Vingt ans après La Russie et la quête de puissance - Core
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Vingt ans après La Russie et la quête de puissance MARIE MENDRAS Vingt ans après l’effondrement de l’URSS, la politique étrangère de la Russie, tout comme la politique intérieure, reste profondément marquée par la chute de 1991. Les hommes qui dirigent le pays aujourd’hui ont une vision négative de leur histoire natio- nale. Ils continuent à voir dans l’extraordinaire bouleversement des réformes gorbat- chéviennes et de l’éclatement de l’empire une perte considérable. 1991 a été une « catas- trophe géopolitique », répète Vladimir Poutine. Cette rupture brutale avec le passé laisse de profondes traces, tant dans les mentalités que dans le comportement des élites diri- geantes. M. M. F IDÈLE à la tradition doctrinaire soviétique, Cet article propose une lecture de la vision l’ancien chef du FSB (les services de que les élites russes ont du monde, et de leur renseignement) affirme la puissance russe place dans le monde, vingt ans après 1991, en dans une trajectoire historique – l’héritage légi- mettant l’accent sur la question de l’identité time du passé – et dans un face à face avec les nationale et la consolidation du régime pouti- États-Unis – l’équilibre entre deux superpuis- nien, et sur la relation complexe avec l’Eu- sances, entre l’Est et l’Ouest. Il s’appuie sur les rope et l’Occident, relation dans laquelle les moyens classiques de la politique étrangère : pays du voisinage commun (Ukraine, Géorgie, croissance de l’économie nationale, renforce- Moldavie…) se trouvent aujourd’hui pris en ment des positions militaires et stratégiques, étau entre l’Union européenne et la Russie. consolidation d’une sphère d’influence, rôle à Cet « entre-deux » constitue pour Moscou un l’ONU. Il sait que le moteur de la politique point de fixation qui tend à masquer l’enjeu russe à l’avenir sera l’énergie et le commerce, crucial à moyen et long terme : la transfor- et pense que la structure reste la dissuasion mation de l’Asie et la mondialisation. Pour- nucléaire et la sphère d’influence. Il bénéficie tant, la Chine développe rapidement ses rela- d’un atout de taille, l’exportation d’hydrocar- tions avec plusieurs républiques ex-soviétiques bures au prix fort, mais fait face à de sérieux et accroît ses investissements en Russie. défis : la mondialisation, la puissance chinoise Le repli sur une sphère de proximité terri- et la faible compétitivité de l’économie russe. toriale, tout en revendiquant des ambitions de COMMENTAIRE, N° 136, HIVER 2011-2012 891
MARIE MENDRAS puissance mondiale, nourrit l’ambivalence et gouvernent. La Grande Guerre patriotique la fragilité des positions russes. Cette ambi- est l’ultime monument de l’épopée soviétique. valence se reflète en politique intérieure et a Les autres grands épisodes héroïques ont pris une forme emblématique dans le perdu leur éclat ou leur sens (1917, l’indus- « tandem » Poutine-Medvedev. De l’été 2008 trialisation des années 1930, l’atome, Gaga- à fin 2011, Dmitri Medvedev a rempli effica- rine et la conquête de l’espace). La mémoire cement sa fonction de Président-diplomate, de la victoire contre l’Allemagne nazie est sans être ni le stratège ni le décideur in fine. préservée comme un bien précieux, source de Cependant, Vladimir Poutine a choisi de fierté et d’identité, et socle de la puissance mettre fin au jeu de rôles et de se faire réélire soviétique après 1945. L’utopie de la révolu- Président en mars 2012. Il reprend toutes les tion mondiale avait été enterrée dès la fin des prérogatives de chef d’État et chef des années 1920 et l’objectif de la puissance stra- armées. tégique était devenu le ressort du régime soviétique. Si les Russes acceptaient aujourd’hui que la Le mythe du « retour » quête de superpuissance et de victoire sur l’Autre (le camp capitaliste) n’avait pas de Les verbes « redevenir », « reprendre », sens, comment justifier les décennies de « retrouver » se rencontrent à l’infini dans les drames et de sacrifices depuis la guerre civile discours et articles russes. Retrouver le statut dès 1918 et pendant les trente années de de grande puissance, reprendre sa place sur dictature stalinienne ? C’est essentiellement le continent, redevenir un État moderne et pour conserver cette légitimité du sacrifice fort. De même, le discours russe préfère le subi (et, par conséquent, l’inévitabilité des préfixe « ex » ou préfixe « post ». La Russie répressions commises) par les générations est un pays ex-soviétique, entouré de répu- passées que Staline reste une figure héroïque bliques ex-soviétiques et des « ex-démocraties et terrifiante dans l’historiographie pouti- populaires » d’Europe centrale. nienne. Staline est le dictateur sanguinaire – Avec l’effondrement de l’URSS, la Russie a ce fait n’est pas contesté – qui a fait d’un perdu son État et sa puissance, derjava. La empire humilié une superpuissance damant le notion de derjava est quasiment synonyme de pion à l’Amérique et à la vieille Europe. Il a l’État, dans une