Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d'un artiste amoureux d'Abdelkébir Khatibi

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Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d'un artiste amoureux d'Abdelkébir Khatibi
Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d’un artiste
                amoureux d’Abdelkébir Khatibi
                                           Loubna Abahani

     To cite this version:
    Loubna Abahani. Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d’un artiste amoureux d’Abdelkébir
    Khatibi. Interculturel , l’Alliance Française – Association culturelle franco-italienne de Lecce, 2022,
    65-80 (28). �hal-03565157�

                                 HAL Id: hal-03565157
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Loubna Abahani

          VOYAGE ET QUÊTE MYSTIQUE DANS PÈLERINAGE
         D’UN ARTISTE AMOUREUX D’ABDELKÉBIR KHATIBI

 Introduction

Depuis la parution de son premier roman La Mémoire tatouée (1971),
Abdelkébir Khatibi n’a cessé de capter l’attention des critiques par son
écriture, une écriture caractérisée par une richesse inouïe qui tient, sur
le fond, à ce que Khatibi accueille, sous le signe de la reconnaissance
inconditionnelle, différentes cultures, y inclus l’Occident qui, selon
lui, nolens volens, fait partie intégrante de l’être arabo-musulman; et
sur la forme, au syncrétisme qu’il pratique au niveau des genres
littéraires, donnant lieu à une texture ambigüe et inclassable qui
sollicite la collaboration active du lecteur. Pèlerinage d’un artiste
amoureux1 fournit un exemple éloquent du caractère inclassable de
l’œuvre khatibienne. L’intrigue gravite autour d’un stucateur nommé
Raïssi qui a pris la décision de voyager aux lieux saints après la
découverte d’une missive écrite par un fou. Le lecteur naïf, selon la
terminologie d’Umberto Eco2, peut supposer qu’il s’agit d’une
biographie. Hypothèse qui s’avère d’autant plus plausible que
l’auteur avoue qu’il s’est inspiré de la vie de son grand-père dont il
réinvente l’image et la saga. Or, à suivre Assia Belhabib3,
Pèlerinage… appartient à l’autofiction, un genre aux contours flous.
Mêlant inextricablement réel et fiction, l’autofiction sape les
fondements de l’autobiographie classique. Plutôt qu’au réel, elle fait
appel à l’imaginaire qui permet à l’inconscient de se déplier dans une
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« aventure du langage »4. Il est à signaler que l’autofiction a fait
florès au moment où la psychanalyse lacanienne, centrée entre autres
sur l’articulation entre langage et inconscient, était en vogue.
L’autofiction est ainsi un genre thérapeutique par excellence dans
lequel l’auteur s’exorcise et se purifie par le biais du langage. Mais
loin de s’en tenir à cette vertu purgative, à l’exploration des multiples
replis et détours de son moi, Khatibi fait craquer les limites du genre.
Il l’arrache à l’investigation intimiste et subjectiviste du moi pour
l’inscrire dans le champ infini de ce qu’il appelle « la pensée-autre ».
Dans la présente étude, il ne sera pas question du genre ni du moi
profond de l’écrivain. Notre étude s’inscrit plutôt dans la logique du
chiasme, du va-et-vient incessant entre le moi et l’autre. Elle a pour
objet l’être comme déhiscence sur le monde visible et invisible à
travers la thématique du voyage et du mysticisme. Il s’agira, d’une
part, de définir cette figure typique du voyageur, « l’étranger
professionnel », élisant domicile dans l’entre-deux des cultures et des
langues, et d’autre part de décrire la tension mystique vers l’absolu,
tension qui s’appuie sur ces trois « ek-stases » exprimées à même le
titre « Pèlerinage d’un artiste amoureux »: la religion, l’amour et
l’art. Nous les désignons comme ek-stasiques, en usant d’un terme
spécifique à la philosophie heideggérienne, dans le sens où ils
permettent au sujet de sortir de soi et de se transcender.

