Au service de l'argumentation : le classement des figures chez Guillaume Tardif - Érudit

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Études littéraires

Études

Au service de l'argumentation : le classement des figures chez
Guillaume Tardif
Alex L Gordon

Volume 24, Number 3, hiver 1992                                                    Article abstract
La rhétorique                                                                      Guillaume Tardif's Rhetoricae artis ac oratoriae facultatis compendium is the
                                                                                   second complete rhetoric to be published in Latin by a French author.
URI: https://id.erudit.org/iderudit/500984ar                                       Reworked in three subsequent editions, the treatise shows a keen awareness of
DOI: https://doi.org/10.7202/500984ar                                              the rhetorical tradition and a strong desire to adapt it to contemporary needs.
                                                                                   Tardif's most original innovation lies in his classification of rhetorical figures.
                                                                                   By dividing the figures according to their suitability to the different parts of the
See table of contents
                                                                                   speech, Tardif attempts to see rhetoric as a whole, with style as a function of
                                                                                   content. Ingenious but not always convincing, the attempt was made again by
                                                                                   Pierre Fabri in his Grand et Vray Art depleine rhétorique (1521). Tardif's
Publisher(s)                                                                       influence wanned when Fabri's work was superseded by Ramist rhetoric in the
                                                                                   second half of the sixteenth century.
Département des littératures de l'Université Laval

ISSN
0014-214X (print)
1708-9069 (digital)

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Gordon, A. L. (1992). Au service de l'argumentation : le classement des figures
chez Guillaume Tardif. Études littéraires, 24(3), 37–47.
https://doi.org/10.7202/500984ar

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1992 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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                                                                                  https://www.erudit.org/en/
AU SERVICE DE
              L'ARGUMENTATION
       LE CLASSEMENT DES FIGURES CHEZ
              GUILLAUME TARDIF
                                                   Alex L. Gordon

• Guillaume Tardif (1436-1494) figure à côté                           Il paraît en effet que Tardif s'associa autant à la
de Robert Gaguin et de Guillaume Fichet comme                          cour qu'à l'Académie. Il servit de précepteur à
un des chefs de file de la renaissance des                             deux enfants royaux et, en 1484, Charles VIII
lettres qui eut lieu à Paris à la fin du XVe siècle.                   le nomma lecteur du Roi. À la cour, Tardif fit
La plupart des historiens le mentionnent de                            inévitablement la connaissance des humanistes
façon fugitive, mais récemment Evencio Beltran                         en vue et des membres du clergé. En général,
a donné un article savant dans lequel il trace la                      cependant, il donne l'impression d'un esprit
vie et définit la position intellectuelle de notre                     indépendant. La distance qui le sépare de Fichet
humaniste1. Doublement formé en théologie                              et de Gaguin est frappante. Tardif ne men-
et en droit, Tardif enseigna la rhétorique sur le                      tionne guère ni leurs noms ni leurs œuvres, et
Mont Sainte-Geneviève pendant plus de vingt                            eux de leur côté restent silencieux sur son
ans. Parmi ses élèves, on retrouve Johannes                            compte.
Reuchlin, le futur humaniste allemand. Bien                                Aux yeux de Beltran, la position intellec-
qu'il professât au quartier latin, il n'est pas                        tuelle de Tardif serait celle d'un humaniste
tout à fait clair que Tardif exerçait son ensei-                       éclairé d'avant-garde. Excellent latiniste, Tar-
gnement en Sorbonne. Renaudet le croit, mais                           dif connaît à fond les auteurs classiques. La
Beltran récuse les preuves qu'on a apportées.                          littérature et la théologie patristiques lui sont

        1 Pour la vie et la bibliographie de Tardif, nous nous appuyons surtout sur Beltran. À l'égard de la position intellectuelle de
notre auteur, Beltran esquisse les grands traits de ses idées humanistes. Jusqu'à présent sa rhétorique n'a pas été étudiée de façon
détaillée. Voir aussi Mombello, Ruelle, Simone et Sozzi. On peut consulter également Delaruelle et Renaudet.

