Vous êtes primatologue, vous étudiez donc les grands singes ?

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Vous êtes primatologue, vous étudiez donc les grands singes ?
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège

Grands singes, singes & Cie

Vous êtes primatologue, vous étudiez donc les grands singes ?
L'ordre des primates est très diversifié, et comprend plus de 300 espèces et 600 sous-espèces de tailles
variables, allant de quelques dizaines de grammes pour les microcèbes ou les tamarins, à plus de 200
kgs pour les gorilles. Pourtant, neuf fois sur dix, lorsqu'un spécialiste des primates est amené à évoquer
ses occupations professionnelles, il voit son interlocuteur s'exclamer: « Vous êtes primatologue ! Vous
étudiez donc les grands singes ?! ». Après l'avoir éventuellement détrompé, précisant que la primatologie
porte sur tous les primates grands et petits, il arrive même que l'interlocuteur persiste, introduisant par
exemple le primatologue aux autres convives, c'est plus fort que lui, comme « spécialiste des gorilles et
des chimpanzés ». Pourquoi donc est il si difficile de comprendre que primate ne veut pas dire grand
singe ? L'intérêt du public pour l'origine de l'homme, ou pour ses propres origines animales, lui rendrait-il
inconcevable que l'on étudie les primates sans se concentrer automatiquement sur les espèces les plus
proches parentes de l'homme ?

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Plusieurs disciplines, de l'anthropologie, à la psychologie et à la biologie se sont historiquement intéressées
aux primates (que je me dois de préciser « non-humains »). L'intérêt des deux premiers domaines peut
être qualifié d'anthropocentrique. Il concerne en effet principalement l'origine de l'homme pour l'un et pour
l'autre, les comportements cognitifs ou socio-cognitifs des primates. Cette dernière approche est alors
comparative et vise, de façon plus ou moins déclarée, que ce soit par l'étude du langage ou des capacités
logiques, à spécifier l'unicité des capacités humaines. L'approche biologique quant à elle s'intéresse au
comportement des primates dans une perspective évolutionniste et bio-systémique.

                              © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 15/04/2020
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Des dizaines d'espèces de primates sont en danger critique d'extinction
La perspective des recherches de notre équipe, constituée en Groupe de Recherche de Primatologie
(ou Primatology research Group, PRG) est presque exclusivement écologique. Si aucun chercheur en
primatologie n'est insensible au statut particulier de l'ordre des primates du fait de sa propre appartenance,
notre questionnement est résolument tourné vers la compréhension des variations de comportement
et d'écologie entre espèces ou entre populations de la même espèce en fonction des modulations de
l'environnement. En particulier, nous ne pouvons à l'heure actuelle ignorer l'impact des activités humaines
sur les habitats des primates non humains et l'importance de cet impact pour la survie et la conservation
des primates. À côté des espèces phares, comme les grands singes ou les lémuriens très médiatisés, ce
sont des dizaines d'espèces de singes du nouveau et de l'ancien monde qui sont mis en danger d'extinction
suite à la destruction de leur habitat.

Une petite pierre à l'édifice
Deux courants de recherche sont donc présents dans notre équipe actuellement. Le premier regarde la
documentation de l'écologie des primates et parmi les espèces qui font l'objet de ces recherches figurent
7 espèces de « singes » et trois espèces de « grands singes ». Parmi les singes figurent deux espèces
 dites du « Nouveau Monde » , les tamarins et les singes hurleurs, et cinq dites de l' « Ancien Monde » ,
les macaques à queue de cochon et les macaques crabiers vivant en Asie, et les mangabeys, babouins
de Guinée et singes vervets vivant en Afrique. Les trois espèces de grands singes sont les gorilles des
plaines, les chimpanzés de l'ouest africain, et les bonobos. L'étude de l'écologie des grands singes se
fait la plupart du temps dans des habitats de forêt dense, et les chercheurs basent une bonne partie de
leur recherche sur des indices indirects car ces populations fragiles ne sont pas habituées à la présence
et au suivi par l'humain. On est donc loin des images idylliques de Diane Fossey ou de Jane Goodall,
tendant la main à un primate brûlant du désir de communication inter-espèce. Mais ces études sont
cependant essentielles puisqu'elles concernent des zones géographiques où les grands singes sont encore
présents mais où leur permanence est extrêmement fragile. C'est là sans doute une des motivations
de nos chercheurs primatologues : être présent pour apporter une petite pierre à l'édifice d'une possible
sauvegarde de ces espèces.

Études à long terme, surprises choquantes et merveilles
Les primates étant longévifs, seules des études de longue durée permettent de capter certains
comportements qui, pour rares qu'ils soient, n'en sont pas moins très importants pour comprendre l'évolution
des espèces. C'est ici que l'étude des « autres » primates, les « singes », se révèle aussi passionnante.
Depuis les « familles » de minuscules tamarins habitant les forêts amazoniennes, aux groupes de hurleurs
exploitant avec persévérance les habitats mexicains de plus en plus fragmentés, jusqu'aux grandes troupes
de babouins et de mangabeys dans les forêts denses d'Afrique centrale, ou aux troupes de macaques
envahissant les habitats asiatiques agraires et suburbains, toutes ont rapporté leur moisson d'énigmes à
résoudre, de surprises choquantes et de merveilles à observer....