I. L’étranger professionnel, un arpenteur de l’inter:

1. culturel

On ne saurait traiter du voyage sans faire appel à la notion de l’étran-
ger professionnel qui traverse de bout en bout l’œuvre romanesque
khatibienne. Ainsi que son nom l’indique, l’étranger professionnel
n’est pas un voyageur ordinaire qui sillonne divers lieux et croise
divers peuples. Au contraire, il s’agit d’un voyageur particulier, tenu
à se prescrire à une philosophie de voyage qui consiste à s’exercer

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Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d’un artiste amoureux…

inlassablement à être un étranger pour mieux se mettre au diapason de
l’étranger. C’est une manière d’assourdir et d’étouffer le choc qui se
produit lors du premier contact, de dissiper les affects d’appréhension,
d’inquiétude, voire même de répulsion et de rejet que peut inspirer le
caractère étranger et étrange de l’autre. Bref, de faire de cet autre un
moi qui n’est pas tout à fait moi, mais dans lequel je me retrouve et
je me reconnais. Unique dans son genre, le voyageur professionnel
se meut et se déplace dans un espace qui sied si bien à sa singularité.
Cet espace s’appelle l’inter. Mot emprunté au latin, l’inter désigne
dans la pensée khatibienne un espace médian où s’entrecoupent et
s’entrecroisent les langues, les cultures, les religions, les systèmes de
valeurs et de pensées affluant de toutes parts. L’inter se concrétise
dans Pèlerinage... à travers l’itinéraire que l’auteur définit à son
personnage focal, lequel itinéraire est saccadé par des haltes dans les
villes réputées pour être de véritables creusets culturels. Citons en
guise d’exemples: « l’île axial » de Maltais, île où vivent côte à côte
et en symbiose des races, des ethnies et des religions d’origine
différente, et la ville d’Alexandrie assimilée à « un jeu d’échecs:
musulmans, juifs, grecs orthodoxes et catholiques, d’autres
catholiques-arméniens, syriaques, chaldéens, coptes orthodoxes,
maronites, protestants » (p. 52). Strictement prescrit à sa philosophie
de voyage, Raïssi rencontre l’autre comme s’il le connaissait depuis
des lustres. Pas de choc, pas d’étrangeté, pas de dégoût ni de rejet.
Les mœurs, les traditions, les croyances et les langues de l’autre lui
sont accueillantes. Son regard est décanté de la gangue des préjugés
et de l’illusion ethnocentrique. En effet, Raïssi s’abstient d’évaluer
l’autre par référence à son propre système culturel. Il rompt
irréversiblement avec ce qui pourrait dans sa propre culture troubler
ou entraver la rencontre avec lui. Khatibi note à juste titre que:
« L’étranger professionnel doit faire le deuil des certitudes et
illusions de sa culture de base, afin d’entrer dans une rude épreuve,
une violence transformée en un principe de tolérance»5.
   Force est de constater que l’étranger professionnel partage plusieurs
caractéristiques avec l’exote de Victor Segalen auquel Khatibi rend
hommage dans ses Figures de l’étranger. Segalen est l’auteur du
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fameux Essai sur l’exotisme, sous-titré « Une esthétique du divers ».
Son mérite est d’avoir redoré le blason de l’exotisme trafiqué par les
écrivains de la littérature coloniale qu’il ironise en les désignant par
des « proxénètes de la sensation du Divers»6. Il le dote d’un sens
philosophique: l’exotisme est l’esthétique du divers. Le mot « esthé-
tique » vient du grec aisthetikos qui signifie ce « qui peut être perçu
par les sens»7. Il apparaît pour la première fois en latin aesthetica
dans les Méditations philosophiques (1735) de Baumgarten qui l’a
employé pour baptiser la « science du mode sensible de la con-
naissance d’un objet»8. Ainsi, Segalen érige l’exotisme en un mode de
la connaissance sensible qui permet d’appréhender l’autre dans ce
qu’il a de divers, de différent. Cependant, cette connaissance n’en est
pas moins approximative du moment qu’il reste chez l’autre une part
de l’impénétrable réfractaire à la connaissance, à la compréhension au
sens étymologique du terme, c’est-à-dire à la possession et à l’appro-
priation. Cette impénétrabilité est d’une importance capitale, car elle
situe la relation à l’autre dans un à-venir. L’autre nimbé de mystères
est source d’envoûtement et de désir permanent qui n’obtient jamais
la satisfaction. C’est la raison pour laquelle l’auteur de Stèles récuse
la compréhension qui, en fait, annihile le divers et du même coup sa
saveur. Aussitôt compris, conquis, possédé, l’autre se vide de son
essence promise. Il se réduit à lui-même:

 L’Exotisme n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même
 qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une
 incompréhensibilité éternelle. Partons donc de cet aveu d’impénétrabilité.
 Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres;
 mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais; nous réservons
 ainsi la perdurabilité du plaisir de sentir le Divers9.

