Edgar Allan Poe - Extraordinaires - DOSSIER PEDAGOGIQUE
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Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées Direction Laurent Pelly - Agathe Mélinand DOSSIER PEDAGOGIQUE Edgar Allan Poe - Extraordinaires Adaptation Agathe Mélinand D’après la traduction de Charles Baudelaire Mise en scène Laurent Pelly Création octobre 2013
2 Sommaire Distribution 3 Note d’intention 4 Sur le spectacle 5 Sur la mise en scène 6 Edgar Allan Poe : sa vie, son œuvre 7 Edgar Poe par Charles Baudelaire - extraits 12 Nouvelles choisies 18 Extraits choisis 19 Le mur d’images 25 Un spectacle en cours d’élaboration 28 Repères biographiques 31
3 Distribution Mise en scène, décor et costumes Laurent Pelly Adaptation Agathe Mélinand Lumières Paul Boggio Son Aline Loustalot Maquillage Suzanne Pisteur Accessoires Jean-Pierre Belin Assistante à la mise en scène Caroline Chausson Réalisation des décors Ateliers du TNT, sous la direction de Claude Gaillard Réalisation des costumes Ateliers du TNT, sous la direction de Nathalie Trouvé Avec la promotion 2012-2013 de l’Atelier volant Clément Durand Gérôme Ferchaud Antoine Raffalli Jeanne Piponnier Matthieu Tune Sabine Zovighian Durée estimée 1h30 Production TNT – Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées
4 Note d’intention Après Cami, la vie drôle ! et J’ai examiné une ampoule électrique et j’en ai été satisfait de Daniil Harms, Laurent Pelly et Agathe Mélinand inventent de nouveau un spectacle sur mesure pour les six comédiens de l’Atelier volant. C’est dans les mondes surnaturels d’Edgar Allan Poe qu’ils s’en vont voyager… Des châteaux sinistres au milieu de paysages désertiques, des personnages solitaires, déséquilibrés, pris dans des tempêtes effrayantes, des eaux mortes, des ensevelissements prématurés, bref tout un décor à l’image du caractère névrosé de son auteur… Mais il serait plus que réducteur de résumer ainsi l’univers de Poe. Car Edgar Allan Poe rit avant tout, tantôt de lui-même, tantôt des autres, tantôt des deux à la fois, il raille cette mode du conte fantastique du début du XIXe siècle tout droit venu du vieux continent européen. Pour échapper à sa propre folie latente, il actionne la soupape de sécurité de la drôlerie et compose une atmosphère étrange, calme, que rien ne trouble, pas même l’horreur. Charles Baudelaire, son infatigable traducteur, l’appelait « l’écrivain des nerfs ». Oui, avec Poe, on est constamment ballotté entre épouvante, fou rire, effroi et incrédulité. Quand il hallucine, il ne délire jamais, sa logique est implacable et son humour naît de l’art du constat du réel. Quoi de plus absurde que le réel ? En détournant ses peurs et les nôtres, il serait l’inventeur de l’humour noir, déviant le cauchemar vers le grotesque. On pourrait voir ce spectacle comme le côté sombre du Songe d’une nuit d’été, comme le revers obscur de l’imaginaire. Là où Shakespeare ramène l’onirisme dans la lumière, dans la joie, Poe le tire dans un romantisme sombre, vers l’ombre et les ténèbres. Quand l’un nous entraîne dans un monde féérique et merveilleux, l’autre nous invite dans un cauchemar sublimé, à la beauté mystérieuse et envoûtante. Mais l’un et l’autre ont cet humour décalé, libre, satirique, pour raconter l’Humain dans sa folie… Agathe Mélinand – Laurent Pelly / mai 2013
5 Note sur le spectacle On fait souvent la connaissance d’Edgar Allan Poe à l’adolescence. Ce fut mon cas et je me souviens qu’à dix-sept ans cela m’avait beaucoup excitée-fascinée. Car Edgar Poe vit jeune et meurt jeune… Il a des peurs et des bonheurs exacerbés comme les adolescents… C’est, comme dit Baudelaire, l’écrivain des nerfs mais c’est avant tout, un poète … qui discute souvent avec le Démon. D’où l’intérêt pour moi et mon désir de composer ce spectacle pour les jeunes acteurs de l’Atelier volant. En travaillant sur Poe maintenant que je n’ai plus dix-sept ans, je suis surtout frappée par le génie éclatant, par l’humour, le grotesque, par la folie. Une sorte de folie froide à l’anglaise pour l’un des tous premiers auteurs américains. Une folie mathématique que Baudelaire qualifie de scientifique et dont la vague tout à coup explose charriant dans les tourbillons du maelstrom le corps ballotté du vivant. Le spectacle est composé comme des portes qui s’ouvrent tels des yeux sur des cauchemars trop réels… Il est ce que m’évoque, d’une manière totalement subjective l’œuvre protéiforme d’Edgar Allan Poe. Récurrence de thèmes obsessionnels arrachés à la vie du poète, fantasmes, visions, délires, souvenirs, perte de la femme aimée et irremplaçable enlevée par la mort, solitude, terreurs, alcool, magnétisme et ameublement… Et quelle chance d’avoir la traduction de Charles Baudelaire. Avec cette langue si ronde, puissante, terrifiante, tendre, drôle… Rencontres de deux poètes, de deux génies… En faisant ce travail, j’écoute les symphonies de Haydn surtout la London et The Clock et cette musique, qu’aurait pu écouter Poe, est aussi mystérieuse, romantique et noire que l’œuvre du poète. Agathe Mélinand
6 Note sur la mise en scène Qu’est ce qui vous a séduit dans l’univers d’Edgar Allan Poe ? Laurent Pelly : Dès l’origine, nous avons souhaité impliquer les comédiens de l’Atelier volant à la fabrication d’une forme. Nous avons travaillé sur cette œuvre protéiforme à la fois extrêmement riche et rêveuse reflétant des images infinies qui constituent l’univers obsessionnel d’Edgar Allan Poe. Quelles images se sont imposées à vous au moment de la création ? LP : L’obscur, le mystère, la tension, la peur, l’obsession de la mort une certaine forme d’humour. Plonger dans l’univers de Poe, c’est comme embarquer à bord d’un train fantôme, nous pénétrons à grande vitesse dans un univers sombre et effrayant peuplé de créatures étranges et nos cris de peurs se superposent à nos éclats de rire. La présence du fantastique a-t-elle eu une influence sur vos choix esthétiques ? LP : Bien sûr. Je suis dans une démarche de travail collectif avec les comédiens de l’Atelier volant. Nous nous imprégnons ensemble de l’œuvre adaptée par Agathe Mélinand puis nous imaginons une forme dramaturgique et scénographique. Métaphoriquement, la forme de cette pièce est celle d’un « kaléidoscope onirique ». Le kaléidoscope réfléchit à l’infini et de manière fortuite des images. A partir d’un nombre fini d’éléments, nous pouvons créer un nombre indéfini de combinaisons. Dans ce spectacle, les images sont des successions de visions. Nous ignorons si ces jeunes gens sur le plateau sont des créatures, des esprits ou des fantômes. Où est Edgar Allan Poe dans ce spectacle ? LP : Il est partout. Il est dans les personnages et les survole. Propos recueillis en septembre 2013
