Vingt ans après La Russie et la quête de puissance - Core

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Vingt ans après
              La Russie et la quête
                  de puissance
                                         MARIE MENDRAS

  Vingt ans après l’effondrement de l’URSS, la politique étrangère de la Russie, tout
comme la politique intérieure, reste profondément marquée par la chute de 1991. Les
hommes qui dirigent le pays aujourd’hui ont une vision négative de leur histoire natio-
nale. Ils continuent à voir dans l’extraordinaire bouleversement des réformes gorbat-
chéviennes et de l’éclatement de l’empire une perte considérable. 1991 a été une « catas-
trophe géopolitique », répète Vladimir Poutine. Cette rupture brutale avec le passé laisse
de profondes traces, tant dans les mentalités que dans le comportement des élites diri-
geantes.
                                                                                   M. M.

F
      IDÈLE   à la tradition doctrinaire soviétique,      Cet article propose une lecture de la vision
       l’ancien chef du FSB (les services de           que les élites russes ont du monde, et de leur
       renseignement) affirme la puissance russe       place dans le monde, vingt ans après 1991, en
dans une trajectoire historique – l’héritage légi-     mettant l’accent sur la question de l’identité
time du passé – et dans un face à face avec les        nationale et la consolidation du régime pouti-
États-Unis – l’équilibre entre deux superpuis-         nien, et sur la relation complexe avec l’Eu-
sances, entre l’Est et l’Ouest. Il s’appuie sur les    rope et l’Occident, relation dans laquelle les
moyens classiques de la politique étrangère :          pays du voisinage commun (Ukraine, Géorgie,
croissance de l’économie nationale, renforce-          Moldavie…) se trouvent aujourd’hui pris en
ment des positions militaires et stratégiques,         étau entre l’Union européenne et la Russie.
consolidation d’une sphère d’influence, rôle à         Cet « entre-deux » constitue pour Moscou un
l’ONU. Il sait que le moteur de la politique           point de fixation qui tend à masquer l’enjeu
russe à l’avenir sera l’énergie et le commerce,        crucial à moyen et long terme : la transfor-
et pense que la structure reste la dissuasion          mation de l’Asie et la mondialisation. Pour-
nucléaire et la sphère d’influence. Il bénéficie       tant, la Chine développe rapidement ses rela-
d’un atout de taille, l’exportation d’hydrocar-        tions avec plusieurs républiques ex-soviétiques
bures au prix fort, mais fait face à de sérieux        et accroît ses investissements en Russie.
défis : la mondialisation, la puissance chinoise          Le repli sur une sphère de proximité terri-
et la faible compétitivité de l’économie russe.        toriale, tout en revendiquant des ambitions de

COMMENTAIRE, N° 136, HIVER 2011-2012                                                              891
MARIE MENDRAS

puissance mondiale, nourrit l’ambivalence et        gouvernent. La Grande Guerre patriotique
la fragilité des positions russes. Cette ambi-      est l’ultime monument de l’épopée soviétique.
valence se reflète en politique intérieure et a     Les autres grands épisodes héroïques ont
pris une forme emblématique dans le                 perdu leur éclat ou leur sens (1917, l’indus-
« tandem » Poutine-Medvedev. De l’été 2008          trialisation des années 1930, l’atome, Gaga-
à fin 2011, Dmitri Medvedev a rempli effica-        rine et la conquête de l’espace). La mémoire
cement sa fonction de Président-diplomate,          de la victoire contre l’Allemagne nazie est
sans être ni le stratège ni le décideur in fine.    préservée comme un bien précieux, source de
Cependant, Vladimir Poutine a choisi de             fierté et d’identité, et socle de la puissance
mettre fin au jeu de rôles et de se faire réélire   soviétique après 1945. L’utopie de la révolu-
Président en mars 2012. Il reprend toutes les       tion mondiale avait été enterrée dès la fin des
prérogatives de chef d’État et chef des             années 1920 et l’objectif de la puissance stra-
armées.                                             tégique était devenu le ressort du régime
                                                    soviétique.
                                                       Si les Russes acceptaient aujourd’hui que la
Le mythe du « retour »                              quête de superpuissance et de victoire sur
                                                    l’Autre (le camp capitaliste) n’avait pas de
   Les verbes « redevenir », « reprendre »,         sens, comment justifier les décennies de
« retrouver » se rencontrent à l’infini dans les    drames et de sacrifices depuis la guerre civile
discours et articles russes. Retrouver le statut    dès 1918 et pendant les trente années de
de grande puissance, reprendre sa place sur         dictature stalinienne ? C’est essentiellement
le continent, redevenir un État moderne et          pour conserver cette légitimité du sacrifice
fort. De même, le discours russe préfère le         subi (et, par conséquent, l’inévitabilité des
préfixe « ex » ou préfixe « post ». La Russie       répressions commises) par les générations
est un pays ex-soviétique, entouré de répu-         passées que Staline reste une figure héroïque
bliques ex-soviétiques et des « ex-démocraties      et terrifiante dans l’historiographie pouti-
populaires » d’Europe centrale.                     nienne. Staline est le dictateur sanguinaire –
   Avec l’effondrement de l’URSS, la Russie a       ce fait n’est pas contesté – qui a fait d’un
perdu son État et sa puissance, derjava. La         empire humilié une superpuissance damant le
notion de derjava est quasiment synonyme de         pion à l’Amérique et à la vieille Europe. Il a
l’État, dans une pensée russe résolument            bâti, conquis, dominé, alors que Mikhaïl
fidèle aux théories réalistes des rapports inter-   Gorbatchev et Boris Eltsine ont détruit. La
nationaux. Depuis la victoire sur l’Allemagne       plupart des manuels d’histoire publiés ces
nazie, la puissance a été pensée et vécue           dernières années véhiculent cette apologie des
comme intangible, existentielle. Le terme           périodes de « puissance » contrastant avec les
derjava, dérivé du verbe derjat’, tenir, exprime    régimes condamnables qui ont laissé la Russie
la notion de contrôle du territoire, des            s’affaiblir (1).
ressources, des frontières. Pour Moscou, la            Quand la Russie s’est ouverte et rapprochée
perte du statut de grande puissance se traduit      de l’Europe et de l’Occident, pendant la peres-
en affaiblissement de l’État et montée de l’in-     troika de Mikhaïl Gorbatchev puis les
fluence des autres États. Ainsi, le thème du        réformes de Boris Eltsine, elle a perdu l’aura
« retour » de puissance traduit-il le désir de      de la puissance déjà sur le déclin. Ce déclin
récupérer un statut passé. Insistons sur l’im-      était en cours depuis les années 1970 mais en
portance accordée par les élites russes au          grande partie occulté à Moscou et minimisé
statut plus qu’à une réelle stratégie de puis-      dans les capitales occidentales. Aux yeux des
sance impliquant volonté, énergie, ressources       Russes, l’ouverture et la réforme des années
et visant à la domination. La position de           1986-1993 sont responsables de la terrible
l’URSS avant 1989-1991 est magnifiée et l’ac-       crise qui s’ensuit (2). Alors que les Occiden-
tion présente vise à « rattraper » des positions
perdues. Le regret du passé pèse plus que la
                                                       (1) L’idéologie véhiculée par les manuels d’histoire et les films
réalité du présent et l’ambition d’un futur.        documentaires est analysée par les historiens de l’association
   La réécriture de l’histoire officielle depuis    Mémorial, notamment Arseni Roguinski. Entretiens avec l’auteur
                                                    à Moscou et à Paris en 2009 et 2010.
quelques années révèle les sensibilités des            (2) Voir les enquêtes d’opinion du Centre Levada d’étude de
élites poutiniennes, et de la société qu’elles      l’opinion publique, www.levada.ru.

