ABEILLES : LA DERNIÈRE DANSE ? - Histoire, vie et destin THOR HANSON - Buchet/Chastel
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THOR HANSON ABEILLES : LA DERNIÈRE DANSE ? Histoire, vie et destin Traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Leclère
Titre original : Buzz, The Nature and Necessity of Bees © Thor Hanson, 2018 Première édition : Basic Books, membre du groupe Perseus Books Illustrations : Chris Shields © Libella, Paris, 2019. ISSN : 2492‑9107 ISBN : 978‑2-283‑03222‑0
Pour Noah
SOMMAIRE Préambule : Prendre une abeille dans sa main........... 11 Introduction : Les abeilles font le buzz...................... 15 PARTIE I : ET LES ABEILLES FIRENT LEUR APPARITION I. Une guêpe végétarienne.................................. 29 II. Le vibrato vivant............................................. 47 III. Seules ensemble.............................................. 75 PARTIE II : DES ABEILLES ET DES FLEURS IV. Une relation spéciale....................................... 103 V. Où les fleurs s’épanouissent............................ 131 PARTIE III : DES ABEILLES ET DES HOMMES VI. Indicateurs et hominini................................... 153 VII. L’art d’accueillir les bourdons......................... 171 VIII. Une bouchée sur trois..................................... 191 PARTIE IV : L’AVENIR DES ABEILLES IX. Nids vides........................................................ 211 X. Une journée au soleil........................................ 239 Conclusion : La bourdonnante clairière..................... 253 Annexe : Les familles d’abeilles du monde................ 257 Glossaire.................................................................. 267 Bibliographie............................................................ 273
NOTE DE L’AUTEUR Malgré la présence régulière des abeilles à miel dans les pages que vous allez lire, je tiens à affirmer dès à présent que cet ouvrage ne les concerne pas spécifiquement. Vous ne trouverez ici aucune description détaillée de la danse des abeilles, de l’essaimage, ni de leurs compor- tements aussi singuliers que fascinants, pour la simple raison que ces sujets ont déjà été largement traités ailleurs. Des auteurs aussi vénérables que Virgile, et parmi lesquels on trouve au moins deux prix Nobel, ont produit des centaines d’excellents ouvrages exclusivement centrés sur les abeilles mellifères. Ce livre, au contraire, célèbre les abeilles en général, des coupeuses de feuilles aux bourdons, en passant par les maçonnes, les abeilles des sables, les mineuses, les charpentières, les cotonnières et d’autres encore. Les abeilles à miel ont bien sûr leur place dans ce panorama, mais ici, comme dans la nature, elles doivent partager la scène. De plus, au risque de fâcher mes amis entomologistes, j’ai choisi dans cet ouvrage d’utiliser certains termes informels. Tout insecte pourra y être traité de « petite bête » par exemple, et pas seulement ceux de l’ordre des hémiptères. Les termes techniques que je n’ai pas pu éviter sont inclus dans le glossaire en fin de volume ; les lecteurs y trouveront également un guide illustré des familles d’abeilles, ainsi qu’une bibliographie de références utiles. Les notes de bas de page, que je recommande, sont truffées de détails savoureux qui trouvaient mal leur place dans le rythme de la narration – vous y découvrirez par exemple quelle couleur reste invisible aux yeux des abeilles ou ce qui vaut une si mauvaise réputation aux abeilles sociales.