7 Edgar Allan Poe : sa vie, son œuvre Journaliste, inventeur, poète, romancier, Poe est surtout connu comme auteur de contes, dans lesquels une imagination morbide, inquiète, jointe à l’emploi de la science-fiction, préfigure certaines tendances de la littérature du xxe s. Aux États-Unis, sa réputation fut longtemps médiocre. C’est l’étranger, surtout la France, qui fit sa fortune littéraire. Découvert en 1848 par Baudelaire, qui le traduit et voit en lui son double, Edgar Poe devient pour Baudelaire, puis pour Mallarmé et Valéry le prototype de l’archange maudit. « Les États-Unis, écrit Baudelaire, ne furent pour Poe qu’une vaste prison qu’il parcourait avec l’agitation d’un être fait pour respirer dans un monde plus normal que cette grande barbarie éclairée au gaz ; sa vie intérieure, spirituelle de poète et même d’ivrogne n’était qu’un effort pour échapper à cette atmosphère antipathique.» Il y a chez Poe ce qui marque la littérature sudiste jusqu’à Faulkner : le flamboyant souci «de l’agonie et de la rhétorique ». Les expériences de la jeunesse Poe naît d’une famille d’acteurs ambulants. Le père, alcoolique et tuberculeux, meurt très tôt, léguant l’alcool, qui marque les trois enfants et hante Edgar. Quelques semaines après sa naissance, sa mère quitte la puritaine Boston pour le Sud. Poe grandit dans la misère et la splendeur des accessoires de théâtre. Chaque soir, sa mère revêt la pourpre des héroïnes de Shakespeare. Cette mère éternellement réincarnée le hantera toute sa vie. Poe a trois ans quand elle meurt de tuberculose. C’est son premier cadavre de femme. Le théâtre de Richmond (Virginie), où elle jouait, brûle symboliquement quelques jours plus tard. Le feu et la mort resteront les thèmes favoris de Poe. Abandonné à la charité publique, celui-ci est recueilli par de riches négociants de Richmond, les Allan. Il devient Edgar Allan – double identité décrite dans William Wilson (1839), symbole d’un divorce intérieur. Cet introverti porte un double en lui, singularité qu’il exploite sur le mode romantique : William Wilson le débauché porte en lui le
8 double angélique. L’adoption fait de Poe un sudiste. Les États-Unis ont alors à peine vingt ans. Ils ne sont plus une colonie, mais ne sont pas encore une nation. Tout y dépend encore des liens avec la Grande-Bretagne. Après Waterloo et la guerre ouverte contre l’Angleterre, M. Allan, pour relancer ses affaires d’import-export, s’embarque en 1815 pour Londres avec sa femme et Edgar. Ce dernier y restera quatre ans, dans une pension de Stoke Newington, décrite romantiquement dans William Wilson. C’est déjà le décor de la « maison Usher », du « vieux et mélancolique château héréditaire ». Quand il rentre à Richmond, en 1820, ce fils de famille joue les esthètes et les dandys. À l’université de Virginie, comme il le raconte dans l’autobiographique William Wilson, il joue, boit et s’endette. M. Allan se fâche. Poe fugue en mars 1827. Poe a dix-huit ans et n’a rien dans les poches ; il publie alors anonymement une plaquette de vers romantiques, Tamerlane and Other Poems. « Je suis jeune, écrit-il, et je suis irrémédiablement poète. » En 1827, Poe s’engage comme soldat dans l’armée fédérale sous le nom d’Edgar A. Perry. Il est cantonné en Caroline du Nord, exactement où il situera l’action du Scarabée d’or. Distingué par ses supérieurs, il entre à West Point, dont il est exclu en 1831. L’orphelin chassé se réfugie chez une sœur de son vrai père, Maria Clemm, qu’il appellera toujours « maman » et dont il épousera en 1836 la fille Virginia. Son second recueil de poèmes, Al Aaraaf, n’a pas eu de succès. Poe vit très pauvrement, dans un garni de Baltimore. Les contes d’un journaliste enquêteur qui préfigurent la littérature policière et la science-fiction Un journal local offrant un prix de 100 dollars pour une nouvelle, Poe, aux abois, envoie six textes et gagne le prix pour Manuscrit trouvé dans une bouteille (1833). Puis il devient directeur d’une revue de Richmond, The Southern Literary Messenger. « J’ai une belle perspective de succès », écrit-il. Mais, pris d’une crise d’éthylisme, il déserte en plein succès (1837). Sa vie connaît désormais ce rythme cyclothymique. Il dirige successivement le Burton’s Gentleman’s Magazine, puis le Graham’s Magazine à Philadelphie, et le Broadway Journal à New York. Il réussit toujours, mais doit chaque fois s’en aller à la suite d’une crise d’alcoolisme. Il n’est pas un solitaire, comme le prétend Baudelaire. Rédacteur en chef, journaliste lancé, il fréquente les salons de Richmond, de Philadelphie, de New York. Il affiche, comme le Sud, des idées de droite,
