « vice-président de l’Assemblée ». Mais le débat sur la féminisation de la langue ne se limite pas à l’oral. Il concerne aussi l’écriture inclusive. Dans son Manuel de grammaire non sexiste de la langue française : le masculin ne l’emporte plus !, les chercheurs Michaël Lessard et Suzanne Zaccour définissent la « féminisation du langage »: Un ensemble de procédés d’écriture ou de discours qui évitent l’emploi générique du masculin. Elle transforme les mots (féminisation lexicale) et les phrases (féminisation syntaxique) pour « dégenrer » le français, ou encore pour mettre en lumière l’existence des femmes. Au moyen de diverses stratégies, elle refuse d’accepter que le « masculin l’emporte » et propose une façon de s’exprimer sans sexisme. (2018 : 31) L’écriture inclusive désigne justement ces stratégies de féminisation du discours, mais à l’écrit. D’ailleurs, le débat politique sur l’écriture a exploité en France lors de la parution d’un manuel scolaire en écriture inclusive destiné aux élèves de CE2 par les Éditions Hatier, un évènement qui a produit un grand scandale en 2017. Au moment de cette publication, le Haut Conseil à l’égalité s’est positionné en faveur de l’initiative lui montrant son soutien à travers les réseaux sociaux (voir Annexe 4), ce qui n’a pas été aussi bien accueilli par tout le monde. Le député Julien Aubert et seize de ses collègues parlementaires (onze hommes et cinq femmes) se sont adressés au ministre de l’Éducation nationale pour lui demander l’interdiction de l’usage de l’écriture inclusive dans les manuels scolaires, qui empêche « la propagation de l'écriture inclusive dans les livres de nos enfants »19. Le débat s’est accru lors de la publication d’une tribune de presse signée par trente- deux linguistes (parmi lesquels Jacqueline Authier-Revuz, Jean Giot, ou Astrid Guillaume) contre l’écriture inclusive, dans le magazine conservateur Marianne, le 18 septembre 2020 (voir Annexe 5)20. Dans cette rubrique, les linguistes publient une liste de défauts de l’écriture inclusive, considérée comme un « péril de mort » pour la langue française. Ils dénoncent qu’il 18 Ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino, était député des Yvelines. Ancien Premier ministre, François Fillon était député de Paris et co-président par intérim de l'UMP. Disponible sur : https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2014/10/09/31001-20141009ARTFIG00393-madame-le-president-l- ultimatum-de-139-deputes-de-l-opposition-a-claude-bartolone.php. 19 Information extraite de l’article « Le député LR Julien Aubert veut interdire l’écriture inclusive dans les manuels scolaires et la compare à de la "novlangue") » du journal Huffingtonpost : https://www.huffingtonpost.fr/2017/10/11/le-depute-lr-julien-aubert-veut-interdire-lecriture-inclusive-dans-les- manuels-scolaire-et-la-compare-a-de-la-novlangue_a_23240035/ 20 Disponible sur : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/une-ecriture-excluante-qui-s-impose-par-la- propagande-32-linguistes-listent-les 10
s’agit d’une « écriture excluante », car la langue « n’a pas pour principe de fonctionnement de désigner le sexe des êtres le sexe des êtres », affirmant qu’elle « s’impose par la propagande » idéologique, et ils s’emprennent aux points médians utilisés. La réponse en faveur de l’égalité qui passe par le langage ne s’est pas fait attendre. Le 25 septembre 2020, une nouvelle tribune, signée par soixante-cinq linguistes qui s’opposent à la première publication, est publiée dans le journal Mediapart21 (voir Annexe 6). Au même temps, les linguistes Éliane Viennot et Raphaël Haddad publient à leur tour un article dans Slate comme réaction à la critique contre l’écrit contre l’écriture inclusive : « Écriture inclusive : le retour du ‘péril mortel’ ? »22. Le débat sur la féminisation du langage est arrivé à nos jours par la publication d’une nouvelle circulaire du ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, Jean-Michel Blanquer le 5 mai 2021 (voir Annexe 7). Ce document, qui concerne la féminisation de l’écriture, communique l’interdiction de l’usage de points médians dans le cadre de l’enseignement, une dont Éliane Viennot aime justement « sa discrétion et sa neutralité » (2014 : 122). Dans le document, le ministre argumente que l’usage des points médians dans l’écriture pourrait constituer « un obstacle pour l'accès à la langue d'enfants confrontés à certains handicaps ou troubles