préambule PRENDRE UNE ABEILLE DANS SA MAIN « Le bourdon chante joyeusement Tant qu’il conserve son miel et son aiguillon. » Shakespeare, Troïlus et Cressida (1804) Un coup sec signala le déclenchement de l’arbalète, nous suivîmes le carreau du regard. Il disparut en direction des feuilles et des branches au-dessus de notre tête, emportant derrière lui une longueur de fil de pêche en nylon mono- filament scintillant dans les rayons de soleil épars. Mon assistant de terrain, quittant des yeux son arme, hocha la tête avec satisfaction et donna du mou au fil qui se dévidait du moulinet, fixé à la poignée à l’aide de chatterton. Pour lui, il s’agissait là d’une journée de travail comme une autre, la procédure standard lorsqu’il s’agit d’aider des biologistes à mettre en place les cordages et l’équipement de recherche dans les hauteurs de la canopée tropicale du Costa Rica. Pour moi, en revanche, la journée était à marquer d’une pierre blanche. Quelques minutes après, nous hissions notre piège à insectes en position et, pour la première fois de ma carrière, j’étudiais officiellement les abeilles. Du moins, j’essayais. 11
ABEILLES : LA DERNIÈRE DANSE ? Le projet ne se déroula pas tout à fait comme prévu. Bien que nous ayons passé plusieurs jours, mon collègue et moi, à viser les cimes pour y accrocher divers engins, nous ne récupérâmes qu’une poignée de spécimens, et pour la plupart après qu’un piège en suspension avait heurté une ruche, provoquant une attaque groupée. Il y avait de quoi enrager – non seulement à cause de la perte de temps et d’énergie, mais aussi parce que je savais que les abeilles se trouvaient bien là-haut. Je les devinais très clairement grâce aux quantités de données génétiques glanées sur les arbres où nous avions installé nos pièges. En comparant l’ADN des arbres adultes à celui de leurs graines, j’avais appris que le pollen se déplaçait un peu partout – pas seulement entre individus voisins, mais aussi entre des arbres parfois séparés de plus de 2 km. Ceux-ci appartenant à la famille des légumineuses, je savais que leurs grappes de fleurs vio- lettes étaient conçues pour attirer les abeilles afin de les polliniser, comme les vesces, les trèfles, les pois de senteur et autres variétés très présentes dans mon environnement familier. Je dus finalement reconnaître ma défaite, mais l’expérience déclencha en moi une fascination irrépressible. Je me précipitai aussitôt vers des cours sur la taxonomie et le comportement des abeilles et, depuis, je suis ces insectes à la trace – dans mon travail comme dans ma vie quoti- dienne. Il m’est parfois arrivé d’en attraper quelques-unes. Comme tous ceux qui s’intéressent aux abeilles, j’ai suivi les récents développements avec une inquiétude grandissante. Depuis que les apiculteurs ont rapporté les premiers signes du « syndrome d’effondrement des colonies des abeilles » en 2006, des millions d’entre elles ont tout simplement disparu. Les études, qui mettent en avant une multitude de causes parmi lesquelles les pesticides et les parasites, ont également mis en évidence le déclin de nombreuses espèces sauvages. Maintenant que des reportages, des documentaires et même 12
PRÉAMBULE un groupe de travail présidentiel ont donné l’alerte, le public n’a jamais été aussi bien informé sur cette situation. Mais que savons-nous réellement des abeilles ? Même les spé- cialistes ont parfois du mal avec les détails. Un jour que j’écoutais la radio en voiture, j’entendis un historien des sciences renommé expliquer que les premiers colons arri- vés à Jamestown et à Plymouth avaient importé d’Europe les abeilles à miel. Sans quoi, poursuivait-il, ils n’auraient jamais pu polliniser leurs récoltes. Je faillis finir dans le fossé ! Et que faisait-il des 4 000 espèces d’abeilles natives alors déjà en train de bourdonner gaiement en Amérique du Nord ? Mais ce n’est pas le pire. Sur l’étagère de mon bureau trône un exemplaire grand format d’un livre intitulé The Bees of the World (Les Abeilles du monde). Écrit par des entomologistes reconnus, publié