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VINGT ANS APRÈS. LA RUSSIE ET LA QUÊTE DE PUISSANCE

taux se réjouissaient de la « libération » des                           de la relation avec l’extérieur, même avec les
Soviétiques et de la victoire de la démocratie,                          voisins proches, dévoilant le manque de
la grande majorité des Russes vivaient un                                confiance dans un projet national. « Les
traumatisme majeur auquel ils n’étaient pas                              passions existent au niveau des nations, mais
préparés.                                                                elles tendent souvent à être surtout défensives
   Il est important de souligner le décalage                             et négatives », observe Pierre Hassner (5). La
entre le vécu russe et notre vision occidentale                          politique internationale de la Russie porte en
des années gorbatchéviennes et de la fin du                              elle émotions, regrets et volonté de prendre
communisme. Nous avons observé avec                                      une revanche sur les années noires.
enthousiasme et bonne conscience cette                                      Est-ce un objectif raisonnable, pour
période de défaite de l’URSS dans la guerre                              Moscou, de chercher à revenir à une position
froide et d’enchantement du politique grâce à                            de puissance déterminée par la guerre froide
la « libération » des populations enfermées                              alors que le monde s’est transformé en
dans le soviétisme. Ce grand malentendu                                  profondeur et que des acteurs clés, comme la
entre les Russes et nous sur l’épisode fonda-                            Chine, opèrent des mutations incroyablement
mental de leur histoire récente marquera                                 plus rapides que la Russie ? L’espace et le
pendant encore longtemps notre relation avec                             temps ne sont plus des atouts pour un vaste
eux. La ligne de démarcation politique et                                pays qui parle beaucoup de modernisation
mémorielle entre l’Europe et la Russie a                                 mais peine à se développer au même rythme
bougé mais elle reste une ligne Est-Ouest.                               que ses voisins (6).
   La société russe a, dans l’ensemble, très mal                            L’empire tsariste a-t-il jamais été une puis-
vécu les années 1990 et en conçoit une hosti-                            sance dominante ? Il a vaincu l’armée de
lité au changement et à l’internationalisation,                          Napoléon, est entré dans le concert des
et un profond conservatisme. Vladimir                                    nations au Congrès de Vienne en 1815, s’est
Poutine a profité de cet état d’esprit et a bâti                         agrandi et a noué des alliances tout au long
son système sur l’ordre social sans la démo-                             du XIXe siècle, mais a également subi de graves
cratie politique, la croissance économique                               revers – la guerre de Crimée en 1856, la
sans les réformes, et l’image d’une Russie plus                          défaite face au Japon en 1905 – et s’est
forte à l’étranger (3).                                                  décomposé pendant la Première Guerre
   « La Russie n’est pas tant un pays émergent                           mondiale. De 1918 à 1941, la Russie sovié-
qu’une ancienne superpuissance qui a                                     tique vit quasiment en autarcie, coupée de
échoué (4) », résume l’économiste finlandais                             l’Europe et de l’Asie. L’invasion allemande de
Pekka Sutela. Les contradictions du régime                               juin 1941 plonge la dictature stalinienne dans
poutinien se nouent dans cette difficulté à lire                         les affaires du monde. La satellisation de l’Eu-
l’histoire récente avec recul et à lâcher des                            rope centrale et les années de guerre froide
positions qui n’apportent plus d’avantages.                              et d’« équilibre de la terreur » (dissuasion
« Bygones are bygones » est la règle d’or des                            nucléaire), de Khrouchtchev à Brejnev, consti-
économistes. Ce qui est perdu est perdu : ne                             tuent la période la plus « internationale » de
pas continuer d’investir dans un puits sans                              l’histoire russe. Ces trois décennies de
fond, ne pas s’arrimer à des positions qui                               « superpuissance » ne sont-elles pas l’excep-
appartiennent au passé. Les hommes poli-                                 tion plutôt que la règle ? Aucun expert russe
tiques ont souvent tendance à défendre les                               n’oserait poser une question aussi iconoclaste.
acquis et colmater les brèches ; ils hésitent à                          Même des politologues et experts critiques de
prendre le risque d’une approche radicale-                               l’autoritarisme poutinien acceptent le postulat
ment nouvelle. Ils « tiennent » plus qu’ils ne                           d’une Russie naturellement et nécessairement
construisent.                                                            grande puissance (7). De manière anachro-
   Ce réflexe, plus prononcé chez les dirigeants                         nique, le discours russe se décline principale-
russes, explique le prolongement d’une
conception protectionniste, presque négative,                              (5) Pierre Hassner, préface in Philippe Esper et al., Un monde
                                                                         sans Europe ?, Fayard, 2011, p. 30.
                                                                           (6) Pierre Buhler, La Puissance au XXIe siècle. Les nouvelles défi-
   (3) Voir Marie Mendras, Russie. L’envers du pouvoir, Odile Jacob,     nitions du monde, CNRS Éditions, 2011, p. 177-186.
2008.                                                                      (7) Le travail de réflexion, « Russie. Scénarios 2020 », mené par
   (4) Pekka Sutela, « How strong is Russia’s economic founda-           le Centre Carnegie de Moscou en 2011, reflète cet état d’esprit.
tion ? », Center for European Reform, Policy Brief, octobre 2009, p. 1   Plusieurs études sont consacrées à la politique étrangère russe.
(www.cer.org.uk).                                                        Même Thomas Graham, diplomate américain russophone, fonde

