Alain Vaillant De la littérature médiatique - Résumé

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Alain Vaillant De la littérature médiatique - Résumé
http://www.interferenceslitteraires.be                                      ISSN : 2031 - 2790

                                           Alain Vaillant
                                      De la littérature médiatique

                                                   Résumé
        L’intitulé « presse et littérature », d’usage si fréquent aujourd’hui, suggère que nous
aurions à faire à deux objets culturels distincts, liés sur le mode de la concurrence, de la
complémentarité, voire de l’influence mutuelle. Or, si l’on admet que la littérature recouvre,
pour chaque époque, l’ensemble des textes qui ne sont pas d’usage professionnel ni pratique
et qui sont mis en libre circulation dans l’espace public, on doit conclure que la communi-
cation médiatique, telle qu’elle se met en place à partir du XIXe siècle, n’est qu’une forme
rationalisée et standardisée de la communication littéraire, requise par la complexification des
sociétés issues de la révolution industrielle. Le présent article vise à définir et à circonscrire
ce qu’il convient de désigner comme une littérature médiatique, par opposition à la littérature pré-
médiatique de l’Ancien Régime. Quant à la littérature légitime, qui se tient à l’écart de la presse
moderne, elle en est beaucoup moins éloignée qu’il n’y paraît, puisqu’elle n’est culturellement
viable que grâce à l’image diffractée que lui renvoie ce monde qu’elle rejette. La dernière par-
tie de l’article est consacrée au diptyque que constitue la littérature médiatique et cette littérature
médiatisée, à sa description et à l’esquisse de son histoire, jusqu’aux développements nouveaux
que laisse attendre la révolution du numérique.

                                                   Abstract
       The phrase “press and literature”, so frequently used today, suggests that we have to
do with two distinct cultural objects that can only be tied together by relations of competi-
tion, of complementarity, and of mutual influence. If we regard literature, in every century,
as the whole of texts, neither professional, nor practical, that is put into free circulation, we
must logically conclude that mediatized communication, as it has been established in the
19th century, is nothing other than a rationalized and standardized form of literary commu-
nication, required by the complexification of human societies through the industrial revolu-
tion. The present article first of all sets out to define and circumscribe what can be described
as a mediatized literature, as opposed to a premediatized literature in the Ancien Régime.
The legitimate literature ostensibly keeps the press at bay, but is in fact far less removed from
the mediatized culture than it would appear, mainly because it is culturally viable thanks to
the distorted image that the press presents of it. The last part of the article is devoted to the
diptych constituted by mediatized literature on the one hand and mediated literature on the
other hand, moving from a description and a sketch of its history to new developments that
can be expected from the digital revolution.

Pour citer cet article :
Alain Vaillant, « De la littérature médiatique », dans Interférences littéraires/Literaire
interferenties, nouvelle série, n° 6, « Postures journalistiques et littéraires », s. dir.
Laurence van Nuijs, mai 2011, pp. 21-33.
Alain Vaillant De la littérature médiatique - Résumé
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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 6, mai 2011

                       De la littérature médiatique

1. Presse et littérature
       Il y a une quinzaine d’années1, lorsque j’ai commencé, avec Marie-Ève Thé-
renty, à analyser les liens à la fois formels et historiques entre presse et littérature,
pour le XIXe siècle, il n’existait guère en France que des travaux ponctuels et
monographiques, concernant quelques grands auteurs (Balzac, Zola, Vallès…2)
qui avaient consacré une part si importante de leur œuvre au journalisme qu’il au-
rait été impossible de l’ignorer totalement. Cette ignorance ne comportait qu’une
exception notable : le roman-feuilleton, dont l’histoire était déjà bien balisée par
les spécialistes de littérature populaire3. Mais, outre que la littérature populaire
constituait elle-même un domaine généralement abandonné à des chercheurs
militants et passablement méprisé par l’histoire littéraire institutionnelle, qui ne
s’intéressait guère qu’aux auteurs canoniques, le roman-feuilleton avait pour lui
une circonstance atténuante. Même s’il représentait incontestablement un pur
produit journalistique, il n’en était pas moins un sous-genre littéraire parfaitement
défini et descriptible en terme de poétique narratologique, si bien que son étude
n’exigeait aucune dérogation aux méthodes ou aux concepts en vigueur dans la
recherche littéraire.
       En amont, il en allait tout autrement pour les journaux du XVIIIe siècle, qui
avaient déjà bénéficié d’un long travail de repérage, de dépouillement et de descrip-
tion, ayant donné lieu notamment à deux réalisations monumentales, un Dictionnaire
des journaux complété par un Dictionnaire des journalistes4. Mais l’histoire littéraire du
XVIIIe siècle avait depuis longtemps dérivé vers l’histoire des idées – par le poids
même de la philosophie des Lumières –, si bien que les dix-huitiémistes n’avaient
pas les états d’âme des dix-neuviémistes pour aborder des publications périodiques
qui, d’ailleurs, n’avaient pas encore les caractéristiques médiatiques de la presse
post-révolutionnaire. En aval, les petites revues d’avant-garde de la Belle Époque
et des premières décennies du XXe siècle formaient elles aussi un objet d’étude
parfaitement admis, mais leur mode de diffusion confidentiel et leur hostilité aux