9 contre la démocratie nordiste (Dialogue avec une momie). Et son art, imité du gothique européen, reflète les goûts de l’aristocratie sudiste. Ce qui n’empêche pas Poe de discuter avec Dickens, en 1842, d’un projet de copyright international pour protéger la jeune littérature américaine. Il peut paraître surprenant qu’un esthétisme décadent, imité de l’Europe, soit aux origines de la jeune littérature américaine. Cela s’explique par la présence d’une vieille société coloniale au cœur de la nouvelle nation. Pour plaire à son public, Poe doit transposer et « faire Européen » : il transpose à Paris un fait divers new-yorkais, l’affaire Mary Rogers, en le Mystère de Marie Rogêt. Mais ce goût du déguisement, du « gothique » correspond aussi à son tempérament, comme sa préférence pour la nouvelle trahit son sens de journaliste. Reporter, chroniqueur, journaliste, Poe ne sait pas faire de roman. Après l’échec du roman Gordon Pym (1838), il renonce à Julius Rodman. Il est homme de conte, épris de rapidité : « Les hommes d’aujourd’hui, écrit-il, ont besoin de choses brèves, courtes, bien digérées, en un mot de journalisme au lieu de dissertations. » La plupart de ses contes ont d’abord été publiés comme des comptes rendus réels d’expériences scientifiques : Révélation magnétique et le Cas de M. Valdemar. Fasciné comme tous ses contemporains par les phénomènes électriques et magnétiques, par les sciences à la limite de la physique et du spiritisme, Poe traite de la phrénologie, des tables tournantes, de la cryptographie, de la médecine, de l’astrologie et rassemble dans le Mille Deuxième Conte de Schéhérazade toutes les merveilles du monde moderne. Il aime étonner, truffer ses textes de citations savantes, de mots rares. Ce goût de la sensation le pousse même à démonter ses propres effets. En 1845, le poème le Corbeau connaît un succès sans précédent, et son refrain, « Nevermore » (jamais plus), inspire déjà acteurs et peintres. Mais Poe démontre dans la Genèse d’un poème que le Corbeau résulte non pas d’une inspiration géniale, mais d’une construction consciente à partir de certains effets de voyelles. « Pour moi, écrit-il, la première des considérations est celle d’un effet à produire. » La forme devient l’essentiel, art poétique qui séduira Mallarmé, puis Valéry, parce que définissant l’art comme la conscience de l’adéquation parfaite de la rhétorique et de la volonté. S’avouant « ingénieur littéraire », Poe est effectivement un poète rhétoricien dont les vers ont, comme dans le Corbeau et dans Annabel Lee, la perfection d’une belle mécanique, d’une boîte à musique assez artificielle.
10 Chez lui, le journaliste se double d’un enquêteur. Dans le Mystère de Marie Rogêt ou dans le Joueur d’échecs de Maelzel, Poe élucide des « affaires » célèbres. Cela le conduit à devenir l’inventeur du roman policier dans ce qu’il appelle des « contes de ratiocination » : La Lettre volée, Double Assassinat dans la rue Morgue ou Le Scarabée d’or. Dans ces contes, selon un procédé repris plus tard par Conan Doyle et Agatha Christie, l’auteur commence à accumuler les énigmes. Ni le public, ni le lecteur ne comprennent plus. Mais Dupin, détective privé, démontre que l’invraisemblance même du crime de la rue Morgue dicte la seule solution possible : le crime n’est pas l’œuvre d’un homme. Le détective n’a plus alors qu’à encaisser les bénéfices. L’application systématique d’une technique de la sensation poussée jusqu’au morbide Pionnier de la science-fiction et du roman policier, Poe trouve à ces exercices de brio intellectuel un plaisir qui le rassure. Cette maîtrise dans le crime, on la retrouve dans La Barrique d’Amontillado et dans Hop-Frog, où l’auteur trouve dans la virtuosité l’oubli de sa propre névrose. Mais Poe est aux abois. Ses soucis financiers, ses fugues, son alcoolisme expriment une névrose qui inspire des contes de terreur. Publiées d’abord en feuilletons, puis en volumes dans Tales of the Grotesque and Arabesque (1840) et dans The Prose Romances of Edgar Poe (1843), ses meilleures nouvelles sont inspirées des romans gothiques anglais. Le conte de terreur est au cœur du romantisme anglais. Le héros est isolé dans une atmosphère angoissante (La Chute de la maison Usher ou Le Puits et le pendule), qui crée un envoûtement, un suspens. Mais, au contraire des romanciers gothiques, Poe ne cherche pas à faire croire à la réalité de ce monde, qu’il présente comme « psychologique ». C’est un simple détail, l’éclat d’un sourire, l’œil d’un vieillard, une tache blanche sur un chat noir, qui prend peu à peu, pour l’esprit malade du héros, une signification anormale. Le héros charge l’objet d’une signification terrifiante et se perd lui-même (Le Chat noir, Le Cœur révélateur). Le conte de Poe est le contraire du conte de terreur classique : au lieu de jeter un individu normal dans un monde inquiétant, l’auteur jette un individu inquiétant dans un monde normal. C’est la névrose qui déclenche l’horreur : absorbé par les dents de sa femme, Ægus descendra dans la tombe arracher au cadavre ses trente-deux dents (Bérénice). Contre sa peur névrotique, Poe s’est construit un esthétisme de dandy (La Philosophie de l’ameublement, Le Domaine d’Arnheim), où il se barricade en vain. Ce parfait
11 décadent inspire les symbolistes, parce que son mal est à la fois sa perte et son génie. Poe partage avec son époque l’idée que tout ce qui n’est pas clair est inquiétant et suspect. À l’obscurité psychologique, il ajoute la noirceur morale. La névrose est pour lui une « perversité » (Le Démon de la perversité) qui condamne à mort. La mort est ce qui fascine et terrifie le plus Poe : parce que ce n’est pas un état stable. Il y a la vie dans la mort des Enterrés vivants et la mort dans la vie des cadavres en catalepsie (Le Cas de M. Valdemar). Poe est nécrophile par peur du néant. Dans Perte d’haleine ou dans l’Homme qui était usé, il évoque le lent dépècement du corps expulsé bout par bout vers une damnation où l’attend l’Enfer ou la Femme. Car la Mort et l’Amour, Thanatos et Éros, sont indissolublement liés chez lui, qui écrit : « Je ne pouvais aimer que là où la mort mêlait son souffle à celui de la beauté », ou encore : « Le plus beau sujet du monde est la mort d’une jeune femme. » Poe attend de la mort une transfiguration spirituelle de type platonique (Dialogue d’Eiros et Charmion). Dans Le Portrait oval, un artiste tue sa femme d’épuisement, à force de la peindre pour qu’elle devienne « telle qu’en elle-même enfin l’éternité la change ». Inspiré par Swedenborg, le transcendantalisme, la vogue du spiritisme, Poe écrit Révélation magnétique, puis, à la fin de sa vie, Eureka (1848), poème cosmogonique, à propos duquel il écrit : « J’ai résolu le secret de l’univers. » Mais déjà, fasciné comme Gordon Pym par le blanc mystique, il s’embarque en septembre 1849 pour l’une de ses errances alcooliques. Retrouvé inanimé dans la rue, il meurt le 7 octobre 1849 à l’hôpital de Baltimore.