pensée russe résolument bâti, conquis, dominé, alors que Mikhaïl fidèle aux théories réalistes des rapports inter- Gorbatchev et Boris Eltsine ont détruit. La nationaux. Depuis la victoire sur l’Allemagne plupart des manuels d’histoire publiés ces nazie, la puissance a été pensée et vécue dernières années véhiculent cette apologie des comme intangible, existentielle. Le terme périodes de « puissance » contrastant avec les derjava, dérivé du verbe derjat’, tenir, exprime régimes condamnables qui ont laissé la Russie la notion de contrôle du territoire, des s’affaiblir (1). ressources, des frontières. Pour Moscou, la Quand la Russie s’est ouverte et rapprochée perte du statut de grande puissance se traduit de l’Europe et de l’Occident, pendant la peres- en affaiblissement de l’État et montée de l’in- troika de Mikhaïl Gorbatchev puis les fluence des autres États. Ainsi, le thème du réformes de Boris Eltsine, elle a perdu l’aura « retour » de puissance traduit-il le désir de de la puissance déjà sur le déclin. Ce déclin récupérer un statut passé. Insistons sur l’im- était en cours depuis les années 1970 mais en portance accordée par les élites russes au grande partie occulté à Moscou et minimisé statut plus qu’à une réelle stratégie de puis- dans les capitales occidentales. Aux yeux des sance impliquant volonté, énergie, ressources Russes, l’ouverture et la réforme des années et visant à la domination. La position de 1986-1993 sont responsables de la terrible l’URSS avant 1989-1991 est magnifiée et l’ac- crise qui s’ensuit (2). Alors que les Occiden- tion présente vise à « rattraper » des positions perdues. Le regret du passé pèse plus que la (1) L’idéologie véhiculée par les manuels d’histoire et les films réalité du présent et l’ambition d’un futur. documentaires est analysée par les historiens de l’association La réécriture de l’histoire officielle depuis Mémorial, notamment Arseni Roguinski. Entretiens avec l’auteur à Moscou et à Paris en 2009 et 2010. quelques années révèle les sensibilités des (2) Voir les enquêtes d’opinion du Centre Levada d’étude de élites poutiniennes, et de la société qu’elles l’opinion publique, www.levada.ru. 892
VINGT ANS APRÈS. LA RUSSIE ET LA QUÊTE DE PUISSANCE taux se réjouissaient de la « libération » des de la relation avec l’extérieur, même avec les Soviétiques et de la victoire de la démocratie, voisins proches, dévoilant le manque de la grande majorité des Russes vivaient un confiance dans un projet national. « Les traumatisme majeur auquel ils n’étaient pas passions existent au niveau des nations, mais préparés. elles tendent souvent à être surtout défensives Il est important de souligner le décalage et négatives », observe Pierre Hassner (5). La entre le vécu russe et notre vision occidentale politique internationale de la Russie porte en des années gorbatchéviennes et de la fin du elle émotions, regrets et volonté de prendre communisme. Nous avons observé avec une revanche sur les années noires. enthousiasme et bonne conscience cette Est-ce un objectif raisonnable, pour période de défaite de l’URSS dans la guerre Moscou, de chercher à revenir à une position froide et d’enchantement du politique grâce à de puissance déterminée par la guerre froide la « libération » des populations enfermées alors que le monde s’est transformé en dans le soviétisme. Ce grand malentendu profondeur et que des acteurs clés, comme la entre les Russes et nous sur l’épisode fonda- Chine, opèrent des mutations incroyablement mental de leur histoire récente marquera plus rapides que la Russie ? L’espace et le pendant encore longtemps notre relation avec temps ne sont plus des atouts pour un vaste eux. La ligne de démarcation politique et pays qui parle beaucoup de modernisation mémorielle entre l’Europe et la Russie a mais peine à se développer au même rythme bougé mais elle reste une ligne Est-Ouest. que ses voisins (6). La société russe a, dans l’ensemble, très mal L’empire tsariste a-t-il jamais été une puis- vécu les années 1990 et en conçoit une hosti- sance dominante ? Il a vaincu l’armée de lité au changement et à l’internationalisation, Napoléon, est entré dans le concert des et un profond conservatisme. Vladimir nations au Congrès de Vienne en 1815, s’est Poutine a profité de cet état d’esprit et a bâti agrandi et a noué des alliances tout au long son système sur l’ordre social sans la démo- du XIXe siècle, mais a également subi de graves cratie politique, la croissance économique revers – la guerre de Crimée en 1856, la sans les réformes, et l’image d’une Russie plus défaite face au Japon en 1905 – et s’est forte à l’étranger (3). décomposé pendant la Première Guerre « La Russie n’est pas tant un pays émergent mondiale. De 1918 à 1941, la Russie sovié- qu’une ancienne superpuissance qui a tique vit quasiment en autarcie, coupée de échoué (4) », résume l’économiste finlandais l’Europe et de l’Asie. L’invasion allemande de Pekka Sutela. Les contradictions du régime juin 1941 plonge la dictature stalinienne dans poutinien se nouent dans cette difficulté à lire