                                                                                                                                         893
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ment autour des notions de « défense de la                            nent européen (10). Lilia Chevtsova dénonce
souveraineté nationale » et de « sphère d’in-                         l’utilisation des thèmes anti-occidentaux et la
térêts privilégiés », comme si cet invariant                          stratégie dominatrice de Moscou dans les pays
d’une grande Russie était la perspective la                           du voisinage commun, Géorgie et Ukraine.
plus stabilisante.                                                    Elle souligne les lourdes conséquences de
   Dmitri Trenin, directeur du Centre Carne-                          l’impuissance du régime eltsinien tant sur
gie à Moscou, œuvre pour le rétablissement                            l’évolution intérieure que sur la politique
d’une Russie forte. Mais il souligne fort juste-                      étrangère encore aujourd’hui (11).
ment que le premier défi est de garder le                                En effet, pendant les années Eltsine, la
contrôle sur la Sibérie et l’Extrême-Orient, et                       Russie n’a pas forgé de politique étrangère.
de rétablir la sécurité dans les républiques du                       Elle était trop occupée par la reconstruction
Nord-Caucase. Le problème est donc d’abord                            intérieure dans un contexte de chute écono-
un problème de cohésion interne, « l’intégra-                         mique et sociale (12). Elle suivait le mouve-
tion au centre », selon la formule de Trenin,                         ment vers l’ouverture, la coopération avec
et d’utilisation judicieuse des ressources                            l’Europe, les États-Unis et l’OTAN. Elle
économiques et territoriales nationales (8).                          dépendait de la bonne volonté des anciens
   Pour Fedor Lukyanov, rédacteur en chef de                          rivaux pour sauver son économie, son armée,
la revue Russia in Global Affairs, le conflit                         son intégrité territoriale. L’État russe a fini par
d’août 2008 en Géorgie est venu confirmer                             échouer sur le désastre de la guerre en Tchét-
que la politique étrangère russe n’avait plus                         chénie et le krach financier d’août 1998. L’hu-
besoin de se focaliser sur l’Occident et qu’il                        miliation était totale. Les frappes aériennes de
était temps pour l’OTAN de ne pas trans-                              l’OTAN sur la Serbie pour défendre le Kosovo
gresser la « ligne rouge », celle de la « sphère                      au printemps 1999 ont choqué les Russes et
des intérêts privilégiés » de la Russie dans les                      sonné le réveil de la politique étrangère.
républiques ex-soviétiques voisines de l’Eu-                             Dans la première moitié des années 2000,
rope. Dans ses éditoriaux, Lukyanov revient                           l’équipe poutinienne a reconstruit une poli-
régulièrement sur « la fermeture de la paren-                         tique internationale sur la force énergétique,
thèse » des années 1990 et le retour à l’équi-                        grâce à l’envolée des prix depuis 2001, et par
libre des puissances (9).                                             la relance d’un partenariat stratégique avec les
   Ces analyses engagées reposent sur un                              États-Unis après les attentats du 11 septem-
raisonnement fragile car elles n’indiquent pas                        bre 2001. Sans les considérables ressources en
par quels moyens et avec quelles méthodes, et                         pétrole, gaz naturel, et autres matières
dans quel but, la Russie rebâtirait un grand                          premières, et sans la « guerre » commune
espace militaire et économique tenant tête à                          contre le terrorisme, la question d’un
l’Occident d’un côté, à la Chine et à l’Asie de                       « retour » de la puissance russe ne se serait
l’autre. Elles sont contestées par des cher-                          même pas posée. L’arsenal nucléaire n’aurait
cheurs russes indépendants qui soulignent au                          pas suffi à assurer à Moscou une position de
contraire la nécessité pour leur pays de                              force sur la scène internationale.
s’adapter aux nouvelles réalités mondiales et                            La seconde moitié des années 2000 se diffé-
de ne pas sacrifier l’indispensable modernisa-                        rencie de la première période Poutine. En
tion à la vaine quête d’une puissance dispa-                          effet, l’année 2004 met le Président russe
rue. Yuri Fedorov s’inquiète d’une relance de                         devant des défis majeurs en Russie et dans son
la politique d’armement en Russie et d’un                             « étranger proche », terme par lequel les
nouveau face à face sécuritaire sur le conti-                         Russes dénomment leurs anciennes répu-
                                                                      bliques dont ils contestent la pleine souverai-
son raisonnement sur le fait que « la Russie a été une grande puis-
sance pendant trois cents ans » et qu’« elle a regagné pour une         (10) Yuri Fedorov, « The Russia factor in international security.
bonne part son statut de puissance majeure ». Il se félicite que la   An assesssment of Moscow’s ambitions and capacity », étude
Russie reste « la puissance dominante dans l’espace ex-soviétique »   présentée au séminaire de l’Observatoire de la Russie,
et devienne « un pilier fondamental dans la nouvelle architecture     CERI/Sciences Po, 6 juillet 2011.
de sécurité européenne, aux côtés de l’OTAN et de l’Union euro-         (11) Lilia Shevtsova, Lonely Power, Carnegie Endowment of
péenne ». Ces travaux sont en cours de publication dans la revue      Peace, Washington DC, 2010, et « Politics inside, policy outside.
en russe Pro et Contra, Moscou. Voir aussi le site www.carnegie.ru.   How russian elites preserve the status quo and look modern »,
  (8) Dmitri Trenin, Post-Imperium, Carnegie Endowment for            étude présentée au séminaire de l’Observatoire de la Russie,
Peace, Washington, DC, 2011.                                          CERI/Sciences Po, 28 septembre 2011.
  (9) Revue trimestrielle publiée en russe et en anglais, Russia in     (12) Marie Mendras, « La Russie en mal de politique étrangère »,
Global Affairs, Moscou.                                               Pouvoirs, n° 88, 1999, p. 107-120.