12 Edgar Poe par Charles Baudelaire - extraits La période créatrice d’Edgar Allan Poe dont le résultat fut quatorze volumes où se trouvèrent réunis poèmes, nouvelles, romans, essais, critiques et correspondances, dura vingt deux ans ; Charles Baudelaire, de son côté, passa près de dix-sept ans à traduire la majeure partie de l’œuvre. La famille de Poe était une des plus respectables de Baltimore. Son grand-père maternel avait servi comme quarter-master-general dans la guerre de l’indépendance […]. David Poe, père d’Edgar et fils du général, s’éprit violemment d’une actrice anglaise, Élisabeth Arnold, célèbre par sa beauté ; il s’enfuit avec elle et l’épousa. Pour mêler plus intimement sa destinée à la sienne, il se fit comédien et parut avec sa femme sur différents théâtres, dans les principales villes de l’Union. Les deux époux moururent à Richmond, presque en même temps, laissant dans l’abandon et le dénuement le plus complet trois enfants en bas âge, dont Edgar. Edgar Poe était né à Baltimore, en 1813. — C’est d’après son propre dire que je donne cette date, car il a réclamé contre l’affirmation de Griswold, qui place sa naissance en 1811. — Si jamais l’esprit de roman, pour me servir d’une expression de notre poète, a présidé à une naissance, — esprit sinistre et orageux ! — certes il présida à la sienne. Poe fut véritablement l’enfant de la passion et de l’aventure. Un riche négociant de la ville, M. Allan, s’éprit de ce joli malheureux que la nature avait doté d’une manière charmante, et, comme il n’avait pas d’enfants, il l’adopta. Celui-ci s’appela donc désormais Edgar Allan Poe. Il fut ainsi élevé dans une belle aisance et dans l’espérance légitime d’une de ces fortunes qui donnent au caractère une superbe certitude. Ses parents adoptifs l’emmenèrent dans un voyage qu’ils firent en Angleterre, en Écosse et en Irlande, et, avant de retourner dans leur pays, ils le laissèrent chez le docteur Bransby, qui tenait une importante maison d’éducation à Stoke-Newington, près de Londres. […]
13 Il revint à Richmond en 1822, et continua ses études en Amérique, sous la direction des meilleurs maîtres de l’endroit. À l’université de Charlottesville, où il entra en 1825, il se distingua non-seulement par une intelligence quasi miraculeuse, mais aussi par une abondance presque sinistre de passions, — une précocité vraiment américaine, — qui, finalement, fut la cause de son expulsion. […] Quelques malheureuses dettes de jeu amenèrent une brouille momentanée entre lui et son père adoptif, et Edgar — fait des plus curieux et qui prouve, quoi qu’on ait dit, une dose de chevalerie assez forte dans son impressionnable cerveau, — conçut le projet de se mêler à la guerre des Hellènes et d’aller combattre les Turcs. Il partit donc pour la Grèce. — Que devint-il en Orient ? qu’y fit-il ? Étudia-t-il les rivages classiques de la Méditerranée ? — pourquoi le trouvons-nous à Saint-Pétersbourg, sans passe-port, compromis, et dans quelle sorte d’affaire, obligé d’en appeler au ministre américain, Henry Middleton, pour échapper à la pénalité russe et retourner chez lui ? — on l’ignore ; il y a là une lacune que lui seul aurait pu combler. La vie d’Edgar Poe, sa jeunesse, ses aventures en Russie et sa correspondance ont été longtemps annoncées par les journaux américains et n’ont jamais paru. Revenu en Amérique en 1829, il manifesta le désir d’entrer à l’école militaire de West- Point ; il y fut admis en effet, et, là comme ailleurs, il donna les signes d’une intelligence admirablement douée, mais indisciplinable, et, au bout de quelques mois, il fut rayé. — En même temps se passait dans sa famille adoptive un événement qui devait avoir les conséquences les plus graves sur toute sa vie. Mme Allan, pour laquelle il semble avoir éprouvé une affection réellement filiale, mourait, et M. Allan épousait une femme toute jeune. Une querelle domestique prend ici place, — une histoire bizarre et ténébreuse que je ne peux pas raconter, parce qu’elle n’est clairement expliquée par aucun biographe. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’il se soit définitivement séparé de M. Allan, et que celui-ci, qui eut des enfants de son second mariage, l’ait complètement frustré de sa succession. La misère le fit quelque temps soldat, et il est présumable qu’il se servit des lourds loisirs de la vie de garnison pour préparer les matériaux de ses futures compositions, — compositions étranges, qui semblent avoir été créées pour nous démontrer que l’étrangeté est une des parties intégrantes du beau.
