Au service de l'argumentation : le classement des figures chez Guillaume Tardif - Érudit
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Document generated on 07/13/2022 11:43 a.m. Études littéraires Études Au service de l'argumentation : le classement des figures chez Guillaume Tardif Alex L Gordon Volume 24, Number 3, hiver 1992 Article abstract La rhétorique Guillaume Tardif's Rhetoricae artis ac oratoriae facultatis compendium is the second complete rhetoric to be published in Latin by a French author. URI: https://id.erudit.org/iderudit/500984ar Reworked in three subsequent editions, the treatise shows a keen awareness of DOI: https://doi.org/10.7202/500984ar the rhetorical tradition and a strong desire to adapt it to contemporary needs. Tardif's most original innovation lies in his classification of rhetorical figures. By dividing the figures according to their suitability to the different parts of the See table of contents speech, Tardif attempts to see rhetoric as a whole, with style as a function of content. Ingenious but not always convincing, the attempt was made again by Pierre Fabri in his Grand et Vray Art depleine rhétorique (1521). Tardif's Publisher(s) influence wanned when Fabri's work was superseded by Ramist rhetoric in the second half of the sixteenth century. Département des littératures de l'Université Laval ISSN 0014-214X (print) 1708-9069 (digital) Explore this journal Cite this article Gordon, A. L. (1992). Au service de l'argumentation : le classement des figures chez Guillaume Tardif. Études littéraires, 24(3), 37–47. https://doi.org/10.7202/500984ar Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1992 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION LE CLASSEMENT DES FIGURES CHEZ GUILLAUME TARDIF Alex L. Gordon • Guillaume Tardif (1436-1494) figure à côté Il paraît en effet que Tardif s'associa autant à la de Robert Gaguin et de Guillaume Fichet comme cour qu'à l'Académie. Il servit de précepteur à un des chefs de file de la renaissance des deux enfants royaux et, en 1484, Charles VIII lettres qui eut lieu à Paris à la fin du XVe siècle. le nomma lecteur du Roi. À la cour, Tardif fit La plupart des historiens le mentionnent de inévitablement la connaissance des humanistes façon fugitive, mais récemment Evencio Beltran en vue et des membres du clergé. En général, a donné un article savant dans lequel il trace la cependant, il donne l'impression d'un esprit vie et définit la position intellectuelle de notre indépendant. La distance qui le sépare de Fichet humaniste1. Doublement formé en théologie et de Gaguin est frappante. Tardif ne men- et en droit, Tardif enseigna la rhétorique sur le tionne guère ni leurs noms ni leurs œuvres, et Mont Sainte-Geneviève pendant plus de vingt eux de leur côté restent silencieux sur son ans. Parmi ses élèves, on retrouve Johannes compte. Reuchlin, le futur humaniste allemand. Bien Aux yeux de Beltran, la position intellec- qu'il professât au quartier latin, il n'est pas tuelle de Tardif serait celle d'un humaniste tout à fait clair que Tardif exerçait son ensei- éclairé d'avant-garde. Excellent latiniste, Tar- gnement en Sorbonne. Renaudet le croit, mais dif connaît à fond les auteurs classiques. La Beltran récuse les preuves qu'on a apportées. littérature et la théologie patristiques lui sont 1 Pour la vie et la bibliographie de Tardif, nous nous appuyons surtout sur Beltran. À l'égard de la position intellectuelle de notre auteur, Beltran esquisse les grands traits de ses idées humanistes. Jusqu'à présent sa rhétorique n'a pas été étudiée de façon détaillée. Voir aussi Mombello, Ruelle, Simone et Sozzi. On peut consulter également Delaruelle et Renaudet. Études Littéraires Volume 24 N° 3 Hiver 1991-1992
