Yvo Jacquier. La géométrie avec les yeux, base de la composition dans les arts. Ouvrage édité à compte d'auteur, 2017.
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Yvo Jacquier. La géométrie avec les yeux, base de la composition dans les arts. Ouvrage édité à compte d’auteur, 2017. Bien qu'il ne se présente pas sous cet angle explicite, ce livre est l'un des plus importants publiés ces dernières années dans le champ de la géométrie pythagoricienne. L'auteur présente son ouvrage comme le fruit de quinze années de recherches ; et nous le croyons volontiers. Il a su, en outre, solliciter les conseils avisés de mathématiciens professionnels, et mettre à profit, de façon très habile, les possibilités du dessin par ordinateur, dont bénéficient les illustrations de son livre, aussi rigoureuses mathématiquement, que claires et intuitives, conformément au dessein annoncé d'une géométrie "avec les yeux". La reconstitution d'un état méconnu de la géométrie L'auteur évite, manifestement, de fixer une origine trop précise au corpus géométrique qu'il entreprend de reconstituer, évoquant tour à tour « des traditions pré-euclidiennens », « les Égyptiens et les Mésopotamiens », « les mathématiciens grecs qui avaient appris de l'Égypte » ou encore « les Égyptiens et les Pythagoriciens ». Autrement dit, si ce savoir géométrique a peut-être atteint la plénitude de son développement à l'époque de Pythagore, il est le fruit d'une longue évolution historique dont le départ se perd dans la nuit des temps, au point que l'auteur lui suppose une origine antérieure à l'écriture. Plonger les objets géométriques dans un quadrillage Comment procédait la recherche géométrique, avant qu'Euclide ait établi comme norme la procédure de démonstration complète à partir d'axiomes, à laquelle nous sommes habitués ? Diverses procédures relevant de la monstration, plutôt que de la démonstration, permettaient de « réduire considérablement la nécessité du calcul », aussi bien que les aridités du raisonnement axiomatique ; et au premier rang de ces procédures : le fait de plonger les objets géométriques dans un quadrillage. Yvo Jacquier observe que cette méthode allège les contraintes de la démonstration, du fait qu'elle « réduit les figures à des cas particuliers ». Toutefois, on pourrait voir dans cet état de choses un certain paradoxe ; car si, d'un côté, la méthode du quadrillage peut sembler relever d'une démarche archaïque, de l’autre, elle semble préfigurer des conceptions géométriques plus "avant-gardistes" que la méthode euclidienne, et anticiper certains aspects de nos mathématiques modernes. En premier lieu, on peut relever la parenté du quadrillage (lorsqu'il est conçu comme un véritable paradigme géométrique), avec le cadre moderne du repère orthonormé, qui est 1
sans doute l'un des apports conceptuels les plus considérables de la "révolution cartésienne", même si sa banalité fait qu'on n'y prête plus attention. Comme le repère orthonormé, le quadrillage jugule la figure au nombre et au critère de la mesure. Si on l'applique, par exemple, à l'étude du triangle rectangle, il semble évident que cette méthode ait pu conduire naturellement à de premières généralisations du théorème de Pythagore. Une différence est à souligner toutefois : là où le repère cartésien se recommande par son "universalité" conceptuelle, par son applicabilité indéfinie à des dimensions inférieures à l’entier, infinitésimales, le quadrillage, quant à lui, focalise la pensée sur l'exemplarité du nombre entier. Géométrie visuelle ou géométrie naturelle Si la méthode du quadrillage définit le cadre conceptuel de la recherche, elle n'est toutefois pas auto-suffisante. Dans les premières pages de son livre, Yvo Jacquier passe en revue un certain nombre d'outils conceptuels supplémentaires, permettant que le quadrillage devienne un lieu d'investigations géométriques. - La similitude, non seulement des figures, mais de façon plus décisive, celle des angles, dont la première expression "canonique" est due à Thalès. La similitude peut, selon les cas, correspondre à une pure identité, ou à une croissance – ou une diminution – conservatrice de la forme. - La symétrie – terme que l'auteur emploie non dans son sens originel de commensurabilité, mais dans son acception moderne, réduite à la seule symétrie spatiale bilatérale. Ces deux concepts ne se rapportent, en propre, qu'à des relations d'identité entre des parties de l'espace ; mais on pourrait, en extrapolant, leur associer des opérations de transformation corrélatives, telles que : dupli-rotation, ou dupli-translation d'un objet dans le plan (voire une combinaison des deux), croissance ou diminution homogène ; toutes opérations par lesquelles un objet "semblable" ou "symétrique" peut être engendré à partir d'un autre. A l'idée de géométrie "avec les yeux", on pourrait donc associer, nous semble-t-il, celle de géométrie naturelle, dans la mesure où les opérations de translation et de rotation correspondent à des possibilités du corps humain dont chacun a l'expérience : se déplacer dans l'espace, pivoter sur soi-même. De ce point de vue, la finalité de cette géométrie naturelle pourrait être comprise comme exprimant les conditions "incarnatoires" de l’homme, relatives à son être-dans-un-corps, - ce qui pourrait la rapprocher de certaines idées de Piaget. Dans la logique contraignante du quadrillage, le repère orthonormé devient en quelque sorte plus "diaphane" ; il est au service d’opérations de nature plus algébriques. Il devient au sens propre un filet, permettant aux yeux de vérifier que l’on "retombe bien sur ses pieds". 2
Triangle isiaque, triangle de Pinwheel, rectangle d’or La singularité de ce livre est qu'à partir d'un matériel aussi réduit, l'auteur ait élaboré des constructions aussi raffinées que complexes, lesquelles, en outre, sont porteuses de leur propre "explication", de leur propre système de déduction logique. Il est impossible d'esquisser un résumé d'un ouvrage qui, avant tout, se recommande par un grand nombre de constructions originales, de résultats inédits. On peut toutefois relever deux thèmes emblématiques qui sont explorés, séparément ou ensemble, presque tout au long de la recherche : - Le triangle rectangle, en particulier le triangle isiaque 3-4-5 et le triangle 1-2-√5 que Jacquier nomme triangle de Pinwheel. - Le rectangle d'or, et la proportion dorée en général. En relation avec ce dernier thème, voyons, par exemple, cette séquence de dessins caractéristique de la méthode de Jacquier. L'idée de base n'est pas "révolutionnaire", puisque le premier dessin repose sur la valeur √5 de la diagonale du double-carré, qui est un diamètre du cercle. Sur cette base, le second dessin montre l'une des façons les plus simples de construire le rectangle d'or à partir du double carré, en même temps qu'une relation d'angle moins évidente, entre les diagonales des deux rectangles et la base du rectangle d'or. Les propriétés ainsi mises en évidence seront, ailleurs, utilisées comme éléments ou comme outils dans des constructions plus complexes. 3
Le premier des deux dessins pourra faire penser à la célèbre monstration de George Odom sur le triangle équilatéral, dans laquelle AB/AC = φ Dans les deux figures, la corde de longueur √5 traverse le polygone en passant par les milieux de ses côtés, même si, bien évidemment, dans la construction d'Odom, cette corde n'est pas un diamètre du cercle. Et l'on peut imaginer une construction "quasi-vésicatoire" qui coordonne les deux constructions. On remarquera que cette construction combinée aboutit à centrer le triangle d’Odom (en rouge) dans le double carré de Jacquier (en vert). Concernant le triangle rectangle, il convient de mentionner particulièrement le chapitre V, que l'auteur considère à juste titre comme l'un des apports les plus importants de son livre. Dans ce chapitre, l'auteur extrait 4 expressions différentes du rapport doré de la structure du 4
triangle 3-4-5, toutes inédites, successivement : par le cercle inscrit, par les bissectrices, par la spirale dorée, enfin, par une construction sophistiquée associant le triangle isiaque et son cercle inscrit à un pentagramme. Présentons ici la deuxième de ces monstrations, montrant que les bissectrices d'ordre 1 et 3 du triangle isiaque sont les diagonales naturelles d'un rectangle d'or. Applications à l'histoire de l'art Ce serait trahir l'intention de l'auteur que de passer sous silence ses recherches sur l'histoire de l'art, concentrées surtout à la fin de l'ouvrage – même si cette partie de son travail n'est pas celle que nous avons trouvé la plus convaincante. Pour Yvo Jacquier, la géométrie avec les yeux est, avant tout, une base ancestrale de « la composition dans les arts », qui a servi de canon aux arts visuels, de l'antiquité égyptienne à la Renaissance européenne, avant de tomber dans un relatif oubli. Dans ce