des apprentissages ». Favorable à la féminisation des noms de métiers –« l'usage de la féminisation des métiers et des fonctions doit être recherché »- et à la promotion de l’égalité entre les filles et les garçons à travers la « lutte contre les représentations stéréotypées », Blanquer insiste sur les problèmes de lecture et de compréhension dérivés de « la fragmentation des mots et des accords » 23. D’après, Michaël Lessard et Suzanne Zaccour, il faut du temps pour tout changement, et aussi pour celui-ci : Tout est une question d'habitude et de perspective. […]. L'esthétique de la langue est arbitraire, et c’est en commençant à employer des mots que l’on s’habitue à les entendre et à les prononcer – jusqu’à apprendre à les aimer (2018 : 21). À propos du rapport entre le débat politique et le débat linguiste sur la féminisation de la langue en France, Christophe Benzitoun, spécialiste en linguistique française à l’Université 21 Disponible sur : https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/250920/au-dela-de-l-e-criture- inclusive-un-programme-de-travail-pour-la-linguistique-d-aujour. 22 Disponible sur : http://www.slate.fr/story/195341/ecriture-inclusive-tribune-marianne-academie-francaise- retour-peril-mortel. 23 Disponible sur : https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo18/MENB2114203C.htm. 11
de Lorraine, auteur du livre Qui veut la peau du français ? (2021), défend une modernisation du français : L'écriture inclusive ou l'écriture non sexiste est devenue un épouvantail politique. Dès qu'il y a une difficulté, le ou la responsable politique brandit ce sujet comme pour faire diversion. […] La forme écrite de notre langue est restée figée depuis des siècles alors que la forme orale elle, ne cesse d'évoluer. Or les responsables politiques refusent de voir la langue écrite évoluer et c'est là le nœud des difficultés des élèves.24 Cependant, les attaques contre les actions politiques pour rendre visibles les femmes et le féminin dans la langue française et mettre fin aux sexismes ont été interprétées comme une atteinte claire et directe contre les demandes émanant du mouvement féministe en faveur d’un emploi non sexiste de la langue et contre le mouvement féministe lui-même : finalement, ce sont des féministes et des progressistes qui ont contesté les circulaires de 2017 et 2021 (Viennot, 2021 : 2). 1.3. Quelques résistances à la féminisation de la langue française Le débat sur le langage et l’écriture inclusive concerne tous les endroits et milieux. Par contre, toutes les déclarations n’imprègnent la société et la polémique de la même manière : le pouvoir et l’influence de certaines personnes conditionne souvent l’acceptation de l’opinion publique de ses affirmations et idées. C’est pourquoi j’ai voulu sélectionner un exemple d’une figure publique et d’une institution qui occupent une place importante dans la société française. En ce qui concerne les médias, dont l’influence sur la société et sur l’opinion publique est objet de nombreuses études25 et a été largement analysé, il m’a semblé intéressant de prendre en compte une intervention radiophonique de Raphaël Enthoven, l’une des personnalités françaises les plus polémiques et médiatisées. Philosophe, écrivain attiré par les médias, conseiller de la rédaction de Philosophie Magazine, animateur de radio -Les Vendredis de la philosophie, Les Nouveaux Chemins de la connaissance (2007-2011), Le monde selon Raphaël Enthoven (2011-2012) sur France Culture, etc.- et de télévision (Philosophie, sur Arte), Enthoven s’est prononcé ouvertement contre l’écriture inclusive dans ses interventions 24 Citation disponible sur : https://www.franceculture.fr/politique/lecriture-inclusive-un-debat-tres-politique. 25 Quelques études sur l’influence des médias : Kessler, D. (2012). « Les médias sont-ils un pouvoir ? » Pouvoirs, 4(4), 105-112. ; Langelier, R.E. (2006). « L’influence des médias électroniques sur la formation de l’opinion publique : du mythe à la réalité » Lex Electronica, 11 (1). 12