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 24 N° 3 HIVER 1991-1992 aussi familières. Ses ambitions humanistes se tant de la correction grammaticale, il passe au révèlent dans ses connaissances du grec et choix et à l'agencement des mots, et termine dans sa pratique des grands érudits italiens avec la rhétorique, matière qui couronne la comme Lorenzo Valla. C'est de celui-ci qu'il triade en enseignant la rédaction de grands s'inspire, par exemple, en affirmant que la ensembles. renaissance des bonnes lettres ne peut se faire Le traité oratoire de Tardif est la deuxième que si le latin retrouve sa pureté originelle. rhétorique complète à être écrite et publiée C'est un Italien aussi qui a infléchi la carrière en latin par un Français. Postérieur de trois ans de Tardif de façon malheureuse. D'après Beltran, à la Rhetorica de Fichet (Kennedy, p. 418), le Tardif aurait connu de sérieuses difficultés livre de Tardif en diffère à plus d'un titre. Il est professionnelles lorsqu'il se lança dans une moins frappant du point de vue typographi- querelle avec Jérôme Balbi, jeune humaniste que, et on y cherche en vain la terminologie italien qui voulait s'imposer en France. L'af- étrange que Fichet avait inventée pour divers faire Balbi dura six ans (de 1484 à 1490) et aspects de son sujet. De plus, là où Fichet entraîna des condamnations sévères des deux s'inspire presque exclusivement de la tradi- côtés. Tardif eut finalement gain de cause, tion cicéronienne, Tardif, tout en continuant à mais la querelle l'épuisa et par la suite il ne s'appuyer sur la Rhétorique à Herennius, em- composa que des œuvres mineures, réservant prunte aussi à Quintilien de façon importante. l'essentiel de ses forces pour la révision de ses Cette nouvelle inspiration montre que Tardif premiers écrits. se tient au courant des dernières recherches : Les œuvres de Tardif comprennent des écrits on sait que le texte intégral de Quintilien n'est théologiques, des traductions du latin — dont devenu disponible qu'au siècle de Tardif lui- des versions des Apologues de Valla et des même. Facéties de Poggio — et une compilation sur Les différentes éditions de la rhétorique de l'art de la chasse, destinée au Roi. L'impor- Tardif comportent des variantes considéra- tance de ces ouvrages est dépassée, cepen- bles. La première, à laquelle nous empruntons dant, par celle des écrits que Tardif a consa- nos citations, se distingue de façon assez radi- crés à la grammaire et au style latin. Ces textes cale des éditions II, III et IV, qui partagent nous sont parvenus dans quatre éditions diffé- toutes un air de famille. On note par exemple rentes 2 . Les derniers remaniements couvrent qu'à partir de la deuxième édition, Tardif rem- trois domaines distincts : grammaire, elegantiae place par une seule section les trois études et art oratoire. Tardif s'occupe ainsi de tous les séparées qu'il avait consacrées à l'invention éléments qui assurent un beau style latin. Par- dans les trois genres oratoires. En même temps, 2 D'après le Catalogue des incunables, v. 1474-75, v. ),v. 1481, v. 1484. 38
AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION il ajoute un chapitre important qui traite des cours. Ainsi certains tours conviennent-ils à suscriptions appropriées pour les lettres et l'exorde, d'autres à la narration, d'autres à la propose des formules pour s'adresser à des confirmation, d'autres à la réfutation et d'autres membres de rangs sociaux différents. Tardif encore à la conclusion. La partition n'a droit à augmente enfin le nombre d'exemples chré- aucune figure, sans doute parce que cette tiens. Ces retouches témoignent d'un intérêt partie du discours est d'habitude très courte. attentif et soutenu pour la théorie oratoire. Dans toutes les divisions, on observe une cer- Tardif veut en général la simplifier, la réduire taine liberté. Une figure peut s'adapter avec à l'essentiel et l'adapter aux conditions socia- une efficacité particulière à une partie du les contemporaines. discours, mais cette facilité n'exclut pas son C'est peut-être dans la présentation des fi- usage ailleurs. Dans sa table des matières, gures qu'il manifeste le mieux son désir de Tardif propose des titres qui suggèrent une rendre plus cohérentes les leçons oratoires. approche plutôt qu'une loi contraignante (« Non Depuis l'Antiquité, les figures avaient eu ten- incongrue exornationes », « Non indigne dance à proliférer de façon désordonnée. On