  L’exotisme s’inscrit en faux de l’assimilation. Celle-ci abolit la
distance qui loin d’être une tare ou un défaut dans la relation inter-
subjective, en est la condition sine qua non. Elle est comme un rempart
dressé contre le nivellement de l’altérité et sa dissolution dans le
réceptacle homogène et indifférencié de la mêmeté. Pour Segalen,

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Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d’un artiste amoureux…

l’exote est une individualité forte en ce sens qu’il ne tend pas à résor-
ber l’autre ni se laisse résorber par lui, mais plutôt il savoure et déguste
le divers à partir d’une distance irréductible: « Ne peuvent sentir la
différence que ceux qui possèdent une individualité forte […] Que
ceux-là goûteront pleinement l’admirable sensation, qui sentiront ce
qu’ils sont et ce qu’ils ne sont pas»10 .
   Raïssi est tout de bon un exote. L’autre apparaît à lui comme une
entité absconse et inviolée qui se dérobe constamment aux tentatives
de compréhension. Cela se note dans les descriptions que nous rap-
porte le narrateur extradiégétique. Elles ne se proposent pas de thé-
matiser ou de totaliser l’altérité. En témoigne l’absence de description
du visage qui à rebours tient une place prépondérante dans les récits
et les comptes rendus ethnographiques: on s’y efforce vainement à la
représentation de l’irreprésentable. En effet, ce n’est pas un hasard si,
par exemple, l’observateur en anthropologie achoppe sur le visage. Le
visage est ce qui ne se traduit pas, ne se représente pas, ne se saisit pas
et ne se touche pas. Le visage est caresse, disait Emmanuel Levinas.
Voir dans le visage une forme saisissable et accessible revient à réduire
la personne qu’il dévoile à un objet11. Dans Exotisme et altérité,
Francis Affergan, en se basant sur les analyses philosophiques de
Levinas, définit le visage comme la partie essentielle qui recèle la
différence absolue et partant irréductible de l’être:

 Comment traduire un visage? La complexité d’une telle entreprise s’ac-
 croît lorsqu’on sait qu’un visage ne se résume pas à un type racial ou
 technique, mais qu’il contient en lui tout un passé culturel et expressif,
 toute une sédimentation historique, l’irréductibilité d’une durée propre. Le
 visage porte sur lui les traces et les attitudes, des coutumes, des postures et
 de toute une vision du monde12.

  Dégagé de toute visée folklorique, le regard de Raïssi saisit au
contraire « les marqueurs symboliques»13 mettant en exergue l’appar-
tenance culturelle de l’autre. Il s’agit, tout particulièrement, du côté
vestimentaire:

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 Il ne s’aperçut pas de l’absence de l’inconnu qui, après être entré dans un
 magasin, sortit, souriant, ayant mis une gandoura sur le costume (p. 49);
 Il se taisait, assis sur un tapis marocain, enveloppé chaudement: djellaba,
 drapé ocre, qui convient à la couleur de la terre locale (p. 94).

  Dans ce contexte, le marqueur symbolique des vêtements est chargé
de signification. Il exprime l’enracinement des personnages dans leur
culture d’origine alors même qu’ils sont en butte aux tentations des
cultures étrangères. Raïssi lui-même fait preuve de cet enracinement.
Doté d’une identité poreuse, il s’imbibe et se pénètre de l’altérité, puis
il se retire remodelé et transfiguré en un être polymorphe qui
conserve ses fondements identitaires essentiels fortifiés par les
apports de l’autre.
  Semeur des valeurs suprêmes, Raïssi se réconcilie même avec le
colonisateur qui a véhémentement ébranlé l’intime de l’être maghré-
bin. Significatif à cet égard est son positionnement vis-à-vis de la
colonisation:

 Mon pays, mon beau pays, ne nous appartient plus, je le partage avec
 d’autres. Je me dis encore: «Pour tolérer les autres, il faut que je m’accepte
 moi-même. Tel que je suis. Ni plus ni moins. Définitivement». Je ne suis
 pas entré en colonisation comme on entre en religion, mais pour construire
 autrement la vie avec de nouvelles armes. Pas de plainte. Il faut brûler le
 malheur de la colonisation. Pas de haine ni de rancune. Le Parrain règne.
 Il faut vivre, disparaître dans la dignité. Il n’y a pas de meilleur politique.
 L’homme est l’homme, il est condamné à tuer ses semblables, à les humi-
 lier. La guerre est infinie. Sinon, nous aurions été des anges immortels
 depuis l’aube de la civilisation (pp. 180-181).