par une maison d’édition réputée spécialisée dans les essais, cet ouvrage affiche en couverture un magnifique gros plan… de mouche. On dit souvent que les abeilles sont à l’origine d’un tiers du régime alimentaire des humains, or, comme tant de merveilles de la nature qui nous sont indispensables, elles volent désormais hors des radars. En 1912, l’entomologiste britannique Frederick William Lambert Sladen remarquait : « Tout le monde connaît le bon gros bourdon. » C’était peut- être vrai dans la campagne anglaise du temps de Sladen, mais un siècle plus tard nous connaissons beaucoup mieux la situation critique dans laquelle se trouvent les abeilles que les insectes eux-mêmes. Je menais un jour une étude dans les zones de prairie de bord de mer à proximité de chez moi. J’avais reçu une petite bourse pour répondre à l’une des questions les plus basiques de la biologie : quelles sont les espèces présentes ? Ma maison a beau se trouver à moins d’une journée de route de six universités de recherche, dans deux pays différents, celles-ci ne disposent toujours pas d’un inventaire correct des abeilles locales. Les 45 espèces que je 13
ABEILLES : LA DERNIÈRE DANSE ? collectai cette saison-là n’étaient qu’un début. Heureusement pour nous tous, il suffit parfois, pour se reconnecter avec les abeilles, de sortir se promener l’été, n’importe où sur la planète. Faites abstraction du brouhaha de la vie moderne, et vous les entendrez bourdonner partout dans la nature – en visiteuses omniprésentes, mais méconnues, des ver- gers, des exploitations agricoles, des forêts ou des parcs urbains, des terrains vagues, des terre-pleins autoroutiers, des jardins. Nous avons la chance de connaître quelques pans de l’histoire remarquable des abeilles : des spécimens prisonniers de l’ambre aux oiseaux chasseurs de miel, de l’origine des fleurs au mimétisme, des abeilles coucou aux bouquets de parfum, de leur impossible aérodynamique à leur rôle dans notre propre évolution. Les abeilles aujourd’hui ont évidemment besoin de notre aide, mais aussi de notre curiosité. Le simple fait d’explorer l’histoire et la biologie de ces créatures essentielles peut transformer le premier venu en enthousiaste convaincu, c’est le but de ce livre. Cependant j’espère que vous ne vous contenterez pas de le lire. Je souhaite qu’à la prochaine belle journée d’été vous aurez envie de sortir en quête d’une abeille sur une fleur pour l’observer un moment. Alors, vous vous surprendrez peut-être à oser l’attraper comme le fait mon fils depuis qu’il a trois ans – à main nue. Essayez, et comme lui vous sentirez le chatouillis des petites pattes et l’infime froissement des ailes au creux de votre paume, puis, lentement, écartez vos doigts pour la laisser s’envoler, libre.
introduction LES ABEILLES FONT LE BUZZ « S’allonger et écouter – jusqu’à ce que les sens Assoupis sombrent à peine conscients de son influence – Le doux murmure de l’errante Abeille. » William Wordsworth, « Ode printanière » (1817) Tout le monde se méfie des exosquelettes. La seule vision d’insectes ou d’autres arthropodes peut déclencher, dans le cerveau humain, une réaction de peur notable1. Souvent, les synapses associées au dégoût sont également activées2. Pour les psychologues, ces réflexes innés sont une réponse de l’évolution face à un risque supposé de piqûre ou de transmission de maladie. Mais ces corps segmentés et fragiles suscitent aussi un sentiment particulier : même de loin, on sait que si l’on écrasait du pied ces créatures elles produi- raient un crac répugnant. En tant que mammifères, nous appartenons aux vertébrés, ces animaux qui gardent leurs 1. Voir Seligman, 1971, pour une explication de la théorie, Mobbs et al., 2010, pour un exemple expérimental et Lockwood, 2013, pour explorer en profondeur ce sujet. 2. Cette réaction aux insectes apparaît très tôt dans la vie, elle est consi- dérée comme un dégoût « primaire », voir Chapman & Anderson, 2012. 15