exornationes », f. 97v°). connaît les tentatives de les classer, à com- Dans la première édition de sa rhétorique, mencer par la vieille distinction entre tropes Tardif répartit les figures de la façon suivante : et figures, et la division de celles-ci en figures 1 exorde : invocatio, praesumptio (quatre de mots et figures de pensée. À ces groupe- espèces), dubitatio,proprietas, interpretatio, ments on pourrait ajouter la série des figures emendatio, diminutio, reprehensio, correctio, de métaplasme et celle des figures de syntaxe, verentia et pronominatio; catégories qu'on retrouve surtout chez les 2 narration : brevitas, dissolutio (trois ty- rhetores minores. Ces répartitions n'ont ja- pes), zeugma, compar, parenthesis et tmesis; mais donné entière satisfaction; que l'on songe 3 confirmation : distributio, definitio, par exemple à l'impatience de Quintilien quand similitudo, descriptio, circuitio, sententia, il faut décider si l'ironie est trope ou figure contentio, antipophera, translatif) ttexpolitio; (Jnstit. orat., IX, I, 7). À travers l'histoire, les 4 réfutation : litteratio, intellectio, superlatio, essais de classement se poursuivent inlassablement. pleonasmus, emphasis, imitatio morum, Citons La Ramée qui, au XVIe siècle, impose ironia et penitentia; un ordre logique dont la clarté ne peut que 5 conclusion : repetitio, consonantia, commu- séduire. Rappelons de nos jours le Groupe \i nicatio familiaris, interrogatio, apostro- qui a essayé de structurer un système global phe, interpellation conformatio, exaggeratio, qui comprendrait tous les écarts, du silence adiectio, optatio, exclamatio, permissio, hyperbolique jusqu'au verlan. Tardif, pour sa obsecratio et articulus. part, propose un système qui lui semble pro- pre, et qui consiste à diviser les figures selon leur utilité pour les diverses parties du dis- 39
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 24 N° 3 HIVER 1991-1992 Cette distribution se justifie selon les buts que remarque aussi la forte présence de figures qui la tradition accorde à chaque partie du dis- suggèrent l'hésitation (dubitatio, emendatio, cours. Dans l'exorde, l'orateur cherche à fixer reprehensio, correctio), la retenue (diminutio l'attention et à se concilier la bonne volonté — litote), et l'humilité Çverentia, procédé qui des auditeurs. Il accomplit cette tâche en créant exprime des craintes). Ces tours signalent un une impression favorable de son caractère. En esprit modeste et une approche impartiale et passant à la narration, l'orateur expose les équitable. Grâce à leur emploi, l'orateur ob- faits essentiels du cas. Cette partie du discours tient la bienveillance des auditeurs en se pré- se distingue par sa clarté, sa concision et sa sentant comme un homme de justice, libre de vraisemblance. Dans la confirmation, l'ora- tout préjugé. teur élabore son plaidoyer en présentant des D'autres figures, comme Yinvocatio, Yinter- arguments qui appuient son cas; dans la réfutation pretatio et la pronominatio (antonomase), il attaque ceux de son adversaire. Dans la peuvent surprendre dans le système motivé conclusion enfin, il est censé résumer les points que nous esquissons. La présence de Yinvocatio saillants de son discours et faire appel aux s'explique sans doute par l'application de la émotions des auditeurs, les incitant à l'indi- rhétorique à l'écriture, amorcée dès l'Antiquité, gnation s'il représente la partie plaignante, et et qui devint plus accusée au Moyen Âge. Il à la pitié s'il est défendeur. Tardif expose ces semble que, pour Tardif, l'art littéraire et l'art principes dans les pages où il explique la oratoire soient si étroitement liés qu'il inclut composition du discours. En outre, ces pré- Yinvocatio de façon spontanée, même si cette ceptes ont été répétés à satiété au cours des figure convient au début d'un poème plutôt siècles : réduits souvent sous forme de devi- qu'au début d'un plaidoyer. Avec Yinterpretatio, ses, ils sont gravés dans les mémoires et se nous avons affaire à une figure selon laquelle la présentent de manière automatique à l'esprit même idée est répétée