médiatiques sur ce sujet, et en le faisant, son avis atteint un retentissement incontestable. Le 26 septembre 2017, il a participé à une émission de radio sur Europe 1, où il a régulièrement une chronique matinale: Le fin mot de l’info. Dans ce programme, il jette un regard philosophique sur des thèmes divers. Lors d’une de ces interventions, il a parlé de l’écriture inclusive comme d’« une agression de la syntaxe par l’égalitarisme », tout en maintenant un ton de ridiculisation et d’invraisemblance. Il s’est montré absolument contraire à l’usage des points médians car, à son avis, cela donne lieu à des mots « illisibles ». Même s’il reconnait l’injustice et l’inégalité par rapport aux hommes que les femmes ont souffert pendant siècles (dénoncée dans les recherches féministes en diverses disciplines), il soutient qu’« aucun procédé n’y remédie moins que l’écriture inclusive ». À son avis, l’écriture inclusive « appauvrit » le langage, et il la compare au « novlangue » de George Orwell dans son roman 1984. En outre, il accuse l’écriture inclusive d’« attentat à la mémoire » considérant que toute langue est une mémoire, et affirme que l’effacement de ces règles dites « masculinistes » dans la langue, n’efface pas le sexisme dans la société. Quelques journaux se sont faits écho des mots d’Enthoven, comme le Huffintongpost26 ou FranceCulture27. Par conséquent, Les médias peuvent donc servir à amplifier les voix, les idées et les opinions de certaines personnes qui participent à la vie publique, et réussisent une certaine reconnaissance ou crédibilité face à la société. Du point de vue institutionnel, l’Académie française est restée sans doute le bastion principal contre la féminisation de la langue française. Pendant très longtemps, l’Académie a adopté une attitude très conservatrice de la langue, notamment par rapport à l’écriture inclusive. L’une des premières attestations de sa résistance à la féminisation de la langue c’est sa Déclaration du 14 juin 198428 « rappelant le rôle des genres grammaticaux en français », en réaction contre la Commission Groult et donc, contre la féminisation des noms de métiers et de fonctions. L’Académie conclut dans le document l’insuffisance de la marque du féminin : En français, la marque du féminin ne sert qu’accessoirement à rendre la distinction entre mâle et femelle. [...] Tous ces emplois du genre grammatical constituent un réseau complexe où la désignation contrastée des sexes ne joue qu’un 26 Disponible sur : https://www.huffingtonpost.fr/2017/09/26/pour-raphael-enthoven-lecriture-inclusive-releve- du-negationnisme-vertueux_a_23223168/ 27 Disponible sur : https://www.franceculture.fr/societe/ecriture-inclusive-le-feminin-pour-que-les-femmes- cessent-detre-invisibles 28 Disponible sur : https://www.academie-francaise.fr/actualites/la-feminisation-des-noms-de-metiers-fonctions- grades-ou-titres-mise-au-point-de-lacademie 13
rôle mineur. Des changements, faits de propos délibéré dans un secteur, peuvent avoir sur les autres des répercussions insoupçonnées. (2014 : 1) Lors de la publication du manuel scolaire des Éditions Hatier en écriture inclusive, une nouvelle déclaration sur ce sujet a été rédigée par « les Immortels » le 26 octobre 2017, l’accusant de « péril mortel » pour la langue et s’y opposant complètement. Le lendemain, Dominique Bona, académicienne depuis 2013, renfonce cette dénonce sur FranceCulture: l’écriture inclusive « porte atteinte à la langue elle-même » 29. Néanmoins, quinze jours après, dans un entretien accordée à Libération, c’est la propre Bona qui commence à parler la nécessité de « rouvrir le débat sur la place du féminin dans la langue française » 30 au sein de l’Académie française. Le manque d’unanimité de l’Académie à propos d’une possible réforme de la langue française devient de plus en plus évident. Le 13 décembre 2017, Raphaëlle Rérolle, journaliste au Monde depuis 1986 et rédactrice en chef-adjointe au Monde des Livres, aborde la perspective de l’Académie dans son article « Ecriture inclusive : malaise à l’Académie française » (13/12/2017)31, sur la fracture ouverte au sein de l’Académie, présentant Hélène Carrère d’Encausse, comme le principal pilier contre la féminisation de la langue : Derrière la bannière de leur secrétaire perpétuel, Hélène Carrère d’Encausse – qui refuse de féminiser son titre (et d’en parler avec Le Monde) –, les sages du quai de Conti ne sont pas unanimes sur tous les aspects d’une hypothétique réforme. Certains profitent aussi de l’occasion pour faire souffler un petit vent de contestation sur le fonctionnement de l’Académie. Le 28 février 2019, l’Académie française s’exprime enfin sur la féminisation des noms de métiers et de fonctions, en adoptant à majorité un rapport32 présenté par une commission d’étude comprenant quatre de ses membres : Gabriel de Broglie, Michael