  À y voir clair, ce monologue intérieur fait allusion à la pensée de
Nietzsche. On peut y déceler l’amor fati14 que Nietzsche définit
comme l’acceptation joyeuse de soi-même et du destin quels qu’ils
soient. Raïssi s’accepte tel qu’il est et accepte l’âpre vérité que sa
patrie est sous l’emprise d’une puissance dévastatrice (et si du mal
naissait le bien). Or, cette acceptation est loin d’être passive. C’est une

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Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d’un artiste amoureux…

autre forme de résistance faisant appel, plutôt qu’aux armes, à ce
grand moteur de l’univers qu’est l’intellect. Raïssi se sert de son esprit
subtilement fin. Dans une discussion avec le docteur Daumal au sujet
de la colonisation, il confie son principe personnel qui lui permet dans
un conflit de l’emporter sur l’adversaire intelligemment:

 Voyez-vous, Monsieur Daumal, quand j’ai un conflit avec un associé, je
 me fais parfait. Voilà. Je ne laisse apparaître aucun défaut vis-à-vis de lui.
 Je ne montre que mes qualités. À partir de ça, je le mets sous surveillance.
 Je vois toutes ses fautes, ses vices. C’est un principe simple (p. 187).

  À coté de l’amor fati, le monologue intérieur révèle une absence
totale de ressentiment. Raïssi ne nourrit pas d’animosité vis-à-vis du
colonisateur, il ne pense pas à se venger, encore que le temps soit
propice à la vengeance: on est pendant la Libération où il faut prendre
les armes et rendre la pareille à l’usurpateur. Or, la violence s’avère à
Raïssi un acte d’autant plus cruel et rébarbatif qu’il n’est pas canalisé:
« Oui, mon fils Mohammed avait raison. Il fallait prendre les armes.
À condition, lui dis-je, d’attaquer les corps d’ordre: police, armée,
espions. Il ne fut pas convaincu » (p. 236). Pensant par-delà la dicho-
tomie du bien et du mal, Raïssi se remet en question et œuvre à ce que
« l’Occident habite [son] être intime, non point comme une extériorité
absolue et dévastatrice, ni comme une maîtrise éternelle, mais bel et
bien comme une différence»15.

2. linguistique

Le voyageur professionnel arpente, de surcroît, l’inter-linguistique. Il
opte pour ce que Khatibi désigne du nom de la « bilangue ». La
bilangue ne se confond pas avec le bilinguisme qui consiste, lui, à
parler distinctement deux langues. La bilangue est une langue tierce
née de la confrontation et du télescopage chez l’individu d’au moins
de deux langues. Pour Khatibi, la bilangue est la langue d’expression

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des écrivains maghrébins qui s’inventent une troisième langue en mê-
lant à merveille leur langue maternelle et celle qui fut un butin de
guerre.
   Écrire dans la bilangue fut, au début, mal interprété par les critiques.
À leur sens, c’était une réaction violente contre le colonisateur. Pour
le dire positivement, il s’agissait de prendre la revanche sur le
colonisateur par le fait de déformer sa langue en y introduisant des
mots et des expressions issus de la langue maternelle. Bien loin que
l’entreprise littéraire des écrivains maghrébins soit envenimée de
ressentiment, ils se sont fixé pour gageure d’inventer une langue qui
leur est propre, une langue hospitalière qui fait une place à toutes les
langues que parle l’écrivain maghrébin. Écrire dans la bilangue
s’apparente, dès lors, à la traduction, et plus exactement la traduction
en simultané. L’écrivain maghrébin se traduit dans la langue française.
Il greffe sur cette langue, à l’état brut, dans sa fraîcheur émoulue, ses
langues, ses dialectes, sa culture, son imaginaire et sa vision qui la
rendent plus riche qu’elle n’était. Ainsi, contre ceux qui ont, sciem-
ment ou non, falsifié le but des écrivains maghrébins, Khatibi répond
en déclarant son amour inconditionné pour la langue française: « On
soutenait avec légèreté que l’écrivain colonisé de langue française, en
retournant sa rage contre le colonisateur, aurait pulvérisé, ou du
moins défiguré la langue française que j’aime»16.
   La bilangue transparaît clairement dans toute l’œuvre de l’écrivain.
Pèlerinage... en fournit l’exemple. On remarque la présence des mots,
des expressions, voire même des fragments de texte, d’origine lin-
guistique différente, parsemés par-ci par-là. Loin de faire l’objet d’une
gratuite intrusion, ils remplissent une fonction illustrative et expli-
cative. Ainsi en est-il des extraits sur la tradition égyptienne dont se
sert l’auteur pour étayer l’idée que l’autre est notre double qui nous
perpétue au-delà de la mort17.
   Dans le même ordre d’idées, le métier de Raïssi est symptomatique
de la conception khatibienne du penser-écrire en langue française: « Il
rêvait au cœur de la matière qu’il transformait, comme tout artiste
adepte de l’alchimie » (p. 33); « Le stuc est extrêmement malléable. Il