       1. Je me permets de rappeler, pour mémoire, le premier résultat publié de ce travail d’équipe :
Marie-Ève Thérenty & Alain Vaillant, 1836. L’An I de l’ère médiatique, Paris, Nouveau Monde édi-
tions, « Culture-Médias », 2001.
       2. Roland Chollet, Balzac journaliste. Le Tournant de 1830, Paris, Klincksieck, 1983 ; Roger
Bellet, Jules Vallès journaliste, Paris, éditions sociales, 1977 (rééd. en 1988, aux éditions du Lérot, sous
le titre Jules Vallès, Journalisme et Révolution) ; Henri Mitterand, Zola journaliste, de l’affaire Manet à l’affaire
Dreyfus, Paris, Armand Colin, « Kiosque », 1962.
       3. Voir, notamment, René Guise, Le Phénomène du roman-feuilleton (1828-1848). La crise de crois-
sance du roman, thèse d’État, université de Nancy, 1975 ; Lise Queffelec, Le Roman-feuilleton français au
XIXe siècle, Paris, P.U.F., « Que sais-je », 1989.
       4. Jean Sgard, Michel Gilot & Françoise Weil, Dictionnaire des journalistes (1600-1789), Grenoble,
Presses universitaires de Grenoble, 1976 ; Dictionnaire des journaux, s. dir. Jean Sgard, Paris, Universitas,
1991.

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De la littérature médiatique

journaux à grand tirage de l’époque leur conférait un statut particulier, une dignité
littéraire qui semblait même parfois supérieure aux livres de l’édition littéraire5.
        Depuis, le rapport presse-littérature, pour les XIXe et XXe siècles, est devenu
un sujet parfaitement balisé, un de ces domaines à la mode qui attirent les jeunes
chercheurs et où il semble bon de prendre pied. Le pionnier que je suis ne pour-
rait que s’en réjouir, s’il n’entrevoyait par ailleurs de solides raisons de modérer cet
enthousiasme collectif. D’abord, la multiplication des recherches, son internatio-
nalisation et la concurrence accrue qui en découle provoquent une accélération
des processus d’émergence, de développement puis d’obsolescence des questions
scientifiques : nous sommes tous les infimes rouages d’un vaste mécanisme de dé-
voration académique, à laquelle il s’agit plus d’apporter des aliments continuels que
de nouveaux enjeux. Ensuite, les transformations brutales de nos cultures contem-
poraines, de plus en plus centrées sur l’image, les technologies nouvelles et les flux
numériques, favorisent une relation de plus en plus mémorielle et nostalgique à
l’histoire. Tout ce qui témoigne du passé paraît bon, et les vieilles frilosités de l’his-
toire littéraire traditionnelle paraissent dépassées, et d’un élitisme contre-productif :
s’est ainsi engagé un vaste mouvement de recyclage culturel qui paraît virtuellement
sans limites. Enfin, la presse actuelle est elle-même touchée par la progression hégé-
monique des nouveaux médias électroniques. Les journaux de papier sont entrés
en France, depuis quelques décennies, dans une crise grave, et le mal s’étend main-
tenant à toute la presse occidentale ; tout se passe comme si leur mauvaise santé
économique leur donnait un surcroît de légitimité culturelle : la presse imprimée
meurt face à la concurrence du numérique et, puisqu’elle meurt, les spécialistes de
littérature en viennent à penser qu’elle n’était pas si mauvaise qu’elle leur paraissait
naguère. Une nouvelle ligne de fracture apparaît, non plus entre le livre et le journal,
mais entre l’imprimé, toutes formes confondues, et la culture électronique6.
        Mais il ne faudrait pas que le succès même de la problématique presse-litté-
rature, avec l’impatience qu’il encourage inévitablement, ne fausse la perspective
et ne conduise à déplacer sur un nouveau terrain les mauvaises habitudes de jadis.
En effet, pour beaucoup, il s’agit seulement d’aller voir quelle littérature est publiée
dans les journaux, à côté de celle qu’on cherchait exclusivement dans les livres – en
somme d’élargir et de diversifier la liste des contenants possibles pour la littérature,
comme si le média n’était qu’un support parmi d’autres, sur lesquels viendrait se
greffer du littéraire. L’intitulé « presse et littérature », que j’ai moi-même si souvent
employé7, prête lui-même à confusion, s’il laisse entendre qu’il s’agit de deux entités
de nature équivalente, de deux réalités indépendantes mais capables de s’associer :
la littérature accepterait en quelque sorte de passer par le canal de la presse – même
si son lit naturel reste le livre, où les éditions d’œuvres complètes des grands écri-
vains-journalistes s’efforcent sans relâche de la faire revenir. Or, la vraie question
n’est pas de savoir si la littérature peut s’allier au journal (et, dans ce cas, à quelles
conditions formelles et avec quelles conséquences génériques). Il faut inverser la
perspective et se demander, de manière bien plus radicale, comment un texte média-
       5. Pour une étude récente des revues fin de siècle, voir Yoan Vérilahc, La Jeune Critique des
petites revues symbolistes, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010.
       6. Voir Robert Darnton, Apologie du livre. Demain, aujourd’hui, hier, Paris, Gallimard, « nrf essais »,
2011.
       7. Ou sous une forme voisine : Presse et plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle, s. dir. Marie-
Ève Thérenty et Alain Vaillant, Paris, Nouveau-Monde éditions, 2004.

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Alain Vaillant

tique – donc voué par nature à la plus large diffusion publique – pourrait ne pas
être littéraire, à condition de s’entendre sur le sens médiologique et sociologique de
ce mot de « littérature ». Pour esquisser une réponse, je vais m’efforcer ici de cerner
les contours de ce que j’appelle la littérature médiatique, à l’intérieur du vaste ensemble
des textes littéraires, avant d’examiner les implications historiques d’une telle notion
et de conclure par quelques pistes pour l’avenir.

