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ESSACHESS – Journal for Communication Studies Les petites phrases ESSACHESS – Journal for Communication Studies dans la Volume 14 Issue 1(27), p. 183-202 © The Author(s) 2021 communication rioplatense Reprints and Permission: Ó ESSACHESS https://www.essachess.com/ DOI: 10.21409/essachess.1775-352x Damián FERNÁNDEZ PEDEMONTE Professeur des universités, Universidad Austral ARGENTINA e-mail: dfernandez@austral.edu.ar Monique VAUGHAN Doctorante, Universidad Austral ARGENTINA e-mail: monique_202@yahoo.com Résumé : Cet article cherche à décrire la fonction de la petite phrase dans les discours de deux politiciens de gauche, Cristina Fernández de Kirchner (CFK) en Argentine et José Mujica en Uruguay, et analyser l´écho de ces phrases dans les médias. Il s`agit d´étudier si leur usage dans le scénario politico-médiatique est un phénomène avec des mécanismes discursifs idiosyncratiques identifiables. Mots-clés : analyse du discours, aphorisation, petite phrase, José Mujica, Cristina Fernández de Kirchner Article received on the July 22, 2020. Article accepted on the June 2, 2021. Conflict of Interest: The author(s) declare(s) no conflict of interest.
184 FERNÁNDEZ PEDEMONTE & VAUGHAN *** Soundbite phrases in Rioplatense political communication Abstract: This article describes the linguistic function of sound bite phrases in the discourse of two Latin-American left-wing politicians, Cristina Fernández de Kirchner in Argentina and José Mujica in Uruguay, and analyzes the echo that these phrases have in the media. The purpose is to study whether their usage in the media- political scenario is a phenomenon with identifiable idiosyncratic discursive mechanisms. Keywords: discourse analysis, aphorisation, sound bite, José Mujica, Cristina Fernández de Kirchner *** Introduction Dans le présent contexte de la politique médiatisée, le discours politique circule dans un système hybride de médias (Chadwick, 2017), se livrant à un jeu de renvois entre les médias de masse et les réseaux sociaux. Ceci mène les leaders politiques, surtout en contexte de campagne électorale, à parler pour être cités dans les titulaires des journaux et dans les réseaux sociaux comme Twitter. Ce besoin d´avoir un impact sur la circulation des informations médiatiques et digitales est l´une des conditions de production de la communication politique contemporaine. L’anticipation aux routines de production des nouveaux médiateurs de déclarations politiques a fait réapparaitre l´usage de lemmes, apophtegmes et maximes, qui récupèrent la technique du slogan, caractéristique du marketing de campagne électorale. Néanmoins, la perspective du marketing et son emphase sur les cibles (targets) ne suffisent pas pour comprendre la fonction de cette stratégie dans la construction des collectifs et la dimension idéologique du discours1 (Verón, 1998b). L´objet de cet article est d´identifier la présence et étudier le fonctionnement d´un recours linguistique qui apparait dans le discours de deux leaders politiques du Rio de la Plata et qui fut étudié par une tradition de l´Analyse du Discours en tant que trait caractéristique du discours politique. Certes, la petite phrase est un dispositif qui fut définit et délimité conceptuellement par les auteurs de l´école française de l´Analyse du Discours (AD) fondée sur l´analyse empirique de pièces communicationnelles. La théorie de l´énonciation et la nouvelle rhétorique françaises ont largement influencé l´Analyse du Discours Politique Latino-Américain, et plus notamment celui du Rio de la Plata, à travers de la reconfiguration que propose Verón (1998a) dans sa théorie 1 Sigal, S. et Verón, E. (2003). Perón o muerte. Buenos Aires : Eudeba. Contrairement à l´idéologie qui est contenue dans l´énoncé, la dimension idéologique est le contenu implicite qui jaillit selon les conditions de production d´un certain type de discours.
ESSACHESS vol. 14, no. 1(27) / 2021 185 des discours sociaux. Cependant, aucune allusion n´est faite à l´usage actuel des petites phrases dans les analyses réalisées dans ce contexte de production scientifique. La question est de savoir si cette catégorisation décrit un recours en usage dans le discours des présidents latino-américains appartenant au cycle populiste de gauche. Le populisme comme catégorie, même si elle renferme plusieurs expressions idéologiques, a été utilisée pour caractériser une forme relativement stable de la communication politique (Casullo 2019 ; Fernández Pedemonte, 2018). Cette étude porte sur les discours de campagne des ex-présidents de l´Uruguay et l´Argentine, José Mujica et Cristina Fernández de Kirchner (CFK), qui peuvent s´inscrire dans le cadre du populisme en termes communicationnelles, même si leurs styles diffèrent considérablement. 1. Cadre théorique L´Analyse du Discours Politique se centre sur les dispositifs d´énonciation mis en scène dans les diverses situations de communication politique : la campagne électorale, la communication gouvernementale et la gestion des risques et des crises. Nous nous référons ici à la campagne électorale. En général, cet évènement est abordé sous une perspective professionnelle de marketing plutôt que sous une perspective discursive. L´école française d´analyse du discours (AD) a considéré le discours politique comme un domaine privilégié de l´analyse idéologique et rhétorique. Par AD nous entendons la production d´un groupe d´auteurs appartenant au champ dont l´émergence coïncide avec l´hégémonie du structuralisme et de la sémiologie, et qui se centre sur la production du discours selon le point de vue du sujet. Elle reçoit l´influence de Benveniste (1971) et ensuite de Foucault (1997). Ses principaux sujets d´études sont le dispositif d´énonciation, l’hétérogénéité énonciative et la polyphonie, les objets discursifs, la paraphrase et la reformulation, les genres discursifs, la présupposition, les connecteurs argumentatifs, l´analyse lexique du discours et les formations discursives (Vázquez Villanueva et al., 2019, p. 24). Cet article se repose sur les apports de deux de ses principaux exposants, Charaudeau (2005) et Maingueneau (2011, 2012, 2017). Comme indiqué auparavant, le populisme en qualité de nom commun de la science politique est imprécis et doit s´entendre ici comme un adjectif du terme « communication populiste ». C´est une stratégie de communication qui, en tant que telle, entraine la configuration d´un dispositif constitué par plusieurs éléments narratifs comme : un mythe d´origine, la construction d´un héros et ses antagonistes, et des points pivots (Fernández Pedemonte, 2018). A cet égard, la communication de CFK peut se classer comme populiste car elle a pu générer un conflit entre le peuple et les élites tout en adressant plusieurs demandes insatisfaites. Par ailleurs, la communication de Mujica peut s´interpréter comme populiste étant donné que le sujet