dans des mots diffé- de l'étudiant. rents, opération qui à première vue suggère Tardif n'explique jamais en termes formels une insistance agressive qui serait peu apte à les raisons qui l'ont guidé dans son classement gagner la bienveillance. Cependant, Tardif en des figures. C'est en examinant le système que donne des illustrations qui indiquent la pré- nous découvrons qu'elles ont été divisées se- sence de scrupules, une recherche méticu- lon leur affinité avec les buts de chaque partie leuse du mot juste : perturbationes, par exem- du discours. Dans l'exorde, par exemple, on ple, pour remplacer vitiorumpassiones (ibid.). note que X&praesumptio (prolepse) et Xàproprietas Quant à la pronominatio, Tardif l'associe avec fournissent des modes d'ouverture, Yàpraesump- l'éloge et le blâme; c'est une figure qui montre tio en précisant l'attitude de l'orateur à l'égard l'homme sous un jour favorable ou défavora- de son cas, et la proprietas en soulignant ble. Ainsi l'orateur flatte-t-il les Gracchi en les ironiquement la difficulté du sujet (« caecis désignant par l'expression africani nepotes, hoc [vt aiunt] satis clarum est », f. 52v°). On tandis que son adversaire sera dénigré par le 40
AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION nomplagioxipus, batailleur brutal (f. 53v°-54r°). font qu'un (« septem subiecta trioni », f. 55r°). Malgré ces explications, Tardif a dû être sensi- La fragilité de ces raisonnements est claire : ble aux difficultés de son choix, car il élimine brièveté narrative et brièveté grammaticale ne les trois figures problématiques dans les édi- vont pas nécessairement de pair. Cependant, tions postérieures (voir annexe). Cherchant Tardif ne paraît pas s'en inquiéter et maintient une rhétorique pure, il supprime les allusions l'intégralité des figures à travers toutes les littéraires dès la deuxième édition et établit un éditions. Dans les éditions III et IV, il em- seul type de figure, celui de la temperatio avec brouille encore davantage les choses en ajou- ses six variantes. Figure et but persuasif sont tant deux nouvelles figures : Vepitheton et la donc clairement liés, puisque la figure, loin circuitio. Ces additions se justifient avec diffi- d'être un ornement, fait partie intégrante du culté, en particulier dans le cas de la circuitio processus de l'argumentation. qui demande qu'on remplace le terme simple Comme nous l'avons dit, la narration se ca- par une périphrase et qui semble de ce fait ractérise par sa brièveté. Tardif s'en souvient et aller directement à rencontre du principe de place en tête de sa liste la figure générale, brièveté narrative. brevitas. En même temps, cependant, il fait Dans la confirmation, l'orateur présente les glisser le sens de la leçon sur la brièveté. Par le arguments qui appuient positivement son point mot bref, les théoriciens entendent : sans déve- de vue. Pour cette partie du discours, Tardif loppement superflu des thèmes. Il s'agit d'une met donc en valeur les figures d'analyse et de économie de la pensée, d'un choix sévère de classement. L&distributio, par exemple, place détails qui ne livrent que l'essentiel. Tardif chaque élément d'une controverse, tandis que donne au mot bref une autre signification. La la definitio et la descriptio exposent le nœud brièveté pour lui concerne l'économie gram- de la vérité. Quant à la circuitio, on pourrait maticale, la concision de la phrase. C'est ainsi prétendre qu'elle ressemble à la definitio puis- que les figures de construction constituent la qu'elle évoque un phénomène en des termes base de son répertoire : la dissolutio, qui en- qui en soulignent un aspect saisissant. Malheu- globe diverses façons de rendre plus compacte reusement les exemples confirment à peine la phrase latine, en omettant par exemple les cette logique : l'expression « pressi copia lactis » conjonctions; le zeugme, qui apporte de la (f. 57r°), périphrase de fromage, nous frappe concision en faisant dépendre plusieurs sujets comme une tournure tout aussi ornementale d'un seul verbe; le compar, qui consolide la qu'explicative. Par contre, Vantipophera et la phrase en balançant ses membres; la paren- contentio servent à des fins clairement dialectiques, thèse, qui rend plus dense le tissu verbal en la première en répondant aux arguments que introduisant des renseignements supplémen- pourrait avancer l'adversaire, et la seconde en taires dans un énoncé qui est déjà complet; et comparant une conduite répréhensible à une la tmèse, qui resserre le syntagme en l'enca- autre, opposée, qui est admirable. L&sententia, drant de deux éléments qui d'habitude n'en qui présente une vérité générale, confère une 41