les affaires du monde. La satellisation de l’Eu- l’histoire récente avec recul et à lâcher des rope centrale et les années de guerre froide positions qui n’apportent plus d’avantages. et d’« équilibre de la terreur » (dissuasion « Bygones are bygones » est la règle d’or des nucléaire), de Khrouchtchev à Brejnev, consti- économistes. Ce qui est perdu est perdu : ne tuent la période la plus « internationale » de pas continuer d’investir dans un puits sans l’histoire russe. Ces trois décennies de fond, ne pas s’arrimer à des positions qui « superpuissance » ne sont-elles pas l’excep- appartiennent au passé. Les hommes poli- tion plutôt que la règle ? Aucun expert russe tiques ont souvent tendance à défendre les n’oserait poser une question aussi iconoclaste. acquis et colmater les brèches ; ils hésitent à Même des politologues et experts critiques de prendre le risque d’une approche radicale- l’autoritarisme poutinien acceptent le postulat ment nouvelle. Ils « tiennent » plus qu’ils ne d’une Russie naturellement et nécessairement construisent. grande puissance (7). De manière anachro- Ce réflexe, plus prononcé chez les dirigeants nique, le discours russe se décline principale- russes, explique le prolongement d’une conception protectionniste, presque négative, (5) Pierre Hassner, préface in Philippe Esper et al., Un monde sans Europe ?, Fayard, 2011, p. 30. (6) Pierre Buhler, La Puissance au XXIe siècle. Les nouvelles défi- (3) Voir Marie Mendras, Russie. L’envers du pouvoir, Odile Jacob, nitions du monde, CNRS Éditions, 2011, p. 177-186. 2008. (7) Le travail de réflexion, « Russie. Scénarios 2020 », mené par (4) Pekka Sutela, « How strong is Russia’s economic founda- le Centre Carnegie de Moscou en 2011, reflète cet état d’esprit. tion ? », Center for European Reform, Policy Brief, octobre 2009, p. 1 Plusieurs études sont consacrées à la politique étrangère russe. (www.cer.org.uk). Même Thomas Graham, diplomate américain russophone, fonde 893
MARIE MENDRAS ment autour des notions de « défense de la nent européen (10). Lilia Chevtsova dénonce souveraineté nationale » et de « sphère d’in- l’utilisation des thèmes anti-occidentaux et la térêts privilégiés », comme si cet invariant stratégie dominatrice de Moscou dans les pays d’une grande Russie était la perspective la du voisinage commun, Géorgie et Ukraine. plus stabilisante. Elle souligne les lourdes conséquences de Dmitri Trenin, directeur du Centre Carne- l’impuissance du régime eltsinien tant sur gie à Moscou, œuvre pour le rétablissement l’évolution intérieure que sur la politique d’une Russie forte. Mais il souligne fort juste- étrangère encore aujourd’hui (11). ment que le premier défi est de garder le En effet, pendant les années Eltsine, la contrôle sur la Sibérie et l’Extrême-Orient, et Russie n’a pas forgé de politique étrangère. de rétablir la sécurité dans les républiques du Elle était trop occupée par la reconstruction Nord-Caucase. Le problème est donc d’abord intérieure dans un contexte de chute écono- un problème de cohésion interne, « l’intégra- mique et sociale (12). Elle suivait le mouve- tion au centre », selon la formule de Trenin, ment vers l’ouverture, la coopération avec et d’utilisation judicieuse des ressources l’Europe, les États-Unis et l’OTAN. Elle économiques et territoriales nationales (8). dépendait de la bonne volonté des anciens Pour Fedor Lukyanov, rédacteur en chef de rivaux pour sauver son économie, son armée, la revue Russia in Global Affairs, le conflit son intégrité territoriale. L’État russe a fini par d’août 2008 en Géorgie est venu confirmer échouer sur le désastre de la guerre en Tchét- que la politique étrangère russe n’avait plus chénie et le krach financier d’août 1998. L’hu- besoin de se focaliser sur l’Occident et qu’il miliation était totale. Les frappes aériennes de était temps pour l’OTAN de ne pas trans- l’OTAN sur la Serbie pour défendre le Kosovo gresser la « ligne rouge », celle de la « sphère au printemps 1999 ont choqué les Russes et des intérêts privilégiés » de la Russie dans les sonné le réveil de la politique étrangère. républiques ex-soviétiques voisines de l’Eu- Dans la première moitié des années 2000, rope. Dans ses éditoriaux, Lukyanov revient l’équipe poutinienne a reconstruit une poli- régulièrement sur « la fermeture de la paren- tique internationale sur la force énergétique, thèse » des années 1990 et le retour à l’équi- grâce à l’envolée des prix depuis 2001, et par libre des puissances (9). la relance d’un partenariat stratégique avec les Ces analyses engagées reposent sur un États-Unis après les attentats du 11 septem- raisonnement fragile car elles n’indiquent pas bre 2001. Sans les considérables ressources en par quels moyens et avec quelles méthodes, et pétrole, gaz naturel, et autres matières dans quel but, la Russie rebâtirait un grand premières, et sans la « guerre » commune espace militaire et économique tenant tête à contre le terrorisme, la question d’un l’Occident d’un côté, à la Chine et à l’Asie de « retour » de la puissance russe ne se serait