186 FERNÁNDEZ PEDEMONTE & VAUGHAN de son discours renvoie au peuple, ce qui est renforcé par l´utilisation d´un nous inclusif. La bibliographie établi un rapport entre la petite phrase et la polémique dans la mesure où son emploi sert à identifier partisans et adversaires conformément s´ils sympathisent ou non avec la phrase. La théorie des conflits est une théorie de portée intermédiaire qui est à la base des approches les plus recourus en communication politique (Borrat, 1995 ; Wolton, 1992 ; Muraro, 1997). Ainsi, Verón (1985) considère qu´un trait différentiel du discours politique est la polémique. Les divers discours politiques se disputent un espace de pouvoir là où ne peut qu´habiter un seul d´entre eux. Le discours politique est un contre-discours dont l´une des fonctions est de déconstruire le discours adversaire. La construction d´un ennemi est une des particularités essentielles du discours populiste. En partant de cette hypothèse de Laclau (2005), les Kirchners en Argentine ont essayé de distinguer leur discours de celui de leurs adversaires grâce à des opérations de contraste, des répliques aux opposants et même des sanctions à travers des actes de langage envers ceux qui encombraient les politiques publiques qu´ils visaient à établir. Mujica, par contre, appelle à des structures comme « la pauvreté », « la marginalité », la « vieillesse » pour construire cette altérité. Mujica a également pu rassembler les revendications populaires sous son leadership et peut se considérer comme faisant partie du populisme latino-américain de gauche. Mais contrairement à CFK, il a alterné un style adversatif avec un style conciliant. Dans une étude diachronique qui analyse un corpus de cinq discours de José Mujica entre 1985 et 2011, Vaughan (2014) identifie un « noyau invariant de valeurs » (Verón, 1985) qui reste stable tout au long de son champ discursif. L´auteure constate que « la construction de sa propre légitimation (…) se construit avec l´intérêt de l´énonciateur comme transfiguré par l´intérêt collectif » (Verón, 1987, p. 24). De plus, il y a une claire préférence de la part de Mujica d´utiliser la première personne du pluriel ou le « nous inclusif » dans ces discours. Cette étude sur la subjectivité dans l´énonciation de Mujica dévoile que le « je » se fond avec un « nous collectif » et qu´il existe une étroite identification de Mujica avec le peuple. Une révision de la littérature sur la petite phrase révèle que les définitions du terme « petite phrase » coïncident sur certains critères fondamentaux donnant lieu au suivant dénominateur commun : a) brièveté : elle est concise, relève l´essentiel et est associée à une image ; b) caractère mémorable : elle est mémorable, frappante et attire l´attention ; c) vaste audience : elle s´adresse à une communauté et à un auditoire universel ; d) extrait d´un texte : elle est une citation autosuffisante qui peut être détachée de son contexte, elle est destinée à la reprise et elle circule à l´intérieur d´autres énoncés ; e) fonction pragmatique illocutoire : elle est souvent associée à la polémique ; et, f) elle est coproduite par des énonciateurs clés dans le débat public et le champ politique (politiciens, journalistes et analystes). (Brasart, 1994, p. 106 ;
ESSACHESS vol. 14, no. 1(27) / 2021 187 Krieg-Planque, 2011, p. 27-40 ; Charaudeau, 2014, p. 75-76 ; Maingueneau, 2011, p. 34-47 ; McCallam 2000, p. 52-55 ; Verón, 1989, p. 119 ; 1991). 2 . Méthodologie Sur la base de la bibliographie et d´une lecture exploratoire d´un échantillon pilote, les indicateurs ont été spécifiés pour construire l´échantillon de petites phrases et analyser leur rôle dans l´énonciation politique, à partir de la perspective du sujet, c´est à dire, en termes de la construction de l´énonciateur, son ethos, le destinataire, et les opérations de différenciation et polémique dans le discours populiste. C´est une analyse comparée de deux corpus qui étudie le fonctionnement des petites phrases à trois niveaux : lexico-sémantique, syntactique et pragmatique. Notre hypothèse est que ces politiciens utilisent la petite phrase avec une fonction polémique de manière idiosyncratique, et qu´elles sont détachées du contexte par une procédure de rupture d´isotopie stylistique. Ceci implique un usage qui vise à marquer et encadrer des phrases par rapport au cotexte (le registre employé est altéré avant et après l´apparition de la phrase ou bien l´accent est mis sur la phrase par une collocation grammaticale inhabituelle), et des marqueurs discursifs qui mettent la phrase en valeur (l´énonciation est modifiée avec des pauses). 2.1. Échantillon Les petites phrases analysées ont été prises, premièrement, d´un corpus de quatre discours de caractère électoral prosélyte des ex-présidents José Mujica et Cristina Fernández de Kirchner (CFK), et deuxièmement, en tant qu´échantillon de contraste, d´une série de petites phrases qui ont été énoncées dans d´autres contextes ou bien prononcées à leur sujet. Il s´agit d´un échantillon qualitatif intentionnel. La technique de collecte de données a suivi deux étapes : pour les discours électoraux nous sommes allés du texte vers le contexte, et, pour les petites phrases, à l`inverse, du contexte vers le texte. Autrement dit, pour le premier cas nous avions d´abord choisi le texte, recoupé les petites phrases et suivi leur circulation. Pour les détecter nous avions utilisé le commun dénominateur présenté ci-dessus dérivé de la littérature sur ce type de constructions discursives. En revanche, l´échantillon de contraste a été recueilli de la presse et d´Internet, pour ensuite rétablir la situation d´énonciation. Le critère de sélection des discours a été contextuel. Dans le premier groupe de textes, pour le cas uruguayen, nous avons choisi un discours de campagne électorale prononcé par Mujica le 28 juin 2009 lorsqu´il gagna les élections internes du parti Frente Amplio et entra dans la course présidentielle. Dans le cas argentin, nous avons choisi le discours de lancement de campagne du 10 août 2011 de CFK pour sa réélection à la présidence. Nous avons pris en compte le fait que ces discours ont eu