14 Rentré dans la vie littéraire, le seul élément où puissent respirer certains êtres déclassés, Poe se mourait dans une misère extrême, quand un hasard heureux le releva. Le propriétaire d’une revue venait de fonder deux prix, l’un pour le meilleur conte, l’autre pour le meilleur poème. Une écriture singulièrement belle attira les yeux de M. Kennedy, qui présidait le comité, et lui donna l’envie d’examiner lui-même les manuscrits. Il se trouva que Poe avait gagné les deux prix ; mais un seul lui fut donné. Le président de la commission fut curieux de voir l’inconnu. […] Il fit faire à Poe la connaissance d’un M. Thomas White, qui fondait à Richmond le Southern Literary Messenger. M. White était un homme d’audace, mais sans aucun talent littéraire ; il lui fallait un aide. Poe se trouva donc tout jeune, — à vingt-deux ans, — directeur d’une revue dont la destinée reposait tout entière sur lui. […] Pendant près de deux ans, Edgar Poe, avec une ardeur merveilleuse, étonna son public par une série de compositions d’un genre nouveau et par des articles critiques dont la vivacité, la netteté, la sévérité raisonnées étaient bien faites pour attirer les yeux. Ces articles portaient sur des livres de tout genre, et la forte éducation que le jeune homme s’était faite ne le servit pas médiocrement. Il est bon qu’on sache que cette besogne considérable se faisait pour cinq cents dollars, c’est-à-dire deux mille sept cents francs par an. — Immédiatement, — dit Griswold, ce qui veut dire : « Il se croyait donc assez riche, l’imbécile ! » — il épousa une jeune fille, belle, charmante, d’une nature aimable et héroïque, mais ne possédant pas un sou, — ajoute le même Griswold avec une nuance de dédain. C’était une demoiselle Virginia Clemm, sa cousine. Malgré les services rendus à son journal, M. White se brouilla avec Poe au bout de deux ans, à peu près. La raison de cette séparation se trouve évidemment dans les accès d’hypocondrie et les crises d’ivrognerie du poète, — accidents caractéristiques qui assombrissaient son ciel spirituel, comme ces nuages lugubres qui donnent soudainement au plus romantique paysage un air de mélancolie en apparence irréparable. — Dès lors, nous verrons l’infortuné déplacer sa tente, comme un homme
15 du désert, et transporter ses légers pénates dans les principales villes de l’Union. Partout, il dirigera des revues ou y collaborera d’une manière éclatante. […] Nous apprendrons par des notes blessantes et scandaleuses insérées dans les journaux, que M. Poe et sa femme se trouvent dangereusement malades à Fordham et dans une absolue misère. Peu de temps après la mort de madame Poe, le poète subit les premières attaques du delirium tremens. Sans doute il gagnait de l’argent, et ses travaux littéraires pouvaient à peu près le faire vivre. Mais j’ai les preuves qu’il avait sans cesse de dégoûtantes difficultés à surmonter. Il rêva, comme tant d’autres écrivains, une Revue à lui, il voulut être chez lui, et le fait est qu’il avait suffisamment souffert pour désirer ardemment cet abri définitif pour sa pensée. Pour arriver à ce résultat, pour se procurer une somme d’argent suffisante, il eut recours aux lectures. Il imagina cette fois de donner des lectures dans son pays, dans la Virginie. Il comptait, comme il l’écrivait à Willis, faire une tournée dans l’Ouest et le Sud, et il espérait le concours de ses amis littéraires et de ses anciennes connaissances de collège et de West-Point. Il visita donc les principales villes de la Virginie, et Richmond revit celui qu’on y avait connu si jeune, si pauvre, si délabré. Tous ceux qui n’avaient pas vu Poe depuis les jours de son obscurité accoururent en foule pour contempler leur illustre compatriote. Il apparut, beau, élégant, correct comme le génie. […] Le bel accueil qu’on lui fit inonda son pauvre cœur d’orgueil et de joie ; il se montrait tellement enchanté qu’il parlait de s’établir définitivement à Richmond et de finir sa vie dans les lieux que son enfance lui avait rendus chers. Cependant, il avait affaire à New- York, et il partit le 4 octobre, se plaignant de frissons et de faiblesses. Se sentant toujours assez mal en arrivant à Baltimore, le 6, au soir, il fit porter ses bagages à l’embarcadère d’où il devait se diriger sur Philadelphie, et entra dans une taverne pour y prendre un excitant quelconque. Là, malheureusement, il rencontra de vieilles connaissances et s’attarda. Le lendemain matin, dans les pâles ténèbres du petit jour, un cadavre fut trouvé sur la voie, — est-ce ainsi qu’il faut dire ? — non, un corps vivant encore, mais que la Mort avait déjà marqué de sa royale estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni papiers ni argent, et on le porta dans un hôpital. C’est là que Poe mourut, le soir même du dimanche 7 octobre 1849, à l’âge de trente- sept ans, vaincu par le delirium tremens, ce terrible visiteur qui avait déjà hanté son
16 cerveau une ou deux fois. Ainsi disparut de ce monde un des plus grands héros littéraires, l’homme de génie qui avait écrit dans le Chat noir ces mots fatidiques : Quelle maladie est comparable à l’alcool ! […] La vie de Poe, ses mœurs, ses manières, son être physique, tout ce qui constitue l’ensemble de son personnage, nous apparaissent comme quelque chose de ténébreux et de brillant à la fois. Sa personne était singulière, séduisante et, comme ses ouvrages, marquée d’un indéfinissable cachet de mélancolie. […] De cette ivrognerie, — célébrée et reprochée avec une insistance qui pourrait donner à croire que tous les écrivains des États-Unis, excepté Poe, sont des anges de sobriété, — il faut cependant en parler. Rancunes littéraires, vertiges de l’infini, douleurs de ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout dans le noir de l’ivresse comme dans une tombe préparatoire. Mais, quelque bonne que paraisse cette explication, je ne la trouve pas suffisamment large, et je m’en défie à cause de sa déplorable simplicité. J’apprends qu’il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare, avec une activité et une économie de temps tout à fait américaines, comme accomplissant une fonction homicide, comme ayant en lui quelque chose à tuer, a worm that would not die. […] Je lis d’autre part, dans un long article du Southern Literary Messenger, — cette même revue dont il avait commencé la fortune, — que jamais la pureté, le fini de son style, jamais la netteté de sa pensée, jamais son ardeur au travail, ne furent altérés par cette terrible habitude ; que la confection de la plupart de ses excellents morceaux a précédé ou suivi une de ses crises ; qu’après la publication d’Eureka, il sacrifia déplorablement à son penchant, et qu’à New-York, le matin même où paraissait le Corbeau, pendant que le nom du poète était dans toutes les bouches, il traversait Broadway en trébuchant outrageusement. Remarquez que les mots : précédé ou suivi, impliquent que l’ivresse pouvait servir d’excitant aussi bien que de repos. […] Si le lecteur m’a suivi sans répugnance, il a déjà deviné ma conclusion : je crois que, dans beaucoup de cas, non pas certainement dans tous, l’ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail, méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée. Le poète avait appris à boire, comme un littérateur