Edwards, Dominique Bona et Danièle Sallenave33. Une semaine auparavant, Bona, chargée de ce dossier, met en 29 Disponible sur : https://www.franceculture.fr/societe/dominique-bona-de-l-academie-francaise-l-ecriture- inclusive-porte-atteinte-a-la-langue-elle-meme 30 Disponible sur : https://www.liberation.fr/debats/2017/11/13/dominique-bona-l-academie-francaise-devrait- rouvrir-le-debat-sur-la-place-du-feminin-dans-la-langue-_1609811/ 31 Disponible sur : https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/13/ecriture-inclusive-malaise-a-l-academie- francaise_5228736_3232.html 32 Rapport disponible sur : https://www.academie-francaise.fr/sites/academie- francaise.fr/files/rapport_feminisation_noms_de_metier_et_de_fonction.pdf 33 https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/02/28/l-academie-francaise-se-resout-a-la-feminisation-des- noms-de-metiers_5429632_3224.html 14
valeur l’ouverture et la tolérance qui, à son avis, caractérisent ce rapport34. Dans un entretien sur TV5 Monde, c’est Sallenave qui défend la nécessité de « se lier à l’état des évolutions de la société », favorable à la visibilité des femmes et consciente que cette visibilité « ne s’imposera totalement que si les noms de leurs fonctions et de leurs métiers sont féminisés » 35. À l’heure actuelle, l’Académie française s’est prononcée le 7 mai 2021 dans le cadre du débat sur l’interdiction de l’usage des points médians dans l’enseignement, par sa Lettre ouverte sur l’écriture inclusive36, dans laquelle l’écriture apparaît comme source de problèmes : L’écriture inclusive trouble les pratiques d’apprentissage et de transmission de la langue française, déjà complexes, en ouvrant un champ d’incertitude qui crispe le débat sur des incantations graphiques. (Annexe 8) 34 Entretien disponible sur : https://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/2019/02/20/37002- 20190220ARTFIG00028-dominique-bona-la-feminisation-permettra-aux-femmes-de-sortir-d-un-malaise- linguistique.php 35 Entretien disponible sur : https://information.tv5monde.com/terriennes/titres-et-metiers-au-feminin-l- academie-francaise-valide-286408 36 Disponible sur : https://www.academie-francaise.fr/actualites/lettre-ouverte-sur-lecriture-inclusive 15
2. La contribution du mouvement féministe à la féminisation du langage Au cours de l’histoire, la langue française a subi des modifications d’ampleur variable parmi lesquelles, selon Éliane Viennot, certaines ont eu le but de renforcer la « plus grande noblesse du sexe masculin » (2014 : 101). Depuis quelques décennies, ces modifications et interventions, encore défendues par un secteur non négligeable de l’opinion publique contemporaine, trouvent l’opposition explicite d’un autre secteur sensible à une approche plus ouverte du discours qui consiste à rendre compte du genre37 et, donc, rendre plus visible les femmes et le féminin dans l’utilisation de la langue. La non-représentation des femmes dans la langue française a entraîné progressivement leur effacement dans « l’imaginaire populaire ». Dans le numéro de la revue Les Cahiers du GRIF, Langage et féminisation de la langue (1992), Marcelle Marini affirmait que l’apport fondamental de la recherche féministe consistait, précisément, à « rendre visibles la production littéraire des femmes et leurs places (réelle mais passée sous silence) dans la culture commune » (1992 : 137). À la mort de Marini en 2007, Christine Planté38 a rappelé que cette universitaire, qui a collaboré à la fondation en 1989 du centre interdisciplinaire CEDREF (Centre d’enseignement, de documentation et de recherche pour les études féministes), des Cahiers du GRIF, puis les Cahiers du CEDREF, a pris une part active aux débats sur le renouvellement de l’enseignement et de la parole (Planté, 2007 : 230). Les contributions de Marini39, responsable d’analyses importantes dans des domaines encore peu travaillés dans la recherche féministe française, comme la langue, et ses réflexions sur « le neutre, la 37 La notion de genre renvoie dans son usage actuel, renvoie aux « ensembles de rôles sociaux, sexués et système de représentation définissant le masculin et le féminin » (définition de Françoise Thébaut publiée dans Les mots de l’Histoire des femmes, 2004). Dans le(s) discours(s) féministe(s), la notion de genre s’avère fondamentale. Dans l’article « Le genre et les études féministes françaises : une histoire ancienne », Isabelle Clair et Jacqueline Heinen abordent l’histoire du terme genre avec une perspective rétrospective. Introduit en France à partir des années 1990, genre sert très souvent à reprendre d’autres concepts des années 1970-80 tels que « rapports sociaux » ou « patriarcat ». Sa polysémie actuelle produit souvent débat et polémique, tout comme de possibles malentendus (2013 : 1). 