894
VINGT ANS APRÈS. LA RUSSIE ET LA QUÊTE DE PUISSANCE

neté. La deuxième guerre de Tchétchénie a                                l’Amérique. Étonnamment, la montée de la
accru l’insécurité et la violence dans tout le                           Chine, de l’Inde, du Brésil, qui a remis en ques-
Nord-Caucase. Vladimir Poutine est pris de                               tion le modèle unipolaire, n’a pas corrigé de
court devant les révolutions de couleur en                               manière significative cette lecture déformée des
Géorgie et en Ukraine, en 2003 et 2004 ; il                              intentions des pays occidentaux et de leurs
craint la contagion démocratique en Russie. Il                           organisations (OTAN, Union européenne).
mettra alors tout en œuvre pour affaiblir les                               Dans son discours à Munich en février 2007,
nouveaux régimes, augmenter la présence                                  Vladimir Poutine attaque frontalement la
économique russe, attiser les conflits territo-                          politique « unilatérale » américaine et les
riaux en Géorgie.                                                        projets d’élargissement de l’OTAN, dénonçant
   Sa stratégie visera essentiellement à arrêter                         une attitude de guerre froide et un danger
l’élargissement de l’OTAN et à tenir les pays                            pour la sécurité de la Russie. « Les États-Unis
de l’entre-deux hors de la sphère occidentale,                           ont franchi les limites de leurs frontières
menant à la guerre en Géorgie en août 2008.                              nationales […] Plus personne ne se sent en
La Russie brave un interdit : elle envoie son                            sécurité (14). »
armée combattre sur le territoire d’un État                                 L’un des messages que fait passer Poutine
indépendant membre de l’ONU et reconnaît                                 est que la Russie défend d’abord et avant tout
l’indépendance des provinces d’Abkhazie et                               ses intérêts, dans un monde où les autres
d’Ossétie du Sud (13). Les militaires russes                             États ne pensent aussi qu’à défendre leurs
occupent toujours, en 2011, des parties de la                            intérêts. Derrière un discours de coopération,
Géorgie. Le raidissement de la politique russe                           les leaders occidentaux auraient un agenda
aux portes de l’OTAN et de l’Union euro-                                 caché. L’Union européenne reste, pour
péenne, parallèlement au durcissement du                                 Poutine, une construction mystérieuse, qui ne
régime Poutine contre la société civile et l’op-                         peut être gouvernée démocratiquement et
position, et à l’accroissement de la corruption                          équitablement, et qui est en réalité contrôlée
au sommet du pouvoir aura pour effet de                                  par les grands États et les grands groupes
freiner le rapprochement avec Washington, le                             industriels et financiers. Lui est-il possible de
fameux reset lancé par Barack Obama en                                   concevoir qu’un dirigeant puisse privilégier un
2009, marqué notamment par la signature du                               effort sur le long terme alors qu’il ne sera plus
nouvel accord START, traité de réduction des                             au pouvoir pour bénéficier des profits de sa
armes nucléaires, en avril 2010.                                         stratégie ? Et d’imaginer qu’un Parlement ou
                                                                         une Cour ait vraiment autorité pour contrer
L’identité nationale et l’image                                          les décisions du Chef dans le domaine réga-
de l’ennemi                                                              lien de la politique étrangère ? Quand la
                                                                         justice britannique a refusé d’extrader l’ancien
  Vladimir Poutine a convaincu les Russes du                             ministre tchétchène Akhmed Zakaïev au
fait que, sans un regain de puissance sur les                            début des années 2000, Vladimir Poutine a
autres États, leur pays était en danger. De                              fait comprendre au Premier ministre Tony
nouveau depuis 2000, le paradigme de l’ennemi                            Blair qu’il le jugeait responsable du refus
intérieur et extérieur, de la patrie en danger,                          puisque cette affaire était, du point de vue
occupe le cœur de la doctrine et s’insinue dans                          russe, hautement politique. Interrogé sur les
les mentalités. La guerre en Géorgie en                                  élections « contrôlées » chez lui, il répondait
août 2008 n’était rendue possible, et acceptable                         que George W. Bush avait été mal élu. Ques-
par la population russe, qu’avec cette insécurité                        tionné sur la Tchétchénie, il faisait immédia-
dans les têtes. Les élites russes ont dès 1993-                          tement l’amalgame avec Al-Qaïda (15). L’atti-
1994 douté des bonnes intentions de leurs                                tude      des     dirigeants      russes     n’est
voisins et partenaires et adhéré à une matrice                           compréhensible qu’en intégrant leur percep-
d’explication toute en défiance : l’Ouest tenait                         tion, en partie erronée, du comportement de
à maintenir leur pays affaibli pour construire un                        nos gouvernements démocratiques.
système international unipolaire, dominé par
                                                                            (14) Discours de Vladimir Poutine, Président de Russie, à la
  (13) Ronald Asmus, A Little War that Shook the World : Georgia,        43e conférence sur la sécurité, Munich, 10 février 2007, www.secu-
Russia, and the Future of the West, 2010, Roy Allison, « Russia resur-   rityconference.de/archive.
gent ? Moscow’s campaign to “coerce Georgia to peace” », Inter-             (15) Rencontres du Club Valdaï en Russie, septembre 2004 et
national Affairs, vol. 84, n° 6, novembre 2008, p. 1145-1171.            2005, auxquelles l’auteur a assisté.

