ZIBELINE - Maisoù va-t-on ? - mensuel culturel - Journal Zibeline

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ZIBELINE - Maisoù va-t-on ? - mensuel culturel - Journal Zibeline
ZIBELINE

                               15.01 > 12.02.2021
  n n u lé ? mensuel culturel
 A
CULTURE LOISIRS ciné          N°7

                  Mais
                  où
                  va-t-on ?
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sommaire
Annulé ?                                                                 7

                                                  Tribune [P.4-5]
                                                Marre de tout annuler
                                                                             Grand entretien [P.6-7]
                              Appel des festivals français de musiques
                                                                             Entretien avec François Cervantes, auteur, metteur en scène
                                                                             et directeur de la Cie L’Entreprise
                               Politique culturelle [P.8-9]
                Technopol ouvre une antenne dans la région Sud
                                                                             Société [P10-13]
                                                                             L’après M, fast social food
                                            Cité Queer [P.14-15]             Des pesticides dans les lagunes de Méditerranée :
Renaissance de l’Eden, repaire trans et afroqueer à Marseille                une étude pilote de l’Ifremer

                                              Portrait [P.16-17]
                                        Rodin Kofman, poète rappeur

                                                                                                Dans ton coeur, Akoreacro, Biac 2021 © Richard Haughton

                                                                             Événements [P.16-29]
                                                                             La Biennale internationale des Arts du Cirque, Marseille
                                                                             Les Élancées, Ouest Provence
                                                                             Festival Parallèle, Marseille : entretien avec Lou Colombani
                                                                             Festival Les Hivernales, Avignon
                                                                             Au Mucem
             Mascarades,                                                     SOS Méditerranée à la mairie du 1/7, Marseille
       Betty Tchomanga,
   festival Parallèle 2021                                                  Entretien avec Marie Vauzelle pour sa création Maelström
         © Farah Mirzayeva
                                                                             Entretien croisé avec (LA)HORDE et Rone
                                                                             pour Room with a view
                                             Critiques [P.30-32]
                 L’Ouvre-Boîte, le Vitez, Montévidéo, le Joliette,
              l’Ensemble Télémaque, les Ballets de Monte Carlo

                                                 Au programme
                                            Spectacle vivant (P.33-57)
                                                   Musiques (P.57-65)
                                                                                                                                           Pode Ser,
                                                Arts visuels (P.66-67)                                                                     Leïka Ka,
                                                                                                                                           Hivernales 2021
                                                                                                                                          © Martin Launay
                                                                                                                                          -Ville de Saint-Nazaire

                                        Arts visuels [P.68-69]
        Chroniques, Biennale des imaginaires numériques, Aix,
                                          Marseille, Avignon
                                                                             Litté/CD [P.71-78]
                                                                             Livres du mois : Les descendants de la dame aveugle, Aranyak,
                         Patakès général, Philippe Poncet, Marseille
                                                                             Herbert ; Analphabète ; Broadway ; Le Neveu d’Anchise ; Humeur
                                                                             noire ; Un détail mineur ; La mer Noire dans les Grands Lacs ;
                                                    Cinéma [P.70]            C’était le jour des morts ; Un dîner chez Min ; La maison des
                                                                             Hollandais ; La forêt comestible
        Africapt, Festival des Cinémas d’Afrique du Pays d’Apt
                                                                             CD du mois : Beethoven, si tu nous entends ; Concertos ; Adonaïs ;
                                                                             Lalo Schiffrin for Mandolin ; Jim younger’s spirit ; Serket & the
                                                                             Cicadas
ZIBELINE - Maisoù va-t-on ? - mensuel culturel - Journal Zibeline
édito

                                            Bad tripes

       A
                             près la dernière déclaration                    Convaincre de son utilité. Qu’il lui soit difficile, voire
                             de Jean Castex levant tout                      impossible, d’amorcer un semblant de calendrier
                             espoir de réouverture des                       d’une reprise même progressive est tout à fait
                             lieux culturels en janvier, Rose-               compréhensible. Qui prendrait ce risque devant
                             lyne Bachelot est sortie de son                 les mauvais tours que continue de nous jouer la
                             hibernation médiatique. « Je                    pandémie ? « Je fais tout pour que ce soit possible
      mets toutes mes tripes sur la table pour protéger                      mais je ne prends pas d’engagement », feint-elle
      le monde de la culture », s’est-elle illustrée sur                     de s’agacer. La ministre refuse donc de s’enfermer
      une radio publique. La ministre travaille, réunit,                     dans des dates sur lesquelles l’évolution de la
      consulte. Soit. Mais visiblement elle n’entend                         situation sanitaire risquerait de la faire revenir.
      pas. À la question que tous se posent tellement                        Soit. Pourtant, en ce qui concerne les festivals
      celle-ci relève de l’évidence, elle ne répond pas.                     de l’été 2021, la doyenne du Gouvernement
      Jamais. Pourquoi les centres commerciaux, les                          est confiante. La preuve : elle croise les doigts !
      transports, les lieux de culte et pas les musées,                      Quant aux droits des intermittents, la ministre
      les cinémas et les salles de spectacle ? Madame                        de la Culture garantit qu’ils seront prolongés.
      Bachelot contourne ou évoque timidement le                             De nouvelles aides seront nécessaires ? Qu’à
      « brassage des populations », argument aussi                           cela ne tienne, le chéquier est sur la table. Que
      incohérent que l’est la situation. Devant l’exemple                    Roselyne est charitable... Et d’affirmer droit dans
      du concert-test en Espagne, elle finit par évoquer                     les yeux qu’elle n’est « pas quelqu’un qui fait une
      la possibilité d’un dispositif de labellisation des                    carrière politique ». Quelle abnégation ! À faire
      lieux qui seraient aptes à rouvrir leurs portes                        presque oublier qu’à 74 ans elle est élue depuis
      avec les conditions optimales pour protéger les                        le début des années 80. Pour émouvoir dans
      équipes et les publics, mais préjudiciables à ceux,                    les chaumières, l’ancienne Grosse tête parle de
      plus petits, dont les adaptations seraient plus                        tragédie. Mais la culture n’a pas besoin d’une
      compliquées. Comme si les mois de l’entre-deux                         Cassandre.
      confinement n’avaient pas prouvé la réactivité et                      Derrière la parade du soutien et de la générosité
      la prise d’initiatives des opérateurs culturels pour                   d’un État redevenu providentiel, la rhétorique
      mettre en place les protocoles d’accueil les plus                      pernicieuse du « quoi qu’il en coûte » prive le
      stricts. La ministre renie-t-elle ses propres affirma-                 monde culturel d’un de ses pouvoirs essentiels,
      tions actant qu’aucun cas de contamination n’avait                     celui de relier les êtres en transcendant le réel
      pu être constaté après une représentation ? Elle                       pour ouvrir un horizon commun. Quel mépris !
      semble bien à la peine, Roselyne, pour convaincre.                                                                          LUDOVIC TOMAS