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Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d’un artiste amoureux…

se plie à toute improvisation un peu comme la musique andalouse au
luth » (p. 21). À l’instar du stucateur, l’écrivain maghrébin transmute
la langue française, matière aussi malléable et flexible que le stuc, en
incrustant sur elle ses langues et tout ce dont grouillent sa pensée et
son imagination. Son écriture devient, par conséquent, doublement
palimpsestique. Au palimpseste des idées s’ajoute celui des langues.

II. La mystique, une voie vers l’absolu

On connaît, aujourd’hui, le rôle primordial joué par la mystique dans
la promotion du dialogue interreligieux et interculturel en général. Elle
est conçue comme un antidote contre l’intégrisme et l’exclusivisme
religieux qui ne cessent d’allumer sur le terreau de l’ignorance de
véritables incendies humains. Elle vient pallier le manque de spiri-
tualité qui connaît un affreux tarissement à cause de la prédominance
de l’aspect pratique et dogmatique de la religion. Pour si ramifiée
qu’elle soit, la mystique est une, car elle tend vers la même fin: réaliser
l’unicité de l’être ou ce qu’Ibn Arabi désigne du nom du « monisme
existentiel ». Aux yeux des mystiques, l’homme est incomplet parce
que coupé de son origine qu’est un « il » ésotérique, un absolu. Ainsi,
il cherche, toute sa vie durant, à retrouver cet absolu par un jeu
d’osmose et de fusion où le « je » exotérique (dahir) s’anéantit, au
sens de se dissoudre, dans le « il » ésotérique (batinê).
  Que la mystique soit prégnante dans le texte objet de notre étude est
un fait qui va de soi. Khatibi, dans la lignée de Nietzsche, se réclame
de la mystique orpheline qui se passe de la religion. Autrement dit,
une mystique sans Dieu. Insatisfait de sa condition d’homme incom-
plet et parcellaire, Raïssi, quant à lui, se lance dans une quête éperdue
de l’ésotérique par les voies de la religion, de l’amour et de l’art,
censés le conduire vers l’absolu dont il est assoiffé.

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1. La religion

La mystique ne rompt pas avec la religion, mais elle comble le hiatus
qui s’immisce entre l’homme religieux pratiquant et l’homme spiri-
tuel, entre l’extériorité et l’intériorité. Dans Pèlerinage..., la religion
est fortement présente à travers le thème du pèlerinage dont l’auteur
décrit avec minutie les rituels dans un chapitre du même nom « Le
pèlerinage ». Par le truchement du pèlerinage, Raïssi aspire à réaliser
l’unité plénière, l’être total. Le voyage vers Dieu est décrit comme un
voyage vers la mort: « Le bateau allait-il vers la mort? Méritait-il
d’être enlevé par l’Ange dans l’éclat du soleil? » (p. 40). Ces interro-
gations acquièrent, dans ce cadre, toute leur importance. La mort est à
comprendre au sens de l’anéantissement mystique. Une fois abandon-
né à Dieu, à l’Absolu, Raïssi s’anéantit en lui pour donner naissance à
un seul et unique être, ainsi que le montrent les passages suivants:

 L’oraison t’ouvre la porte à la miséricorde de Dieu, peut-être à son amitié.
 Tu accèdes graduellement à sa proximité. Alors, seul devant ta mort, tu
 t’évanouiras. Dieu t’enlèvera le voile. Ainsi dévoilé, tu te dissoudras dans
 sa Vision (p. 111);
 Oui, le temps s’arrête. Dissous-toi en cette station, en cette vision. Balbutie
 à toi-même les attributs d’Allah en forme de chapelet circulaire. Être Tout
 en Un, par conviction, obéissance, crainte, désir, ardeur (p. 112);
 Sois seul pour me retrouver. Je suis si proche de toi, presque toi-même, à
 peine une ombre. L’un pour l’autre (p. 113).

  Ce dernier extrait souligne, cependant, que Raïssi n’a pas atteint le
stade suprême de l’anéantissement où se réalise la fusion totale entre
l’humain et le divin, comme c’était le cas pour Hallaj qui a été jusqu’à
déclarer « Je suis le Vrai ». Au contraire, Raïssi ne parvient pas à être
tout à fait Dieu, il devient uniquement son ombre et son double. Ceci
s’explique par le fait que la relation à l’autre, telle que l’écrivain la
conçoit, n’est pas synonyme de fusion et de confusion dans le
mouvement desquelles la différence se dilue et se perd. Elle est une
« aimance ». Les deux extrêmes s’aimantent sans se fondre l’un dans

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Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d’un artiste amoureux…

l’autre. Puisée dans la littérature chevaleresque, l’aimance définit chez
Khatibi l’amour non fusionnel.
  Au niveau de la narration, l’anéantissement approximatif de Raïssi
en Dieu se traduit par l’emploi de la deuxième personne « Tu », un
« Tu » dédoublé, altéritaire, qui renvoie tantôt à Raïssi tantôt à la voix
de l’Ange qui n’est autre que celle de Dieu que le personnage croit
porter en lui. Après le « tu » et le « il » apparaît le « je ». Désormais,
c’est Raïssi qui prendra en charge la narration de sa propre histoire.
L’apparition du « je » matérialise la renaissance du personnage, car
après l’anéantissement et la réalisation de l’unité avec le divin, il y a
toujours une nouvelle naissance, et donc une nouvelle quête qui se
lance. Aussi bien Raïssi se met-il à la recherche de nouvelles expé-
riences susceptibles d’assouvir son désir d’absolu voué à demeurer
insatiable.

2. L’amour

Dans l’œuvre khatibienne, l’amour, et tout particulièrement l’amour
charnel, acquiert une dimension mystique. Il est envisagé comme une
voie vers l’absolu. Cette mystique érotique est symbolisée, entre
autres, par la figure de l’androgyne qui, comme on le sait, est un mythe
relaté par Aristophane dans Le Banquet de Platon dans le but de mettre
en valeur la sexualité comme un signe du désir qu’a l’homme d’effacer
la blessure originelle et de rétablir l’unité première, ne fût-ce que pour
un instant, dans la pâmoison du plaisir atteignant l’orgasme qu’on
nomme « la petite mort ». Dans le sillage des Grecs, Khatibi valorise
l’acte sexuel en le dotant d’une dimension mystique. En témoignent
dans Pèlerinage... les scènes érotiques entre Raïssi et la Sicilienne:

 Dès leur première union, ce fut l’exaltation, le désordre, l’ivresse des sens,
 l’heureuse confusion (p. 25);
 Peut-être, au début de leur union, l’avait-il prise assez brutalement qu’elle
 criât dans la béatitude et l’orgasme, mais peut-être si exaltés par leur en-

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 tente sensuelle et sexuelle, avaient-ils atteint déjà un degré suprême de
 félicité. Le paradis commença à fleurir sur le corps (p. 25);
 Le sexe de la Sicilienne était une porte vers cet au-delà magique, un abri
 chaud, hospitalier, palpitant, une étoile marine, une lagune frémissante (p.
 26).