                                                                                                                                      895
MARIE MENDRAS

  La tonalité anti-occidentale a baissé depuis                         nationale est d’abord la sécurité de l’État et
la crise mondiale de 2008 et grâce à la prési-                         du régime, et non la sécurité des personnes.
dence Medvedev. Cependant, même les                                    Sans aucun doute, le fait que Dmitri Medve-
propos plus amènes tenus par Dmitri Medve-                             dev rende à son mentor le fauteuil du Kremlin
dev pendant ses quatre années de présidence                            en 2012 indique une politique étrangère
ne sont jamais dénués d’une ou deux incises                            moins conciliante, conduite en grande partie
sur l’ambition militaire américaine ou la                              par les proches de Poutine, qui ont appartenu
duperie européenne (16). L’idée que les pays                           aux services de renseignement et contrôlent
de l’OTAN ont intérêt à freiner le « retour »                          les grands monopoles et holdings financiers,
de la puissance russe est bien ancrée dans les                         comme Igor Setchine ou Serguei Ivanov.
mentalités. Cela révèle un attachement à la                               Le thème de l’ennemi intérieur a tragique-
notion classique de la puissance dans laquelle                         ment retrouvé sa place de choix dans le
la force et le statut d’« égal rival » comptent                        discours officiel : l’ennemi tchétchène, le
plus que le partenariat et la mise en commun                           terroriste islamiste, les Caucasiens « portés à
des moyens et des finalités de la stratégie. La                        la violence », les « extrémistes ». Pour une
réticence à partager dévoile la crainte d’ex-                          bonne part, le conflit d’août 2008 avec la
poser les arcanes du système politique et                              Géorgie résulte du drame tchétchène et de
économique russe et de le vulnérabiliser.                              l’atmosphère de « nation en danger » entrete-
  Dans la plupart des négociations multilaté-                          nue par le régime russe. Le Président Mikheil
rales, les responsables russes ont le souci de                         Saakachvili est « l’ennemi extérieur » à
cloisonner les sujets et d’éviter le lien entre                        abattre, comme n’hésite pas à le clamer le
sécurité militaire et droits de l’Homme, entre                         Président Medvedev au troisième anniversaire
sécurité énergétique et transparence commer-                           de la guerre (20). Ainsi, l’idée selon laquelle
ciale. Les préparatifs du sommet de l’OSCE                             Medvedev n’aurait pas approuvé l’interven-
à Astana en décembre 2010 en sont un bon                               tion en 2008 et chercherait trois ans plus tard
exemple (17). Le refus russe de respecter la                           à se démarquer de la ligne dure de Poutine
Charte de l’énergie, qu’elle a signée, fournit                         ne tient pas. Medvedev a au contraire utilisé
un autre exemple de primauté de la « souve-                            cet épisode pour se donner une image de
raineté nationale » sur les engagements multi-                         ferme patriote et tenter de gagner, en vain,
latéraux.                                                              un second mandat présidentiel en 2012.
  Pourtant, la paix russe est d’abord menacée                             Le sociologue Lev Goudkov observe très
de l’intérieur du système de pouvoir ; le princi-                      justement que la Russie est « un pays natio-
pal danger contre la stabilité de l’État et la                         naliste sans idée nationale (21) ». Le Russe
tranquillité des populations vient sans aucun                          ordinaire, explique Goudkov, existe contre. Il
doute d’une politique brutale et inefficace                            s’identifie à la communauté nationale par
menée en Tchétchénie. Le terrorisme et la                              défaut : « je ne suis ni géorgien, ni juif, ni
violence extrême ont trouvé un terreau fertile                         européen ». Il regrette la puissance soviétique
dans les deux guerres menées par l’armée                               perdue en ce qu’elle lui apportait une iden-
russe (18) et dans la pauvreté qui frappe les                          tité forte et l’assurance d’appartenir à un tout
populations caucasiennes. Andrei Soldatov et                           bien défini et respecté. Aujourd’hui, il n’a pas
Irina Borogan démontrent que les services de                           retrouvé ce sentiment d’appartenance car la
renseignement et les siloviki (hommes des                              Fédération de Russie est un espace politique,
ministères de force) assurent la protection des                        économique et social de plus en plus distendu,
intérêts des organisations et des clans qui                            disparate, mal gouverné, corrompu, où les
forment la structure du régime et jouent un                            régions communiquent peu entre elles et où
rôle démesuré dans la prise de décision arbi-                          les classes sociales se côtoient à peine (22).
trée par Vladimir Poutine (19). La sécurité