188 FERNÁNDEZ PEDEMONTE & VAUGHAN un objectif de captation électorale, avec des fonctions de polémique, persuasion et renforcement de croyances (Verón, 1985), et qu´ils ont été repris par les médias en raison du contexte hautement médiatisé de la communication politique (Verón, 1989). Le contexte électoral a été choisi vis à vis de l´hypothèse –dérivée de l´état de la question– que c´est en époque de compétition électorale que les politiciens se confrontent le plus avec des expressions polémiques, et là où ils rapprochent le plus leur discours à celui des médias. Le deuxième groupe de textes correspond à une situation d´énonciation différente. Ce sont aussi des discours produits en campagne électorale, cependant, les énonciateurs maintenant sont légalement empêchés de présenter leurs candidatures à la présidence, avec la coïncidence que les deux présidents soutiennent les candidats de leur partis politiques, mais avec réserves et critiques. Ils ne laissent pas pour autant de faire campagne dans d´autres espaces : un entretien médiatique et un discours de gouvernement. Il s´agit d´analyser un entretien de Mujica pour CNN quatre jours avant les élections de 2014 et un discours de CFK le lendemain du premier tour de l´élection présidentielle de 2015. Dans les deux cas, les textes représentent deux variétés de discours électoraux, lorsque les énonciateurs sont eux-mêmes candidats –la campagne officielle–, rigoureusement réglementée, et l´autre, lorsqu´ils ne le sont pas –la campagne officieuse– (Verón, 1989, p. 115). La première a une intention clairement compétitive et prosélyte, tandis que la deuxième contient des textes qui ne répondent pas au genre de la harangue de campagne sinon à des situations de communication qui servent pour susciter des adhésions. Dans la campagne officieuse, les médias opèrent en tant qu´interface, lieux où la parole politique acquiert sa légitimité parce qu’elle répond à une demande de communication de la part des médias. Finalement, l´échantillon de contraste a été constitué par un ensemble de petites phrases prononcées à différents moments de leur abondante production discursive et longue relation avec les médias. Elles ont été choisies par rapport à leur impact, souvenir, polémique et circulation dans les médias, c´est à dire, parce qu’elles remplissaient les critères établis par la bibliographie. 3. Les contextes nationaux 3.1. José Mujica Le Frente Amplio (FA), le parti de gauche de l´Uruguay, est né en 1971 et a gouverné le pays pendant quinze ans. Avant son arrivée au pouvoir en 2004, le pays avait un système bipartidiste qui date de 1836, avec le Partido Colorado et le Partido Nacional, les partis les plus anciens du monde. La gauche rompt avec ce modèle historique lors des triomphes du FA, d´abord à l´Intendance de Montevideo en 1990 et puis à la Présidence en 2004 avec Tabaré Vázquez, et finalement en 2009 avec
ESSACHESS vol. 14, no. 1(27) / 2021 189 l´élection à la présidence de l´ex-guérillero tupamaro José Mujica. Participant soit comme candidat soit comme militant du FA, le personnage iconique de Mujica a toujours été au centre de la scène médiatique. Ses déclarations ont constamment été publiées, commentées et ont reçu des répliques. 3.2. Cristina Fernández de Kirchner (CFK) CFK a gouverné pendant deux périodes présidentielles consécutives (2007-2011 et 2011-2015), succédant dans le premier mandat à son mari Néstor Kirchner, qui est décédé le 27 octobre 2010. Sa force politique est le Frente para la Victoria (FPV), une coalition conformée principalement par le Partido Justicialista (péroniste) et d´autres partis minoritaires, dans laquelle CFK et son mari ont représenté une expression de la gauche péroniste, un mouvement populaire structuré sur l´État et un syndicalisme de droite comme articulateurs de l´identité des travailleurs. En résumé, Mujica et CFK appartiennent à deux mouvements de gauche rioplatenses2 avec une vocation de front et ils rejettent l´idée d´être classifiés sous la structure partisane de leurs respectifs pays. Nous considérons donc qu´il est pertinent d´établir une comparaison de leurs leaderships par les capacités qu´ils partagent, le discours de caudillisme3 qu´ils possèdent, les rituels publiques qu´ils pratiquent et le langage électoral qu´ils utilisent. Par ailleurs, au fil du temps ils maintiennent des remarquables capacités de persuasion et de captation clientéliste dans les secteurs plus marginaux à travers une singulière capacité oratoire. Alors que Mujica est un communicateur naturel charismatique, avec un style spontané, dramaturgique et télégénique ; CFK est une grande oratrice avec un style formel, construit et répété. Ils diffèrent, d´autre part, dans leur gestion du pouvoir. CFK a exercé un pouvoir vertical et Mujica un pouvoir horizontal. Alors que Mujica s´adresse à tout le monde, CFK parle uniquement aux siens. Mujica s´est montré intelligemment ouvert au plus grand nombre de médias nationaux, et surtout internationaux, tandis que CFK s´est isolée des médias nationaux et a utilisé la chaîne nationale de radiodiffusion pour contrebalancer la version des soi-disant médias hégémoniques. Ces deux leaders ont utilisé les petites phrases pour construire deux images et positionnements divergents. 2 Qui provient du Río de la Plata, le fleuve qui sépare l´Argentine de l´Uruguay. 3 Selon le dictionnaire Larousse, le caudillisme est un “phénomène social lié à l'histoire de l'Amérique latine depuis l'indépendance, il tire son nom de caudillo dont le sens premier est « chef militaire », mais aussi chef de bande, et même chef d'État. Terme plutôt positif à l'origine, il a peu à peu acquis une valeur péjorative, et le mot évoque désormais la violence, le pouvoir acquis par la force.