l’autre. Elles sont contestées par des cher- même pas posée. L’arsenal nucléaire n’aurait cheurs russes indépendants qui soulignent au pas suffi à assurer à Moscou une position de contraire la nécessité pour leur pays de force sur la scène internationale. s’adapter aux nouvelles réalités mondiales et La seconde moitié des années 2000 se diffé- de ne pas sacrifier l’indispensable modernisa- rencie de la première période Poutine. En tion à la vaine quête d’une puissance dispa- effet, l’année 2004 met le Président russe rue. Yuri Fedorov s’inquiète d’une relance de devant des défis majeurs en Russie et dans son la politique d’armement en Russie et d’un « étranger proche », terme par lequel les nouveau face à face sécuritaire sur le conti- Russes dénomment leurs anciennes répu- bliques dont ils contestent la pleine souverai- son raisonnement sur le fait que « la Russie a été une grande puis- sance pendant trois cents ans » et qu’« elle a regagné pour une (10) Yuri Fedorov, « The Russia factor in international security. bonne part son statut de puissance majeure ». Il se félicite que la An assesssment of Moscow’s ambitions and capacity », étude Russie reste « la puissance dominante dans l’espace ex-soviétique » présentée au séminaire de l’Observatoire de la Russie, et devienne « un pilier fondamental dans la nouvelle architecture CERI/Sciences Po, 6 juillet 2011. de sécurité européenne, aux côtés de l’OTAN et de l’Union euro- (11) Lilia Shevtsova, Lonely Power, Carnegie Endowment of péenne ». Ces travaux sont en cours de publication dans la revue Peace, Washington DC, 2010, et « Politics inside, policy outside. en russe Pro et Contra, Moscou. Voir aussi le site www.carnegie.ru. How russian elites preserve the status quo and look modern », (8) Dmitri Trenin, Post-Imperium, Carnegie Endowment for étude présentée au séminaire de l’Observatoire de la Russie, Peace, Washington, DC, 2011. CERI/Sciences Po, 28 septembre 2011. (9) Revue trimestrielle publiée en russe et en anglais, Russia in (12) Marie Mendras, « La Russie en mal de politique étrangère », Global Affairs, Moscou. Pouvoirs, n° 88, 1999, p. 107-120. 894
VINGT ANS APRÈS. LA RUSSIE ET LA QUÊTE DE PUISSANCE neté. La deuxième guerre de Tchétchénie a l’Amérique. Étonnamment, la montée de la accru l’insécurité et la violence dans tout le Chine, de l’Inde, du Brésil, qui a remis en ques- Nord-Caucase. Vladimir Poutine est pris de tion le modèle unipolaire, n’a pas corrigé de court devant les révolutions de couleur en manière significative cette lecture déformée des Géorgie et en Ukraine, en 2003 et 2004 ; il intentions des pays occidentaux et de leurs craint la contagion démocratique en Russie. Il organisations (OTAN, Union européenne). mettra alors tout en œuvre pour affaiblir les Dans son discours à Munich en février 2007, nouveaux régimes, augmenter la présence Vladimir Poutine attaque frontalement la économique russe, attiser les conflits territo- politique « unilatérale » américaine et les riaux en Géorgie. projets d’élargissement de l’OTAN, dénonçant Sa stratégie visera essentiellement à arrêter une attitude de guerre froide et un danger l’élargissement de l’OTAN et à tenir les pays pour la sécurité de la Russie. « Les États-Unis de l’entre-deux hors de la sphère occidentale, ont franchi les limites de leurs frontières menant à la guerre en Géorgie en août 2008. nationales […] Plus personne ne se sent en La Russie brave un interdit : elle envoie son sécurité (14). » armée combattre sur le territoire d’un État L’un des messages que fait passer Poutine indépendant membre de l’ONU et reconnaît est que la Russie défend d’abord et avant tout l’indépendance des provinces d’Abkhazie et ses intérêts, dans un monde où les autres d’Ossétie du Sud (13). Les militaires russes États ne pensent aussi qu’à défendre leurs occupent toujours, en 2011, des parties de la intérêts. Derrière un discours de coopération, Géorgie. Le raidissement de la politique russe les leaders occidentaux auraient un agenda aux portes de l’OTAN et de l’Union euro- caché. L’Union européenne reste, pour péenne, parallèlement au durcissement du Poutine, une construction mystérieuse, qui ne régime Poutine contre la société civile et l’op- peut être gouvernée démocratiquement et position, et à l’accroissement de la corruption équitablement, et qui est en réalité contrôlée au sommet du pouvoir aura pour effet de par les grands États et les grands groupes freiner le rapprochement avec Washington, le industriels et financiers. Lui est-il possible de fameux reset lancé par Barack Obama en concevoir qu’un dirigeant puisse privilégier un 2009, marqué notamment par la signature du effort sur le long terme alors qu’il ne sera plus nouvel accord START, traité de réduction des au pouvoir pour bénéficier des profits de sa armes nucléaires, en avril 2010. stratégie ? Et d’imaginer qu’un Parlement ou une Cour ait vraiment autorité pour contrer L’identité nationale et l’image les décisions du Chef dans le domaine réga- de l’ennemi lien de la politique étrangère ? Quand la justice