                                        Études Littéraires Volume 24 N° 3 Hiver 1991-1992
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 24 N° 3 HIVER 1991-1992

aussi familières. Ses ambitions humanistes se                     tant de la correction grammaticale, il passe au
révèlent dans ses connaissances du grec et                        choix et à l'agencement des mots, et termine
dans sa pratique des grands érudits italiens                      avec la rhétorique, matière qui couronne la
comme Lorenzo Valla. C'est de celui-ci qu'il                      triade en enseignant la rédaction de grands
s'inspire, par exemple, en affirmant que la                       ensembles.
renaissance des bonnes lettres ne peut se faire                      Le traité oratoire de Tardif est la deuxième
que si le latin retrouve sa pureté originelle.                    rhétorique complète à être écrite et publiée
C'est un Italien aussi qui a infléchi la carrière                 en latin par un Français. Postérieur de trois ans
de Tardif de façon malheureuse. D'après Beltran,                  à la Rhetorica de Fichet (Kennedy, p. 418), le
Tardif aurait connu de sérieuses difficultés                      livre de Tardif en diffère à plus d'un titre. Il est
professionnelles lorsqu'il se lança dans une                      moins frappant du point de vue typographi-
querelle avec Jérôme Balbi, jeune humaniste                       que, et on y cherche en vain la terminologie
italien qui voulait s'imposer en France. L'af-                    étrange que Fichet avait inventée pour divers
faire Balbi dura six ans (de 1484 à 1490) et                      aspects de son sujet. De plus, là où Fichet
entraîna des condamnations sévères des deux                       s'inspire presque exclusivement de la tradi-
côtés. Tardif eut finalement gain de cause,                       tion cicéronienne, Tardif, tout en continuant à
mais la querelle l'épuisa et par la suite il ne                   s'appuyer sur la Rhétorique à Herennius, em-
composa que des œuvres mineures, réservant                        prunte aussi à Quintilien de façon importante.
l'essentiel de ses forces pour la révision de ses                 Cette nouvelle inspiration montre que Tardif
premiers écrits.                                                  se tient au courant des dernières recherches :
   Les œuvres de Tardif comprennent des écrits                    on sait que le texte intégral de Quintilien n'est
théologiques, des traductions du latin — dont                     devenu disponible qu'au siècle de Tardif lui-
des versions des Apologues de Valla et des                        même.
Facéties de Poggio — et une compilation sur                          Les différentes éditions de la rhétorique de
l'art de la chasse, destinée au Roi. L'impor-                     Tardif comportent des variantes considéra-
tance de ces ouvrages est dépassée, cepen-                        bles. La première, à laquelle nous empruntons
dant, par celle des écrits que Tardif a consa-                    nos citations, se distingue de façon assez radi-
crés à la grammaire et au style latin. Ces textes                 cale des éditions II, III et IV, qui partagent
nous sont parvenus dans quatre éditions diffé-                    toutes un air de famille. On note par exemple
rentes 2 . Les derniers remaniements couvrent                     qu'à partir de la deuxième édition, Tardif rem-
trois domaines distincts : grammaire, elegantiae                  place par une seule section les trois études
et art oratoire. Tardif s'occupe ainsi de tous les                séparées qu'il avait consacrées à l'invention
éléments qui assurent un beau style latin. Par-                   dans les trois genres oratoires. En même temps,