190 FERNÁNDEZ PEDEMONTE & VAUGHAN 4. Analyse 4.1. José Mujica Dans la campagne électorale de 2009, Mujica a adopté un style adversatif et conciliatoire à la fois. Ses idées libertaires lui ont permis un positionnement politique différent du traditionnel, ce qui lui a conféré une majeure liberté discursive. Il a développé un ethos d´homme ordinaire qui ignore les conventions bourgeoises pour réussir à s´identifier avec les plus humbles à travers une co-construction de son image. Charaudeau affirme à cet égard : « L´ethos est comme un miroir dans lequel se reflètent les désirs des uns et des autres » (2014, p. 67). Avec sa mise en scène, l´ethos qu´il construit d´ un personnage débraillé, jacasseur, simple et levier pour l´imaginaire social, ne correspond pas seulement à ce qu´attendent de lui ces auditeurs, mais aussi à l´image que construisent de lui les médias. Mujica utilise le discours médiatique pour divulguer ses idées et faire connaitre l´humanité de son personnage, pendant qu´il expose une panoplie de phrases courtes et frappantes qui sont connues à niveau local et international. Mujica est un aphoriseur (Maingueneau, 2012, p. 33) par le pouvoir de son statut et sa capacité de propager ses énoncés dans les médias. En plus, les médias le traitent tellement bien qu´ils n’ont pas fait circuler toutes ces gaffes et dérapages. Pendant la campagne officielle (Verón, 1992, p. 115) Mujica a déplié des discours militants et des harangues, caractérisés les premiers par leur stabilité et formalité, et les seconds, par leur appellation aux émotions et à l´humour. Cependant, ce furent ses interventions spontanées dans une campagne officieuse parallèle qui ont donné origine à la plupart de ses petites phrases. C´est là où Mujica se manifeste comme un « producteur politiquement incorrect de petites phrases en série » (Maingueneau, 2011, p. 53). En comparaison avec les autres candidats dans la course présidentielle, on constate un usage démesuré de petites phrases de la part de Mujica. Avec le passage du temps, le ton du débat public s´est détérioré aboutissant en une campagne négative, apparaissant les déclarations des deux candidats dans les portées des journaux uruguayens et ayant une importante couverture dans les médias rioplatenses en général. Des attaques ad personam de Luis Alberto Lacalle dénigrant le logement de son adversaire : « cette baraque-là où il habite » ; et Mujica répondant, à son tour, avec une autre attaque ad personam : « esprit arrogant et aristocratique de classe sociale détentrice, patrice de nom de famille composé, qui ressent la haine permanente ». Lors de la campagne il a exagéré un ethos caractérisé par la spontanéité et construit à partir d´une rhétorique de prétérition, recours qui consiste à nier que l´on cherche à se promouvoir. Mujica l´a utilisé en se discréditant lui-même comme candidat présidentiable par l´intermédiaire d´une petite phrase lancée dans la chaine argentine de télévision TN : « J´ai l`air désastreux, je ressemble un légumier ». Une autre phrase
ESSACHESS vol. 14, no. 1(27) / 2021 191 célèbre et polémique qui lui est attribué : « Comme je te dis une chose, je te dis une autre » qui a longtemps circulé dans les médias et dans la société, ayant une connotation négative qui visait son caractère instable. Mujica a dénoncé que la phrase avait été sortie de son contexte original puisqu´il l´avait dirigé à un législateur qui « tombait dans des contradictions ». Mujica s´est plaint du mauvais usage que les journalistes lui ont donné afin de « fabriquer des spéculations ». Une autre phrase connue provient d´un vieux proverbe gauchesque4 : « Naides es mas que naides » ou « personne ne vaut mieux que personne » qui plaide pour une société égalitaire. Il l´emploie pour commencer ses discours, l´isole avec théâtralité, des pauses ou une vocalisation élevée, et la rassemble avec d´autres syntagmes nominaux qui évoquent le républicanisme et les principes d´égalité, de fraternité, tolérance et liberté. 4.1.1. Premier discours de Mujica Dans son discours du 28 juin 2009 nous avons identifié 21 phrases détachables qui pourraient fonctionner comme des petites phrases, même si seulement quatre d´entre elles ont été reprises fréquemment par les médias : 1. (6:44) « Car il y a un noir au gouvernement des États Unis ! Car il y a Lula au Brésil ! Car il y a un indien en Bolivie ! » (6:53) 2. (7:00) « je représente ceux qui sont bien en bas » (7:05) 3. (7:13) « Mais bien sais-je que personne ne vaut plus que personne » (7:18), et, 4. (7:29) « je vous prie de tout cœur, le savoir n´est pas suffisant sans un cœur qui bat, sans la douleur, sans le zèle. Ce ne sont pas que les raisons, les raisons sont faibles s´il n´y a pas de passion, si elles n´ont pas de sentiment, si elles n´ont pas quelque chose qui nait des entrailles ! » (7 :56) En ce qui concerne le cotexte, les petites phrases 1, 2 et 3 sont liées par une même idée qui établit qu´un candidat peut être élu en dehors de la classe politique traditionnelle et que son origine sociale ne l´empêche pas de devenir président ; une idée qui fut reprise par les médias. Elles sont liées à un message d´égalité, qui est synthétisée dans l`aphorisation : « personne ne vaut plus que personne » qui conclut l´énonciation et marque une transition dans le discours. Mujica critique une société qui a construit des archétypes et accentue le fait que le monde a changé. La première petite phrase constitue un climax dans son discours lorsqu´ il exclame : Car il y a un noir aux États Unis ! Cette exclamation est accompagnée par un geste déictique 4 Adjectif qui dérive du mot gaucho. Selon le dictionnaire Larousse, le gaucho est le “gardien des grands troupeaux bovins d'Amérique du Sud, particulièrement dans les pampas.