ABEILLES : LA DERNIÈRE DANSE ? parties structurelles – les os – bien à l’abri à l’intérieur du corps. En théorie, le fait de placer à l’extérieur les éléments les plus résistants semble une excellente stratégie évolutive – les espèces d’arthropodes sont vingt fois plus nombreuses que celles des vertébrés. Mais le fait est que les gens trouvent les exosquelettes dégoûtants, surtout que ceux-ci vont sou- vent de pair avec des yeux à facettes, des antennes mobiles et de multiples pattes g ratouillantes. Les cinéastes l’ont bien compris ; pour imaginer les monstres terrifiants d’Alien, Ridley Scott a préféré s’inspirer d’insectes et d’invertébrés marins plutôt que de chiots, et c’est aussi la raison pour laquelle la créature la plus effrayante du Seigneur des anneaux n’est pas un orque d’apparence porcine ou un troll des cavernes, mais bien Araigne, l’araignée géante. Même les professionnels les plus aguerris sont parfois victimes de cette répugnance. Dans son ouvrage non traduit en français, The Infested Mind (L’Esprit infesté), Jeffrey Lockwood avoue avoir abandonné sa discipline, l’entomologie – pour rejoindre le département de philosophie –, après avoir été brusquement recouvert d’une nuée de sauterelles qu’il était en train d’étudier. Les interactions avec les arthropodes se soldent fréquem- ment par un mouvement de la main pour les chasser, voire par un coup de fil à l’exterminateur local. Lorsque nous faisons des exceptions, elles impliquent généralement des petites bêtes bien différentes des autres – les papillons, qui nous éblouissent de leurs ailes brillantes et colorées ; les chenilles oursonnes, poilues et tigrées, dont on aime l’allure bonhomme ; ou les adorables coccinelles, tout simplement irrésistibles. Les grillons sont appréciés aussi, sûrement parce que nous n’entendons que leurs stridulations musicales, au loin, les soirs d’été, sans être forcés de les voir1. En termes 1. Les Chinois ont fait des grillons des animaux de compagnie ; ils organisent même des concours de stridulations très élaborés. La plupart 16
INTRODUCTION économiques, le ver à soie est recherché pour la valeur de ses fibres et une cochenille asiatique fournit la totalité de la production mondiale de gomme-laque. Pourtant un chiffre résume mieux que tout notre attitude générale à l’égard des insectes : chaque année, 65 milliards de dollars sont dépensés en pesticides à l’échelle de la planète. Dans ce contexte de malaise global, les liens entre les humains et les abeilles sont, eux, particuliers. Avec leurs gros yeux globuleux, leurs deux paires d’ailes membraneuses et leurs antennes proéminentes, elles ne cachent pourtant pas leur différence. Les jeunes abeilles s’agitent comme des vers, puis, arrivées à maturité, certaines espèces forment des essaims pouvant compter plusieurs dizaines de m illiers d’individus – chacun pouvant infliger une piqûre au venin douloureux. Elles ressemblent donc terriblement à ces insectes qui nous font si peur. Mais voilà, depuis la nuit des temps, un peu partout dans le monde, les peuples de différentes cultures ont réussi à mettre de côté ou à dépasser leur crainte pour nouer des liens avec elles, que ce soit pour les observer, les pister, les domestiquer, les étudier, écrire des poèmes ou des histoires à leur sujet, voire les vénérer. Aucun autre groupe d’insectes n’est devenu aussi proche de nous, aucun n’est plus essentiel, ni plus révéré. La fascination des humains pour les abeilles remonte à la préhistoire : les premiers hominidés ne manquaient pas une occasion de profiter de cette explosion sucrée que procurait le miel. Au fil de leurs migrations à travers la planète, les anciennes peuplades ne cessèrent de rechercher cette dou- ceur qu’elles volaient aux abeilles mellifères ainsi qu’à des dizaines d’autres espèces moins connues. Les artistes de l’âge de pierre immortalisèrent ces pratiques en les peignant des grillons de compagnie vivent dissimulés dans des gourdes ou des pots en terre (qui servent à amplifier leur chant). 17