2. Le concept de littérature médiatique
        À l’intérieur du couple presse/littérature, c’est évidemment la littérature qui
pose les problèmes définitionnels les plus graves8. Je ne vais pas ici revenir sur les
systèmes taxinomiques des uns, sur les théories philosophiques ou esthétiques des
autres. Ils ont d’ailleurs tous failli, si on attend d’une définition de la littérature que,
à tout le moins, elle puisse circonscrire de façon claire et exclusive l’ensemble des
textes qui, à quelque moment de l’histoire, ont été considérés comme littéraires : ce
qui inclut, par exemple, les genres poétiques et dramatiques, les récits historiques,
les essais philosophiques ou politiques, les romans pour toutes sortes de publics,
les écrits intimes, etc. En revanche, il est assez facile de définir la littérature en
termes purement sociologiques et communicationnels. Indépendamment de toute
appréciation esthétique, on admettra qu’est littéraire tout texte destiné à être communiqué
de façon ouverte dans l’espace public (au sens habermasien), quels que soient le mode de com-
munication et la nature de cet espace public9.
        Cette définition, qui implique une destination libre (donc aléatoire), exclut
les textes communiqués à une personne privée en particulier (comme une lettre
personnelle) ou les textes visant une utilité précise et immédiate (par exemple, un
livre de cuisine, qui ne concerne en principe que les personnes voulant mettre en
application ses recettes, n’est pas un texte littéraire). Sauf, bien sûr, si ces textes sont
détournés de leur usage initial et sont librement communiqués dans l’espace public
(comme les lettres d’un écrivain, publiées dans un volume de correspondance, ou
de vieux livres pratiques, réédités sans visée utilitaire et pour le plaisir de la lecture).
De même, un texte communiqué à des lecteurs spécifiques par l’intermédiaire de
réseaux spécialisés n’est pas littéraire : une thèse de philosophie, diffusée dans un
cadre purement universitaire, ne relève pas de la littérature, tandis que le Discours de
la méthode de Descartes, adressé volontairement au public mondain des honnêtes
gens, est littéraire pour cette seule raison (donc indépendamment de ses propriétés
stylistiques, même si, bien sûr, un ouvrage théorique visant un public de non-spé-
cialistes a l’obligation pragmatique de paraître attractif).
        En outre, peu importe le mode de communication : le texte peut être lu
ou récité, interprété (dans le cas du théâtre), transmis sous forme manuscrite ou
imprimée, diffusé par écrans interposés. Il n’y a donc aucune raison de restreindre
la littérature à l’un quelconque de ces modes – pas plus le livre qu’aucun autre. De
même, l’espace public est assimilable depuis le XIXe siècle au marché public des
biens culturels, mais il peut aussi s’agir des réseaux aristocratiques dans lesquels
       8. Dans la suite de cet article, je reviens de façon détaillée, à propos de littérature et de
communication médiatique, sur les propositions que j’ai développées dans L’Histoire littéraire (Paris,
Armand Colin, « U », 2010).
       9. Cette définition s’inspire en partie de celle que propose Alain Viala dans Approches de la
réception (en collaboration avec Georges Molinié, P.U.F., « Perspectives littéraires », 1993).

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De la littérature médiatique

circulaient, souvent en marge de la librairie soumise à la censure, les manuscrits de
la littérature clandestine au XVIIIe siècle. Si l’on s’en tient à ces critères définition-
nels en apparence très flous, on vérifiera sans peine qu’ils suffisent à rendre compte
des évolutions historiques de la littérature, et de son extension effective à chaque
époque. Par exemple, jusqu’au XIXe siècle, les essais consacrés à des questions his-
toriques, psychologiques ou sociologiques étaient mis en circulation dans l’espace
public et étaient donc logiquement considérés comme des ouvrages littéraires ; à
l’inverse, les sciences sociales, une fois institutionnalisées, sont sorties ipso facto du
champ de la littérature : plus généralement, il est normal qu’à notre époque, puisque
la plupart des savoirs se sont constitués en disciplines académiques, le périmètre de
la littérature ait été considérablement modifié par rapport au passé, sans que cela
pose de vraie difficulté définitionnelle.
         Enfin, il faut s’arrêter à la notion de destination ouverte qui, on le verra, joue
un rôle capital dans la délimitation des rapports entre presse et littérature. Pour que
cette condition soit effectivement remplie, il est impératif que le texte existe indépen-
damment de sa réception par le public, que, littéralement, il ne soit pas consommable
dans sa totalité par le lecteur ; autrement dit, qu’il subsiste un écart – ou une différance,
pour reprendre le concept proposé par Jacques Derrida10 – entre l’étape de la pro-
duction (qui constitue la littérature comme texte) et celle de la diffusion (où le texte
se fait discours). Même si une littérature purement orale est possible (en supposant des
processus de composition sans transcription matérielle), il est évident que l’écriture,
laissant l’auteur seul face à la page blanche qu’il doit noircir, réalise idéalement cette
condition. Il s’ensuit que, par nature, la littérature relève à la fois de la discursivité et
de la textualité ; bien sûr, les formes de communication littéraires sont à dominante
discursive (comme les genres dérivant des pratiques oratoires ou conversationnelles, à
l’âge classique) ou textuelle (comme le roman à la troisième personne, dans la culture
moderne) : il ne s’agit cependant pas de deux ensembles exclusifs l’un de l’autre,
comme ont pu le donner à penser les notions peut-être abusivement commodes de
littérature-discours et de littérature-texte que j’ai naguère suggérées11, mais de deux caté-
gories abstraites, entre lesquelles il existe en réalité une infinité d’objets mixtes, ne se
distinguant entre elles que par des nuances d’ordre scalaire.
         Cette mise au point faite, je reviens à la presse. Le journal, qui permet la
diffusion régulière et standardisée de l’imprimé, n’est rien d’autre qu’une forme
particulièrement rationalisée de communication au sein de l’espace public, requise
par la complexité et la densité de nos sociétés industrialisées. En effet, il présente
un double avantage, par rapport au livre qu’il complète et concurrence à partir du
XVIIIe siècle. Son format et sa maniabilité lui permettent une très vaste diffusion,
une destination aussi large et ouverte que possible – puisque chacun peut sans
peine s’abonner au titre de son choix, l’emprunter dans un cabinet de lecture, lire
le journal au café, l’acheter à un vendeur de rue. Sa périodicité quotidienne assure
en outre la circulation continue d’immenses espaces textuels, quantitativement
sans commune mesure avec ce que permettait la seule édition de livres. En fait,
lorsqu’un besoin quelconque de consommation atteint un niveau suffisant de