192 FERNÁNDEZ PEDEMONTE & VAUGHAN ostensif et l´emphase est mise sur les sujets des trois segments nominaux : « un Noir », « Lula », « un Indien ». Au niveau syntactique, la longueur du passage excède la typique petite phrase mais la structure parallèle des trois segments nominaux les rend facilement mémorisables. Au niveau sémantique, son identification avec d´autres présidents d´origine humble évoque un futur semblable pour Mujica. Avec cette énonciation, il se définit comme un politicien atypique exclu de l’élite politique, qui ressemble à Lula, Obama ou Morales. Une isotopie syntactique et une redondance au niveau de la structure grammaticale sont observées. Cette petite phrase a été reprise par les médias dans le corps de plusieurs articles de la presse nationale, régionale et internationale. Le 28 octobre 2009, le journal français Le Monde a commencé un de ses articles avec cette phrase de Mujica, qui subit de petites altérations : « Un Noir gouverne aux États-Unis, un ouvrier métallurgiste au Brésil, un Indien en Bolivie, pourquoi pas moi en Uruguay ! » L´adjectif qualificatif « ouvrier métallurgiste » a été ajouté. Ces modifications semblent être une caractéristique de la petite phrase. A cet effet, Maingueneau (2012, p. 90) souligne que : « le sens de l´aphorisation ¨flotte¨ (…) est disponible pour les investissements les plus variés ». Effectivement, il a été vérifié que les journalistes adaptent ces aphorisations aux objectifs de leurs rédactions et au sens général qu´ils souhaitent retransmettre ; souvent, celui-ci ne correspond pas au message du texte source. Une petite phrase qui est apparu dans quelques titulaires est celle de : « Je représente ceux qui sont de bien en bas », réduite dans la presse à : « Je représente ceux d´en bas ». Avant d´énoncer emphatiquement cette petite phrase Mujica fait une longue pause. Il ferme cette énonciation avec une énergique répétition de « je sens de l´orgueil ! ». La phrase est mise en valeur avec un ton de voix descendant et doux, et par une rupture isotopique qui ferme son énonciation avec le proverbe égalitaire « personne ne vaut plus que personne », qui synthétise son idée essentielle. L´observation que fait Maingueneau à propos des altérations que subissent les petites phrases, se constate dans un article de la BBC5, dans lequel apparaissent les trois petites phrases commentées ci-dessus dans l´ordre inverse (3, 2, 1). Maingueneau (2017, p. 5) écrit : « many detached utterances have been extracted from texts (…) Most of the time the people who detach a fragment modify it, even when the original text is right next to it ». En outre, Maingueneau (2011, p. 46) illustre des altérations comme la disparition d’un terme ou l´addition de points de suspension accusateurs, en ajoutant que : « Le propre de l´aphorisation est de fonctionner de façon autonome, hors de son texte source ». 5 http://www.bbc.com/mundo/america_latina/2009/06/090628_0237_uruguay_internas_gm.shtml
ESSACHESS vol. 14, no. 1(27) / 2021 193 D´un côté, une rupture d´isotopie stylistique marque la présence de la petite phrase avec la déclaration prémonitoire « le monde est en train de changer » et introduit le texte où apparaissent les trois petites phrases signalées. De l´autre, à la fin de l´énonciation une autre rupture survient avec l´aphorisation « personne ne vaut plus que personne ». La rupture est identifiée à niveau des significations et du métalangage, et permet l´encadrement d´une idée-force du début jusqu´à la fin. Suivant cette phrase, il y a un changement de sujet et Mujica cherche motiver ses électeurs par voie des émotions pour qu´ils aillent voter. 4.1.2. Deuxième discours de Mujica Il s´agit d´un entretien avec Mujica le 22 octobre 2014 réalisé par la journaliste mexicaine Carmen Aristegui de la chaîne CNN Espagnol, quatre jours avant les élections présidentielles quand Mujica ne s´est pas présenté comme candidat dans la course électorale, tandis qu´il a partagé ses opinions dans les médias. Le 17 octobre 2014 le président Mujica fut accusé par l´opposition de violer la constitution par l´utilisation de son image dans un spot de campagne de son parti. Le lendemain, suivant les critiques et la menace d´un jugement politique, il est interviewé par le journal de gauche La República où il publie une note de page entière intitulée : « Mujica défend son droit à l´expression en matière de politique ». En dépit des critiques, Mujica a poursuivi sa participation indirecte dans la campagne en polarisant avec son propre candidat (Vázquez) et avec le candidat de l´opposition (Lacalle-Pou). Cette participation a irrité Lacalle-Pou, qui a critiqué la position partisane du président avec une déclaration qui fut publiée dans les titulaires uruguayens : « Mujica ne comprends pas : il est le président de tous ». Dans le texte de ce discours nous avons identifié 49 phrases détachables qui pourraient fonctionner comme des petites phrases, desquelles seulement 10 sont apparues répétées fréquemment dans les médias, dont les plus citées furent : (1:51) « Je ne suis pas pauvre. Je suis sobre, léger d´équipage, vivre avec le juste » (1 :58) (pause) ; (3:13) « Il me semble qu`il faut vivre comme les majorités (pause) et non pas comme les minorités » (3 :22) (pause et s´incline vers l´avant) ; (4:01) « Le président est un fonctionnaire (pause) que les gens ont choisi (pause) pour un moment, pour une étape. (Exclame) Personne ne vaut plus que personne ! (l´énonce emphatiquement) (4 :10) ; (4:54) « Mais dans la politique nous devons séparer. Ceux qui aiment beaucoup le fric il faut les déplacer de la politique, parce qu’ils sont un danger en politique » ; (6:31) « Si celles qui gouvernent sont les majorités, il faut essayer de se situer dans la perspective des majorités, et non des minorités » (6 :22) (il s´incline vers l´avant, il laisse tomber les s finales).