britannique a refusé d’extrader l’ancien Vladimir Poutine a convaincu les Russes du ministre tchétchène Akhmed Zakaïev au fait que, sans un regain de puissance sur les début des années 2000, Vladimir Poutine a autres États, leur pays était en danger. De fait comprendre au Premier ministre Tony nouveau depuis 2000, le paradigme de l’ennemi Blair qu’il le jugeait responsable du refus intérieur et extérieur, de la patrie en danger, puisque cette affaire était, du point de vue occupe le cœur de la doctrine et s’insinue dans russe, hautement politique. Interrogé sur les les mentalités. La guerre en Géorgie en élections « contrôlées » chez lui, il répondait août 2008 n’était rendue possible, et acceptable que George W. Bush avait été mal élu. Ques- par la population russe, qu’avec cette insécurité tionné sur la Tchétchénie, il faisait immédia- dans les têtes. Les élites russes ont dès 1993- tement l’amalgame avec Al-Qaïda (15). L’atti- 1994 douté des bonnes intentions de leurs tude des dirigeants russes n’est voisins et partenaires et adhéré à une matrice compréhensible qu’en intégrant leur percep- d’explication toute en défiance : l’Ouest tenait tion, en partie erronée, du comportement de à maintenir leur pays affaibli pour construire un nos gouvernements démocratiques. système international unipolaire, dominé par (14) Discours de Vladimir Poutine, Président de Russie, à la (13) Ronald Asmus, A Little War that Shook the World : Georgia, 43e conférence sur la sécurité, Munich, 10 février 2007, www.secu- Russia, and the Future of the West, 2010, Roy Allison, « Russia resur- rityconference.de/archive. gent ? Moscow’s campaign to “coerce Georgia to peace” », Inter- (15) Rencontres du Club Valdaï en Russie, septembre 2004 et national Affairs, vol. 84, n° 6, novembre 2008, p. 1145-1171. 2005, auxquelles l’auteur a assisté. 895
MARIE MENDRAS La tonalité anti-occidentale a baissé depuis nationale est d’abord la sécurité de l’État et la crise mondiale de 2008 et grâce à la prési- du régime, et non la sécurité des personnes. dence Medvedev. Cependant, même les Sans aucun doute, le fait que Dmitri Medve- propos plus amènes tenus par Dmitri Medve- dev rende à son mentor le fauteuil du Kremlin dev pendant ses quatre années de présidence en 2012 indique une politique étrangère ne sont jamais dénués d’une ou deux incises moins conciliante, conduite en grande partie sur l’ambition militaire américaine ou la par les proches de Poutine, qui ont appartenu duperie européenne (16). L’idée que les pays aux services de renseignement et contrôlent de l’OTAN ont intérêt à freiner le « retour » les grands monopoles et holdings financiers, de la puissance russe est bien ancrée dans les comme Igor Setchine ou Serguei Ivanov. mentalités. Cela révèle un attachement à la Le thème de l’ennemi intérieur a tragique- notion classique de la puissance dans laquelle ment retrouvé sa place de choix dans le la force et le statut d’« égal rival » comptent discours officiel : l’ennemi tchétchène, le plus que le partenariat et la mise en commun terroriste islamiste, les Caucasiens « portés à des moyens et des finalités de la stratégie. La la violence », les « extrémistes ». Pour une réticence à partager dévoile la crainte d’ex- bonne part, le conflit d’août 2008 avec la poser les arcanes du système politique et Géorgie résulte du drame tchétchène et de économique russe et de le vulnérabiliser. l’atmosphère de « nation en danger » entrete- Dans la plupart des négociations multilaté- nue par le régime russe. Le Président Mikheil rales, les responsables russes ont le souci de Saakachvili est « l’ennemi extérieur » à cloisonner les sujets et d’éviter le lien entre abattre, comme n’hésite pas à le clamer le sécurité militaire et droits de l’Homme, entre Président Medvedev au troisième anniversaire sécurité énergétique et transparence commer- de la guerre (20). Ainsi, l’idée selon laquelle ciale. Les préparatifs du sommet de l’OSCE Medvedev n’aurait pas approuvé l’interven- à Astana en décembre 2010 en sont un bon tion en 2008 et chercherait trois ans plus tard exemple (17). Le refus russe de respecter la à se démarquer de la ligne dure de Poutine Charte de l’énergie, qu’elle a signée, fournit ne tient pas. Medvedev a au contraire utilisé un autre exemple de primauté de la « souve- cet épisode pour se donner une image de raineté nationale » sur les engagements multi- ferme patriote et tenter de gagner, en vain, latéraux. un second mandat présidentiel en 2012. Pourtant, la paix russe est d’abord menacée Le sociologue Lev Goudkov observe très de l’intérieur du système de pouvoir ; le princi- justement que la Russie est « un pays natio- pal danger contre la stabilité de l’État et la naliste sans idée nationale (21) ». Le Russe tranquillité des populations vient sans aucun ordinaire, explique Goudkov, existe contre. Il doute d’une politique brutale et inefficace s’identifie à la communauté nationale par menée en Tchétchénie. Le terrorisme et la défaut : « je ne suis ni géorgien, ni juif, ni violence extrême ont trouvé un terreau fertile