38 Christine Planté est professeure émérite de littérature française et d’études sur le genre à l’Université Lyon II, membre de l’unité de recherche LIRE XVIIIe-XIXe siècles, co-responsable des études Masculin/Féminin à l’Université Lumière-Lyon 2. 39 Outre ces données, Marcelle Marini a participé à la fondation de l’UFR Sciences des textes et documents (STD) de l’Université de Paris 7, où elle a enseigné jusqu’en 1992. Elle est aussi l’auteure de plusieurs ouvrages sur le féminisme dans le monde, les femmes et leur place au sein du savoir, a également traité la thématique de « l’écriture féminine ». Elle est l’auteure de textes considérés essentiels comme ses Territoires du féminin. Avec Marguerite Duras, en 1977 (Paris : Minuit), les numéros spéciaux des Cahiers du CEDREF Femmes/sujets des discours, en 1990 et Continuités et discontinuités du féminisme, en 1995, entre autres, ou son chapitre sur « La place des femmes dans la production culturelle » dans le vol. 5 de L’Histoire des femmes en Occident. Le XXe siècle en 2002 (projet codirigé par Georges Duby et Michelle Perrot qui a contribué à l’émergence de l’histoire des femmes, publié par Plon). 16
différentiation, l’indifférenciation et la question du symbolique », demandaient « un certain courage intellectuel dans l’université française des années 1970 et 80, peu favorable au féminisme » (Planté, 2007 : 230). En fait, le féminisme poursuit une remise en valeur du statut des femmes dans la société, à travers une remise en question de la langue et de son usage en société. Il est donc intéressant d’analyser quelles sont les demandes et les propositions féministes pour réussir un langage et une écriture non-sexistes. 2.1. Point de départ : femmes et langage La situation sociale en France a beaucoup changé et évolué tout au long de l’histoire. Par contre, les capacités des femmes pour gouverner, pour combattre et même pour exercer certains métiers prestigieux et considérés donc masculins, a été toujours remise en question par l’hégémonie engendrée par la dite « masculinité hégémonique »40, concept propre à la sociologie du genre et développé par Raewyn Connell dans le cadre d’une « théorie des rapports de genre » [social theory of gender] (1995 : 76 et ss.)41, est lié à une idée féministe fondamentale. D’une part, le concept d’hégémonie me semble « indéniablement utile », comme Raewyn Connell (2015) affirme, « pour penser les rapports de genre et surtout la manière dont les structures de pouvoir genré opèrent, se stabilisent et se modifient » ; d’autre, l’hégémonie ne cesse de se construire, de se renouveler et d’être contestée », ce qui arrive avec le discours féministe, qui le met en question dès le début. Selon le récit proposé par Éliane Viennot, le genre masculin a été longtemps regardé comme le genre le plus « noble », et un groupe d’intellectuels s’est occupé à modifier la langue pour qu’elle puisse représenter cette idée de supériorité et de prédominance du masculin sur le féminin (2014 : 65). Par exemple, la règle qui affirme que « le masculin l’emporte sur le féminin » a effacé la règle grammaticale de l’accord de proximité, qui était logique et simple. 40 Ce concept, propre à la sociologie du genre, est développé par Raewyn Connell dans le cadre d’une « théorie des rapports de genre » [social theory of gender] (1995: 76 et ss.), est lié à une idée féministe fondamentale. D’une part, le concept d’hégémonie me semble « indéniablement utile », comme Raewyn Connell (2015) affirme, « pour penser les rapports de genre et surtout la manière dont les structures de pouvoir genré opèrent, se stabilisent et se modifient »; d’autre, l’hégémonie ne cesse de se construire, de se renouveler et d’être contestée », ce qui arrive avec le discours féministe, qui le met en question dès le debut. 41 Cf. également son article « Hégémonie, masculinité, colonialité » (trad. Joëlle Marelli ». Genre, sexualité & société [en ligne], 13, printemps 2015 [URL : https://journals.openedition.org/gss/3429], consulté le 13 mai 2021. 17
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