17 soigneux s’exerce à faire des cahiers de notes. Il ne pouvait résister au désir de retrouver les visions merveilleuses ou effrayantes, les conceptions subtiles qu’il avait rencontrées dans une tempête précédente ; c’étaient de vieilles connaissances qui l’attiraient impérativement, et, pour renouer avec elles, il prenait le chemin le plus dangereux, mais le plus direct. Une partie de ce qui fait aujourd’hui notre jouissance est ce qui l’a tué. Poe est l’écrivain des nerfs, et même de quelque chose de plus, — et le meilleur que je connaisse. Chez lui, toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un tourbillon. Sa solennité surprend et tient l’esprit en éveil. On sent tout d’abord qu’il s’agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à peu, se déroule une histoire dont tout l’intérêt repose sur une imperceptible déviation de l’intellect, sur une hypothèse audacieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l’amalgame des facultés. Le lecteur, lié par le vertige, est contraint de suivre l’auteur dans ses entraînantes déductions. Aucun homme, je le répète, n’a raconté avec plus de magie les exceptions de la vie humaine et de la nature ; — les ardeurs de curiosité de la convalescence ; — les fins de saisons chargées de splendeurs énervantes, les temps chauds, humides et brumeux, où le vent du sud amollit et détend les nerfs comme les cordes d’un instrument, où les yeux se remplissent de larmes qui ne viennent pas du cœur ; — l’hallucination laissant d’abord place au doute, bientôt convaincue et raisonneuse comme un livre ; — l’absurde s’installant dans l’intelligence et la gouvernant avec une épouvantable logique ; — l’hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction établie entre les nerfs et l’esprit, et l’homme désaccordé au point d’exprimer la douleur par le rire. Il analyse ce qu’il y a de plus fugitif, il soupèse l’impondérable et décrit, avec cette
18 manière minutieuse et scientifique dont les effets sont terribles, tout cet imaginaire qui flotte autour de l’homme nerveux et le conduit à mal. Charles Baudelaire Nouvelles choisies Parmi le nombre très important de nouvelles d’Edgar Allan Poe, traduites en français par Charles Baudelaire, voici la liste de celles qui ont été retenues pour l’élaboration du spectacle. Il est à noter que ne seront mis en scène que des extraits de ces nouvelles. Le Portrait ovale La Chute de la maison Usher Lionnerie L’île de la fée La Vie littéraire de Monsieur Machin Truc Le Roi Peste Une descente dans le Maëlstrom L’Ensevelissement prématuré Le Cœur révélateur Philosophie de l’ameublement Le Duc de l’Omelette L’Ange du bizarre Le Système du Docteur Goudron et du Professeur Plume Silence
19 Extraits choisis Le Portrait ovale C’était une jeune fille d’une très rare beauté, et qui n’était pas moins aimable que pleine de gaieté. Et maudite fut l’heure où elle vit, et aima, et épousa le peintre. Lui, passionné, studieux, austère, et ayant déjà trouvé une épouse dans son Art ; elle, une jeune fille d’une très rare beauté, et non moins aimable que pleine de gaieté : rien que lumière et sourires, et la folâtrerie d’un jeune faon ; aimant et chérissant toutes choses ; ne haïssant que l’Art qui était son rival ; ne redoutant que la palette et les brosses, et les autres instruments fâcheux qui la privaient de la figure de son adoré. Ce fut une terrible chose pour cette dame que d’entendre le peintre parler du désir de peindre sa jeune épouse. Mais elle était humble et obéissante, et elle s’assit avec douceur pendant de longues semaines dans la sombre et haute chambre de la tour, où la lumière filtrait sur la pâle toile seulement par le plafond. Mais lui, le peintre, mettait sa gloire dans son œuvre, qui avançait d’heure en heure et de jour en jour. Et c’était un homme passionné, et étrange, et pensif, qui se perdait en rêveries ; si bien qu’il ne voulait pas voir que la lumière qui tombait si lugubrement dans cette tour isolée desséchait la santé et les esprits de sa femme, qui languissait visiblement pour tout le monde, excepté pour lui. Cependant, elle souriait toujours, et toujours sans se plaindre, parce qu’elle voyait que le peintre (qui avait un grand renom) prenait un plaisir vif et brûlant dans sa tâche, et travaillait nuit et jour pour peindre celle qui l’aimait si fort, mais qui devenait de jour en jour plus languissante et plus faible. Et, en vérité, ceux qui contemplaient le portrait parlaient à voix basse de sa ressemblance, comme d’une puissante merveille et comme d’une preuve non moins grande de la puissance du peintre que de son profond amour pour celle qu’il peignait si miraculeusement bien. Mais, à la longue, comme la besogne approchait de sa fin, personne ne fut plus admis dans la tour ; car le peintre était devenu fou par l’ardeur de son travail, et il détournait rarement ses yeux de la toile, même pour regarder la figure de sa femme. Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. Et, quand bien des semaines furent passées et qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une