Photo couverture : © TnK1PrdZ
ZIBELINE MAGAZINE, MENSUEL CULTUREL
CULTURE    LOISIRS   CINÉ                    Rédactrice en chef : Dominique Marçon                Chargée des abonnements :
                                             Rédaction :                                          com.zibeline@gmail.com
                                             journal.zibeline@gmail.com                           Contact diffuseurs :
Mensuel paraissant le vendredi
                                             Commerciale :                                        A juste Titres - tél : 04 88 15 12 41
Édité à 20 000 exemplaires                                                                        Titre modifiable sur www.direct-editeurs.fr
                                             Zoé Guillou
par Zibeline
                                             zoe.zibeline@gmail.com / 07 67 19 15 54              Maquette : Philippe Perotti
BP90007 13201 Marseille Cedex 1              Administration :
Dépôt légal : janvier 2008 ISSN 2491-0732    contact@journalzibeline.fr
Imprimé par Rotimpres                        Directeur de publication :                           RETROUVEZ TOUS NOS CONTACTS
Imprim’vert - papier recyclé                 Alain Hayot                                          SUR JOURNALZIBELINE.FR
ZIBELINE - Maisoù va-t-on ? - mensuel culturel - Journal Zibeline
4   tribune

    Marre de tout annuler
    Une fois de plus Zibeline prépare un donc nous empêcher d’embrasser nos enfants, interdire
                                             leurs premiers baisers, la naissance de l’amour, les rela-
    numéro de reprise, et une fois de plus tions sexuelles, les coups de foudre ?
    tout ce que les artistes ont répété, les Monstres
    conservateurs et curateurs rassemblé, La question de notre humanité est posée. Ceux qui nous
                                             gouvernent, après le désastre des masques, des tests, des
    tout ce qui a été longuement imaginé, vaccins, vont-ils continuer à ignorer ce qui constitue notre
                                             humanité, et nous préserve de la barbarie ? Alors que les
    ne verra pas le jour                     répressions et les violences policières augmentent, les res-
                                                                            trictions ineptes qui pèsent sur nos vies affectives et cultu-

              J
                         usqu’au mois de mars, une fois nos journées        relles deviennent si inacceptables que nous les contour-
                         de travail achevées, pour ceux d’entre nous qui    nons. Privés d’activité nous nous pressons dans les queues
                         ne sont pas en chômage forcé, nous rentrerons      effarantes des centres commerciaux, sur les chemins fores-
                         nous plonger dans ces fenêtres/écrans qui nous     tiers qui n’ont jamais vu autant de marcheurs démasqués.
              offrent des succédanés de contact, des réalités diminuées.    Nous croisons des joggers occasionnels, privés de salles
              Certains d’entre nous retrouverons des foyers dangereux :     de sport, qui postillonnent et crachent sur le sol. Nous nous
              les violences conjugales ont augmenté de 60%, celles sur      perdons dans une surconsommation de culture virtuelle,
              les enfants, moins comptabilisables encore, ont explosé.      prenant l’habitude de ces succédanés qui ne rémunèrent
              Nous ne pouvons plus « vivre » ainsi. Les êtres humains ont   ni les artistes ni les auteurs et vont, s’ils remplacent le vi-
              besoin de rencontrer l’autre, de le voir, d’échanger. Nous    vant, définitivement le tuer.
              avons accepté, lors du premier confinement, que tout soit     Plus grave encore, nous nous désintéressons de ceux qui
              mis à l’arrêt pour préserver nos vies. Mais nous ne pou-      meurent en Méditerranée. Enfermés nous nous refermons
              vons plus supporter ce demi confinement qui s’éternise        sur nous-mêmes, abandonnons nos luttes, privés de joie,
              et ne permet que de maintenir la vie des entreprises, la      de cette indispensable véhicule vers l’autre que sont les
              vie commerciale, nos vies de labeur, en nous privant de       paroles artistiques, littéraires, musicales, la réflexion par-
              façon insensée de nos joies, spectacles, concerts, cinéma     tagée, le débat.
              distancié, expositions et musées sécurisés.                   Alors, à Zibeline, pour que chacun mesure ce que nous
              Pas avant mars, dit notre nouvelle ministre de la Culture,    avons perdu en ce début d’année, nous avons décidé de
              visiblement désolée. Mais pourquoi ? Jusqu’à quand fau-       vous montrer tout ce qui a été annulé, et était prévu pour
              dra-t-il rappeler que les flux dans les musées sont bien      que nous le partagions.
              moins dangereux que ceux des centres commerciaux ?            Nous nous retrouverons, si nous luttons ensemble pour
              Que rire au cinéma est moins risqué que partager le corps     ne pas devenir des monstres renfermés sur des plaisirs
              du Christ dans une église ? Qu’aller dans un théâtre, as-     solitaires, que l’on nous impose, et qui nous empêchent
              sister à un spectacle de cirque sous chapiteau, en plein      de partager souffrances et joies de l’humanité. En ce mois
              air, est nettement moins propice à la contagion, sinon de     de janvier, propice aux vœux, nous souhaitons simple-
              plaisir et d’intelligence, que d’embrasser son enfant qui     ment que cette année perdue ne soit pas suivie d’une
              rentre tous les jours du collège, où il fréquente, dans une   trop longue convalescence. Au commencement était le
              petite salle mal chauffée et mal aérée, trente camarades,     Verbe, il reviendra.
              et une douzaine de professeurs successifs ? Faudra-t-il                                                    AGNÈS FRESCHEL

                        Annulé
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En 2021, ils y croient !                                                                                         Jardin sonore © Renaud Alouche

Un appel signé par plus de 150 festivals                                originale, serait-il économiquement viable de les mainte-
                                                                        nir dans des formes adaptées ?
français de musiques réaffirme leur                                     Clairement non. Le modèle d’un festival, à la base, n’est pas
                                                                        économiquement viable. Donc le but n’est pas de perdre
savoir-faire et leur détermination pour                                 des centaines de milliers d’euros à chaque édition. Si l’on
                                                                        met de côté les festivals subventionnés voire très subven-
la tenue des manifestations cet été                                     tionnés, l’équilibre financier ne se fait qu’à partir de 90 ou
                                                                        95% de remplissage. Donc si l’on doit basculer vers du