194 FERNÁNDEZ PEDEMONTE & VAUGHAN Le segment « léger d´équipage » est apparu dans un titulaire espagnol le 24 octobre de la manière suivante « Mujica s´en va léger de bagage ». Cette phrase est devenue le titre d´un livre de l´écrivain Malú Sierra, « Mujica, léger d´équipage ». Cette phrase apparaît dans des articles publiés en 2014 et 2015 qui énumèrent les phrases célèbres de Mujica. Mujica l´a aussi énoncée le 23 octobre sur la chaîne de télévision Telesur. La déclaration « vivre comme la majorité » apparait surtout dans le texte des articles intitulés avec la phrase « Si celles qui gouvernent sont les majorités, il faut essayer de se situer dans la perspective des majorités, et non des minorités. » Le fragment « il faut vivre comme la majorité » a été largement propagée. Un article publié le 28 octobre dans le journal La República a été intitulé « Jose ¨Pepe¨ Mujica : Les présidents nous devons vivre comme la majorité et non pas comme vivent les minorités ». Plusieurs journaux en Amérique Latine ont continué de citer cette phrase tout au long de 2015, même en incluant ses destinataires : « les politiciens doivent vivre comme la majorité, pas comme la minorité ». Encore une fois, son idée sur le républicanisme est synthétisée dans le proverbe « personne ne vaut plus que personne ». La phrase « Mais dans la politique nous devons séparer. Ceux qui aiment beaucoup le fric il faut les déplacer de la politique, parce qu’ils sont un danger en politique » a été reprise comme titulaire de plusieurs articles journalistiques, cependant, elle a été recoupée pour inclure le segment « Ceux qui aiment beaucoup le fric, il faut les déplacer de la politique ». Bien que dans le feu de la campagne électorale cette déclaration a pu être interprétée par l´opposition locale comme une attaque classiste, en réalité ce fut une critique générale de Mujica contre ceux qui ont une conception capitaliste de la politique. Cette phrase a été reprise et viralisée plus que toutes les autres. Elle est apparue comme titulaire sur CNN, dans deux journaux principaux de l´Uruguay, El Observador et La República, dans les journaux argentins Infobae, Telam, Ámbito Financiero, et autres, et dans les journaux du Chili, Espagne, Pérou, Mexique, et Honduras, entre autres. Cette phrase a occupé tous les titulaires d´articles qui ont fait référence à l´entretien de CNN. 4.2. Cristina Fernández de Kirchner (CFK) Dans la campagne de 2011, CFK a été réélue présidente avec le 54% de votes et une majorité absolue qui lui a permis d´éviter le ballotage. La candidate, encore en deuil pour le décès de son mari, ressort fortifiée par son veuvage. Elle fonde sa campagne sur les politiques publiques déjà réussis et non pas sur des promesses. Elle reçoit des critiques sur son autoritarisme et ses tentatives de contrôler la presse et les institutions républicaines, qui n´eurent aucune conséquence. En plus, le deuxième candidat du Parti Socialiste a entrainé 40 points derrière elle. En 2015, la campagne est bien différente car on lui est interdit poser sa candidature pour une nouvelle réélection. Les élections législatives de 2013 où le FPV a réduit
ESSACHESS vol. 14, no. 1(27) / 2021 195 son nombre de voix jusqu´à 33,60%, bloquant toute possibilité de réforme constitutionnelle pour autoriser une autre période à la présidente. CFK choisi comme candidat officiel à Daniel Scioli, le gouverneur de la populeuse Province de Buenos Aires, pour rivaliser avec le candidat indépendant allié aux partis traditionnels, Mauricio Macri. Bien qu´elle n´est jamais été convaincue par son candidat, il avait une ferme intention de vote d´après les sondages. 4.2.1. Premier discours de CFK Le premier texte est le discours de clôture de campagne des élections primaires, quand CFK annonce dans un acte publique son intention d´être réélue président (10 août 2011). La phrase la plus attendue, énoncée comme un titulaire de presse ou de journal télévisé fut : « Contez avec moi pour ce qu´il reste faire en Argentine » (5:16). Plusieurs médias comme La Nación ou Ámbito Financiero ont intitulé leurs articles avec cette citation textuelle. CFK a ajouté : « J´aimerais être le président de l´unité de tous les argentins ». Les journaux de l´intérieur du pays, El Territorio, La Voz et La Capital, ont intitulé leurs articles avec cette phrase. Il en fut de même dans les médias sur les portails de TV (chaine officielle Visión Siete), les radios (FM del Sol), et les médias natifs de l´internet (Elciudadanoweb). Ses phrases la situent comme serviteuse de la patrie qui prend la candidature avec sacrifice et responsabilité pour compléter la tâche déjà initiée, avec quoi beaucoup a été fait, mais, elle reconnait : « il reste encore beaucoup à faire ». Répondant à une critique latente de représenter un projet fondé sur l´avidité de pouvoir d´un groupe soutenu par des pratiques de corruption, elle affirme : « Ce projet politique a des valeurs qui n´ont pas une cotation en bourse mais il a des valeurs qui sont enracinées non seulement dans les argentins mais aussi dans la société globale ». Il s´agit d´une phrase qui est construite et énoncée (de manière emphatique, séparée des phrases antérieures et suivie d´un silence) pour être applaudie, et c´est peut-être pour cela qu´elle a été citée dans les médias Ámbito Financiero, El Territorio et La Capital. En continuant avec les métaphores financières aux