20 touche sur la bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais, une minute après, comme il contemplait encore, il trembla, et il fut frappé d’effroi ; et, criant d’une voix éclatante : « En vérité, c’est la Vie elle-même ! » il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : elle était morte ! » L’Ensevelissement prématuré Oui, je suis très nerveux, épouvantablement nerveux, je l’ai toujours été ; mais pourquoi prétendez-vous que je suis fou ? La maladie a aiguisé mes sens, elle ne les a pas détruits, elle ne les a pas émoussés. Plus que tous les autres, j’avais le sens de l’ouïe très fin. J’ai entendu toutes choses du ciel et de la terre. J’ai entendu bien des choses de l’enfer. Comment donc suis-je fou ? Attention ! Et observez avec quelle santé, avec quel calme je puis vous raconter toute l’histoire. C’est un mal de famille, une maladie génétique, quelque chose pour quoi il n’y a pas de remède, ce sont les nerfs, je serai peut-être bientôt guéri, après tout. Non, je mourrai, il faut que je meure de cette déplorable folie. C’est ainsi, ainsi, et non pas autrement, que je périrai. Je redoute les événements à venir, non en eux-mêmes, mais dans leurs résultats. Je frissonne à la pensée d’un incident quelconque, du genre le plus vulgaire, qui peut opérer sur cette intolérable agitation de mon âme. Je n’ai vraiment pas horreur du danger, excepté dans son effet positif, la terreur. Dans cet état pitoyable, je sens que tôt ou tard le moment viendra où la vie et la raison m’abandonneront à la fois, dans quelque lutte inégale avec le sinistre fantôme, avec la peur ! On peut affirmer sans hésitation qu’il n’y a pas d’événement plus terriblement propre à inspirer le comble de la détresse physique et morale que d’être enterré vivant. L’oppression intolérable des poumons – les exhalaisons suffocantes de la terre humide – le contact des vêtements de mort collés à votre corps – le rigide embrassement de l’étroite prison – la noirceur de la nuit absolue – le silence ressemblant à une mer qui vous engloutit – la présence invisible mais palpable du ver vainqueur – joignez à tout cela la pensée qui se rapporte à l’air et au gazon qui verdit sur votre tête, le souvenir des
21 chers amis qui voleraient à votre secours s’ils connaissaient votre destin, l’assurance qu’ils n’en seront jamais informés – que votre lot sans espérance est celui des vrais morts – toutes ces considérations portent avec elles dans le cœur qui palpite encore une horreur intolérable qui fait pâlir et reculer l’imagination la plus hardie. Nous ne connaissons pas sur terre de pareille agonie – nous ne pouvons rien rêver d’aussi hideux dans les royaumes du dernier des enfers. L’Ange du bizarre « Mein Gott ! Vaut-il hêtre pette bur tire zela ! » répondit une des plus remarquables voix que j’eusse jamais entendues. D’abord, je le pris pour un bourdonnement dans mes oreilles, comme il en arrive quelquefois à un homme qui devient très ivre. Je levai simplement les yeux à loisir, et je regardai soigneusement tout autour de la chambre pour découvrir l’intrus. Cependant, je ne vis absolument personne. « Humph ! il vaut gué phus zoyez zou gomme ein borgue, bur ne bas me phoir gand che zuis azis isi à godé te phus. » À ce coup, je m’avisai de regarder directement devant mon nez ; et, là, effectivement, m’affrontant presque, était installé près de la table un personnage, non encore décrit, quoique non absolument indescriptible. Son corps était une pipe de vin, ou une pièce de rhum, ou quelque chose analogue, et avait une apparence véritablement falstaffienne. À son extrémité inférieure étaient ajustées deux caques qui semblaient remplir l’office de jambes. Au lieu de bras, pendillaient de la partie supérieure de la carcasse deux bouteilles passablement longues, dont les goulots figuraient les mains. En fait de tête, tout ce que le monstre possédait était une de ces cantines de Hesse, qui ressemblent à de vastes tabatières, avec un trou dans le milieu du couvercle. Cette cantine (surmontée d’un entonnoir à son sommet, comme d’un chapeau de cavalier rabattu sur les yeux) était posée de champ sur le tonneau, le trou étant tourné de mon coté ; et, par ce trou qui semblait grimaçant et ridé comme la bouche d’une vieille fille très cérémonieuse, la créature émettait de certains bruits sourds et grondants qu’elle donnait évidemment pour un langage intelligible. « Che tis, - disait-elle, gu’y vaut gue phus zoyez zou gomme ein borgue, bur hêtre azis là, et ne bas me phoir gan dche zuis azis isi, et che tis ozi gu’il vaut gue phus zoyez eine
22 pette blis grose gu’ine oie bur ne bas groire se gui hait imbrimé tans l’imbrimé. C’est la phéridé, la phéridé, mot bur mot. » – Qui êtes-vous, je vous prie ? Comment êtes-vous entré ici ? Et qu’est-ce que vous débitez là ? « Gomment che zuis handré, za ne phus recarte bas ; et gand à ze gue che tépide, che tépide ze gue che drouffe pon te tépider ; et gand à ze gue che zuis, ché zuis chistement phenu bur gue phus le phoyiez bar phus memme » – Vous êtes un misérable ivrogne et je vais sonner et ordonner qu’on vous jette à coups de pied dans la rue. – Hi ! hi ! hi ! – répondit le drôle, - hu ! hu ! hu ! bur za, phus ne le buphezez pas ! – Je ne puis pas ! - dis-je - que voulez-vous dire ? Je ne puis pas quoi ? - Zauner la glauje ! , - répliqua-t-il en essayant une grimace avec sa hideuse petite bouche. Là-dessus, je fis un effort pour me lever, dans le but de mettre ma menace à exécution ; mais le brigand se pencha à travers la table, et, m’ajustant un coup sur le front avec le goulot d’une de ses bouteilles, me renvoya dans le fond du fauteuil, d’où je m’étais à moitié soulevé. J’étais absokument étourdi, et pendant un moment je ne sus quel parti prendre. Lui, cependant, continuait son discours : Phus phoyez, - dit-il-, gue le mié hait de phus dénir dranguille ; et maindenant phus azurez gui che zuis. Recartez-moâ ! che zuis l’Anche ti Pizarre. – Assez bizarre, en effet – me hasardai-je à répliquer - mais je m’étais toujours figuré qu’un ange devait avoir des ailes. — Tes elles ! Gu’ai-che avaire t’elles ? Me brenez-phus bur ein boulet ? – Non ! oh non ! répondis-je très alarmé, - vous n’êtes pas un poulet ; non certainement. – À la ponne heire ! Denez-phus tonc dranguile et gombordez-phus pien. Z’est le boulet gui ha tes elles, et l’ipou gui ha tes elles, et le témon gui ha tes elles, et le cran tiaple gui ha tes elles. L’anche, il n’a bas t’elles, et che zuis l’Anche ti Pizarre. — Et cette affaire pour laquelle vous venez, c’est… c’est…? – Zette avaire ! – s’écria l’horrible objet – oh ! guelle phile esbesse de vaguin mal ellefé haites-phus tongue, bur temanter à ein tchintlemane et à ine anche z’il vait tes avaires ?