    D
                   es indépendantes Transes Cévenoles dans le           tout assis distancié, ce n’est pas viable du tout et il faudra
                   Gard au mastodonte marseillais Marsatac, en          imaginer une compensation en termes de billetterie. On
                   passant par le Worlwide à Sète, les Escales du       ne peut pas demander aux professionnels et artistes de
                   Cargo à Arles ou le Midi Festival à Hyères, les      diviser leur salaire par trois.
    événements musicaux du grand Sud-Est se mobilisent et               À quoi pourrait ressembler un festival en plein air et de-
    expriment leur optimisme. Entretien avec Alexandre Lan-             bout avec distanciation ?
    glais, directeur de Jardin sonore, à Vitrolles.                     On partirait sur des protocoles décidés l’été dernier, c’est-
    Zibeline : Comment est né cet appel ?                               à-dire quatre mètres carrés au lieu d’un, par spectateur
    Alexandre Langlais : Il est le résultat d’échanges enga-            masqué. Le modèle avait été validé et sur le papier, la
    gés entre festivals et syndicats depuis les premières annu-         possibilité existait. Mais de fil en aiguille, la plupart des
    lations au printemps dernier. Il rassemble des festivals de         événements concernés n’ont pas reçu les autorisations
    toutes tailles, de tous profils et de tous styles, à dominante      préfectorales et ont été annulés.
    musiques actuelles. C’est notre première expression com-            Y a-t-il un risque de disparition de certains festivals en cas
    mune et il nous a semblé de bon ton de penser qu’il n’y a           de nouvelle année blanche en 2021 ?
    pas de raisons que nos éditions 2021 ne se tiennent pas.            Bien sûr. Certains vont devoir repenser leur modèle éco-
    Où en sont les discussions avec le ministère de la Culture          nomique ou se mettre en hibernation si ce n’est en fer-
    à ce sujet ?                                                        meture définitive. Et cela ne concerne pas que les petites
    Il y a eu les états généraux des festivals en octobre der-          structures ou les indépendants. Les grand groupes comme
    nier, à Avignon, en présence de Roselyne Bachelot. N’ayant          Live Nation peuvent faire le choix de ne pas reconduire
    pas de contrôle sur la situation sanitaire, il est très difficile   leur participation financière. De même pour les collecti-
    d’avoir des réponses concrètes depuis. Il y a une oreille           vités, si leurs budgets deviennent exsangues.
    attentive et des rendez-vous, d’éventuelles aides ont été           L’appel souligne que le public est en demande et optimiste
    évoquées pour l’organisation des festivals dans de bonnes           puisque certaines personnes n’ont pas réclamé le rembour-
    conditions mais on ne sait pas encore de quel type. On              sement de leur billet. Est-ce le cas pour Jardin sonore ?
    peut comprendre que ce soit compliqué pour un gou-                  Cela représente environ 15% de nos spectateurs, ce qui
    vernement de se positionner à six mois. De notre côté,              n’est pas anodin pour nous, en tant que festival assez
    on connaît déjà les contraintes auxquelles on va devoir             jeune qui n’a pas encore marqué l’histoire du territoire.
    faire face et on commence à réfléchir sur des probléma-             Une partie du public est solidaire et en attente mais c’est
    tiques comme la distanciation et la circulation des publics         difficile à estimer. On entend beaucoup de discours alar-
    sur site, l’accueil des artistes, etc. Des groupes de travail       mistes sur les rassemblements et les concerts alors qu’il
    se réunissent pour tenter de proposer un modèle. Cela               n’y a eu aucun retour de contamination avérée. Les gens
    reste de la théorie.                                                demandent à être rassurés.
    Si les festivals ne pouvaient avoir lieu dans leur configuration                            PROPOS RECUEILLIS PAR LUDOVIC TOMAS
ZIBELINE - Maisoù va-t-on ? - mensuel culturel - Journal Zibeline
6   grand entretien

    « La période n’est pas
    du tout inspirante »
    Dans Le cabaret des absents, François                                     Cette très belle histoire a été un déclencheur de l’écriture du
                                                                              Cabaret des absents.
    Cervantes met en lumière celles et                                        Que raconte ce Cabaret des absents ?
                                                                              Les relations entre une ville et un théâtre et tous les hasards
    ceux qui ne poussent pas les portes                                       qui tournent autour. On fait beaucoup de statistiques pour
                                                                              connaître les gens qui viennent aux spectacles. Mais dans un
    d’un théâtre. Entretien avec l’auteur,                                    théâtre, il y a beaucoup plus d’absents que de présents. Dans

    metteur en scène et directeur de la                                       la pièce, entre des numéros de cabaret, des personnages ap-
                                                                              paraissent et expliquent pourquoi ils ne sont pas là. C’est une
    compagnie L’entreprise                                                    manière de les rendre manifestes et de montrer que ce lieu
                                                                              est fait pour une communauté très élargie, où même ceux
                                                                              qui n’y sont pas veillent sur lui. Un lieu où l’on partage émo-

          P
                  our François Cervantes, le théâtre est avant tout une       tions et pensées et où les absents sont quand même concer-
                  œuvre collective. Dans sa nouvelle pièce, on retrouve       nés par la représentation. Quelqu’un peut aller au théâtre et
                  la complice Catherine Germain, figure emblématique          le lendemain, au café, parler de la soirée qu’il a passé. Les
                  de la compagnie, ainsi qu’Emmanuel Dariès que l’on          dix personnes qui vont l’écouter, d’une certaine manière, ont
                  a pu voir dans Carnages. Ils sont rejoints de nouveaux      aussi participé à cette soirée. Il y a des spectacles dont j’ai des
           venus, Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Sélim Zahrani          souvenirs assez précis et que je n’ai jamais vus.
           et Sipan Mouradian, rencontrés à l’occasion de la précédente       Au cours des « debriefings » qui ont eu lieu pendant les répéti-
           création, Claire, Anton et eux, écrite pour de jeunes acteurs      tions, les acteurs pouvaient jusqu’à remettre en question des
           du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Trois        passages voire des personnages de la pièce. Ce fonctionne-
           générations d’actrices et d’acteurs qui illustrent la volonté de   ment est-il commun chez les metteurs en scène ?
           l’auteur d’élargir la communauté du théâtre.                       Avec moi, les acteurs ont plus affaire à un auteur qu’à un
                                                                              metteur en scène. Le texte était encore en train de s’écrire et
           Zibeline : Vous avez écrit Le Cabaret des absents, en vous ins-    a continué à s’écrire jusqu’au dernier moment. On teste, on
           pirant de l’histoire vraie du sauvetage du Théâtre du Gym-         modifie. Chacun peut amener son regard. Cet aller-retour
           nase. Qu’elle est-elle ?                                           permanent entre l’écriture et le plateau est pour moi une des
           François Cervantes : Gaston Defferre est alors maire               choses les plus agréables et les plus spécifiques au théâtre. Par
           de Marseille. Considérant qu’il y a trop de théâtres en ville,     principe, une œuvre théâtrale est collective. Je ne pense pas
           il compte se séparer du Gymnase, abandonné dans l’attente          qu’il y ait un texte qui descende du ciel, qui s’impose à une
           de sa destruction. Alors qu’il a en projet le site pétrolier de    équipe d’acteurs et qui empêche toute traduction ou adapta-
           Fos-sur-Mer, il accueille Armand Hammer, directeur d’Oc-           tion. C’est un élément à travailler parmi d’autres. Je trouve
           cidental Petroleum, grosse compagnie pétrolière aux États-         d’ailleurs dommage qu’un spectacle soit répété puis joué le
           Unis. Après leur rendez-vous, à la grande surprise du maire,       soir d’une première. Ce n’est pas très naturel qu’il soit jeté
           le riche entrepreneur demande à visiter le Théâtre du Gym-         à un public sans jamais avoir été avant frotté à des enfants,
           nase. Ce dernier explique que ses parents, en 1897, ont fui la     des amis, des petits groupes, pour le réajuster.
           Russie pour les États-Unis car ils étaient persécutés en tant      Votre univers est régulièrement habité de clowns, de masques,
           que juifs. Le bateau, en mauvais état, a fait escale à Marseille   de marionnettes. Sont-ils présent dans Le cabaret des absents ?
           pour des réparations. Les parents qui n’ont pas de sous et         Il y a un personnage de masque, un duo de clowns et un nu-
           pas grand-chose à faire marchent dans les rues de la ville.        méro de magie qui sont des éléments intermédiaires entre
           Un jour d’orage, ils se réfugient sous le balcon de l’entrée du    le cabaret, le cirque et le théâtre. Je me suis posé pendant des
           théâtre. Une ouvreuse les fait entrer pour qu’ils se mettent au    années la question dramaturgique sur le statut des masques.
           chaud. Ils assistent au spectacle et sont tellement enchantés      Pour moi, ils représentent des morts, les disparus, donc les
           qu’en rentrant ils font l’amour dans la cabine du bateau. Ce       absents. Mais ces morts-là sont extrêmement vivants, ils élar-
           spectacle est La dame aux camélias et l’enfant qui naît de ces     gissent le champ de la vie. Je trouve très belle cette contradic-
           ébats est appelé Armand, comme le héros de la pièce. C’est         tion. Ce qui se passe entre l’acteur et le masque parle autant
           pour cette raison qu’Armand Hammer donnera de l’argent             de ce qui est mort en nous et qu’on essaie de faire revivre que
           pour restaurer le Gymnase. Il sera invité à l’inauguration en      de ce qui est mort autour de nous et avec quoi on se connecte.
           1986. Depuis, une plaque à son nom est apposée à l’entrée.         Vous écrivez : « Nous connaissons tous des gens qui n’ont
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                                                                                                                             François Cervantes © Melania Avanzetto