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 24 N° 3 HIVER 1991-1992 autorité universelle aux idées que l'orateur prime la distributio, la definitio, la descriptio, exprime à l'égard de situations particulières. la circuitio, la sententia et Vexpolitio. Nous De leur côté, la translatio (métaphore) et la examinerons quelques-uns de ces changements similitude jouent un rôle de clarification évi- à la lumière de certaines modifications que dent, la métaphore en nommant ce qui ne peut Tardif introduit dans d'autres parties de son être nommé en termes littéraux, et la simili- traité. La circuitio, qui disparaît de la confir- tude en rendant intelligible ce qui est inconnu mation, est ajoutée, comme nous l'avons vu, à au moyen d'une comparaison avec ce qui est la narration. Quant à Yexpolitio, elle est tout déjà connu et compris. L'expolitio, qui com- simplement remplacée par Y interrogatio per plète la liste, fournit une arme d'attaque en ratiocinationem, qui en guise de sermocinatio proposant diverses manières d'insister sur le avait déjà constitué dans la première édition sujet en l'amplifiant ou en lui donnant un l'espèce la plus importante de cette figure. caractère pittoresque et dramatique. Que dire alors de la distributio, la definitio, la Cette analyse démontre l'utilité incontesta- descriptio et la sententia? Ici, le lecteur ne ble des figures que Tardif invoque pour pré- peut que spéculer. Tardif a diminué progres- senter un cas. Parfois, cependant, notre théo- sivement le nombre des figures à chaque édi- ricien semble oublier le principe de persua- tion. Il se peut qu'il ait cherché un corps sion qui régit la confirmation. En parlant de irréductible de figures authentiques. Dans ce certaines figures, il inclut des fonctions qui cas, il aurait pu croire que la structure de ces n'aident pas l'orateur à mettre son point de quatre derniers procédés ne s'éloignait pas vue en valeur. Il traite, par exemple, de l'em- assez de l'usage courant de la langue pour ploi ornemental de la métaphore et de la simi- mériter le nom de figure. litude, en même temps que de leur fonction de La réfutation donne lieu à des joutes d'opi- convaincre. Il serait difficile de blâmer Tardif nions. L'orateur s'attaque ici à son adversaire de cette incohérence, car les théoriciens ont en sabotant ses arguments et en jetant même toujours reconnu que ces figures pouvaient le discrédit sur sa personne. L'arsenal de Tar- jouer un rôle décoratif. Ce qu'on constate à dif comporte par conséquent des tournures cet égard, c'est une difficulté fondamentale du comme la penitentia, figure de la comparai- système : certaines figures remplissent des son odieuse, et Vironia. Le mépris alimente fonctions diverses et, en les décrivant de fa- ces procédés, tout comme il inspire Yimitatio çon exhaustive, on est porté inévitablement à morum, procédé selon lequel l'orateur fait parler d'usages qui ne conviennent guère à la semblant de reproduire les pensées ignobles partie du discours à laquelle ces figures sont de son adversaire. Quant à Yemphasis, ou la assignées. double entente, il est facile d'y découvrir la Des problèmes plus épineux se présentent supériorité de celui qui parle et qui comprend lorsque Tardif retravaille les figures de la con- tous les sens de ses mots. La présence de firmation. Dans les éditions ultérieures, il sup- figures telles que la litteratio, Y intellectio, la 42
AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION superlatio et le pleonasmus semble beau- d'abord à la conclusion. Cette addition se coup plus problématique. Il faut une agilité justifie par les exemples qui montrent tous d'esprit considérable pour justifier la litteratio, une intention hostile. Dans la conclusion, les figure par laquelle on joue sur les mots en y apostrophes de ce genre servaient à nourrir changeant une lettre. Peut-on dire que par ce l'indignation, mais elles pouvaient tout aussi jeu, on modifie la position de l'adversaire en bien s'employer comme arme agressive dans transformant l'un de ses mots pour produire les échanges de la réfutation. un sens nouveau? Cette explication semble La conclusion exige un double effort, logi- trop compliquée même pour Tardif qui, comme que quand l'orateur résume ses arguments, et nous l'avons vu à propos de la narration, peut pathétique quand il agit sur la volonté de ses parfois céder à la tentation du paralogisme. auditeurs en faisant appel à leurs émotions. Le Sans doute subit-il l'influence des exemples souci de résumer est bien servi par Varticulus, qu'il apporte à l'appui de sa démonstration. dernière figure de Tardif et procédé de clôture Ceux-ci prennent souvent un ton de blâme ou comme on peut le voir dans l'exemple « dixi, d'avertissement, comme dans la phrase « deligere audistis, habetis iudicate » ( f. 70r°). Résumer debuit quem diligere vellet » (f. 60v°). En ce signifie aussi répéter, ce qui explique la pré- qui concerne Vintellectio, la superlatio et le sence de la repetitio et de la consonantia. La pleonasmus, on peut les envisager comme des logique de Tardif est pourtant hésitante dans figures d'excès, des procédés qui renforcent ce cas. La répétition ou la récapitulation que l'expression et augmentent la véhémence de demande la conclusion ne correspond pas à la l'attaque. Par le pleonasmus l'orateur insiste, repetitio, qui consiste à répéter le même son « hisce oculis vidi » (f. 6lv°); par la superlatio de façon systématique. La consonantia, fon- (hyperbole) il exagère; par Vintellectio (la dée sur la récurrence du même son à la fin de synecdoque), il désigne la partie par le tout. mots successifs, est également une figure acous- Ce raisonnement n'est pas sans faute. La superlatio tique et non pas un procédé utile au rappel des peut sans doute servir à dénigrer, mais ne sert- thèmes. elle pas tout aussi souvent à vanter les quali- Les figures pathétiques se justifient de fa- tés? Si pour sa part Vintellectio désigne la çon plus probante. On peut les diviser en partie par le tout, ne désigne-t-elle pas aussi le plusieurs catégories. Le groupe le plus impor- tout par la partie? Tardif le sait, bien sûr, et tant comprend Vinterrogatio, Vinterpellatio, nous fournit des exemples des deux opéra- Voptatio, la permissio, Vobsecratio et Vapos- tions. Encore une fois, les figures ne convien- trophe. Ce sont des figures illocutoires par nent que partiellement à la partie du discours lesquelles l'orateur suscite l'émotion en inter- à laquelle elles sont assignées. Face à ce pro- pellant de façon véhémente les auditeurs, l'ad- blème insoluble, Tardif garde la liste intégrale versaire ou le juge. Uadiectio et Vexaggeratio, des figures dans les éditions postérieures. De procédés qui donnent du poids en ajoutant plus, il y ajoute l'apostrophe, procédé réservé des détails, forment une deuxième catégorie. 43
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 24 N° 3 HIVER 1991-1992 Les autres figures, Vexclamatio, \?L communicatio caser toutes les figures principales. Si on pense familiaris et la conformatio, jouent chacune à première vue que la denominatio (métonymie) un rôle précis. Vexclamatio, forme de cri a été omise, c'est que Tardif l'a incluse sous la spontané, exprime ou provoque jusqu'à sept rubrique de Yintellectio (synecdoque). Quant émotions différentes dans le système de Tar- à l'absence de procédés mineurs comme les dif. La communicatio familiaris aide l'ora- figures de métaplasme, on peut noter que teur à créer le drame en imaginant un dialogue ceux-ci manquent aussi à des systèmes qui ont fictif entre lui-même et l'auditeur ou l'adver- fait date, comme celui de La