23 Ce langage dépassait tout ce que je pouvais supporter, même de la part d’un ange ; aussi, ramassant mon courage, je saisis une salière qui se trouvait à ma portée, et je la lançai à la tête de l’intrus. Mais il évita le coup, ou je visai mal ; car je ne réussis qu’à démolir le verre qui protégeait le cadran de la pendule placée sur la cheminée. Quant à l’Ange, il comprit mon intention, et répondit à mon attaque par deux ou trois vigoureux coups qu’il m’asséna consécutivement sur le front comme il avait déjà fait. Ce traitement me réduisit tout de suite à la soumission, et je suis presque honteux d’avouer que, soit douleur, soit humiliation, il me vint quelques larmes dans les yeux. – Mein Gott ! – dit l’Ange du Bizarre, en apparence très radouci - le boffre omme hait drès-iffre ou drès-avliché. Il ne vaut bas poire zeg gomme za ; il vaut medre te l’eau tans fodre phin. Denez, puffez-moi za ; puffez za, gomme un carzon pien zache, et ne blérez blis maindenant, endentez-phus ! La Chute de la maison Usher Oui, je suis très nerveux, épouvantablement nerveux, je l’ai toujours été ; mais pourquoi prétendez-vous que je suis fou ? La maladie a aiguisé mes sens, elle ne les a pas détruits, elle ne les a pas émoussés. Plus que tous les autres, j’avais le sens de l’ouïe très fin. J’ai entendu toutes choses du ciel et de la terre. J’ai entendu bien des choses de l’enfer. Comment donc suis-je fou ? Attention ! Et observez avec quelle santé, avec quel calme je puis vous raconter toute l’histoire. C’est un mal de famille, une maladie génétique, quelque chose pour quoi il n’y a pas de remède, ce sont les nerfs, je serai peut-être bientôt guéri, après tout. Non, je mourrai, il faut que je meure de cette déplorable folie. C’est ainsi, ainsi, et non pas autrement, que je périrai. Je redoute les événements à venir, non en eux-mêmes, mais dans leurs résultats. Je frissonne à la pensée d’un incident quelconque, du genre le plus vulgaire, qui peut opérer sur cette intolérable agitation de mon âme. Je n’ai vraiment pas horreur du danger, excepté dans son effet positif, la terreur. Dans cet état pitoyable, je sens que tôt ou tard le moment viendra où la vie et la raison m’abandonneront à la fois, dans quelque lutte inégale avec le sinistre fantôme, avec la peur !
24 L’île de la Fée Il me sembla que la figure d’une de ces Fées s’avançait lentement vers les ténèbres. Elle se tenait droite sur un canot singulièrement fragile, et le mouvait avec un fantôme d’aviron. Tant qu’elle fut sous l’influence des rayons du soleil attardés, son attitude parut traduire la joie mais le chagrin altéra sa physionomie quand elle passa dans la région de l’ombre. Lentement elle glissa tout le long, fit peu à peu le tour de l’île, et rentra dans la région de la lumière. La révolution qui vient d’être accomplie par la Fée, est le cycle d’une brève année de sa vie. Elle a traversé son hiver et son été. Elle s’est rapprochée de la mort d’une année ; car j’ai bien vu que, quand elle entrait dans l’obscurité, son ombre se détachait d’elle et était engloutie par l’eau sombre, rendant sa noirceur encore plus noire… Et de nouveau le petit bateau apparut, avec la Fée ; mais dans son attitude il y avait plus de souci et d’indécision, et moins d’élastique allégresse. Elle navigua de nouveau de la lumière vers l’obscurité qui s’approfondissait à chaque minute, et de nouveau son ombre, se détachant, tomba dans l’ébène liquide et fut absorbée par les ténèbres. Et plusieurs fois encore elle fit le circuit de l’île, pendant que le soleil se précipitait vers son lit, et, à chaque fois qu’elle émergeait dans la lumière, il y avait plus de chagrin dans sa personne, et elle devenait plus faible, et plus abattue, et plus indistincte ; et, à chaque fois qu’elle passait dans l’obscurité, il se détachait d’elle un spectre plus obscur qui était submergé par une ombre plus noire. Mais à la fin, quand le soleil eut totalement disparu, la Fée, maintenant pur fantôme d’elle-même, entra avec son bateau, pauvre inconsolable ! Dans la région du fleuve d’ébène et, si elle en sortit jamais, je ne puis le dire car les ténèbres tombèrent sur toutes choses, et je ne vis plus son enchanteresse figure.
25 Le mur d’images Afin de bâtir un imaginaire commun, les comédiens et le metteur en scène partagent au fil des répétions des images, dessins, photos ou peintures qui leur évoquent qui se dégage de leur lecture des nouvelles d’Edgar Allan Poe. Mannequins fondus et endommagés après un incendie au musée de cire de Madame Tussaud à Londres, en 1930 Crâne aux yeux exorbités
26 Rivage avec la lune cachée par les nuages, Caspar David Friedrich Inhumation précipitée Wiertz
27 Intérieur d’atelier, Léon Frédéric La femme de l’artiste Louise Vernet sur son lit de mort, Paul Delaroche
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