   En s’unissant l’un à l’autre sans déboucher sur la fusion, celle-ci
étant promise, mais par bonheur jamais atteinte, les deux amants
atteignent l’absolu rendu dans le texte par les expressions de « béa-
titude », « paradis » « degré suprême » « félicité », « au-delà magi-
que ». De même que la proximité entre l’humain et le divin entraîne
chez Raïssi une renaissance et une reprise, tout se passe comme si les
deux amants venaient de renaître. Ainsi pourrait-on lire cette phrase:
« Au lieu de la fatigue accumulée et dénouée au bord des larmes, les
amants découvrirent un nouveau monde. Dès lors, ils redevenaient
inconnus l’un à l’autre » (p. 26). Leur désir d’absolu ne se satisfait pas
d’une seule union. Ils auront encore besoin du rapport charnel pour
pouvoir léviter vers l’absolu.

3. L’art

Aborder la quête mystique de l’absolu ne va pas sans évoquer l’art qui
chez Khatibi a partie liée avec l’existence. À travers l’art, l’écrivain
interroge la lutte de l’homme avec ces deux forces inexorables que
sont le temps et la mort. Conscient d’être temporellement limité,
l’homme recourt à l’art qui lui offre la chance d’accéder à l’éternité.
Khatibi avait déjà relevé le pouvoir salvateur de l’art dans son roman
fondateur La Mémoire tatouée: « Toute calligraphie, écrit-il, éloigne
la mort de mon désir et le tatouage a l’exceptionnel privilège de me
préserver»18. Mais c’est dans Pèlerinage... que cette idée se cristallise
d’autant plus. Cette fois-ci, l’écrivain jette son dévolu sur un per-
sonnage artiste amoureux de tous les arts. Raïssi s’engoue aussi bien
pour la calligraphie, le tatouage et l’image que pour la musique qui

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Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d’un artiste amoureux…

s’incarne même dans ses ébats charnels avec Mademoiselle Matisse.
On dirait qu’elle

 était sortie d’une note de musique. Une note suspendue, enveloppée d’aura.
 Elle ne privilégiait aucune position érotique, ou c’était la même que son
 corps rêvait. Mais était-elle la même? Je caressais son corps qui semblait
 changer moins vite que le mien. En face d’elle, je la couvrais de mes bras
 et de mes cuisses autour de la ceinture. Elle se renversait ou trépidait
 parfois. Alternativement, la caresse, la souplesse musicale et la pénétration
 (p. 209).

  Se rendant compte que les signes, les symboles, les tatouages, les
décorations et autres traces artistiques sont inaptes à le pérenniser,
puisqu’elles sont à leur tour corruptibles et destructibles par le temps,
Raïssi se résout à transmettre son métier de stucateur à l’autre en vue
de continuer d’exister à travers lui:

 J’ambitionnais d’enrichir les figures de l’imagination artistique, de trou-
 ver un secret initiatique transmissible de maître à disciple. Je serai alors
 réincarné dans la main du stucateur, comme le compositeur l’est dans le
 doigté de l’instrumentaliste (p. 213).

  Un tel propos met l’accent sur le rôle existentiel de l’altérité. Autrui
ne me fait pas simplement exister quand je fais irruption dans le champ
de sa vision. Il est, en sus, un prolongement de mon existence quand
je ne suis plus. Il me donne accès à l’immortalité. Chez Khatibi, l’im-
moralité dont autrui se porte garant est médiatisée par l’art plutôt que
par la progéniture même si, à plusieurs reprises, l’allusion y est faite
dans le texte: « Me suis-je réincarné dans leur esprit? Mes premiers
petits-fils et petite-filles sont nés pendant la seconde guerre» (p. 233).

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Loubna Abahani

Conclusion

Articulé autour d’une intrigue simple, Pèlerinage d’un artiste amou-
reux est un texte qui bifurque vers des questions philosophiques, et
nommément ontologiques, de taille. À travers le concept d’altérité
située sur un plan éthique, au-delà de l’intentionalité désirante capta-
tive et assimilationniste qui rend impossible toute relation à l’autre
absolument autre, Khatibi dépeint l’homme pris dans un circuit infini:
dans la dynamique de l’être spirale où tout est détour, retour et éternel
jeu entre le même et l’autre, entre le dedans et le dehors et entre l’éso-
térique et l’exotérique.