jamais passé la porte d’un théâtre, mais pour qui, pourtant,         Gouvernement ?
nous continuons à faire du théâtre ». Qu’entendez-vous par là ?      J’ai beau le tourner dans tous les sens, je ne comprends pas
Je pense par exemple à ma famille paternelle espagnole, des          ces décisions arbitraires alors que les théâtres avaient déjà
gens sédentarisés du côté de Valence qui travaillaient la terre.     pris beaucoup de précautions et s’étaient mobilisées assez
J’ai puisé énormément de choses dans les rituels de rassem-          vite pour changer les horaires, les jauges, les déplacements.
blement, les paroles échangées. Ma culture intuitive théâtrale       J’ai été extrêmement choqué de ne pas entendre parler du
s’est enracinée dans ces longues soirées passées dans cette          tout de culture, dans certaines déclarations. Quelque chose
communauté. Ce sont pourtant des gens qui n’ont jamais mis           est en train de glisser de l’art vers l’événementiel ou la dis-
les pieds au théâtre mais il y avait une science du collectif,       traction. On risque de mesurer un peu plus tard tout ce qui
une générosité qui m’ont donné goût aux soirées, au plaisir          est en train de se passer.
de rencontrer des inconnus, de partager des choses avec eux.         Pensez-vous que le monde de la culture en gardera des
Au contraire, la famille du côté de ma mère, issue de la bour-       stigmates ?
geoisie tourangelle, donnait plutôt une impression d’ennui           Cette crise est en train de révéler qu’il y a un changement de
alors que ce sont des gens dont on pourrait dire qu’ils étaient      monde dont on ne sait pas grand-chose et qui est en train
beaucoup plus cultivés. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a tout    d’accélérer. Cela fait plusieurs années que la technologie a
un tas de gens qui n’ont jamais passé la porte d’un théâtre          installé une violence et on commence à voir le dos du dragon.
et qui ne savent pas que c’est fait pour eux. Si un recueil de       L’édifice théâtral tel qu’il a été construit va être très fragilisé
poèmes peut circuler pendant des générations, la vraie cé-           pour sans doute plusieurs années. On peut craindre une ca-
rémonie du théâtre est dans l’instant présent.                       tastrophe économique, peut-être sociale, et un dérèglement
Depuis 2004, votre compagnie, L’Entreprise, est implantée à          des relations dont on a du mal à mesurer l’amplitude. Peut-
la Friche la Belle de Mai, à Marseille. Dans quelle mesure ce        être que cela peut aider à poser des questions qui sont vrai-
lieu et cette ville influencent, nourrissent votre répertoire ?      ment essentielles, à accompagner.
Le fait d’avoir décidé d’y vivre, d’être dans cette lumière, de      Est-ce une période inspirante ?
croiser ces gens, d’entendre ces bruits m’influence beaucoup.        Il y a une telle cacophonie de discours et une telle urgence
J’aime Marseille parce qu’elle est cosmopolite, plus méditer-        assénée tous les jours que la période n’est pas du tout inspi-
ranéenne que française. C’est rare que je passe une journée          rante et fertile. Cela met en alerte, cela me fait travailler très
sans éclat de rire en écoutant les conversations. La parole a        profondément de manière instinctive, presque animale. Mais
une place particulière dans la ville, avec des formules inven-       les choses vont ressortir dans un petit moment. Les chocs
tées et une facilité à parler incroyable. Quand il y a un pro-       que j’ai vécus n’ont pas du tout été traduits tout de suite en
blème, il est dissout dans la parole jusqu’à ce qu’il disparaisse.   termes d’écriture. En revanche, cela m’emmène dans des
C’est sans doute le métissage entre les différentes cultures,        zones différentes.
les univers qui se cognent, qui ont enrichi cette parole. C’est                                  PROPOS RECUEILLIS PAR LUDOVIC TOMAS

une ville assez théâtrale dans la manière dont les gens vont à
la rencontre les uns des autres. Le Cabaret rend bien compte         20 au 22 janvier (pour les professionnels uniquement)
de cela car c’est un spectacle construit par contraste.              Théâtre du Gymnase, Marseille
Comment vivez-vous le traitement infligé aux arts par le             08 2013 2013 lestheatres.net
ZIBELINE - Maisoù va-t-on ? - mensuel culturel - Journal Zibeline
Avec Technopol,
8   politique culturelle

    les musiques électroniques
    s’organisent en PACA
    Une antenne régionale du réseau se met en place pour fédérer les acteurs
    de l’électro. Le Cabaret aléatoire, scène de musiques actuelles installée
    à la Friche la Belle de Mai à Marseille, coordonne la démarche. Entretien
    avec Aurélien Deloup, son directeur adjoint