connotations négatives qui lui permettent de se placer dans un système de valeurs contraire au capitalisme, elle affirme : « On ne peut pas vivre une vie à terme fixe ». C´est une phrase qui sera cité par les médias, quoique pas dans les titulaires mais à l´intérieur des articles qui ont couvert le discours : Ámbito Financiero, La Capital. En dénonçant le manque de générosité de l´opposition à l´heure de reconnaître les conquêtes de son gouvernement, elle ajoute : « Ne demandons pas des poires a l`orme » (13:45). Dans le même sens, elle promet plus de dialogue et d´unité parmi les argentins. Un style conflictuel avait caractérisé sa première présidence et celle de son mari, étant donné que leur respectives stratégies de construction du pouvoir s´étaient centrés sur le choix d´ennemis successifs comme le secteur agroalimentaire et les médias. C´est pour cela qu’ensuite de s´engager à une conciliation elle ajoute : « Et croyez-moi que j´ai une langue tranchante, une langue tranchante, je le sais » (14:28). Cette expression colloquiale accompagnée de gestes qui exagèrent le défaut est fêtée par la multitude. C`est un recours rhétorique par lequel elle s´exalte sous une
196 FERNÁNDEZ PEDEMONTE & VAUGHAN apparente disqualification. Dans le champ politique, d´autant plus quand il s´agit d´un leader féminin, un style firme et âpre n´est pas un défaut mais une vertu. Pour qu´il ne leur reste aucun doute à ses adversaires elle ajoute : « Je ne vais pas me faire maintenant la petite humble et la toute petite » (16:15). Dans cette section, CFK se dirige à un contre-destinataire, à l´opposition politique, dans laquelle elle situe toujours les médias. Elle fait aussi appel à une expression colloquiale quand elle fait référence à l´inversion de son gouvernement dans l´éducation publique gratuite dans tous les niveaux. « Hier je voyais la mobilisation des étudiants du Chili qui demandaient une éducation comme en Argentine et ma poitrine crevez d´orgueil. » (16:36), une phrase reprise par les journaux Clarín et La Nación qui fixent l´agenda en Argentine. La section suivante est centrée sur la mémoire de son défunt mari. Dans ses allocutions publiques, CFK se réfère à Nestor Kirchner comme « il », en utilisant ce pronom avec une intention mystifiante : « Quelle tête et cœur il avait qu´ils ne sont pas rentrés dans son corps qui a éclaté de tant se battre pour moi, de tellement me défendre, de tant m´aimer ». C´est un moment personnel, chargé d´émotions, tel que le connotent son ton de voix et les larmes aux yeux. Recevant une forte empathie de ses adeptes, elle reconnait : « Pardonnez-moi, parce que cela ressemble une séance thérapeutique. » Néanmoins, ces passages attirent l´attention des journaux Clarín et La Nación. Il en est de même avec la phrase suivante, qui avance sur l´élection d´un pro-destinataire qui reçoit avec plaisir une communication intime. « C´était le seul homme qui me rendait nerveuse. Certains m´ennuient, d´autres m´irritent, mais lui il arrivait à me rendre nerveuse ». La phrase est plus complexe qu´il n´y parait à première vue. Elle contient un contrat de lecture de symétrie, de confiance personnelle, mais aussi un métalangage de leadership féminin qui rivalise en forteresse avec le masculin et se positionne dans un lieu asymétrique de supériorité vis-à-vis des hommes. Elle renforce cette idée et ferme la section avec la mémoire de Néstor Kirchner : « Si j´étais le président courage, il fut le président militant ». Les deux phrases sont citées par Clarín. Vers la fin du discours elle retourne sur la critique à sa politique adversative : « La haine fait plus de mal à celui qui l´émet qu´au destinataire même » (26:23). Malgré les crises et les conflits qu´elle a subi dans son premier mandat, elle les a surmontés sans pertes d´adhésions : « Et voyez si j´ai passé de la turbulence, je pourrais même réclamer un poste de pilote à Aerolíneas Argentinas » (27:36). 4.2.2. Deuxième discours de CFK Alors que le discours d´août 2011 s´est inscrit dans la campagne officielle, celui- là correspond au domaine de la campagne officieuse (Verón, 1989, p. 115). C´est la première exposition publique de CFK après les élections générales où son candidat a perdu. Elle souligne qu´elle continuera d´être la présidente jusqu´au moment du transfert de pouvoir et qu´elle laisse un pays en plein développement. La petite phrase
ESSACHESS vol. 14, no. 1(27) / 2021 197 « Il paraît que les seuls qui ont de la famille sont les péronistes » (26:36) est reprise par les journaux La Nación, El Día, Diario Uno et Página 12. Elle cherche se positionner comme la promotrice du leadership féminin dans la politique argentine : « Quand j´étais petite les filles jouaient à la princesse, aujourd’hui les filles jouent à être président » (27:40), et rappelle la phrase traditionnelle : « Je crois que j´ai mis une pique en Flandre. Une femme président, réélue, a mis une pique en Flandre pour que les autres femmes le puissent faire (…) » (28:09). La construction de l´image de l´énonciateur comme femme, parfois héroïne faible (récemment veuve, harcelée par las corporations), parfois menaçante (« Il faut seulement craindre Dieu, et me craindre un peu ». Son discours revient à la compétition électorale avec ses adversaires, les reprochant de vouloir s`approprier de réussites sociales, sans même connaitre le langage : « Quand j´entends parler de programmes