ABEILLES : LA DERNIÈRE DANSE ? sur les parois des grottes d’Afrique, d’Europe, d’Australie, décrivant des chasses qui parfois nécessitaient de hautes échelles, des torches enflammées et des ascensions péril- leuses. Aux yeux de nos ancêtres, la valeur du miel à elle seule suffisait à justifier les efforts, les risques et le désa- grément de quelques vilaines piqûres. Après les raids sur les colonies sauvages, l’apiculture est logiquement apparue comme l’étape suivante à peu près partout où l’on s’installait pour cultiver la terre. Des tes- sons de poterie empreints de cire d’abeille ont été retrou- vés sur des dizaines de sites d’agriculture néolithiques en Europe, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, certains remontant à plus de 8 500 ans1. On ne sait pas très bien quand et où le premier apiculteur mit en ruche un essaim, mais au IIIe millénaire av. J.-C. les Égyptiens avaient déjà perfectionné cet art. Ils avaient même appris à convoyer leurs abeilles, installées dans de longs tubes en terre cuite, en remontant le Nil au rythme des récoltes saisonnières et de l’éclosion des fleurs sauvages. Les humains domesti- quèrent les abeilles bien avant les chevaux2, les chameaux, les canards ou les dindes, sans parler des cultures familières que sont les pommes, les céréales, les poires, les pêches, les pois, les concombres, les pastèques, les céleris, les oignons ou les grains de café. Cette domestication s’est produite indépendamment dans des lieux aussi éloignés que l’Inde, l’Indonésie et la péninsule du Yucatán, où les apiculteurs mayas, bien inspirés, élevèrent pour leur part de « vraies dames », une espèce de la forêt tropicale qui a l’agréable particularité d’être dépourvue de dard. Du temps où les Hittites régnaient sur l’Asie occidentale, l’apiculture était 1. Voir Roffet-Salque et al., 2015. 2. Il est très compliqué de préciser avec exactitude les dates de domes- tication ; voir notamment Driscoll et al., 2009, et Meyer et al., 2012. 18
INTRODUCTION protégée par la loi et toute personne surprise en train de piller des ruches pouvait s’attendre à payer une amende sévère de six shekels d’argent. Les Grecs mirent en place un impôt sur le miel, ils établirent des zones tampons d’une centaine de mètres entre chaque rucher concurrent et, le commerce étant devenu très lucratif, des contre façons sophistiquées se développèrent. Hérodote décrivit un substitut sirupeux convaincant composé de « tamaris et de froment1 ». Au fil des siècles, des sirops obtenus en fai- sant bouillir des dattes, des figues, des raisins et différentes sèves d’arbres fournirent des alternatives moins onéreuses, mais le miel demeura le standard ultime de la douceur à l’échelle du monde, jusqu’à l’avènement des sucres raffinés. Ce qui au départ permettait avant tout de satisfaire notre gourmandise primaire gagna en intérêt lorsque les humains découvrirent de nouveaux usages aux produits de la ruche. Mélangé à de l’eau puis fermenté, le miel se para bientôt de l’attrait supplémentaire de garantir une délicieuse ivresse. Les spécialistes considèrent l’hydromel comme l’une des boissons alcoolisées les plus anciennes ; il est fabriqué et consommé sous diverses formes depuis au moins 9 000 ans et peut-être beaucoup plus2. En Chine antique, on trinquait avec une version matinée de riz et de baies d’aubépine, tandis que les Celtes préféraient la leur aromatisée à la noi- sette et les Finnois, d’un zeste de citron. De nos jours, les Éthiopiens ont un faible pour la version arrangée aux feuilles amères de nerprun. Mais les hydromels les plus puissants sont peut-être ceux issus des forêts humides d’Amérique 1. Hérodote, 1850, livre VII-XXXI, p. 393. 2. À ce jour, la plus ancienne trace de l’existence de l’hydromel ou de boissons y ressemblant vient de l’analyse de résidus trouvés dans d’anciennes jarres chinoises (McGovern et al., 2004). Mais il arrive que le miel fermente dans la nature, il n’est donc pas impossible que nos ancêtres l’aient rencontré plus tôt. 19