            Zibeline : Quel est le rôle de Technopol ?                                et se parler est une manière d’être plus solidaires et peut-
            Aurélien Deloup : Technopol est la structure histo-                       être plus forts pour passer cette crise et inventer la suite. En
            rique de représentation et de défense des intérêts des acteurs            novembre 2020, une première étape est franchie en Nouvelle
            des musiques électroniques en France. Elle est née à l’époque Aquitaine. Paca sera la suivante.
            où la tendance était plutôt aux amalgames et à la répression du Quelles sont les grands axes à développer ou défendre ?
            milieu. Organiser des événements légaux relevait parfois du Même si les objectifs des uns et des autres sont sans doute très
            chemin de croix. Pendant longtemps, nos interlocuteurs ont différents, on peut se retrouver sur certains points et créer une
            davantage été le ministère de l’Intérieur que celui de la Culture. réflexion collective. J’identifierais quatre enjeux. D’abord, celui
            Technopol a permis d’instaurer un dialogue avec les pouvoirs du statut des artistes. Sans obliger quiconque à devenir in-
            publics en représentant les organisateur. Cela fonctionne un termittent, il est peut-être nécessaire de promouvoir cette
            peu comme un syndicat qui fédère les professionnels dans                       solution, d’en expliquer les intérêts. Ce régime a un sens,
            leur diversité -artistes comme opérateurs- et dé-                                      y compris pour les artistes des musiques élec-
            fend la spécificité du réseau tout en continuant                                           troniques. Il y a ensuite la question de l’or-
            d’agir en tant que médiateur. Alors que les                                                   ganisation d’événements. On peut arriver
            autres esthétiques comme les musiques                                                            avec des propositions d’accompagne-
            actuelles se sont professionnalisées et                                                            ment pour que les choses se déroulent
            structurées, avec des interlocuteurs                                                                dans un meilleur dialogue. C’est une
            au sein des institutions, les musiques                                                               méconnaissance du milieu d’un côté
            électroniques n’ont pas suivi le même                                                                ou le manque d’encadrement admi-
            processus du fait du modèle même du                                                                  nistratif, juridique ou technique de
            secteur. Nos particularités ont pu en-                                                               l’autre qui rend l’obtention d’autorisa-
            traîner une sorte de relégation du genre                                                            tions toujours plus compliqué que pour
            qui n’a pas été traité comme une disci-                                                            d’autres esthétiques. Il faut progresser
            pline artistique en tant que telle.                                                             aussi dans le domaine de la formation et
            Pourquoi n’y avait-il pas encore d’antenne                                                    de l’information sur les soutiens possibles.
            régionale en PACA après 30 ans d’existence au             Aure
                                                                                                      Nous sommes un secteur qui se construit à la
                                                                          lien Deloup © X-D.R.
            niveau national ?                                                                    périphérie des systèmes d’aides et de subvention-
            La structure avait comme lacune d’être perçue comme cen- nement. Pour certains c’est en partie une volonté, mais la ré-
            tralisée en région parisienne puisque c’est là que sont les alité est plus complexe. Pour d’autres, cela relève aussi d’une
            institutions. C’est encore une réalité avec plus de 70% des forme de manque de représentation et d’information sur les
            adhérents basés en Île-de-France. Si Technopol doit s’em- dispositifs. Le choix de l’indépendance est concevable mais
            parer d’une réflexion qui concerne l’ensemble des acteurs, il doit être pris en connaissance de cause. Enfin, les cultures
            il faut penser la décentralisation en irriguant le territoire électroniques viennent d’un mouvement aux valeurs utopistes,
            avec des antennes régionales. Les conséquences de la crise de partage, d’ouverture et d’inclusion. Dans le contexte actuel, ça
            sanitaire sur le secteur ont transformé cette volonté en besoin, reprend sens. C’est quelque chose qu’il faut remettre en avant,
            voire en évidence. On a été le premier secteur à s’arrêter et on revendiquer et défendre. Faire attention à toutes formes de dis-
            sera vraisemblablement l’un des derniers à pouvoir redémar- criminations, de comportements agressifs, sexistes, racistes fait
            rer. Le contexte remet donc en avant l’idée qu’être ensemble partie de l’ADN de ce mouvement qui est précurseur dans le
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                                                                                                                            Soichi Terada © Joffrey Wingrove

domaine et qui s’affirme comme un enjeu d’importance pour            repères, aucune visibilité. Quand on s’est arrêtés en mars, per-
la nouvelle génération. S’y ajoute la notion de responsabilité en    sonne ne nous a dit -et pour cause, personne ne savait- que cela
termes d’environnement. Est-ce vraiment un bon modèle qu’un          reprendrait dans trois mois, six mois ou un an. On a l’impres-
artiste vienne en avion pour se produire deux heures et repartir     sion de bâtir sur du sable, de faire, défaire et refaire sans fin. On
à l’autre bout de la planète ? Ne vaut-il pas mieux construire les   a décidé d’arrêter de reporter et de rembourser intégralement
tournées, arrêter le jetable, etc. ?                                 tout le monde. La période est certes difficile pour les opérateurs,
Quel est le rôle du Cabaret aléatoire dans cette démarche ?          mais pour les publics c’est la même chose. Nous ne sommes pas
Pour initier et accompagner la constitution d’une antenne            en accord avec les festivals qui relancent les locations en ligne
en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, le Cabaret aléatoire           en annonçant leur programmation pour juin 2021. Déontologi-
s’est proposé comme point d’appui et relais actif auprès de          quement on n’est pas à l’aise avec l’idée de garder l’argent de la
la direction nationale de Technopol. La première étape du            billetterie. On préfère communiquer et remettre en vente même
processus est le lancement d’une campagne régionale de re-           tardivement mais quand on aura des éléments tangibles et sé-
censement pour mobiliser un maximum d’acteurs. L’intérêt             rieux de la part du Gouvernement.
de Technopol doit être aussi de proposer une photographie            Quelle est votre activité dans la période ?
de la scène des musiques électroniques qui va des milieux les        À défaut de pouvoir accueillir du public, on a essayé d’utiliser
plus institutionnels aux plus underground. Viendra ensuite           ce temps pour initier d’autres projets. On a créé des dispositifs
le temps de la concertation, on l’espère en présentiel et au         d’expérimentation, d’accueil de résidence, des formations. On
premier trimestre 2021, afin de définir, avec tous ceux qui ont      a ouvert beaucoup plus les portes pour des collaborations avec
répondu à l’appel, les thématiques qui les intéressent.              des artistes et d’autres organisateurs. On a aussi développé le
Le monde des musiques électroniques manque-t-il d’unité ?            volet actions culturelles et sensibilisation. Nous avons travaillé
Historiquement, la grande région de Nice à Montpellier est d’une     sur une nouvelle manifestation étendard, un festival porté par
grande diversité et compte beaucoup d’acteurs. C’est un terri-       le Cabaret aléatoire sur l’ensemble du site de la Friche, avec
toire conséquent pour le secteur qui va des clubs emblématiques      différents espaces. On souhaite une programmation qui reflète
à une scène plus alternative, avec de nombreux artistes qui ont      l’ensemble des courants des musiques électroniques. Nous vou-
émergé d’ici, se sont exportés et ont des carrières internatio-      lons donner une place importante à la performance, la pluridis-
nales en tant que producteurs et DJ. Je pense qu’on peut faire       ciplinarité et créer un vrai parcours sonore et visuel. On espère
mieux en termes de dialogues et d’échanges. On se parle dans         que cela pourra voir le jour les 24 et 25 septembre. On ne peut
des petits cercles locaux, mais dès qu’on en sort on se connaît      pas être que dans l’attente, si on ne se projette pas, c’est extrê-
moins par rapport aux musiques actuelles par exemple. C’est          mement dur pour l’équipe.
une question de structuration. La question de l’antenne, c’est                                  PROPOS RECUEILLIS PAR LUDOVIC TOMAS