Ramée. Les saire. Quant à la conformatio ou la prosopopée, métaplasmes sont absents notamment de la il s'agit d'une figure émotive que la traditio a Rhétoriquefrançoise (1555) du ramiste Antoine toujours associée à la conclusion. Tardif en Fouquelin. offre un exemple qui remonte à la Rhétorique Peut-on reconnaître d'autres vertus au clas- à Herennius et qui dépeint Rome en train de sement de Tardif? Nous avons eu l'occasion de sermonner ses citoyens révoltés. faire des remarques critiques ponctuelles, et On ne peut nier la puissance pathétique des avons observé le malaise de Tardif lui-même figures réservées à la conclusion. Si on voulait dans les refontes successives de son traité. En critiquer le choix de Tardif, on pourrait mon- dépit de ces réserves, Tardif mérite des éloges trer que Y interrogatio et Yinterpellatio font pour sa volonté d'envisager la rhétorique de double emploi, ou que Yadiectio par laquelle façon globale et de maintenir ainsi un lien on ajoute une nuance sémantique mérite à étroit entre figures et persuasion. Quintilien peine le nom de figure. Tardif lui-même fut et l'auteur de la Rhétorique à Herennius avaient insatisfait et, dès la deuxième édition, enleva commenté de temps en temps le pouvoir com- toutes les figures illocutoires. Dans la troi- municatif de telle ou telle figure, mais Tardif sième édition, il supprima également Yexagge- est le premier à ériger cette caractéristique en ratio. Ces changements, qui éliminent des système. Il se montre le plus convaincant lors- figures aussi frappantes que Yobsecratio et qu'il traite des figures qui enseignent et qui Y interrogatio, sont plutôt étonnants. Encore touchent : elles conviennent dans le premier une fois, on peut supposer que Tardif se trou- cas aux démonstrations logiques de la confir- vait gêné par la notion même de figure. Sa liste mation et de la réfutation, et dans le deuxième finale comporte la repetitio, la consonantia, aux moments pathétiques de l'exorde et de la la communicatio familiaris, la conformatio, conclusion. Cependant, de nombreuses figu- Y exclamatio et Y articulus, procédés distinc- res remplissent aussi une fonction décorative. tifs qui représentent de réels écarts par rap- Quintilien, l'auteur de la Rhétorique à Herennius port au discours habituel. et Tardif lui-même ont bien reconnu cette En classant les figures selon les parties du dimension esthétique. Malheureusement aucune discours, Tardif fait preuve d'une belle audace. partie du discours n'affiche la beauté comme Malgré de nombreuses difficultés, il réussit à but principal. La fonction des figures et celle 44
AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION des divisions du discours risquent par consé- l'art oratoire, et contribue de cette façon à quent de devenir incompatibles. En fait, très faire connaître les idées de Tardif à un grand souvent, Tardif ne peut effectuer que des cor- public. Ce travail méritoire n'est pourtant pas respondances approximatives entre les deux sans reproche. En effet Fabri a semé la confu- catégories qu'il veut réunir. sion en modifiant la liste de son modèle et en Au mieux le système de Tardif ne fonc- présentant lesfiguresen vrac (Fabri, p. 153sqq.). tionne que de façon boiteuse. En mettant de On sait d'ailleurs que la rhétorique de Fabri a l'ordre dans le chaos des figures, il fait preuve été supplantée en 1555 par la Rhétorique cependant d'une efficacité pédagogique cer- françoise du ramiste Antoine Fouquelin. En taine. Cet avantage a été compris par Pierre définitive, Tardif doit être considéré comme Fabri, qui reprend le classement de notre auteur un théoricien important dont l'influence s'est dans son Grand et Vray Art de pleine rhétori- éteinte au début d'un nouveau chapitre dans que publié en 1521 et réimprimé cinq fois l'histoire de la rhétorique, la grande réforme entre cette date et 15443. Le livre de Fabri est de Pierre de La Ramée. le premier à aborder en français l'ensemble de 3 Héron, responsable de l'édition moderne de Fabri, mentionne la dette envers Tardif, mais il ne parle pas des entorses faites au système de notre humaniste. 45