      10. Voir Jacques Derrida, « La Différance », dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit,
« Critique », 1972, pp. 1-29.
      11. Voir notamment Alain Vaillant, L’Amour-fiction. Discours amoureux et poétique du roman à
l’époque moderne, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2002, pp. 17-24.

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Alain Vaillant

régularité et de fréquence, il est normal et presque inévitable d’en arriver à une
formule de service en continu : c’est vrai pour la livraison matinale du lait ou
pour les abonnements téléphoniques, comme pour la communication de textes
aux lecteurs. En conséquence, non seulement il ne doit pas sembler incongru
de mettre la presse et la littérature en regard l’une de l’autre, mais il faut même
penser que la communication médiatique (qui prend son visage actuel au cours
du XIXe siècle) n’est rien d’autre que la forme nouvelle adoptée par la communi-
cation littéraire au sein d’une culture de masse (ou en voie de massification). Ou
plutôt, le média journalistique hérite pour l’essentiel de la fonction médiatrice que
remplissait de façon ponctuelle ou artisanale la communication littéraire à l’âge
classique – avant que celle-ci ne soit concurrencée par la presse. C’est pourquoi
je propose d’appeler littérature médiatique ce mécanisme médiatique de circulation
textuelle : pour désigner non pas les catégories journalistiques qui seraient dignes
d’une hypothétique littérarité (selon quels critères formels ?), mais, de façon bien
plus générale, la communication médiatique elle-même, en tant qu’elle est, d’un
point de vue fonctionnel, une forme spécifique et historiquement déterminée
de la communication littéraire, ayant pris la suite de la circulation de manuscrits
ou de livres imprimés, dans la société élitaire du XVIIIe siècle, pour satisfaire les
besoins de lecture d’un public aristocratique ou bourgeois de plus en plus nom-
breux.
       C’est en substance ce qu’Albert Thibaudet, dès 1923, avait suggéré dans un
article lumineux et visionnaire, qui mérite d’être cité un peu longuement :
        Il suffit d’une occasion pour faire discuter passionnément cette question : le
        journalisme est-il de la littérature ? […] Nos petites observations critiques
        sur le style et l’esprit des journalistes resteraient bien inopérantes si nous ne
        considérions d’abord, d’un point de vue planétaire, que la forme actuelle
        de la presse représente, dans les années mêmes que nous vivons, une ré-
        volution d’outillage humain analogue à l’invention des hiéroglyphes et des
        cunéiformes, à celle de l’écriture alphabétique, à l’exportations du papyrus
        égyptien dans le monde grec, à l’éviction du papyrus par le parchemin au IVe
        siècle après J.-C., à l’invention de l’imprimerie. Ces cinq révolutions d’ou-
        tillage commandent des révolutions littéraires capitales. Il serait facile de le
        montrer pour les trois dernières, et on peut évidemment le supposer pour
        les deux autres. Depuis cinquante ans nous assistons au règne du journal
        écrit ; depuis quinze ou vingt ans nous lui avons vu mettre la rallonge du
        journal parlé. Le conflit entre le livre et le journal, même lorsqu’il s’agit de
        discussions de style, est ainsi pris dans un procès non plus de cuisiniers et de
        rôtisseurs, mais d’outillage, analogue à celui qui existe entre le chemin de fer,
        le bateau, le dirigeable et l’avion.12

      Il s’ensuit que tout ce que publie un journal satisfait, en toute hypothèse,
aux critères de la communication littéraire, telle que cette dernière s’est progres-
sivement constituée dans l’espace public des sociétés européennes. Le vrai pro-
blème est donc plutôt de savoir ce qui, dans le détail des contenus journalistiques,
échappe à cette littérarité fonctionnelle. La solution va de soi : il ne peut s’agir que
des textes qui, compte tenu de leur nature particulière, ne remplissent qu’impar-
faitement l’un de ces critères communicationnels. En l’occurrence, je ne vois que
deux catégories textuelles. La première est constituée de l’ensemble des infor-
      12. Albert Thibaudet, « Lettres et journaux », dans La Nouvelle Revue Française, 1er juin 1923
(cité d’après : Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, « Quarto », 2007, pp. 791-793).