registre, l’apport le plus original est peut-être la figure 100 (chapitre XI, section 6), dans laquelle Jacquier rapproche la composition de la Melencolia de Dürer de la structure des lames VII-VIII-IX des tarots de Marseille, de telle manière que « par transparence, les symboles échangent leurs secrets ». Notons que le travail de Jacquier se concentre exclusivement sur la géométrie plane. Cette visée peut expliquer que les exemples d’œuvres d’art qu’il a soumis à l’étude soient, ou bien des peintures ou gravures sur tous supports, ou bien des plans d’architecture au sol. Nous pensons, toutefois, que des applications encore plus frappantes des procédures géométriques qu’il met en lumière, peuvent se rencontrer dans la géométrie tridimensionnelle des pyramides égyptiennes. Nous pensons en particulier à la chambre du roi de la grande pyramide de Gizeh, dont les mensurations - mettant en œuvre, dans une parfaite composition, le triangle isiaque, le double carré et le rapport doré - semblent tout droit sorties de la planche à dessiner d’Yvo Jacquier ! 5
Le rôle de Pythagore Bien que le nom de Pythagore soit mentionné plusieurs fois au fil de son livre, Yvo Jacquier demeure prudent sur l’apport exact de ce personnage au corpus de géométrie traditionnelle qui est l’objet de son investigation. Deux passages de son livre sont toutefois un peu plus explicites. Page 16, figure 14d. Jacquier met en scène la tétractys, l’hexagramme et le cube, dans une élégante composition qu’il accompagne de ce commentaire : Le Tetraktys pythagoricien (ou Décade) était vénéré en tant que structure qui résume le monde. Les pythagoriciens ont ainsi fait de dix le plus parfait des nombres. Il porte en lui toutes leurs différences. « Toute raison, toute proportion, toute forme numérique sont contenues dans la décade » (Porphyre, Vie de Pythagore, § 51-52). Dans le panorama historique que comporte son ouvrage (chapitre X), une section entière est consacrée au « personnage de Pythagore » (section 4). On y lit en particulier : « Le "sujet" de Pythagore est aussi fascinant que celui du nombre d’or, et l’aura historique du maître a tendance à capter tout ce qui approche les sphères de sa vaste connaissance. Il marque l’entrée des grecs dans une ère de prospérité, dont le théorème est devenu le symbole. Ce monde du logos va (re)définir les règles en toutes choses, au point qu’il nous sert aujourd’hui de référence. La pédagogie et la démocratie en sont les parfaits exemples. Pythagore est sur le chemin d’Euclide, des mathématiques pures – détachées de leur utilité. En même temps il fait des expériences sur la musique et l’harmonie. Il enseigne encore un savoir d’ordre mystique et qualifié d’ésotérique. La question qui se pose au sein de cet ouvrage concerne sa contribution à la géométrie avec les yeux, en tant que base de la composition dans les arts. » 6
Question que l’auteur estime ne pouvoir trancher de façon décisive. Cette réserve ne l’empêche pas de se rapprocher, personnellement, par bien des aspects, dans les idées comme dans les méthodes, des conceptions et des façons de faire qui sont caractéristiques de la mathématique pythagoricienne. En témoigne, par exemple, l’attention qu’il accorde à la valeur irrationnelle √3, dans laquelle il semble voir une "clé" géométrique d’une importance presque comparable à celle du nombre d’or. Le style Si les illustrations de l’ouvrage sont d’une clarté incomparable, le style de l’auteur, comme son expression, peuvent parfois paraître imprécis, voire un peu déroutants. L’auteur semble conscient de cette particularité, dont il s’explique dans les premières pages de son livre. Ce style résulte d’un équilibre "pragmatique" entre des exigences contradictoires : respecter la rigueur du raisonnement logique, tout en restant accessible au non-spécialiste, et en évitant les lourdeurs techniques. Pour espérer mieux, l’auteur aurait dû rédiger trois textes différents, dans trois styles différents. Ainsi, les textes qui accompagnent ses principales monstrations géométriques (conclus par la formule « Ce Qu’il Fallait Montrer »), n’apportent aux illustrations que la quantité minimale de texte dont elles ont besoin, pour fonctionner comme des démonstrations complètes, en faisant jouer à plein les propriétés déductives intrinsèques de ces images, qui dispensent d’un grand nombre d’explications intermédiaires. Le Python de l’Agora 7
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