européen ». Il regrette la puissance soviétique dans les deux guerres menées par l’armée perdue en ce qu’elle lui apportait une iden- russe (18) et dans la pauvreté qui frappe les tité forte et l’assurance d’appartenir à un tout populations caucasiennes. Andrei Soldatov et bien défini et respecté. Aujourd’hui, il n’a pas Irina Borogan démontrent que les services de retrouvé ce sentiment d’appartenance car la renseignement et les siloviki (hommes des Fédération de Russie est un espace politique, ministères de force) assurent la protection des économique et social de plus en plus distendu, intérêts des organisations et des clans qui disparate, mal gouverné, corrompu, où les forment la structure du régime et jouent un régions communiquent peu entre elles et où rôle démesuré dans la prise de décision arbi- les classes sociales se côtoient à peine (22). trée par Vladimir Poutine (19). La sécurité (16) Voir par exemple son entretien télévisé du 16 mai 2011 et (20) Entretien avec Dmitri Medvedev, Izvestiia, 4 août 2011. son entretien au quotidien Izvestiia le 4 août 2011, www.kremlin.ru. (21) Lev Goudkov, Negativnaia identitchnost’ [L’identité négative], (17) Conférence de réflexion après le sommet d’Astana, OSCE, Moscou, Novoe Literatournoe Obozrenie, 2004, et Abortnaia demo- Vienne, 13 décembre 2010. kratiia [La démocratie avortée] ; Moscou, Rosspen, 2011. (18) Sur la deuxième guerre en Tchétchénie, lire Anna Polit- (22) Voir les travaux du Centre Levada, publiés dans le Monito- kovskaïa, Tchétchénie. Le déshonneur russe, Buchet/Chastel, 2003. ring Obchtchestvennogo mneniia, et sur le site levada.ru., et les (19) Andrei Soldatov, Irina Borogan, Les Héritiers du KGB, Fran- travaux de l’équipe du démographe Anatoli Vichnevski, demo- çois Bourin Éditeur, 2011. scope.ru. 896
VINGT ANS APRÈS. LA RUSSIE ET LA QUÊTE DE PUISSANCE Vladimir Poutine a encouragé cette frag- Le contrôle sur les régimes politiques et mentation de l’espace et cette dissolution du économies voisins est absolument crucial à la lien social par une politique systématique d’af- survie du régime poutinien. Or, ce contrôle faiblissement des institutions publiques au est facilité par la prudence des politiques occi- profit de la domination des réseaux et grands dentales depuis 2008. Notre prudence s’ex- groupes financiers qu’il contrôle. Plus le plique à la fois par le souci de maintenir un pouvoir personnel et clientéliste domine, plus partenariat stratégique et énergétique avec la l’État s’affaiblit (23). Poutine a ainsi para- Russie, et par les évolutions politiques peu doxalement fragilisé ce qui fait la base d’une prometteuses en Ukraine, Biélorussie et Azer- stratégie de puissance classique : l’État natio- baïdjan notamment. nal fort, homogène, solidaire, souverain. Et il En Europe, nous désignons les pays pris en n’a pas construit de système d’alliances ou de sandwich entre nous et la Russie par les communauté économique dynamique. termes de « voisinage commun » et de « parte- En cultivant ces images de l’ennemi et cette nariat oriental ». En Russie, on parle de l’ex- profonde méfiance des négociations multila- Union (byvchii Soiuz) et de « l’étranger térales, en préférant des accords bilatéraux proche ». La nuance est de taille. Les diri- reposant sur des relations de dirigeant à diri- geants russes tiennent à démontrer que la geant, les gouvernants russes se privent d’al- souveraineté nationale des pays voisins est liés et de partenaires fiables. Certaines fragile et qu’elle dépend largement de la anciennes républiques ont contracté des bonne relation avec Moscou. Nourrie de accords militaires avec Moscou, mais l’Orga- propagande sur les errements de la Géorgie, nisation du traité de sécurité collective (24) ne de l’Ukraine, et même de l’Estonie, membre fournit pas la base d’une défense commune. de l’Union européenne, la population russe Le projet d’union douanière rassemblant la tend à percevoir ces pays comme ayant encore Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et un rapport particulier avec la Russie, ce qui bientôt le Kirghistan, reste modeste. La n’en fait pas des pays totalement indépen- Communauté des États indépendants, formée dants. Les sondages d’opinion sont révéla- à la va-vite dans la tourmente de décem- teurs. À la question, « la Biélorussie est-elle bre 1991, demeure un ensemble faiblement un pays étranger ? », près des deux tiers des structuré et dont la trame est d’abord faite personnes interrogées répondent négative- d’accords bilatéraux entre Moscou et chacune ment (25). des capitales concernées. Les pays du Caucase constituent le point névralgique de la politique russe dans l’espace Les pays de l’entre-deux, ex-soviétique. Les chars russes postés en pris entre l’Est et l’Ouest Ossétie sont à moins de 50 km de Tbilissi. Poutine n’a pas atteint tous ses objectifs en Plus que tout, Vladimir Poutine craint les choisissant le conflit avec la Géorgie en 2008. perturbations politiques dans son « étranger Le Président Saakachvili reste en place et les proche » et la contagion démocratique