justement de s’imprégner des modèles qui fonctionnent bien.
Comment se porte le Cabaret aléatoire ?
On va comme on peut. On essaie d’avancer mais on n’a aucun
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   Retourner le Mac Do
   Un restaurant McDonald’s des quartiers Nord                                                          arrivée au printemps pour demander de
                                                                                                        l’aide : son association Dyhia ne parvenait
                                                                                                        plus à répondre au nombre de personnes
   de Marseille, symbole des luttes populaires                                                          en détresse. Elle n’est plus repartie. « Si
                                                                                                        je ne viens pas chaque jour, je ne me sens
   contre les multinationales, mise sur l’entraide                                                      pas bien », dit-elle avec un grand sourire.
                                                                                                        « Il se passe de belles choses ici. Chacun
   et l’autogestion. Reportage                                                                          amène ses idées, on peut faire beaucoup
                                                                                                        plus que chacun dans son coin. » Karima
                                                                                                        Djelat opine : « Au mois d’avril, même la

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                      janvier 2021. Visite dans l’ancien   Instagram... Sans négliger d’accueillir à    banque alimentaire n’a pas pu faire face ».
                      McDonald’s des quartiers Nord        bras ouverts quiconque franchit le seuil.    Le restaurant occupé de Saint-Barthé-
                      de Marseille, réquisitionné par      On vous offre un café plutôt deux fois       lemy a donc pris les choses en main,
                      ses salariés au printemps 2020.      qu’une, et vous ne repartirez pas sans un    devenant un maëlstrom d’énergies et
                      Arriver à l’Après M, c’est tout de   petit carton au logo Mc Do, taille ham-      d’entraide, irriguant jusqu’en Pays d’Aix,
             suite être embarqué dans un tourbillon        burger-frites-coca, mais recelant... des     avec des excursions solidaires dans les
             d’activités. À peine le temps d’admirer la    noix et des dattes.                          Alpes-Maritimes sinistrées.
             fameuse enseigne détournée splendide-                                                      Le McDonald’s, symbole de la malbouffe
             ment, ou de survoler les articles placardés                                                et de la mondialisation, est retourné au
             sur les murs extérieurs. Outre les mé-        Un maëlstrom d’énergies                      propre et au figuré. Ici, autour du noyau
             dias locaux et nationaux, Forbes, le New      et d’entraide                                dur d’anciens salariés et d’habitants du
             York Times, et jusqu’à des titres japonais    Ce n’est pas jour de grande distribution,    quartier, se côtoient des Gilets Jaunes, les
             et chinois ont écrit sur ce symbole de la     comme c’est le cas chaque semaine depuis     jeunes écolos d’Extinction Rebellion ou
             lutte populaire contre les multinationales.   le premier confinement, où 40 000 per-       de Zéro déchet Marseille, les suppor-
             Dehors, une vidéo de vœux se tourne           sonnes ont bénéficié de l’aide alimentaire   ters de l’OM de Mentalité virage Depé
             dans l’effervescence. Dedans, un petit        transitant ici. Pourtant, ex-employés et     qui préparent paniers et habits chauds à
             groupe débat du nouveau « pôle com-           militants rallient les lieux dans un flux    distribuer, les Maraudes du cœur cui-
             munication » : identité visuelle, Twitter,    continu et chaleureux. Sarah Tabti est       sinant des repas. « Avant-hier, à force
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                                                   Au-delà du symbole, sur son rond-point,        M, José Bové a proposé de venir les sou-
                                                   ce lieu est idéalement placé pour que vive     tenir. Il a été bien accueilli, comme tout
                                                   un projet de développement du territoire       le monde. Parmi les centaines de per-
                                                   par et pour les habitants. » Les quartiers     sonnes présentes, il a pu savourer l’ex-
                                                   Nord de Marseille, « ce sont des gens qui      cellent hamburger vegan au menu et la
                                                   se sentent relégués, dans une ville qui se     citronnade maison. Mais sa moustache
                                                   ferme, avec un clientélisme qui les écrase,    légendaire de démonteur de Mac Do a
                                                   la montée de l’extrême droite. Le bouil-       attiré nombre de flashs dans un ballet
                                                   lonnement qui survient ici est l’occasion      médiatique qui peut être délicat à arti-
                                                   de recouvrer les relations humaines, de        culer à une telle initiative, foisonnante.
                                                   s’extraire des racismes, des hiérarchies,      « Aussi nous voulons une gouvernance
                                                   des blocages sociaux ».                        partagée le plus largement possible pour
                                                   Des acheteurs potentiels se sont pré-          éviter toute appropriation des biens ou
                                                   sentés, avec des suggestions de reprise        du pouvoir. » Peut-être une Scic, société
                                                   très traditionnellement mercantiles.           coopérative à intérêt collectif, sans but
                                                   L’Après M, lui, fait tranquillement évo-       lucratif.
                                                   luer son idée d’un « fast social food » vers   Quant aux autres écueils, des tensions
                                                   un restaurant d’insertion, pour former         humaines dans l’équipe par exemple,
                                                   et employer ceux qui peinent à trouver         bien sûr qu’il y en a ! « On s’engueule
                                                   du travail. Sous quelle forme ? Nombre         parfois, ce n’est jamais facile ». Mais Fa-
                                                   d’options sont encore envisageables, en        thi Bouaroua a confiance en l’esprit des
                                                   fonction des décisions que prendra la          lieux, avec « un ciment ». Qui donc ? Ka-
                                                   multinationale.                                mel Guemari, ancien sous-directeur
                                                                                                  du restaurant, continuellement sollicité
                                 © Alix Pelegrin                                                  par les uns et par les autres. « Il a le ré-
                                                   Naviguer entre les écueils                     flexe de l’altérité. Il me fait penser à l’Abbé
d’insister auprès du 115, j’ai trouvé un           « Cela nous a pris du temps de rencontrer      Pierre, avec sa façon de servir d’abord le
hébergement pour une femme enceinte à              la Mairie de Marseille, se souvient Fathi      plus souffrant. » Encore une forte image,
la rue, raconte Sarah Tabti. Elle est re-          Bouaroua, mais nous avons été reçus le 24      religieuse cette fois, pouvant être déli-
venue avec un gâteau pour nous remer-              août, et Laurent Lhardit, élu en charge        cate à manier pour un collectif qui tire
cier. On lui a dit que si elle se sent seule       de l’économie, s’est mis en relation avec      sa force... du collectif.
elle est la bienvenue quand elle veut. » Au        McDonald’s France pour ouvrir une pas-                                     GAËLLE CLOAREC