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De la littérature médiatique

mations pratiques, qui doivent avoir une utilité précise et immédiate : les cours de
la Bourse, les programmes des spectacles, les bulletins météorologiques, etc. Sauf
détournement artistique ou ludique, il va de soi que ces données concrètes n’ont
pas de caractère littéraire. De la deuxième catégorie, beaucoup plus vaste, on peut
seulement constater que sa littérarité est précaire et conditionnelle. Elle réunit, dans
le cadre du journal, toutes les informations strictement quotidiennes. La plupart de
ces nouvelles, prises dans le flux continuel de l’actualité où les événements du jour
recouvrent et effacent ceux de la veille, n’ont de validité que pour le jour même de
leur publication, ne concernent que les lecteurs de ce jour précis. Même si le journal
est lu par le plus large public (un public infiniment plus nombreux, bien souvent,
que celui du livre), la péremption même du contenu informatif remet en cause le
principe de la destination ouverte (ou aléatoire) : à moins d’un réemploi littéraire
(comme dans les Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon) ou d’une investigation par-
ticulière (par un chercheur universitaire, par exemple), l’article d’information n’est
destiné qu’à une lecture immédiate et ponctuelle, alors que le texte littéraire, par
sa nature communicationnelle, est censé avoir la capacité de durer. Comme l’écrit
encore Thibaudet : « […] le journaliste se place dans l’optique propre à une œuvre
d’action instantanée. Il en recueille le bénéfice et il en subit la diminution »13.
       Il est d’ailleurs probable que l’exhumation de plus en plus massive des vieux
journaux, par la communauté scientifique, va conduire à en changer partiellement
le statut : les éditeurs republient aujourd’hui les reportages d’il y a un siècle en les
traitant comme des œuvres littéraires à part entière (ce qui est parfaitement juste).
Qu’en sera-t-il lorsque cette boulimie éditoriale se tournera vers les articles d’in-
formation ? Il reste que, fondamentalement, son caractère très éphémère confère
au contenu purement informatif du journal un statut spécifique, et il faut recon-
naître qu’un texte de presse paraît d’autant plus littéraire qu’il est moins menacé
de péremption immédiate. Cette règle profite d’une part aux périodiques à faible
fréquence (revues mensuelles ou magazines hebdomadaires) au détriment des quo-
tidiens, d’autre part, à l’intérieur des journaux, aux rubriques qui sont le moins liées
à l’actualité immédiate (par exemple, les récits de voyage, les billets d’humeur, les
chroniques humoristiques, etc.). L’insertion de rubriques hebdomadaires au sein
du journal (comme c’est souvent le cas pour les sujets culturels) permet d’ailleurs
de réintroduire des périodicités longues au milieu du rythme quotidien, et d’induire
ainsi un effet de littérarité. La périodicité ne pose donc pas, en elle-même, un pro-
blème littéraire : c’est sans doute pourquoi, pour le XVIIIe siècle où les journaux
n’étaient pas quotidiens, on n’avait pas le sentiment que la presse modifierait signi-
ficativement les règles du jeu littéraire. En revanche, il est clair que l’accélération
des rythmes de l’information, avec le journal quotidien qui devient la norme de
référence à partir du XIXe siècle, transforme les rapports entre la littérature et le
nouveau média. Concluons provisoirement. On peut légitimement parler, de façon
globale, de littérature médiatique pour les textes publiés dans l’espace journalistique ;
mais il s’agit de textes aux statuts hétérogènes, compte tenu de leur contenu infor-
matif : non pas dans la mesure où certains seraient moins bien écrits ( ?), mais en
fonction de leur rapport à la temporalité, donc de leur onde de propagation possible
– dans la durée aussi bien que dans l’espace.

    13. Ibid., p. 794.

                                           26
Alain Vaillant

3. Littératures prémédiatique, médiatique et médiatisée
        Il est ici essentiel de comprendre, cette fois dans une perspective historique,
que le média journalistique ne s’est pas contenté de s’ajouter à la communication
littéraire existante, mais qu’il l’a modifiée de façon brutale et profonde – en France
autour de 1830, lorsque la monarchie de droit divin a laissé la place à une monarchie
parlementaire et à l’économie de marché. Désormais, mon objet sera de décrire et
d’interpréter ce que les contemporains ont vécu tantôt comme une crise et un cata-
clysme culturels, tantôt (mais plus rarement) comme l’avènement d’une ère nouvelle.
En effet, il importe de prendre la pleine mesure du bouleversement. La littérature
médiatique ne joue pas seulement le rôle d’un contrepoint, ou d’un contre-pou-
voir, par rapport à la littérature traditionnelle. Quels que soient la dignité, l’éclat et
l’influence dont cette dernière parviendra encore à jouir au-delà du XIXe siècle, ils
ne sont plus en capacité de contrebalancer l’impact social qu’ont les médias et qui
est assuré de croître indéfiniment. On ne comprend pas l’histoire littéraire de l’ère
médiatique si l’on ignore le fait capital que, désormais, la littérature conçue selon
les modèles antérieurs est condamnée à rester au second plan et que la dynamique
culturelle et intellectuelle, dont elle occupait le centre, s’est déplacée sur un autre
terrain, avec les conséquences irréversibles qu’entraîne ce déplacement.
        Tout d’abord, la communication médiatique est toujours plurielle, voire ano-
nyme. Elle entraîne une dilution de l’auctorialité, chaque rédacteur n’étant qu’un
rouage dans un mécanisme collectif qui le dépasse et qui nie partiellement son droit
à l’individualité. Sur ce point encore, Thibaudet a dit l’essentiel :
       […] un journaliste n’est jamais seul. Il est légion, il est incorporé dans une
       légion, il existe par elle, il apparaît en elle, marche avec elle. […] Mais légion,
       aussi, des journaux. Le journal existe plus que le journaliste. Et les journaux
       existent plus que le journal. Comme l’individu isolé n’est qu’une abstraction
       sociale, le journal isolé ne représente qu’une coupe dans la multiplicité et le
       dialogue incessant des journaux.14