tentatives de fomenter un coup d’État pour le qu’elles peuvent provoquer en Russie même. renverser ont échoué. Aucun pays ex-sovié- Il a nié la réalité de la révolte démocratique tique n’a reconnu l’indépendance de l’Abkha- à Kiev en 2004, affirmant que c’était une zie et de l’Ossétie du Sud. manipulation américaine. Il a ensuite tout mis Les trois pays du Caucase – Géorgie, en œuvre pour affaiblir le nouveau gouverne- Arménie, Azerbaïdjan – se trouvent dans une ment. position instable. Comme les autres États de l’entre-deux, ils n’appartiennent ni à une alliance russe ni à l’UE ou l’OTAN. Les rela- (23) Cette analyse est développée par l’auteur dans son ouvrage tions entre les trois États restent tendues, tout à paraître en 2012 : Russian Politics. The Paradox of a Weak State, Hurst, Londres et Columbia University Press, New York. particulièrement entre l’Arménie et l’Azer- (24) En décembre 1991 est formée la Communauté des États baïdjan qui n’ont pas progressé sur la voie indépendants autour de la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et le d’un règlement politique du statut du Haut- Kazakhstan, que rejoindront l’Arménie, l’Azerbaïdjan, les répu- bliques d’Asie centrale. La Géorgie appartient à la CEI de 1998 à 2008. L’Organisation de sécurité réunit aujourd’hui, autour de la Russie, la Biélorussie, l’Arménie et les États d’Asie centrale, excepté le Turkmenistan. (25) Sondage du Centre Levada, 2007, www.levada.ru 897
MARIE MENDRAS Karabakh, enclave peuplée d’Arméniens en Moscou par des appels à l’Europe, à la Azerbaïdjan. Les relations avec Moscou sont Turquie, à la communauté internationale. Le exécrables pour la Géorgie, conflictuelles processus vertueux de la démocratisation/ pour l’Azerbaïdjan et tendues pour l’Arménie. européanisation a marqué le pas pour un De l’avis de Thomas de Wahl, « en 2020, ces temps. L’important pour l’Europe est d’éviter pays auront des liens encore plus distendus un durcissement des régimes politiques à avec la Russie » (26) car les Russes sont désor- Kiev, Minsk, Moscou, et une nouvelle mais très peu nombreux dans les trois pays. coupure Est-Ouest. La violation de la souveraineté nationale de Pour leur part, les dirigeants russes sont la Géorgie par l’armée russe, puis par le Parle- inquiets et démunis devant les vagues popu- ment russe qui reconnaît l’indépendance de laires au Moyen-Orient. Ils ont observé l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, marque une médusés la chute de trois vieilles dictatures, en rupture majeure, comme si Moscou tentait de Tunisie, Égypte, Libye. Ils savent que la Syrie revenir brutalement près d’un siècle en arrière et d’autres pays connaîtront vraisemblable- au temps de la reconquête bolchévique. ment des dénouements analogues mais ils ne Comme avec l’Ukraine, la Biélorussie et la réussissent pas à adapter leur politique. La Moldavie, la position du Kremlin est claire position russe sur la Libye au Conseil de sécu- depuis la guerre de 2008 : la ligne rouge à ne rité reste une exception. Le 17 mars 2011, pas franchir est l’adhésion de l’un des pays de Moscou s’abstient de mettre son veto à la réso- l’entre-deux à une organisation dont la Russie lution 1973 permettant des frappes aériennes n’est pas membre (UE, OTAN notamment). contre le régime Kadhafi (Pékin fait de La Russie veut en quelque sorte geler les pays même). Début octobre, la Russie et la Chine du partenariat oriental dans une position de s’opposent à la résolution prévoyant des sanc- souveraineté faible, leur refusant toute appar- tions contre la Syrie. Rappelons que précé- tenance à une alliance. Les « guerres du gaz » demment la Russie avait empêché le vote de qui empoisonnent les relations de Moscou sanctions contre la Birmanie et le Soudan. avec Kiev depuis 2005 sont un moyen de L’exception libyenne peut s’expliquer par prouver que l’Europe ne gagnera rien à s’en- plusieurs erreurs de jugement de la part de tendre avec les pays de l’entre-deux sans Moscou : la Libye ne paraissait pas cruciale, passer par Moscou. La condamnation de l’an- même si la Russie y négociait d’importants cien Premier ministre Ioulia Timochenko par contrats ; les Américains resteraient en dehors le régime Ianoukovitch « pour avoir signé un de la main ; les frappes aériennes ne seraient accord défavorable avec la Russie » montre à pas efficaces ; il était intéressant d’avoir une quel point le commerce de l’énergie constitue attitude de bon partenaire (good stakeholder) un enjeu clé pour toutes les parties. au Conseil de sécurité. Enfin, le facteur essen- tiel qui a contribué à brouiller le jugement des La crainte de la contagion dirigeants russes est la peur des révoltes popu- démocratique laires et la crainte d’évolutions similaires en Russie. Moscou se replie stratégiquement sur sa « L’extraordinaire nervosité des dirigeants région, non pas faute de mieux mais parce russes et chinois devant les révolutions arabes, qu’elle fait un choix anachronique : consoli- leurs mesures préventives et leurs dénoncia- der ses positions en conservant des zones