Aminata Dramane Traoré " Les dégâts de Sarkozy en Afrique sont incommensurables "
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TRIBUNES - le 4 Mai 2012 l'Humanité des débats. L'entretien Aminata Dramane Traoré « Les dégâts de Sarkozy en Afrique sont incommensurables » Mots clés : françafrique, entretien, mali, aminata dramane traoré, Le dangereux chaos malien L’offensive de la rébellion touareg, déclenchée le 17janvier dernier, a plongé en quelques semaines le Mali dans une guerre qui s’est muée en grave crise politique, jusqu’au coup d’État du 22 mars. Ce jour-là, des soldats mutins, partis du camp de Kati, ont renversé le président Amadou Toumani Touré, accusé d’«incompétence» sur le front du nord, théâtre d’une lutte inégale entre la rébellion, lourdement armée et encadrée par des militaires touareg revenus de Libye, et l’armée malienne, mal équipée et peu familière de ces régions désertiques. Les groupes armés sillonnant le septentrion ont tiré avantage de la confusion politique régnant à Bamako, prenant, en un temps éclair, le contrôle des deux tiers du territoire malien et les villes de Kidal, Gao, Tombouctou. Si les rebelles touareg revendiquent l’indépendance, les groupes djihadistes, à l’instar d’Ansar Eddin, visent, eux, l’instauration d’un émirat régi par la charia au Mali. Alors que le chaotique processus de transition politique supervisé par la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) apparaît bien fragile, des centaines de milliers de personnes ont fui les zones contrôlées par les groupes armés. Pour l’essayiste Aminata Dramane Traoré, pas de doute, la grave crise dans laquelle est plongé le Mali est une conséquence directe de la guerre de l’Otan en Libye. Cette figure altermondialiste met aussi en accusation les ingérences extérieures et les politiques austéritaires imposées depuis trente ans à l’Afrique par les institutions financières internationales. En quoi le Mali est-il victime de la déstabilisation régionale déclenchée par la guerre en Libye ? Aminata Dramane Traoré. La rébellion touareg, au Mali, n’en est pas à sa première édition. Par le passé, des réponses se sont toujours dégagées, même si elles se sont avérées précaires. Jamais ce conflit n’avait atteint la portée catastrophique qui est la sienne aujourd’hui. Sans la guerre de l’Otan en Libye et la liquidation du régime de Mouammar Kadhafi, les groupes armés n’auraient
jamais acquis cette supériorité militaire qui leur a permis de prendre, en un temps éclair, le contrôle des deux tiers du territoire malien. Le Mali paye aujourd’hui le prix de cette guerre et de l’ingérence des Occidentaux dans des crises qui auraient pu trouver des réponses politiques. Je suis choquée de l’appui que certaines personnalités de gauche, en France, ont apporté à cette intervention militaire. Nous aussi, nous avions nos griefs contre Kadhafi. Je pense en particulier à l’accaparement de nos terres agricoles, aux «investissements», en Afrique, de capitalistes libyens liés au régime, plus soucieux de profits que de coopération. Il y avait des questions internes à l’Afrique, internes à la Libye. Mais était-il légitime d’exposer des millions de personnes au chaos pour «protéger», à coup de bombes, les populations de Benghazi ? Nous n’en sommes, aujourd’hui, qu’au prologue d’une tragédie qui frappera, à terme, tous les pays de la bande sahélo-saharienne, déjà fragilisée par la présence d’Aqmi, par le changement climatique qui entretient les crises alimentaires, par la paupérisation de pans entiers de nos sociétés. Les pays voisins, comme le Niger, sont-ils eux aussi menacés, à court terme, par les effets du chaos libyen ? Aminata Dramane Traoré. Ils le sont déjà. Dès l’été dernier, le Mali et le Niger s’alarmaient de la circulation d’armes et de munitions. Nous avons dû faire face au retour de dizaines de milliers de travailleurs subsahariens dont l’apport à nos économies était substantiel. Cette guerre menée au nom de la «démocratie» s’est traduite par de graves préjudices économiques et politiques pour les pays sahéliens. S’agissant du Mali, le président déchu, Amadou Toumani Touré (ATT), porte sa part de responsabilité dans la genèse de la crise qui frappe le pays. Sa gestion «consensuelle» du pouvoir, sa légèreté dans la gestion de nombre de dossiers sont en cause. Mais une chose est certaine : Nicolas Sarkozy n’a pas obtenu de lui ce qu’il voulait en matière de gestion des flux migratoires, pas plus que dans le domaine de la lutte contre Aqmi. Voulez-vous dire qu’ATT a payé son refus de toute ingérence militaire étrangère pour lutter contre Aqmi sur le sol malien ? Aminata Dramane Traoré. Mais bien sûr ! Après son accession à l’indépendance, le Mali a exigé et obtenu le départ de l’armée française. Nous sommes fiers de cet acquis, qu’ATT ne pouvait remettre en question. Qui voudrait d’une armée étrangère sur son sol ? Surtout par ces temps de lutte mondiale contre le terrorisme, qui dissimule d’autres intérêts, en particulier pétroliers. Certains pays voisins se sont montrés plus ouverts à l’ingérence militaire française… Si la France veut intervenir dans cette région, ce n’est pas pour nos