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 24 N° 3 HIVER 1991-1992 ANNEXE Classement des figures chez Tardif Variantes I. v. 1474-1475 II. v. 1478-1480 III. v. 148] IV. v. 1484 EXORDIUM invocatio temperatio . temperatio temperatio praesumptio - (4 espèces) diminutio modestia modes tia dubitatio emendatio dubitatio dubitatio proprietas dubitatio correctio correctio interpretatio correctio proprietas proprietas emendatio proprietas excusatio excusatio diminutio verentia negatio liptotes reprehensio verentia verentia correctio verentia pronominatio NARRATIO brevitas brevitas brevitas brevitas dissolutio - (3 espèces) dissolutio dissolutio epitheton zeugma zeugma epitheton circuitio parenthesis parenthesis circuitio parenthesis compar tmesis zeugma tmesis tmesis parenthesis tmesis CONFIRMATIO distributio translatio translatio translatio défini tio similitudo similitudo similitudo similitudo epitheton contentio contentio descriptio circuitio interrogatio per interrogatio per circuitio contentio ratiocinationem ratiocinationem sententia interrogatio per antipophera antipophera contentio ratiocinationem antipophera antipophera translatio expolitio REFUTATIO litteratio litteratio litteratio litteratio intellectio intellectio intellectio intellectio superlatio superlatio superlatio superlatio pleonasmus pleonasmus pleonasmus tapinosis emphasis emphasis emphasis emphasis imitatio morum imitatio morum imitatio morum imitatio morum iront a ironia ironia ironia penitentia penitentia apostrophe penitentia penitentia CONCLUSIO repetitio repetitio consonantia in similiter cadens consonantia consonantia in similiter cadens repetitio communicatio similiter cadens repetitio communicatio familiaris communicatio communicatio familiaris interrogatio familiaris familiaris exclamatio apostrophe exaggeratio exclamatio conformatio interpellatio exclamatio conformatio articulus conformatio conformatio articulus exaggeratio articulus adiectio optatto exclamatio permissio obsecratio articulus 46
AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION Références • BELTRAN, Evencio, « l'Humaniste Guillaume Tardif», dans Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, XLVIII, 1 (1986), p. 7-39. • Catalogue des incunables, Paris, Bibliothèque nationale, 1983. • DELARUELLE, Louis, Guillaume Budé. Les Origines, les débuts, les idées maîtresses, Paris, Champion, 1907. • FABRI, Pierre, le Grand et Vray Art de pleine rhétorique, éd. Alexandre Héron, Rouen, Société des bibliophiles normands, 1889-1890. • KENNEDY, George, « the Rhetorica of Guillaume Fichet (1471) », dans Rhetorica, V, 4 (automne 1987), p . 411-418. • MOMBELLO, Gianni, « les Ditz des sages hommes de Guillaume Tardif. Aspects littéraires et linguistiques », dans Études littéraires sur le XVe siècle. Actes du Ve colloque international sur le moyen français, Milan, Vita e pensiero (Contributi del « Centro studi sulla letteratura medio francese », n° 5 — Scienze filologiche e letteratura, n° 31), 1986, p . 199-216. • RENAUDET, Augustin, Préréforme et humanisme à Paris pendant les premières guerres d'Italie (1495-1517), Paris, Librairie d'Argences, 1953. • RUELLE, Pierre, Les « Apologues » de Guillaume Tardif et les « Facetiae morales » de Laurent Valla, Genève/Paris, Slatkine/Centre d'études franco-italien (Textes et études - Domaine français, n° 10), 1986. • SIMONE, Franco, « Robert Gaguin ed il suo cenacolo umanistico, 1, 1473-1485 », dans Aevum, 13 (1939), p. 410-476. • Sozzi, Lionello, « le Facezie di Poggio nel quattrocento francese », dans Miscellanea di studi e ricerche sul quattrocentro francese a cura di Franco Simone, Turin, Giappichelli, 1967, p. 411-516. • TARDIF, Guillaume, Compendium eloquentiae, imprimeur de Tardif, non post 1481, in-4°. , Compendium eloquentiae. Grammatica, Lyon, Guillaume Le Roy, non ante 1484, in-4°. , Rhetorica cum commento, Paris, imprimeur de Tardif, v. 1478-1480, in-4°. • , Rhetoricae artis ac oratoriae facultatis compendium, Paris, Atelier du soufflet vert, v. 1474-1475, in-4°. 47
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