tions de ce qu’ils désignent du nom de subver- tampons et en dressant des barrières entre ces sion ou de croisade montrent bien qu’on pays tampons et le monde européen, alors que exagère leur stabilité et leur assurance, et que l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie devraient le spectre de la démocratie continue à les être des ponts entre la Russie et l’Europe. Les hanter (27). » Pierre Hassner a raison de souli- élites au pouvoir en Ukraine, Biélorussie, gner que, dans le monde ouvert et très compé- Azerbaïdjan, Arménie, acceptent cet état de titif du XXIe siècle, les autocraties repliées sur fait, tout en donnant fréquemment des coups les intérêts de quelques clans craignent plus de griffe dans le « contrat tacite » avec que tout l’ouverture de leur société. Vingt ans après la fin de l’URSS, les orien- (26) Thomas de Wahl, contribution au projet « Russie. Scénarios pour 2020 », Centre Carnegie, Moscou, www.carnegie.ru. (27) Pierre Hassner, art. cité, p. 22. 898
VINGT ANS APRÈS. LA RUSSIE ET LA QUÊTE DE PUISSANCE tations en stratégie internationale, telles le défi : « La nécessité pour la Russie de s’as- qu’elles sont affichées par Poutine et ses surer une présence durable dans la région conseillers, restent hésitantes et parfois Asie-Pacifique – une région clé dans le monde contradictoires. Les élites russes ressentent du XXIe siècle – est incontournable. Le cette incertitude et doutent de la capacité de problème central pour la Russie aujourd’hui leurs dirigeants à relever les défis écono- consiste à ne pas en devenir un simple satel- miques, technologiques, militaires des lite. En d’autres termes, l’évidente faiblesse de années 2020 et 2030. Plus elles doutent, plus nos positions actuelles dans la région Asie- elles adhèrent publiquement au « retour de Pacifique devrait être compensée par une puissance », mais moins elles y croient. politique active de diversification optimale de Derrière la façade d’un consensus souverai- nos capacités économiques et politiques (29). » niste, les dirigeants et entrepreneurs russes Dans dix à quinze ans, la position régionale sont engagés dans des joint ventures industriels et mondiale de la Russie sera autre, proba- et technologiques, recherchent des investis- blement moins dominatrice et plus négocia- seurs, prennent part à des projets innovants à trice, certainement mieux intégrée – en l’étranger, tentent de développer des matière de sécurité et d’intégration écono- échanges commerciaux plus lucratifs. Les mique – à un grand ensemble continental exportations d’hydrocarbures et les ventes européen qui s’ouvrira aussi aux pays de d’armes ne suffiront plus à assurer la puis- l’« entre-deux », de l’Ukraine aux pays du sance économique (28). Après avoir longtemps Caucase. La Russie en tant qu’État sera-t-elle freiné le processus, la Russie finira pas entrer « une grande puissance » en 2025 ou 2030 ? dans l’Organisation mondiale du commerce. La question n’aura alors guère de sens car Le grand flou dans la pensée stratégique l’essentiel pour l’ancienne superpuissance, russe concerne la Chine et, au-delà de la comme pour l’Europe, sera d’exister en toute Chine, l’Asie, jeune, productrice, compétitive sécurité, de prospérer, de compter dans les et en plein essor financier, et qui investit en grands enjeux mondiaux, de proposer des Amérique latine, en Afrique, au Moyen- solutions aux défis communs. Et la capacité Orient. Un universitaire russe pose clairement de saisir les opportunités dépendra avant tout de la volonté politique à Moscou. MARIE MENDRAS (28) Les spécialistes des questions énergétiques s’accordent sur un blocage de la stratégie russe d’ici cinq à dix ans. L’industrie du gaz naturel est contrôlée par le géant Gazprom, géré de façon opaque et en quête d’investissements lourds pour développer les nouveaux champs gaziers et les nouvelles sources d’énergie. Voir (29) Dmitry Yefremenko, « Forced or desired modernity ? », les analyses de Mikhail Korchemkin et de Thane Gustafson. Russia in Global Affairs, vol. 8, n° 3, juillet-septembre 2010, p. 38. 899
UN PRINCIPE JUSTE Il faut avouer que le principe du Parlement britannique de considérer le discours du Trône du Roi comme l’œuvre de son ministre (car il serait contraire à la dignité d’un monarque de se laisser reprocher des erreurs, de l’ignorance ou de l’inexac- titude alors que la Chambre de son côté doit avoir le droit de juger du contenu du discours, de l’examiner et de le combattre), que ce principe, dis-je, est imaginé avec beaucoup de finesse et de justesse. De même aussi le choix de certaines doctrines que le gouvernement sanctionne exclusivement pour l’exposé public doit rester soumis à l’examen des savants parce qu’il ne doit pas être considéré comme étant le fait du monarque, mais d’un fonctionnaire désigné pour cela, duquel on suppose qu’il pourrait bien n’avoir pas compris la volonté de son maître ou encore l’avoir dénaturée. Emmanuel KANT, Le Conflit des facultés (trad. Gibelin), section I, Vrin, 1973. 900
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