beaux yeux. Elle est dans une démarche de reconquête. Quant aux États-Unis, qui ne sont pas parvenus, jusqu’ici, à installer le siège de l’Africom sur le continent, ils sont dans une démarche de conquête. Ne nous voilons pas la face : les enjeux pétroliers, miniers, géostratégiques sont considérables face à la Chine. À Alger comme à Bamako, certains redoutent une volonté de réactiver sous une nouvelle forme un vieux projet colonial, celui de l’organisation commune des régions sahariennes (OCRS). Qu’en pensez-vous ? Aminata Dramane Traoré. La colonisation est à l’origine de la déstructuration des sociétés touareg, du démantèlement de leurs repères. La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est le résultat d’une longue histoire. Le commerce transsaharien, séculaire, était assuré par des peuples nomades, qui vivaient des transactions entre les deux rives du Sahara. Ce mode de vie fut chamboulé par la colonisation. Les premières rébellions touareg n’étaient pas dirigées contre un État africain quel qu’il soit, mais bien contre le pouvoir colonial. Après les indépendances, nous avons hérité des séquelles de la colonisation, qui a bouleversé nos sociétés de fond en comble. La question touareg fait partie de cet héritage colonial. Elle a été compliquée, ensuite, par la difficulté à constituer des États solides, organisés, capables de répondre à l’immense demande sociale. Les précédentes rébellions touareg avaient plutôt une orientation «développementaliste». Pourquoi les plans de développement en direction du nord n’ont-ils porté aucun fruit ? Aminata Dramane Traoré. Cette nouvelle rébellion est révélatrice des failles d’un modèle de développement orienté par la demande de matières premières des pays industrialisés plutôt que par les demandes sociales de nos peuples. Nous nous sommes «développés» selon des schémas sans rapport avec notre besoin de dignité et de justice. Le résultat est un échec lamentable d’un bout à l’autre du continent. Les programmes d’ajustement structurel de la décennie 1990, sous prétexte de «redressement économique», ont eu pour résultats la flambée du chômage, le gonflement des flux migratoires, l’exacerbation des luttes intestines. Avec leurs institutions financières, depuis trente ans, nous subissons ces politiques d’austérité. Qu’y a-t-il d’étonnant, dès lors, à ce que des jeunes, revenus de Libye sans avenir, sans perspective, prennent des armes, revendiquant un territoire ? La France, elle, joue avec le feu, en cautionnant, en sous-main, cette revendication indépendantiste.
Pourtant la France a-t-elle rejeté la proclamation d’indépendance de l’Azawad. Pourquoi pensez-vous qu’elle appuie la rébellion ? Aminata Dramane Traoré. Les médias français ont assuré aux rebelles touareg une visibilité inouïe. On cultive, en France, ce mythe des hommes bleus, qui constitueraient une partie de la population oubliée. Mais le modèle économique et politique qui nous est imposé plonge tous les peuples d’Afrique dans la misère, le chômage, la faim, le désespoir. J’entends, je comprends les revendications des Touareg. Mais j’estime qu’elles n’ont rien de spécifique. La rébellion n’aurait pas, je crois, revendiqué deux tiers du territoire au nom de 10% de la population si elle n’avait pas reçu l’assurance d’un appui extérieur. Paris n’a cessé de s’en prendre, ces dernières années, à l’État central malien, accusé de faiblesse dans la lutte contre Aqmi. Avec l’idée que les Touareg seraient plus efficaces sur ce terrain. Pour vous, Paris voulait donc «sous-traiter» aux Touareg la lutte contre les groupes islamiques armés ? Aminata Dramane Traoré. Oui. Quitte à entretenir là un foyer de tension interne au Mali. Je veux que les Touareg sachent que les Peuls, les Songhaï, les Bamanan et tous les autres souffrent eux aussi. Nous souffrons tous d’un modèle économique et d’un système politique qui doivent changer. C’est ensemble que nous devons les changer, en nous prémunissant des ingérences. La France instrumentalise cette crise, en se moquant éperdument des conséquences. Plus de 320 000 de Maliens sont aujourd’hui déplacés, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Parce que Nicolas Sarkozy prétendait en finir avec Aqmi. Manque de chance pour lui : la brèche ouverte par la rébellion a permis à Aqmi de s’installer durablement dans ces régions, avec d’autres groupes islamistes armés. Les dégâts du quinquennat de Sarkozy en Afrique sont incommensurables. Nous nous sommes toujours plaints de la Françafrique. Mais en cinq ans, outre la guerre aux migrants, Nicolas Sarkozy nous a infligé deux guerres, menées au nom de la «démocratie». Je ne veux plus, quant à moi, entendre parler d’une démocratie dictée de l’extérieur, quand les peuples, en réalité, n’ont pas voix au chapitre. Il s’agit de faire comme le Quai d’Orsay et l’Élysée l’entendent. Le peuple français lui-même est exclu de ce débat. Nous attendons de l’alternance politique en France une politique africaine radicalement différente. Que l’on cesse de nous cacher les intérêts miniers, pétroliers et géostratégiques de la France, qui cherche une sortie de crise passant par l’Afrique, au prix de milliers de vies humaines. C’est cela qui se joue aujourd’hui au Mali.