78
Voyage et quête mystique dans Pèlerinage d’un artiste amoureux…
1
  A. KHATIBI, Pèlerinage d’un artiste amoureux, Casablanca, éd. du Rocher, 2003.
Le texte sera désigné par l’appellation abrégée Pèlerinage Pour les numéros de
pages des citations, ils se référent toujours à cette édition.
2
  Cf. U. ECO, Lector in fabula, Paris, éd. Grasset et Fasquelle, 1985.
3
  A. BELHABIB, La Langue de l’hôte, Rabat, éd. Okad, 2009.
4
  Dans son roman Fils, Serge Doubrovsky définit l’autofiction comme une: « Fic-
tion d’événements et de faits strictement réels; si l’on veut, autofiction d’avoir confié
le langage d’une aventure à l’aventure du langage […] ». Cité par A. BELHABIB,
op.cit., p. 149.
5
  Cité par A. BELHABIB, op.cit., p. 157.
6
  V. SEGALEN, Essai sur l’exotisme, Montpellier, éd. Fata Morgana, 1978, p. 54.
7
  N. BARAOUIN et al., Dictionnaire de philosophie, Paris, éd. Armand Colin, 2007,
p. 128.
8
  C. TALON-HUGON, L’Esthétique, Paris, éd. PUF, coll. « Que sais-je ? », 2013, p.
3 [version numérique].
9
  V. SEGALEN, op.cit., p. 44.
10
   Ibid., p. 43.
11
   Outre Francis Affergan qui traite du visage du point de vue anthropologique, nous
nous référons à E. LEVINAS, Éthique et infini, Paris, éd. Librairie Arthème Fayard et
Radio-France, 1982.
12
   F. AFFERGAN, Exotisme et altérité, Paris, éd. PUF, 1987, p. 153.
13
   Nous empruntons cette expression à Francis Affergan qui définit le marqueur
symbolique comme le trait saillant qui capte le regard tels: la couleur de la peau ou
des yeux, la nudité, le regard, le visage, etc., et qui peut être signifiant. Voir Exotisme
et altérité, op.cit., p. 163 et suivantes
14
   « Ma formule, dit Nietzsche, pour ce qu’il y a de plus grand dans l’homme est
amor fati, ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni
dans l’inéluctable, et encore moins se le dissimuler, mais l’aimer» (F. NIETZSCHE,
L’Antéchrist, suivi de Ecce Homo, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1974,
p. 129).
15
   A. KHATIBI, Maghreb pluriel, Paris, éd. Denoël, 1983, p. 12.
16
   Cité par A. MEMMI, Signifiance et interculturalité, Rabat, éd. Okad, 1992, p. 216.
17
   Voir p. 105 et suivantes de notre corpus.
18
   A. KHATIBI, La Mémoire tatouée, El jadida, éd. Okad, 2007, p. 13.

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Loubna Abahani

BIBLIOGRAPHIE

Corpus étudié

-KHATIBI Abdelkébir, Pèlerinage d’un artiste amoureux, Casablanca, éd. du
Rocher, 2003

Ouvrages cités ou consultés

-AFFARGAN Francis, Exotisme et altérité, Paris, éd. PUF, 1987
-BARAOUIN Noëlla et al., Dictionnaire de philosophie, Paris, éd. Armand
Colin, 2007
-BELHABIB Assia, La Langue de l’hôte, Rabat, éd. Okad, 2009
-ECO Umberto, Lector in fabula, Paris, éd. Grasset et Fasquelle, 1985
-KHATIBI Abdelkébir, Maghreb pluriel, Paris, éd. Denoël, 1983
-KHATIBI Abdelkébir, La Mémoire tatouée, El jadida, éd. Okad, 2007
-LEVINAS Emmanuel, Éthique et infini, Paris, éd. Librairie Arthème Fayard
et Radio-France, 1982
-MEMMI Abdallah, Signifiance et interculturalité, Rabat, éd. Okad, 1992
-NIETZSCHE Friedrich, L’Antéchrist, suivi de Ecce Homo, Paris, éd. Galli-
mard, coll. « Folio/Essais », 1974
-PLATON, Le Banquet, Paris, éd. Flammarion, 2007
-SAADI Rachid, Religions monothéistes, Casablanca, éd. Afrique Orient,
2014
-SEGALEN Victor, Essai sur l’exotisme, Montpellier, éd. Fata Morgana, 1978
-TALON-HUGON Carole, L’Esthétique, Paris, éd. PUF, coll. « Que sais-je ? »,
2013 [version numérique]

                                                    Loubna Abahani
                              Université Sidi Mohammed Ben Abdellah
                                                        Fès - Maroc

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