  (16) Voir par exemple son entretien télévisé du 16 mai 2011 et         (20) Entretien avec Dmitri Medvedev, Izvestiia, 4 août 2011.
son entretien au quotidien Izvestiia le 4 août 2011, www.kremlin.ru.
                                                                         (21) Lev Goudkov, Negativnaia identitchnost’ [L’identité négative],
  (17) Conférence de réflexion après le sommet d’Astana, OSCE,         Moscou, Novoe Literatournoe Obozrenie, 2004, et Abortnaia demo-
Vienne, 13 décembre 2010.                                              kratiia [La démocratie avortée] ; Moscou, Rosspen, 2011.
  (18) Sur la deuxième guerre en Tchétchénie, lire Anna Polit-           (22) Voir les travaux du Centre Levada, publiés dans le Monito-
kovskaïa, Tchétchénie. Le déshonneur russe, Buchet/Chastel, 2003.      ring Obchtchestvennogo mneniia, et sur le site levada.ru., et les
  (19) Andrei Soldatov, Irina Borogan, Les Héritiers du KGB, Fran-     travaux de l’équipe du démographe Anatoli Vichnevski, demo-
çois Bourin Éditeur, 2011.                                             scope.ru.

896
VINGT ANS APRÈS. LA RUSSIE ET LA QUÊTE DE PUISSANCE

   Vladimir Poutine a encouragé cette frag-                              Le contrôle sur les régimes politiques et
mentation de l’espace et cette dissolution du                         économies voisins est absolument crucial à la
lien social par une politique systématique d’af-                      survie du régime poutinien. Or, ce contrôle
faiblissement des institutions publiques au                           est facilité par la prudence des politiques occi-
profit de la domination des réseaux et grands                         dentales depuis 2008. Notre prudence s’ex-
groupes financiers qu’il contrôle. Plus le                            plique à la fois par le souci de maintenir un
pouvoir personnel et clientéliste domine, plus                        partenariat stratégique et énergétique avec la
l’État s’affaiblit (23). Poutine a ainsi para-                        Russie, et par les évolutions politiques peu
doxalement fragilisé ce qui fait la base d’une                        prometteuses en Ukraine, Biélorussie et Azer-
stratégie de puissance classique : l’État natio-                      baïdjan notamment.
nal fort, homogène, solidaire, souverain. Et il                          En Europe, nous désignons les pays pris en
n’a pas construit de système d’alliances ou de                        sandwich entre nous et la Russie par les
communauté économique dynamique.                                      termes de « voisinage commun » et de « parte-
   En cultivant ces images de l’ennemi et cette                       nariat oriental ». En Russie, on parle de l’ex-
profonde méfiance des négociations multila-                           Union (byvchii Soiuz) et de « l’étranger
térales, en préférant des accords bilatéraux                          proche ». La nuance est de taille. Les diri-
reposant sur des relations de dirigeant à diri-                       geants russes tiennent à démontrer que la
geant, les gouvernants russes se privent d’al-                        souveraineté nationale des pays voisins est
liés et de partenaires fiables. Certaines                             fragile et qu’elle dépend largement de la
anciennes républiques ont contracté des                               bonne relation avec Moscou. Nourrie de
accords militaires avec Moscou, mais l’Orga-                          propagande sur les errements de la Géorgie,
nisation du traité de sécurité collective (24) ne                     de l’Ukraine, et même de l’Estonie, membre
fournit pas la base d’une défense commune.                            de l’Union européenne, la population russe
Le projet d’union douanière rassemblant la                            tend à percevoir ces pays comme ayant encore
Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et                              un rapport particulier avec la Russie, ce qui
bientôt le Kirghistan, reste modeste. La                              n’en fait pas des pays totalement indépen-
Communauté des États indépendants, formée                             dants. Les sondages d’opinion sont révéla-
à la va-vite dans la tourmente de décem-                              teurs. À la question, « la Biélorussie est-elle
bre 1991, demeure un ensemble faiblement                              un pays étranger ? », près des deux tiers des
structuré et dont la trame est d’abord faite                          personnes interrogées répondent négative-
d’accords bilatéraux entre Moscou et chacune                          ment (25).
des capitales concernées.                                                Les pays du Caucase constituent le point
                                                                      névralgique de la politique russe dans l’espace
Les pays de l’entre-deux,                                             ex-soviétique. Les chars russes postés en
pris entre l’Est et l’Ouest                                           Ossétie sont à moins de 50 km de Tbilissi.
                                                                      Poutine n’a pas atteint tous ses objectifs en
   Plus que tout, Vladimir Poutine craint les                         choisissant le conflit avec la Géorgie en 2008.
perturbations politiques dans son « étranger                          Le Président Saakachvili reste en place et les
proche » et la contagion démocratique                                 tentatives de fomenter un coup d’État pour le
qu’elles peuvent provoquer en Russie même.                            renverser ont échoué. Aucun pays ex-sovié-
Il a nié la réalité de la révolte démocratique                        tique n’a reconnu l’indépendance de l’Abkha-
à Kiev en 2004, affirmant que c’était une                             zie et de l’Ossétie du Sud.
manipulation américaine. Il a ensuite tout mis                           Les trois pays du Caucase – Géorgie,
en œuvre pour affaiblir le nouveau gouverne-                          Arménie, Azerbaïdjan – se trouvent dans une
ment.                                                                 position instable. Comme les autres États de
                                                                      l’entre-deux, ils n’appartiennent ni à une
                                                                      alliance russe ni à l’UE ou l’OTAN. Les rela-
  (23) Cette analyse est développée par l’auteur dans son ouvrage     tions entre les trois États restent tendues, tout
à paraître en 2012 : Russian Politics. The Paradox of a Weak State,
Hurst, Londres et Columbia University Press, New York.
                                                                      particulièrement entre l’Arménie et l’Azer-
  (24) En décembre 1991 est formée la Communauté des États            baïdjan qui n’ont pas progressé sur la voie
indépendants autour de la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et le     d’un règlement politique du statut du Haut-
Kazakhstan, que rejoindront l’Arménie, l’Azerbaïdjan, les répu-
bliques d’Asie centrale. La Géorgie appartient à la CEI de 1998 à
2008. L’Organisation de sécurité réunit aujourd’hui, autour de la
Russie, la Biélorussie, l’Arménie et les États d’Asie centrale,
excepté le Turkmenistan.                                               (25) Sondage du Centre Levada, 2007, www.levada.ru