Le journaliste ne fait pas seulement l’expérience de la pluralité, mais celle aussi de
l’hétérogénéité, le journal devant satisfaire en un seul espace des demandes multiples
et se présentant comme une mosaïque thématique où le lecteur passe erratiquement
d’un sujet à l’autre, pratiquant sur la surface du journal une forme archaïque de
zapping médiatique ; il doit accepter de mêler sa voix à celle des autres, et d’attendre
qu’un sens global ressorte de cette assemblage dépareillé.
       Surtout, la communication littéraire prémédiatique était fondamentalement
construite sur un modèle rhétorique. Même écrite, imprimée et donnée à lire, elle
était avant tout la mise en forme d’un discours, d’une parole adressée à un desti-
nataire et manifestant une pensée individuelle dont il s’agissait de convaincre le
public par les voies de l’argumentation ; le réel n’y était représenté que de façon
accessoire, en fonction des besoins de la persuasion oratoire ou pour agrémenter
avec un décor minimal (et souvent très conventionnel) les fables de la fiction. Or, la
fonction primordiale de la presse n’est plus d’offrir une tribune à l’éloquence (même
si l’on continue à beaucoup argumenter et bavarder dans les journaux), mais de
représenter le monde, d’offrir, jour après jour, ce récit polyphonique du réel qu’édi-

    14. Ibid., p. 795.

                                               27
De la littérature médiatique

fie progressivement et continûment la culture médiatique. S’interposant entre les
lecteurs et le réel, qu’il a charge de leur représenter le plus commodément et le plus
agréablement possible, le journal inaugure le règne de la représentation généralisée
– de l’« universel reportage15 », selon la célèbre formule de Mallarmé.
        Un bref arrêt sur les années 1830 permettra d’illustrer la violence du séisme
culturel induit par l’entrée dans l’ère médiatique. De la Renaissance jusqu’en ce
début du XIXe siècle, le débat littéraire peut se résumer à une confrontation perma-
nente entre deux visions de la littérature16 : d’un côté, une conception esthétisante et
« belle-lettriste », académique et logiquement soutenue par le pouvoir, restreignant
la littérature au bien dire et au respect des canons formels et des arts poétiques ; de
l’autre, une ambition intellectuelle qui, revendiquant alors le terme de « littérature »,
insiste sur la portée (philosophique, morale, politique) de l’art littéraire (qui n’est
rien d’autre, ose Mme de Staël dans son De la littérature, que « l’art de penser et de
s’exprimer », l’apanage des « penseurs » et des « philosophes »17). Après la chute
de l’Empire, en 1815, et l’établissement d’une relative liberté d’expression, il est
entendu par la plupart des intellectuels et par les libéraux (qui forment alors l’aile
progressiste du corps politique) que le temps de cette littérature sérieuse est venu, et
que les frivolités distrayantes de la culture aristocratique d’Ancien Régime vont être
définitivement reléguées dans un passé révolu. Or ces milieux de penseurs et d’écri-
vains, qui ont préparé et aidé la révolution libérale de 1830, sont totalement pris à
contre-pied par l’émergence brutale de la culture médiatique née de cette révolu-
tion, d’une presse qui, jouant sur la diversité et l’attractivité de ses contenus et sur la
satisfaction la plus large possible des lecteurs-consommateurs, bouleverse presque
instantanément le paysage littéraire. Car la presse de l’époque n’est en aucune ma-
nière une culture de second ordre, malgré la caricature agitée par ses détracteurs et
trop souvent reprise sans examen par les historiens de la littérature. Au contraire,
par son brio, son influence politique et le succès qu’elle rencontre immédiatement
auprès de tous les publics, elle jouit d’une vraie légitimité qui s’impose à tous les au-
teurs, même à ceux qui lui sont a priori le plus hostiles. Mais il s’agit d’une légitimité
d’une nouvelle sorte, médiatique, qui n’a aucun lien ni avec les règles prescriptives
des Belles Lettres, ni avec les exigences philosophiques des intellectuels (que conti-
nuent à formuler imperturbablement, sous la monarchie de Juillet, les socialistes
utopiques et les élites républicaines).
        D’où la violence des réactions anti-médiatiques, à la même époque : car les
écrivains, qui sont attachés aux formes de communication traditionnelles, ont bien
conscience que ces dernières sont condamnées à être supplantées par le journal.
Balzac, qui n’a pas de mot assez dur contre la presse, reconnaît pourtant la qualité
des textes et des auteurs, mais pointe avec précision le mal, cette péremption quoti-
dienne des textes où il voit un monstrueux gâchis des talents littéraires :
         Le mal que produit le journalisme est bien plus grand [par rapport au com-
         merce des livres] ; il tue, il dévore de vrais talents. […] Dans ce gouffre, ouvert
       15. Voir Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », dans Œuvres complètes, t. 2, éd. Bertrand
Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 212.
       16. Sur cette histoire du mot littérature, voir Philippe Caron, Des « Belles Lettres » à la « Lit-
térature ». Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), Paris, Société pour
l’information grammaticale, 1982.
       17. Mme de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800),
Gérard Gengembre et Jean Goldzink éd., Paris, GF-Flammarion, 1991, pp. 76-80.