Avec un pays coupé en deux, une armée défaite, une classe politique désorientée, une transition chaotique, les conditions ne sont-elles pas réunies pour que le Mali finisse par abdiquer toute souveraineté ? Aminata Dramane Traoré. Nous nous leurrons, nous nous mentons à nous- mêmes en disant que nous sommes des pays indépendants, souverains, en voie d’émergence, où les coups d’État viennent entraver la marche de l’Afrique vers le progrès. C’est faux. Les conditions de ces coups d’État sont réunies parce que nous sommes dans des situations où les contre-pouvoirs n’existent pas, où les opposants, au lieu de s’opposer à un système politique, s’opposent à ceux qui sont au pouvoir dans l’idée de prendre leur place pour poursuivre les mêmes politiques. Depuis la fin de la guerre froide, nous avons assisté à des alternances, jamais à des changements porteurs d’alternatives économiques. Ce système capitaliste est en crise. La vitrine de la démocratie occidentale implose. Vous le dites en France, pourquoi ne pourrions-nous pas le dire chez nous ? À la fin de la décennie 1990, le discours sur «la mondialisation heureuse» était dominant. À l’immense aspiration démocratique ont répondu des politiques de privatisation, de désindustrialisation, d’abandon des plans de développement agricole. Il fallait tout liquider, libéraliser, supprimer les subventions, les bourses, les budgets alloués à la santé. Ce sont ces mêmes questions qui sont aujourd’hui à l’ordre du jour en Europe ! La classe politique s’est tue, parce qu’elle avait besoin des financements extérieurs, de «l’aide internationale». Les soi-disant démocrates arrivés au pouvoir en 1992 ont donc accepté de circonscrire la démocratie à sa dimension purement institutionnelle, en minimisant la question de la souveraineté politique, économique, monétaire. Au lieu de bâtir un projet politique répondant aux aspirations du peuple en matière d’emploi, de revenus, d’éducation, de santé, on a bricolé une classe moyenne avec de l’argent volé. Le mot d’ordre était : «Enrichissez-vous !» On a fabriqué une génération d’hommes d’affaires à travers les passations de marché. Avec la bénédiction de la «communauté internationale», des bailleurs de fonds, des agences de développement. Le résultat ? Une «démocratie» affairiste et corrompue, où aller aux affaires signifie s’enrichir, enrichir le parti, pour être en mesure d’acheter les voix qui permettront de se maintenir au pouvoir sans jamais rien changer. Dans l’immédiat, quel scénario de sortie de crise entrevoyez-vous pour créer les conditions d’une réunification et d’un retour à la stabilité au Mali ? Aminata Dramane Traoré. Dans cette équation, les islamistes constituent une inconnue. Que veulent-ils réellement ? Quant aux Touareg, tous ne veulent pas la
partition. Les rebelles eux-mêmes sont, je pense, capables d’entendre raison si l’on situe le débat sur le terrain du changement auquel nos populations aspirent, au nord comme au sud. Pour reprendre, tous ensemble, le contrôle des richesses de nos pays, qui doivent profiter au peuple et non à une petite élite corrompue. Nous devons remettre en cause ce modèle de développement, et ce processus de «démocratisation» imposés de l’extérieur et penser le changement en des termes autres que ceux de l’enrichissement personnel, de la captation des ressources. Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
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