mois de décembre, ont été construits des           serelle de dialogue. » Les membres du
abris en bois de palettes et bâches pour           collectif, bien rodés à l’autogestion, sont
                                                                                                  *
                                                                                                    Association de préfiguration pour un
les personnes sans domicile. Les quatre            conscients d’un risque fatidique : « On        restaurant économique et social
disposés devant la Bibliothèque de l’Al-           va être un enjeu politique, et même élec-
cazar n’ont pas tenu longtemps, avant              toral ; nous acceptons tous les soutiens,
que la police ne les dégage manu mili-             mais aucune récupération ». Le 19 dé-
tari. « Ma priorité n’est pas de savoir qui        cembre, jour de l’inauguration de l’Après
en a donné l’ordre, mais de trouver une
solution pour ces gens. Je vois beaucoup           Karima Djelat © Alix Pelegrin

d’enfants dehors lors des maraudes. »

De l’ambition
« Au moment où les difficultés des plus
pauvres se sont exacerbées, devant la dé-
ficience des pouvoirs publics, des institu-
tions et des grandes associations, précise
Fathi Bouaroua, président de l’Après* M,
il fallait agir. Le Covid a servi de déclen-
cheur : c’est alors que nous sommes passés
du conflit social au projet de quartier. »
Car le restaurant appartient à McDonald’s
France, peu enclin, alors qu’une longue
procédure juridique est toujours en cours,
à laisser gracieusement la place. Pour que
ce bel élan perdure, il va falloir renfor-
cer son assise. « Il est hors de question de
partir, comme on a pu nous le proposer.
12 société

   Des pesticides dans
   Une étude pilote relève des taux de contamination aux
   pesticides alarmants dans les lagunes de Méditerranée

             E
                     n novembre dernier, l’Agence de l’eau Rhône Médi-         Camargue, royaume du vent, du sel, des flamands roses et des
                     terranée Corse et l’Ifremer (Institut français de re-     chevaux en liberté, est aussi celui des méconnues pelouses à
                     cherche pour l’exploitation de la mer), en partenariat    saladelle, du rare lys des sables fleurissant les dunes, de la
                     avec l’Université de Bordeaux, ont envoyé à la presse     discrète tortue cistude, et offre une halte migratoire majeure
                     un rapport sur l’état des lagunes de Méditerranée1.       pour les canards...
             Les scientifiques du laboratoire Environnement Ressources
             Languedoc Roussillon, basé à Sète, ont étudié, entre 2017 et
             2019, dix de ces zones humides à la biodiversité exception-       Impact humain délétère
             nelle : les étangs de Canet, Bages-Sigean, l’Ayrolle, la Palme,   Hélas, ces écosystèmes parmi les plus riches du monde sont
             Thau, Vic, l’Or, Berre, Biguglia, et du Méjean.                   lourdement impactés par les activités humaines. Même si,
                                                                               depuis une trentaine d’années, des efforts ont été consentis
                                                                               pour améliorer leur état écologique global. Les pouvoirs pu-
             Qu’est-ce qu’une lagune ?                                         blics peinent notamment à contenir l’eutrophisation, due à
             Ces étangs relativement peu profonds sont situés le long du       un apport trop important d’azote et de phosphates, engrais
             littoral marin. Ils se sont formés lorsqu’à la fin de la der-     ou détergents drainés depuis l’amont, entraînant la prolifé-
             nière glaciation, il y a 10 000 ans, le climat s’est réchauffé.   ration d’algues, jusqu’à l’asphyxie. Certains contaminants
             Le niveau de la mer s’est alors élevé, avec une stabilisation     chimiques dits « historiques » (métaux, hydrocarbures, PCB…)
             au niveau actuel il y a environ 6 000 ans. Les eaux saumâtres     diminuent, lentement. Mais le DDT, par exemple, insecticide
             ayant envahi les parties les plus basses de la plaine littorale   chloré interdit en France depuis 1972, reste présent dans l’en-
             ont progressivement été séparées de la mer par une bande de       vironnement sur de très longues périodes, et peut parcourir
             sable, le « lido ». Alimentées par les cours d’eau douce, elles   des distances considérables dans l’atmosphère. Entre autres
             restent reliées à la mer via des chenaux appelés « graux ».       méfaits, il perturbe la reproduction des oiseaux : les coquilles
             D’où leur caractère unique : hybrides, les lagunes sont en        d’œufs en sont fragilisées, ce qui engendre des éclosions
             permanente évolution et bouillonnent de vie. Le delta de la       prématurées. Il se fixe dans les graisses des animaux aqua-
                                                                                                              tiques et terrestres, s’accumule le
                                                                                                              long de la chaîne alimentaire. On
                                                                                                              trouve du DDT dans les huîtres,
                                                                                                              les moules que nous consom-
                                                                                                              mons allègrement...

                                                                                                               Sans compter
                                                                                                               l’effet cocktail
                                                                                                               Tout ceci suffit largement à faire
                                                                                                               froid dans le dos. Mais les cher-
                                                                                                               cheurs de l’Ifremer ont soulevé
                                                                                                               un nouveau motif d’inquié-
                                                                                                               tude : le cumul des pesticides.
                                                                                                               Il y a cinq ans, une biologiste du
                                                                                                               Centre de biochimie structurale
                                                                                                               de Montpellier, Vanessa Del-
                                                                                                               fosse, a démontré le fameux « ef-
                                                                                                               fet cocktail » des perturbateurs
                                                                                                               endocriniens2, mettant en évi-
                                                                                                               dence que certaines substances,
                                                                                                               prises isolément, peuvent être
                                                                                                               inoffensives, mais deviennent
                                                                                                               un poison une fois mélangées.
13

nos lagunes

Etang de Berre © Do.M.