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MARIE MENDRAS

Karabakh, enclave peuplée d’Arméniens en                            Moscou par des appels à l’Europe, à la
Azerbaïdjan. Les relations avec Moscou sont                         Turquie, à la communauté internationale. Le
exécrables pour la Géorgie, conflictuelles                          processus vertueux de la démocratisation/
pour l’Azerbaïdjan et tendues pour l’Arménie.                       européanisation a marqué le pas pour un
De l’avis de Thomas de Wahl, « en 2020, ces                         temps. L’important pour l’Europe est d’éviter
pays auront des liens encore plus distendus                         un durcissement des régimes politiques à
avec la Russie » (26) car les Russes sont désor-                    Kiev, Minsk, Moscou, et une nouvelle
mais très peu nombreux dans les trois pays.                         coupure Est-Ouest.
   La violation de la souveraineté nationale de                        Pour leur part, les dirigeants russes sont
la Géorgie par l’armée russe, puis par le Parle-                    inquiets et démunis devant les vagues popu-
ment russe qui reconnaît l’indépendance de                          laires au Moyen-Orient. Ils ont observé
l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, marque une                       médusés la chute de trois vieilles dictatures, en
rupture majeure, comme si Moscou tentait de                         Tunisie, Égypte, Libye. Ils savent que la Syrie
revenir brutalement près d’un siècle en arrière                     et d’autres pays connaîtront vraisemblable-
au temps de la reconquête bolchévique.                              ment des dénouements analogues mais ils ne
   Comme avec l’Ukraine, la Biélorussie et la                       réussissent pas à adapter leur politique. La
Moldavie, la position du Kremlin est claire                         position russe sur la Libye au Conseil de sécu-
depuis la guerre de 2008 : la ligne rouge à ne                      rité reste une exception. Le 17 mars 2011,
pas franchir est l’adhésion de l’un des pays de                     Moscou s’abstient de mettre son veto à la réso-
l’entre-deux à une organisation dont la Russie                      lution 1973 permettant des frappes aériennes
n’est pas membre (UE, OTAN notamment).                              contre le régime Kadhafi (Pékin fait de
La Russie veut en quelque sorte geler les pays                      même). Début octobre, la Russie et la Chine
du partenariat oriental dans une position de                        s’opposent à la résolution prévoyant des sanc-
souveraineté faible, leur refusant toute appar-                     tions contre la Syrie. Rappelons que précé-
tenance à une alliance. Les « guerres du gaz »                      demment la Russie avait empêché le vote de
qui empoisonnent les relations de Moscou                            sanctions contre la Birmanie et le Soudan.
avec Kiev depuis 2005 sont un moyen de                                 L’exception libyenne peut s’expliquer par
prouver que l’Europe ne gagnera rien à s’en-                        plusieurs erreurs de jugement de la part de
tendre avec les pays de l’entre-deux sans                           Moscou : la Libye ne paraissait pas cruciale,
passer par Moscou. La condamnation de l’an-                         même si la Russie y négociait d’importants
cien Premier ministre Ioulia Timochenko par                         contrats ; les Américains resteraient en dehors
le régime Ianoukovitch « pour avoir signé un                        de la main ; les frappes aériennes ne seraient
accord défavorable avec la Russie » montre à                        pas efficaces ; il était intéressant d’avoir une
quel point le commerce de l’énergie constitue                       attitude de bon partenaire (good stakeholder)
un enjeu clé pour toutes les parties.                               au Conseil de sécurité. Enfin, le facteur essen-
                                                                    tiel qui a contribué à brouiller le jugement des
La crainte de la contagion                                          dirigeants russes est la peur des révoltes popu-
démocratique                                                        laires et la crainte d’évolutions similaires en
                                                                    Russie.
  Moscou se replie stratégiquement sur sa                              « L’extraordinaire nervosité des dirigeants
région, non pas faute de mieux mais parce                           russes et chinois devant les révolutions arabes,
qu’elle fait un choix anachronique : consoli-                       leurs mesures préventives et leurs dénoncia-
der ses positions en conservant des zones                           tions de ce qu’ils désignent du nom de subver-
tampons et en dressant des barrières entre ces                      sion ou de croisade montrent bien qu’on
pays tampons et le monde européen, alors que                        exagère leur stabilité et leur assurance, et que
l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie devraient                        le spectre de la démocratie continue à les
être des ponts entre la Russie et l’Europe. Les                     hanter (27). » Pierre Hassner a raison de souli-
élites au pouvoir en Ukraine, Biélorussie,                          gner que, dans le monde ouvert et très compé-
Azerbaïdjan, Arménie, acceptent cet état de                         titif du XXIe siècle, les autocraties repliées sur
fait, tout en donnant fréquemment des coups                         les intérêts de quelques clans craignent plus
de griffe dans le « contrat tacite » avec                           que tout l’ouverture de leur société.
                                                                       Vingt ans après la fin de l’URSS, les orien-
  (26) Thomas de Wahl, contribution au projet « Russie. Scénarios
pour 2020 », Centre Carnegie, Moscou, www.carnegie.ru.               (27) Pierre Hassner, art. cité, p. 22.