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Alain Vaillant

         chaque soir, ouvert chaque matin, incessamment béant, et que rien ne peut
         combler, jeunes gens et vieillards jettent en holocauste au fantôme de la civili-
         sation, sous prétexte d’éclairer les masses, de leur nature peu pénétrables par la
         lumière : et des ouvrages en germe, fruits précoces ; et des pages remarquables,
         fruits mûrs ; oubliés tous, et qui eussent donné plus que de la gloire en viager
         à leurs auteurs.18

        Mais les représentations des liens entre presse et littérature, pour le XIXe
siècle, continuent à être encombrées d’erreurs historiques grossières. Il est faux,
par exemple, que les journaux aient fait une concurrence (forcément pernicieuse) à
l’édition de livres. L’édition française est sortie économiquement fragilisée et cultu-
rellement déconsidérée des décennies de la Révolution et de l’Empire ; elle n’avait
absolument pas les moyens d’être le partenaire que pouvaient souhaiter les écri-
vains : la presse périodique s’est imposée avec d’autant plus de facilité qu’elle a com-
blé une grave lacune du système français de publication. Il est absurde de répéter
que les écrivains travaillent pour les journaux par simple nécessité matérielle (pour
gagner leur vie), comme s’ils gardaient le meilleur pour des livres hypothétiques.
Presque tout ce qui a été publié en volume l’a d’abord été par un périodique (revue,
journal hebdomadaire ou quotidien) ; le livre ne joue alors qu’un rôle second (et
secondaire) ; les écrivains écrivent dans les journaux parce que c’est le mode, normal
et légitime, de publication pour un écrivain qui aspire à la reconnaissance culturelle
– indépendamment des revenus qu’il en retire par ailleurs. Enfin, le roman n’a pas
subi de déclassement à cause de son entrée dans le journal. C’est tout le contraire :
tant que les romans étaient publiés en volumes, sous la Restauration, dans des col-
lections pour cabinets de lecture, ils restaient cantonnés dans une seconde zone
littéraire ; c’est leur entrée dans les périodiques, par la publication de nouvelles
ou de parties de romans dans les revues, dans les hebdomadaires, puis, grâce au
feuilleton, dans les journaux, qu’ils ont pu s’avancer sur le devant de la scène cultu-
relle. Il faut reconnaître que le roman-feuilleton, par son découpage en tranches
quotidiennes, impliquait une soumission très abrupte aux contraintes médiatiques ;
mais le roman-feuilleton, qui n’a d’ailleurs vraiment fait l’actualité qu’une dizaine
d’années avant 1848, n’a été qu’une forme de publication périodique parmi d’autres,
et l’exceptionnel triomphe des Mystères de Paris de Sue, au moment de sa publication
dans le Journal des Débats en 1842-1843, ne fait au fond que confirmer le pouvoir de
légitimation de la presse quotidienne. En réalité, pendant une vingtaine d’années,
tous les écrivains ont pu croire, avec quelque vraisemblance, qu’il n’y aurait plus de
place que pour la publication en journal, que la littérature médiatique allait occuper
tout l’espace littéraire.
        Il est vrai que leur crainte ne s’est pas réalisée et que, au terme d’un proces-
sus de spécialisation culturelle auquel la sociologie (en particulier, celle inspirée par
Pierre Bourdieu) a durablement attaché le concept d’autonomisation, les écrivains (ou,
du moins, ceux du canon littéraire) semblent au contraire n’avoir cessé de prendre
leurs distances à l’égard du marché public de la littérature, et, en particulier, de la
culture médiatique. Cependant, cette autonomisation n’est ni le résultat d’un long
processus historique, mené sur la longue durée depuis plusieurs siècles, ni même la
réponse structurelle à la constitution d’un champ littéraire élargi (ce « grand public »
      18. Honoré de Balzac, « De l’état actuel de la littérature », dans Œuvres diverses, t. 1, Roland
Chollet & René Guise, avec la collaboration de Christiane Guise, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1996, p. 1223.

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De la littérature médiatique

de la littérature, tel que nous l’entendons aujourd’hui, n’existe pas encore au XIXe
siècle), mais, très précisément la réaction des milieux littéraires à l’extraordinaire
expansion, tendanciellement hégémonique, du système des médias. La presse ratio-
nalisée et sectorialisée qui se met en place à partir de 1830, conçue pour la satisfac-
tion des multiples besoins de lecture de ses abonnés, est en contradiction avec le
principe d’auctorialité et utilise au contraire ses journalistes (« les gens de lettres »,
selon le vocabulaire euphémisant de l’époque) comme des fournisseurs de textes
polyvalents. En réaction, les écrivains attachés aux modalités traditionnelles de la
communication littéraire tiennent alors un discours visant à consacrer le privilège
de l’auctorialité, l’intransitivité de la littérature et son absolue singularité, par rap-
port aux autres modes d’expression culturelle. Notre propre discours actuel sur la
littérature – à nous, spécialistes institutionnels – dérive aussi pour l’essentiel de cette
stratégie de défense, historiquement datée : ce n’est d’ailleurs rien d’autre, sous des
dehors plus modernes et plus séduisants, que la vieille conception belle-lettriste – à
cette réserve près qu’elle n’est plus, comme au XVIIIe siècle, en butte à contestation
intellectuelle des philosophes, mais à une mutation sociale d’une tout autre ampleur,
liée au développement de la culture de masse et des industries culturelles chargées
de l’alimenter.
        Néanmoins, dans le cadre de cette évolution historique globale, le Second
Empire a joué un rôle ponctuellement décisif, qu’on néglige le plus souvent et qui
justifie la rupture qu’on situe habituellement dans les années 1850. Pour Napoléon
III et son administration, le premier ennemi est le journal, qui a entretenu pendant
toute la monarchie de Juillet un esprit d’insolence et de dérision et qui a fini par dis-
créditer le régime, en créant une confusion générale et perpétuelle entre la littérature
et la politique, la fantaisie et le sérieux. Surtout dans les premières années du Second
Empire, le pouvoir mène une politique systématique de censure, de répression et
de contrôle d’une efficacité redoutable. Les chiffres le prouvent : alors que tous les
secteurs de la consommation culturelle, en ces années de révolution industrielle,
connaissent une progression spectaculaire, les tirages de la presse stagnent voire
régressent19 ; s’ajoute à ce recul le poids financier des suspensions, des amendes et
des condamnations diverses. Bien sûr, il existe toujours des journaux puissants, mais
ils sont passés sous le contrôle du parti impérial; d’une part, ils perdent en légiti-
mité, d’autre part ils prennent leurs distances avec le petit monde culturel qui, sous
Louis-Philippe, réunissait encore les professionnels du journal et une bonne part de
la bohème artistico-littéraire.
        L’un des grands événements de ce milieu du XIXe siècle est donc que la presse
quotidienne, qui avait été une grande puissance politique, économique mais aussi
littéraire sous la monarchie de Juillet, perd cette prééminence culturelle sous Napo-
léon III. Les conséquences de la mise au pas et du déclin de la presse quotidienne
sont capitales pour la structuration du champ littéraire. Le premier bénéficiaire est
l’édition de livres, qui stagnait depuis le Premier Empire et qui connaît alors son
premier âge d’or de l’ère industrielle – notamment avec l’émergence de deux géants
de la profession, Michel Lévy et Louis Hachette20. Pendant tout le XIXe siècle, il