L’équipe de Sète a transposé aux écosystèmes marins les                 (DVP) de 5 mètres minimum ». Avec des mesures filtrantes
connaissances acquises sur les effets toxiques de ces mé-               pareilles, on se sent tout de suite rassuré...
langes sur l’être humain.
« Auparavant, l’état chimique de ces lagunes était considéré
comme bon puis qu’aucun des vingt-deux pesticides prioritaires          Quels moyens pour agir ?
suivis d’ordinaire tous les trois ans dans le cadre de la direc-        « Grâce à ces nouvelles données, nous disposons d’informa-
tive-cadre sur l’eau ne dépassait sa valeur-seuil », explique           tions concrètes pour agir en amont sur les usages des pesticides
Karine Bonacina, directrice de la délégation territoriale de            qu’ils soient d’origine agricole, urbaine ou industrielle », s’est
Montpellier de l’Agence de l’eau. « Cette étude modifie notre           toutefois réjouie Karine Bonacina. Mais tandis que les multi-
regard ; elle met en lumière l’urgence de prendre en compte les         nationales engrangent des profits stratosphériques, reculent
cocktails de pesticides et leurs effets sur ces milieux naturels. »     l’interdiction du glyphosate, forcent la réintroduction des
                                                                        néonicotinoïdes, les Agences de l’eau, comme les Parcs na-
                                                                        tionaux ou l’ONF, œuvrent avec un budget insuffisant, avec,
Huit lagunes sur dix contaminées                                        pour assumer des missions toujours plus importantes, et de
Résultat, huit lagunes de Méditerranée sur les dix suivies dans         plus en plus urgentes, toujours moins de personnel. Établis-
le cadre de cette étude pilote se sont avérées contaminées par          sements publics de l’État sous tutelle du ministère de l’Envi-
les pesticides, avec un « risque préoccupant » pour la santé            ronnement, elles ont pour objectif la reconquête du bon état
de ces écosystèmes et leur biodiversité. Les plus gravement             de l’eau et des milieux aquatiques. Le 3 septembre dernier, le
atteintes sont les étangs de l’Or, Ayrolle et Méjean ; seuls les        gouvernement a présenté France Relance, plan pour préparer
étangs de La Palme et de Biguglia ont présenté des « périodes           et construire la France de 2030. Cent milliards d’euros. Dont
de risque chronique peu préoccupant ».                                  135 millions pour la restauration écologique des rivières, 60
À Berre, l’une des plus grandes étendues d’eau saumâtre                 pour la protection des aires marines, 40 pour la protection
d’Europe, alimentée par l’Arc, la Touloubre, la Cadière et la           du littoral. On voit où sont les priorités.
Durançole, reçoit aussi leur charge chimique. En particulier            Bien-sûr, c’est toujours cela de pris, mais tellement insuf-
du métolachlor, désherbant extrêmement toxique répandu                  fisant par rapport aux enjeux de biodiversité et de santé !
dans les champs de maïs ou tournesol en amont. Seul relevé                                                                   GAËLLE CLOAREC
encourageant, « une fréquence de détection de ces substances
est plus faible sur l’Arc ». Il est vrai que Syngenta, société suisse   1
                                                                          OBSLAG - Volet Pesticides. Bilan 2017-2019 du suivi des lagunes
spécialisée dans la chimie et l’agroalimentaire, qui le commer-         méditerranéennes. Rapport final. Munaron Dominique, Derolez Valerie,
cialise, et déclarait en 2019 pas moins de 1 500 000 euros de           Foucault Elodie, Cimiterra Nicolas, Tapie Nathalie, Budzinski Hélène,
                                                                        Giraud Anaïs (2020) archimer.ifremer.fr/doc/00656/76769/
lobbying auprès de la Commission européenne, conseille sur
sa vitrine Internet, pour toutes les parcelles en bordure d’un          2
                                                                         Lire sur journalzibeline.fr notre compte-rendu de sa conférence
point d’eau, « d’implanter un Dispositif Végétalisé Permanent           du 5 avril 2018 dans le cadre des Jeudis du CNRS à Marseille
14 actualité lgbtqi du sud-est

                                                                                     Cité
        Considéré comme le plus
      vieux bar lesbien marseillais,
    l’établissement va renaître grâce
        à l’association Baham arts                                                       Queer
    L’Eden, repaire trans et afroqueer

           L
                     orsque les inséparables Paulo et Erika montaient la
                     rue Curiol avec leur sono à roulettes en direction de la
                     Plaine, le numéro 7 éveillait déjà leur curiosité. « On avait
                     envie mais on n’osait pas entrer parce qu’on ne voulait
                     pas déranger des personnes en plein travail », avouent-
            ils. Si les travailleuses du sexe se retrouvent bel et bien dans
            l’établissement situé dans l’une des artères emblématiques
            de la prostitution du centre-ville de Marseille, elles ne sont
            pas les seules. Derrière le comptoir où elle officie depuis plu-
            sieurs décennies, l’actuelle gérante de l’Eden, Geneviève, a
            ouvert ses portes à d’autres publics. Lesbiennes et personnes
            trans s’y savaient déjà bien accueillies. À l’époque de la précé-
            dente tenancière, une certaine Clairette, mafia et prostitution
            cohabitaient dans un joyeux brassage des genres. Mais à 73
            ans, Geneviève a décidé de passer la main. Elle a même pris
            les futurs acquéreurs sous son aile, glissant à ceux qu’elle ap-
            pelle ses « enfants » un attendrissant « faites attention ! ». Des
            anecdotes, des sulfureuses aux plus légères, Erika Nomeni
            et Paulo Higgins Guérin en ont entendu sur ce lieu inter-
            lope, bar queer avant l’heure. Leur projet de reprise devrait
            se concrétiser d’ici quelques mois, grâce en partie à un finan-
            cement participatif en ligne*. Si la somme nécessaire pour
            racheter le fonds de commerce est acquise (30 000 euros), la
            collecte continue pour entreprendre quelques travaux et s’as-
            surer une année de loyer d’avance pour plus de tranquillité.
            Reste donc 15 000 euros supplémentaires à rassembler avec
            l’objectif de remonter le rideau en septembre prochain. À plus
            long terme, Erika et Paulo espèrent pouvoir se salarier tout
            en gardant le statut associatif de l’établissement, qui permet
            l’obtention d’éventuelles subventions. Pour le binôme, ou-
            vrir un lieu comme l’Eden concrétise deux parcours réunis
            par des vécus certes différents mais dans un même combat.

            La solitude tue
            L’une, 27 ans, est née au Cameroun et arrivée en France en
            2001. « J’ai fait mon coming-out au lycée. Comme j’habitais              © Alix Pelegrin

            la région parisienne, mon premier réflexe a été d’aller dans le
            Marais. Autant dire que c’était inhospitalier. Je me suis sentie         communautaire dédiée aux personnes prostituées. « Contrai-
            très seule en tant qu’afroqueer. Pourtant, je pensais y trouver          rement à Erika, j’ai fait mon coming-out très tard parce que
            une communauté. Je suis restée en manque d’espaces qui me                je ne savais pas que les hommes trans existaient, jusqu’à ce
            correspondaient. J’ai toujours eu envie de les créer pour que les        que j’en rencontre vers 24 ans. C’était dur d’être jeune et queer
            gens comme moi puissent se sentir bien. Le plus dur dans la              à Marseille, surtout pour des personnes comme moi. Si, plus
            LBGT-phobie est la solitude dans laquelle ça nous renvoie. Et            jeune, j’avais connu un lieu fait pour et par les personnes trans,
            c’est cette solitude-là, après les coups, qui tue », explique po-        j’aurais probablement fait mon coming-out beaucoup plus tôt.
            sément cette rappeuse et beatmakeuse, chargée de mission                 J’ai envie de rencontrer des personnes trans ailleurs que dans
            à Radio Galère. L’autre, 29 ans, est né à Marseille et vient de          le militantisme associatif, dans un lieu du quotidien qui ne soit
            terminer un contrat à Autres regards, association de santé               pas lié au médico-social. ». En 2015, ils imaginent ensemble
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