ABEILLES : LA DERNIÈRE DANSE ? centrale et du Sud, où les Mayas et les shamans de dif- férentes tribus ont développé des variétés hallucinogènes agrémentées de racines et d’écorces narcotiques1. En fait, les guérisseurs ont depuis longtemps reconnu les bénéfices des abeilles et recommandé pour traiter toutes sortes de maux le miel, l’hydromel, les baumes à la cire, la propolis (ou « colle d’abeille », une substance résineuse récoltée sur les bour- geons par certaines abeilles pour la construction des ruches) et même le venin des dards. Le Livre des médecines, rédigé en syriaque au xiie siècle, inventoriait les remèdes utilisés durant l’Antiquité : sur les 1 000 cités, 350 comprenaient un produit venu des abeilles2. L’auteur, anonyme, allait jusqu’à qualifier de « tonique essentiel au quotidien » l’eau au miel (lorsqu’elle était dûment mélangée à du vin et à une pincée de graines d’anis et de poivre). L’historienne Hilda Ransome n’exagérait pas en écrivant à propos des abeilles : « Il est impossible de surestimer la valeur qu’elles ont eue pour l’homme par le passé3. » Comme si la saveur sucrée, l’ébriété et les soins n’y suffisaient pas, les abeilles apportèrent aux humains la lumière, rien de moins. Depuis la préhistoire jusqu’à la révolution indus- trielle, la plupart des techniques permettant de repousser les ténèbres – feux de camp, torches, lampes rudimentaires ou 1. En plus de l’hydromel, le miel lui-même peut être enivrant lorsque les abeilles butinent le nectar de certaines plantes narcotiques. Il est fait mention de miel hallucinogène chez les Mayas, ainsi que chez le peuple Gurung au Népal et Ishir au Paraguay, qui ont baptisé « mangeurs de miel » certains de leurs shamans (Escobar, 2007, p. 217). 2. À en croire Le Livre des médecines, un docteur pouvait tout à fait prescrire du miel pour guérir les maux de gorge, le hoquet, la nausée, les saignements de nez, les douleurs cardiaques, la vision défectueuse et la fertilité. La cire était également un remède pour tout, on la retrouvait pour soigner le déchaussement des dents, les douleurs aux testicules, mais aussi les blessures causées par « des épées, des lances, des flèches, etc. » (Budge, 1913, p. cvi). 3. Ransome, 2004, p. 19. 20
INTRODUCTION bougies à base d’huile de poisson ou de graisse animale – dégageaient une grande quantité de fumée accompagnée de crépitements. Durant tout ce temps, seule la cire d’abeille se consumait en émettant une lumière nette, stable et à l’odeur agréable. Pendant des millénaires, les bougies ont donc brillé, nuit après nuit, dans les temples, les églises et les foyers aisés. Ajoutée aux multiples autres usages de la cire d’abeille – pour l’imperméabilisation, l’embaumement des corps ou la métallurgie –, la fabrication de bougies a créé une demande insatiable qui a souvent fait de la cire le produit le plus précieux de l’apiculture. Lors de la conquête de la Corse, au iie siècle av. J.-C., les Romains, négligeant le célèbre miel de l’île, choisirent de recevoir un tribut mesuré en seule cire – soit l’impressionnante quantité de 200 000 livres par an1. D’ailleurs, les scribes et les officiels chargés de collecter cette taxe devaient sûrement prendre des notes sur une autre innovation liée aux abeilles : la toute première surface d’écriture effaçable au monde. Bien avant l’invention des tableaux noirs, on se servait de petites tablettes recouvertes de cire sur lesquelles on pouvait graver au stylet2, faciles à ranger et à transporter, et qu’il suffisait ensuite de chauffer pour les lisser et les réutiliser. Les abeilles sont à nos côtés depuis l’origine. Elles sont source de tant de matières premières, dont certaines de grand luxe, qu’il n’est pas étonnant que l’on retrouve ces insectes jusque dans les contes et les légendes, la mytholo- gie, la religion même. Dans les légendes, les abeilles jouent 1. Au cours d’une bataille en 173 av. J.-C., les troupes du préteur romain C. Cicereius tuèrent pas moins de 7 000 Corses et en emprisonnèrent 1 700 autres. En représailles, le tribut de cire fut doublé (Tite-Live, 1864, livre XLII-VII). 2. Pour les étymologistes, le mot stylus en latin a pour racine sti, qui signifie « piquer ». On peut en conclure que les scribes romains griffon- naient sur leurs tablettes de cire avec l’équivalent linguistique d’un dard. 21