      19. Voir Christophe Charle, Le Siècle de la presse (1830-1939), Paris, Seuil, « L’Univers histo-
rique », 2004, pp. 91-110.
      20. Voir notamment Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne
(1836-1891), Paris, Calmann-Lévy, 1988 ; Id., Louis Hachette, Paris, Fayard, 1999.

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Alain Vaillant

faut en effet penser les relations entre le livre et le journal en termes de concurrence
plutôt que de complémentarité. Durant la première moitié du siècle, c’est le journal
qui l’emporte très largement, du double point de vue symbolique et économique,
alors que l’édition peine à se moderniser et souffre d’une image globalement peu
valorisante. Le nouveau rapport de forces établi sous Napoléon III permet à la
littérature de sortir du journal et d’avoir son propre circuit de publication, grâce à
des stratégies éditoriales enfin ambitieuses, fondées sur le lancement de collections,
sur l’amélioration des réseaux de distribution et la baisse du prix du livre courant.
Sur le terrain du périodique, la « petite presse » littéraire laisse progressivement la
place à des revues, intellectuelles ou littéraires, qui se conçoivent plus comme des
auxiliaires du livre que comme des concurrents du journal quotidien. S’enclenche
ainsi un processus de spécialisation éditoriale dont la publication par livraisons du
Parnasse contemporain, à partir de 1866, est le témoignage le plus connu et qui abou-
tira, pendant la Belle Époque, à la multiplication des revues d’avant-garde.
        Car le contexte politique et communicationnel a brusquement évolué sous la
Troisième République. L’instauration d’une vraie démocratie et, par la loi de 1881,
la libéralisation presque totale du régime de la presse recentrent le journal vers
sa mission fondamentale depuis la Révolution française, l’information et le débat
politiques, et tendent à reléguer la littérature hors de ses limites. Parallèlement, c’est
alors que, par le biais de l’École républicaine, la littérature est placée au cœur de
l’idéologie nationale et devient le ciment de l’identité collective : s’engage le pro-
cessus de panthéonisation républicaine qui lui donne le statut que, en France en
particulier, on lui reconnaîtra au XXe siècle mais dont on oublie à quel point il est
de constitution récente21. À ce moment seulement se met en place un net clivage
entre la littérature, désormais limitée aux écrits à visée esthétique et identifiée à des
pratiques génériques reconnues comme « littéraires », et la production journalis-
tique (reportages petits ou grands, chroniques, articles d’opinion ou de polémique),
qui est perçue comme périphérique ou extérieure à la littérature et qui, cependant,
participe pleinement de ce que j’appelle ici la littérature médiatique. Mais on fait un
véritable contresens historique en appliquant à l’ensemble du XIXe siècle une sépa-
ration et une hiérarchie qui ne se sont stabilisés que très tardivement. Enfin, la Belle
Époque est marquée par la renaissance brillante d’une culture élitaire et mondaine
où, à l’heure du snobisme22 et du monde proustien, les arts et la littérature semblent
à nouveau prospérer en marge du marché public de la culture comme aux plus
belles heures du XVIIIe siècle.
        Faut-il en conclure que la littérature est sortie de la sphère d’influence des
médias – à l’exception de la littérature médiatique qui, aux yeux de la plupart des
spécialistes institutionnels, mériterait alors sa relégation ? Il n’en est rien et, sur ce
point, la lecture la plus éclairante fut, pour moi, la lecture de la thèse récente de
Guillaume Pinson consacrée à la culture mondaine de la Belle Époque23. Pinson y
montre de façon convaincante que, contrairement à ce qu’on pense généralement
(c’est une illusion que je partageais sans hésiter), cette culture n’est pas un revival mi-
      21. Pour une synthèse historique sur l’enseignement de la littérature, voir André Chervel,
Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Paris, Retz, « Les Usuels », 2006.
      22. Voir Émilien Carassus, Le Snobisme et les Lettres françaises de Paul Bouget à Marcel Proust : 1884-
1914, Paris, Armand Colin, 1966.
      23. Guillaume Pinson, Fiction du monde. De la presse mondaine à Marcel Proust, Montréal, Presses
de l’université de Montréal, « Socius », 2008.

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