sociaux ça me fait hérisser les poils : il n´y en a pas » (32:54). Dans la conception de CFK ce sont des droits sociaux ; deux journaux populaires, Minutouno et Diario Popular, reprennent cette petite phrase. Pour CFK l´approche de l´opposition ne devrait pas être vraisemblable pour l´électorat, comme l´a construit l´axe de la campagne partisane pour le ballotage. « Et que personne ne se déguise de ce qu´il n´est pas » (37 :45). « Nous sommes ce que nous sommes, mais nous sommes. On n´est pas une chose un jour, et une autre, l´autre » (38:04). Sur la même ligne, et cette fois du côté de l´opposition, CFK rappelle, avec un langage colloquial, quelques lois clef qu´elle a promues et que l´opposition n´a pas appuyé. « Ils nous avaient recommandé de payer au comptant au juge américain Griesa, sans broncher et silencieux » (39:33). Elle renvoi au juge qui a prononcé le jugement contre l´Argentine dans une cause suivie par des créanciers de la dette du pays. « Ces choses-là ne sont pas des blagues argentines. Ce ne sont pas des sujets ou on peut dire avec légèreté un jour, je suis contre, et le lendemain, je suis pour. Après, tu ne peux pas dire je me repens, car tu sais ce qui se passe : toi tu le regrettes, mais 40 millions d´argentins sont emmerdés » (40:16). Cette phrase, de même que son registre grossier, a été citée par plusieurs médias : La Voz, Diario Popular, La Nación, Minutouno, Los Andes, La Prensa. Pour conclure son fil argumentatif, elle ajoute : « Que l´arbre ne cache pas la forêt ». Elle a aussi formulé des critiques envers son propre candidat, en le responsabilisant du résultat négatif parce qu’il a promis d´augmenter les retraites, et en supposant que les gens ne lui ont pas cru « Vous savez pourquoi ? Les argentins ne mangent pas de verre » (47:15). Cette petite phrase a plu et a été reprise par les deux médias officiels, Página 12 et Diario Popular. Avec ses petite phrases CFK répond, réfute, se situe dans une position supérieure vis-à-vis de son antagoniste, le contre destinataire de son discours. Les médias représentent son principal adversaire et le blanc de ses phrases. Par exemple, quand elle a présenté sa candidature à la présidence, et que son mari vivait encore, les médias
198 FERNÁNDEZ PEDEMONTE & VAUGHAN spéculaient sur un plan matrimonial pour se perpétuer au pouvoir en se succédant dans le gouvernement. Elle réfute avec la phrase « Le pouvoir n´est pas un acquêt » (9 octobre 2007). Durant cette même époque elle conteste les critiques reçues de son ostentation avec des habits élégants et sa joaillerie (faiblesse qu´elle partage avec Evita Perón, leader féminine du péronisme) : « Devrais-je me déguiser de pauvre pour être considérée une bonne dirigeante politique ? » (25 octobre 2007). Quand les médias commencent à parler de sa réélection après la mort de son mari, elle traduit dans une phrase colloquiale la demande de ne pas trop spéculer : « Ne vous faites pas d´illusions » (2 mars 2011). Dans un discours de campagne la même année, face aux exigences d´investissements sociaux majeures de l´opposition, elle déclare : « En Argentine tout le monde est socialiste avec l´argent des autres » (21 décembre 2011), en allusion à une phrase libérale sur le socialisme. Celle-ci et d´autres petites phrases furent reprises par des fonctionnaires en plus de se propager dans les médias. Effectivement, un des messages de la communication politique kirchneriste fut le verticalisme. CFK réglais tous les débats internes et exprimait le dernier mot sur les sujets publics débattus dans les médias, dans les discours transmis en directe par la chaine nationale de radiodiffusion (voir: « Il faut seulement craindre Dieu, et me craindre un petit peu » (6 septembre 2012). Les fonctionnaires se reposaient sur ce script. Un autre exemple fut sa définition des protestes du secteur agroalimentaire – un secteur aisé de la société– à cause de la hausse d´impôts, qu´elle a qualifiées comme « grèves de l´abondance » (25 mars 2008). Sa nature adversative s´observe clairement dans une autre phrase qui peut être interprétée comme un acte manqué. Une personne du public lui crie « génie » et elle répond : « Si j´étais un génie j´en ferais disparaitre quelques-uns, comme le font les génies » (19 janvier 2015). En Argentine l´idée de faire disparaitre une personne, au- delà du sens littéral d´un acte magique, invoque des souvenirs de la disparition forcée de milliers de personnes pendant la dictature militaire. D´autres petites phrases furent amusantes, même si ce n´est pas pour cette raison qu´elles ont cessé d´être polémiques : « Je me sens un peu Napoléon » (1 mars 2012) lorsqu´elle a lancé une réforme du Code Civil. D`autres ont été récupérées par le marketing électoral, réapparaissant dans des affiches et des spots et même dans des organismes publics : « Ce ne fut pas de la magie » s´agissant des succès remportés par son gouvernement.6 La plupart de petites phrases identifiées ont signifié une rupture d´isotopie stylistique par rapport au cotexte à plusieurs niveaux. Dans une perspective syntactique, ce sont des phrases avec une unité de sens, placées au début de paragraphes et qui succèdent un silence dans l´oralité. Dans une perspective paralinguistique, elles sont accompagnées d´un ton élevé, une tonalité émotive, une 6 https://www.youtube.com/watch?v=K5JCGlklI98
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