ABEILLES : LA DERNIÈRE DANSE ? souvent le rôle de messagères des dieux, les cadeaux qu’elles nous offrent sont considérés comme un aperçu du divin. Les Égyptiens voyaient en elles les larmes du dieu Soleil, Râ ; un conte français les lie au Christ, qui les aurait for- mées à partir des gouttes tombées de ses mains alors qu’il se baignait dans le Jourdain. Les divinités et les saints, de Dyonisos à Valentin, devinrent les saints patrons des abeilles et de leurs gardiens, tandis qu’en Inde la corde de l’arc de Kama, le dieu de l’Amour, se compose d’une chaîne d’abeilles. Durant l’Antiquité, des essaims présagent souvent de guerres, de sécheresses, de crues ou d’autres grands événements ; ils symbolisent la chance en Chine, la malchance en Inde ou à Rome. À en croire Cicéron, des abeilles annoncèrent l’éloquence et la sagesse de Platon en se posant en grappes sur les lèvres du philosophe alors qu’il n’était qu’un nourrisson. Les prêtresses des abeilles, connues sous le nom de melissae1, le mot grec qui signifie « abeilles à miel », servaient aux temples d’Artémis, d’Aphrodite et de Déméter ; et à Delphes, la pythie était parfois surnommée l’« abeille delphique ». Le sirupeux régime des abeilles, infiniment sucré, éga- lement considéré comme divin, est mentionné dans les légendes aussi souvent que l’insecte lui-même. La mère de Zeus, par exemple, avait caché son nouveau-né dans une grotte où des abeilles sauvages l’avaient élevé jusqu’à l’âge adulte en transmettant le doux nectar et le miel direc- tement de leurs bouches à la sienne. Les dieux hindous Vishnou, Krishna et Indra, ayant suivi le même régime depuis l’enfance, sont dits « nés du nectar », tandis qu’en Scandinavie Odin, bébé, aimait son miel mélangé au lait 1. Melissa reste un prénom féminin très populaire, tout comme Melina, autre mot grec proche, qui signifie « miel ». En hébreu, l’abeille se dit d’vorah, source d’un autre nom familier, Deborah. 22
INTRODUCTION d’une chèvre sacrée. Qu’il soit servi dans les timbales divines ou cuisiné en gâteaux célestes, le miel règne sur les menus du Walhalla au mont Olympe et au-delà – partout, les tra- ditions lient la douceur collectée par les abeilles à la nour- riture des dieux. Pour les fidèles, il représente la perspective d’une juste récompense. Des sources aussi variées que le Coran, la Bible, les légendes celtes et les manuscrits coptes décrivent toutes le paradis comme un endroit où coulent des rivières de miel. La valeur, symbolique ou pratique, des abeilles pour les humains tient à leur biologie. L’abeille moderne est une merveille de technologie, dotée d’une vision panoramique percevant les rayons ultraviolets, d’ailes flexibles emboîtées et d’une paire d’antennes hypersensibles capables de repérer à peu près tout, les boutons de rose bien sûr, mais aussi des explosifs ou le cancer. Les abeilles évoluent au rythme des plantes à fleurs et leurs caractéristiques les plus remar- quables se développent toutes dans le cadre de cette rela- tion. Les fleurs fournissent aux abeilles les ingrédients qui leur permettent de produire le miel et la cire, mais elles sont également leur motivation pour naviguer, coopérer et, dans certains cas, bourdonner, même. En retour, les abeilles leur offrent le service le plus fondamental, essentiel. Pourtant, bizarrement, celui-ci ne fut pas compris – et encore moins apprécié – avant le xviie siècle. Lorsque le botaniste allemand Rudolf Jakob Camerarius publia en 1694 ses observations sur la pollinisation, la plupart des scientifiques trouvèrent la notion même de reproduction sexuée entre les plantes absurde, obscène, voire les deux. Des décennies plus tard, la description par Philip Miller des abeilles en train de butiner les tulipes était encore considérée comme trop osée pour figurer dans son best-seller The Gardeners’ Dictionary (Le Dictionnaire des jardiniers). Après de nombreuses plaintes, l’éditeur finit par 23