Plusieurs espèces de tamarins cohabitent et exploitent chacune des « tranches » différentes du même
habitat, bénéficiant sans doute des découvertes de nourriture de chacune, mais peut-être se défendant

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aussi mutuellement des menaces de prédation. Chez cette espèce monogame, parfois polyandre, la
femelle donne systématiquement naissance à des jumeaux et recrute l'aide de plusieurs males et d'autres
membres du groupe pour prodiguer des soins à la progéniture.

Les mangabeys de Centre Afrique forment des troupes de plusieurs centaines d'individus et la clé de leur
organisation sociale et de leur écologie reste encore à déterminer. Les macaques crabiers se sont adaptés
à la perte de leur habitat naturel et exploitent de plus en plus des milieux fortement anthropisés. Ils sont
tolérés, haïs ou vénérés par leurs voisins humains, selon les moments et les cultures.

Le régime alimentaire des primates est le plus souvent frugivore ou folivore et parfois plus généraliste,
voire omnivore. On connait depuis les observations de Jane Goodall les comportements de chasse
coordonnée, voire de canibalisme des chimpanzés. Les babouins sont depuis longtemps connus pour leur
capture occasionnelle de gazelles en savane. Les mangabeys ont été récemment observés s'adonnant à
la chasse et la capture régulière de proies (petites antilopes, lapins) (Devrees , 2010).... Plus d'espèces
que l'on ne croit - et parmi elles, des singes réputés végétariens jusqu'ici - consomment de la viande
régulièrement et ont développé pour l'obtenir des « stratégies » sociales sophistiquées, jusqu'ici peu
documentées.

Mangabey mangeant une gazelle © L. Devreese

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Une des découvertes les plus troublantes que l'on doit aux études de l'écologie des primates est bien
celle de l'occurrence d'infanticides dans les groupes de primates vivant en conditions naturelles. Les
premières observations chez des singes langurs dans les années 70 avaient créé un beau tollé. Il a fallu
des observations répétées et la découverte de ce comportement chez un nombre croissant d'espèces de
primates, pour que l'idée même de l'infanticide se passant en milieu naturel soit reconnue et pour que son
explication par un processus de sélection sexuelle soit progressivement considérée d'un œil serein, c'est-à-
dire comme un phénomène répondant aux mêmes lois que d'autres comportements dits naturels, comme la
compétition ou les alliances, et non comme le résultat d'un accident ou d'une perversion de la « nature ».
Au fil des études à long terme entreprises sur diverses espèces, il arrive donc encore que l'on rencontre de
nouvelles espèces où l'infanticide peut se produire et c'est le cas d'une étude de Laurence Culot (Culot et
al, 2011) qui a observé un cas probable d'infanticide chez une femelle tamarin, infanticide explicable par la
carence des ressources nécessaires pour l'élevage du jeune.

Le rôle des primates dans le maintien de l'habitat

Si les trente dernières années ont beaucoup appris en matière d'écologie des primates, la vitesse de
transformation de l'environnement nous oblige à nous tourner en priorité vers leur conservation, et au-delà,
vers la mise en évidence de leur rôle dans le maintien et la régénération de leurs habitats. Bien sûr, les
primates ne sont pas les seuls, par exemple, à disperser les graines des fruits qu'ils consomment, dans des
milieux propices à la germination, permettant ainsi à ces espèces d'optimaliser au mieux leur reproduction.
  Mais de nombreuses espèces de primates sont parmi les rares à consommer les fruits à grosses graines,
souvent appartenant à des espèces de forêts primaires, celles-là mêmes dont la dégradation fait craindre
le plus de perte en matière de diversité végétale. On a démontré à plusieurs reprises que des forêts dont
les communautés animales étaient altérées voyaient s'accélérer leur dégradation par carence de dispersion
des graines. Des forêts sans primates sont donc privées de précieux agents de maintien de leur diversité.

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L'étude de ce rôle des primates permet donc d'élaborer des diagnostics de « santé » des habitats forestiers
et à terme pourrait servir à formuler des recommandations aux gestionnaires publics.

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C'est pourquoi bon nombre de nos projets sont maintenant orientés, en parallèle de l'étude du
comportement et de l'écologie, vers ce rôle particulier de dispersion des graines. On espère ainsi, entre
autres choses, démontrer l'utilité des espèces souvent mésestimées et entraîner un changement d'attitude
envers elles. C'est le cas par exemple de nos études portant sur le macaque à queue de cochon, utilisé
par les cultivateurs asiatiques dans la cueillette des fruits, mais considérés comme des nuisibles et traqués
dans leur habitat naturel, au risque de multiplier les zones où on peut le considérer comme éteint.

Que nous apportent en particulier nos études sur les primates ?

Qu'il s'agisse de primates n'est sans doute pas anodin. Cependant, on ne peut considérer que ce fait
procure in fine un frisson très particulier, car en multipliant les observations sur des espèces très diverses,
on ne peut qu'être de plus en plus convaincu du caractère essentiel des interactions entre toutes les
espèces, animales et végétales pour la conservation d'un équilibre du monde. Comme tous les éco-
éthologistes, ce que nous retirons sans doute est une curiosité et un émerveillement constant devant la
diversité et les ressources manifestées par des espèces.

                                                                                                  Marie-Claude Huynen
                                                                                                           Février 2011

Marie-Claude Huynen enseigne l'éthologie sociale et la primatologie comportementale au
département des sciences et gestion de l'environnement et est membre du Groupe de Recherche en
Primatologie (Primate Research Group, PRG) de l'ULg.

                              © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 15/04/2020
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