898
VINGT ANS APRÈS. LA RUSSIE ET LA QUÊTE DE PUISSANCE

tations en stratégie internationale, telles                             le défi : « La nécessité pour la Russie de s’as-
qu’elles sont affichées par Poutine et ses                              surer une présence durable dans la région
conseillers, restent hésitantes et parfois                              Asie-Pacifique – une région clé dans le monde
contradictoires. Les élites russes ressentent                           du XXIe siècle – est incontournable. Le
cette incertitude et doutent de la capacité de                          problème central pour la Russie aujourd’hui
leurs dirigeants à relever les défis écono-                             consiste à ne pas en devenir un simple satel-
miques, technologiques, militaires des                                  lite. En d’autres termes, l’évidente faiblesse de
années 2020 et 2030. Plus elles doutent, plus                           nos positions actuelles dans la région Asie-
elles adhèrent publiquement au « retour de                              Pacifique devrait être compensée par une
puissance », mais moins elles y croient.                                politique active de diversification optimale de
Derrière la façade d’un consensus souverai-                             nos capacités économiques et politiques (29). »
niste, les dirigeants et entrepreneurs russes                              Dans dix à quinze ans, la position régionale
sont engagés dans des joint ventures industriels                        et mondiale de la Russie sera autre, proba-
et technologiques, recherchent des investis-                            blement moins dominatrice et plus négocia-
seurs, prennent part à des projets innovants à                          trice, certainement mieux intégrée – en
l’étranger, tentent de développer des                                   matière de sécurité et d’intégration écono-
échanges commerciaux plus lucratifs. Les                                mique – à un grand ensemble continental
exportations d’hydrocarbures et les ventes                              européen qui s’ouvrira aussi aux pays de
d’armes ne suffiront plus à assurer la puis-                            l’« entre-deux », de l’Ukraine aux pays du
sance économique (28). Après avoir longtemps                            Caucase. La Russie en tant qu’État sera-t-elle
freiné le processus, la Russie finira pas entrer                        « une grande puissance » en 2025 ou 2030 ?
dans l’Organisation mondiale du commerce.                               La question n’aura alors guère de sens car
   Le grand flou dans la pensée stratégique                             l’essentiel pour l’ancienne superpuissance,
russe concerne la Chine et, au-delà de la                               comme pour l’Europe, sera d’exister en toute
Chine, l’Asie, jeune, productrice, compétitive                          sécurité, de prospérer, de compter dans les
et en plein essor financier, et qui investit en                         grands enjeux mondiaux, de proposer des
Amérique latine, en Afrique, au Moyen-                                  solutions aux défis communs. Et la capacité
Orient. Un universitaire russe pose clairement                          de saisir les opportunités dépendra avant tout
                                                                        de la volonté politique à Moscou.

                                                                                                             MARIE MENDRAS
  (28) Les spécialistes des questions énergétiques s’accordent sur
un blocage de la stratégie russe d’ici cinq à dix ans. L’industrie du
gaz naturel est contrôlée par le géant Gazprom, géré de façon
opaque et en quête d’investissements lourds pour développer les
nouveaux champs gaziers et les nouvelles sources d’énergie. Voir         (29) Dmitry Yefremenko, « Forced or desired modernity ? »,
les analyses de Mikhail Korchemkin et de Thane Gustafson.               Russia in Global Affairs, vol. 8, n° 3, juillet-septembre 2010, p. 38.

                                                                                                                                         899
UN PRINCIPE JUSTE

         Il faut avouer que le principe du Parlement britannique de considérer le discours
      du Trône du Roi comme l’œuvre de son ministre (car il serait contraire à la dignité
      d’un monarque de se laisser reprocher des erreurs, de l’ignorance ou de l’inexac-
      titude alors que la Chambre de son côté doit avoir le droit de juger du contenu
      du discours, de l’examiner et de le combattre), que ce principe, dis-je, est imaginé
      avec beaucoup de finesse et de justesse. De même aussi le choix de certaines
      doctrines que le gouvernement sanctionne exclusivement pour l’exposé public doit
      rester soumis à l’examen des savants parce qu’il ne doit pas être considéré comme
      étant le fait du monarque, mais d’un fonctionnaire désigné pour cela, duquel on
      suppose qu’il pourrait bien n’avoir pas compris la volonté de son maître ou encore
      l’avoir dénaturée.

        Emmanuel KANT, Le Conflit des facultés (trad. Gibelin), section I, Vrin, 1973.

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