ABEILLES : LA DERNIÈRE DANSE ? la supprimer complètement des troisième, quatrième et cin- quième éditions. Mais il suffisait d’avoir accès à une exploi- tation agricole, un jardin ou une simple plante en pot pour tester l’idée de la pollinisation. La danse qui unit les abeilles et les fleurs finit par fasciner certains des plus grands pen- seurs en biologie, dont des sommités (et apiculteurs) telles que Charles Darwin et Gregor Mendel. Aujourd’hui, la pollinisation demeure un champ d’études fondamental, car nous savons que ce processus n’est pas seulement éclairant, il est aussi irremplaçable. Au xxie siècle, les sucres raffinés sont omniprésents, la cire est un produit dérivé du pétrole, et la lumière apparaît par la simple action d’un interrup- teur. Mais pour propager l’ensemble des cultures et de la végétation sauvage qui n’utilise pas le vent, nous continuons de dépendre exclusivement des abeilles. Et quand celles-ci ne répondent plus à l’appel, les répercussions font la une. Récemment, le bruit autour des abeilles a souvent résonné plus fort que le bourdonnement de tous les insectes réunis. Les hécatombes dont sont victimes les essaims domestiques ou sauvages menacent les relations essentielles et longtemps tenues pour acquises entre le pollen et les fleurs. Mais l’his- toire des abeilles ne se résume pas à un récit de crises ou de situations critiques. Elle commence à l’époque des dino- saures avec l’explosion de la biodiversité que Darwin appe- lait un « abominable mystère ». Les abeilles ont contribué à façonner le monde naturel qui a vu évoluer notre propre espèce, et leur histoire se mêle souvent à la nôtre. Ce livre explore ce qui les rend, dans leur nature, si indispensables. Pour les comprendre, et mieux les aider, nous avons tout intérêt à savoir non seulement d’où elles viennent, mais aussi pourquoi elles sont devenues l’un des rares insectes qui nous inspirent plus de sympathie que de crainte. L’histoire des abeilles débute avec la biologie, mais elle nous parle de nous également. Elle explique pourquoi nous les avons 24
INTRODUCTION gardées près de nous si longtemps, pourquoi les publici- taires se tournent vers elles pour vanter les mérites d’à peu près n’importe quoi, depuis les bières jusqu’aux céréales du petit déjeuner, et pourquoi nos poètes évoquent le « baiser d’une abeille », les comparent à « l’esprit dans la lumière », se réjouissent de voir la lavande « trembler au poids d’une abeille ». On les étudie pour mieux comprendre des domaines aussi variés que la prise de décision collective, l’addiction, l’archi- tecture ou l’efficacité des transports en commun. En tant qu’animaux sociaux adaptés depuis peu à la vie en grands groupes, nous avons beaucoup à apprendre de la part de ces créatures qui, pour certaines au moins, la pratiquent avec succès depuis des millions d’années. Autrefois, on croyait entendre dans leur bourdonnement la voix des défunts, comme un murmure tout droit venu du monde des esprits. Cette croyance remonte à l’Égypte et à la Grèce antiques, notamment, où la tradition voulait que l’âme d’une personne apparaisse sous la forme d’une abeille à l’ins- tant où elle quittait l’enveloppe corporelle humaine, briève ment visible (et audible) dans son voyage vers l’au-delà. Si, de nos jours, les oreilles perçoivent ce vibrato vivant de façon plus prosaïque, il garde sa puissance, amplifiée par l’urgence inconsciente d’un lien intime qui dure. Mais tout ce bruit autour des abeilles n’a pas commencé avec les pesticides, la destruction de leur habitat ou les autres défis que nous leur imposons. Avant les espèces modernes, il y eut leur ascen- dance, la faim, l’innovation. Personne ne connaît l’exact enchaînement d’événements qui a mené à l’apparition des abeilles, cependant tout le monde s’accorde au moins sur un point : elle a fait du bruit.
PARTIE I ET LES ABEILLES FIRENT LEUR APPARITION « L’évolution ne tire pas ses nouveautés du néant. Elle travaille sur ce qui existe déjà… » François Jacob, Le Jeu des possibles (1981)
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