     2 D'après le Catalogue des incunables, v. 1474-75, v.         ),v. 1481, v. 1484.

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AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION

 il ajoute un chapitre important qui traite des             cours. Ainsi certains tours conviennent-ils à
 suscriptions appropriées pour les lettres et               l'exorde, d'autres à la narration, d'autres à la
propose des formules pour s'adresser à des                  confirmation, d'autres à la réfutation et d'autres
membres de rangs sociaux différents. Tardif                 encore à la conclusion. La partition n'a droit à
augmente enfin le nombre d'exemples chré-                   aucune figure, sans doute parce que cette
tiens. Ces retouches témoignent d'un intérêt                partie du discours est d'habitude très courte.
attentif et soutenu pour la théorie oratoire.               Dans toutes les divisions, on observe une cer-
Tardif veut en général la simplifier, la réduire            taine liberté. Une figure peut s'adapter avec
à l'essentiel et l'adapter aux conditions socia-            une efficacité particulière à une partie du
les contemporaines.                                         discours, mais cette facilité n'exclut pas son
    C'est peut-être dans la présentation des fi-            usage ailleurs. Dans sa table des matières,
gures qu'il manifeste le mieux son désir de                 Tardif propose des titres qui suggèrent une
rendre plus cohérentes les leçons oratoires.                approche plutôt qu'une loi contraignante (« Non
Depuis l'Antiquité, les figures avaient eu ten-             incongrue exornationes », « Non indigne
dance à proliférer de façon désordonnée. On                 exornationes », f. 97v°).
connaît les tentatives de les classer, à com-                  Dans la première édition de sa rhétorique,
mencer par la vieille distinction entre tropes              Tardif répartit les figures de la façon suivante :
et figures, et la division de celles-ci en figures
                                                               1 exorde : invocatio, praesumptio (quatre
de mots et figures de pensée. À ces groupe-
                                                              espèces), dubitatio,proprietas,       interpretatio,
ments on pourrait ajouter la série des figures
                                                              emendatio, diminutio, reprehensio, correctio,
de métaplasme et celle des figures de syntaxe,
                                                              verentia et pronominatio;
catégories qu'on retrouve surtout chez les
                                                              2 narration : brevitas, dissolutio (trois ty-
rhetores minores. Ces répartitions n'ont ja-
                                                              pes), zeugma, compar, parenthesis et tmesis;
mais donné entière satisfaction; que l'on songe
                                                              3 confirmation : distributio,             definitio,
par exemple à l'impatience de Quintilien quand
                                                              similitudo, descriptio, circuitio, sententia,
il faut décider si l'ironie est trope ou figure
                                                              contentio, antipophera, translatif) ttexpolitio;
(Jnstit. orat., IX, I, 7). À travers l'histoire, les
                                                              4 réfutation : litteratio, intellectio, superlatio,
essais de classement se poursuivent inlassablement.
                                                              pleonasmus, emphasis, imitatio             morum,
Citons La Ramée qui, au XVIe siècle, impose
                                                              ironia et penitentia;
un ordre logique dont la clarté ne peut que
                                                              5 conclusion : repetitio, consonantia, commu-
séduire. Rappelons de nos jours le Groupe \i
                                                              nicatio familiaris, interrogatio,          apostro-
qui a essayé de structurer un système global
                                                              phe, interpellation conformatio, exaggeratio,
qui comprendrait tous les écarts, du silence
                                                              adiectio, optatio, exclamatio,           permissio,
hyperbolique jusqu'au verlan. Tardif, pour sa
                                                              obsecratio et articulus.
part, propose un système qui lui semble pro-
pre, et qui consiste à diviser les figures selon
leur utilité pour les diverses parties du dis-

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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 24 N° 3 HIVER 1991-1992

Cette distribution se justifie selon les buts que         remarque aussi la forte présence de figures qui
la tradition accorde à chaque partie du dis-              suggèrent l'hésitation (dubitatio,        emendatio,
cours. Dans l'exorde, l'orateur cherche à fixer           reprehensio, correctio), la retenue (diminutio
l'attention et à se concilier la bonne volonté            — litote), et l'humilité Çverentia, procédé qui
des auditeurs. Il accomplit cette tâche en créant         exprime des craintes). Ces tours signalent un
une impression favorable de son caractère. En             esprit modeste et une approche impartiale et
passant à la narration, l'orateur expose les              équitable. Grâce à leur emploi, l'orateur ob-
faits essentiels du cas. Cette partie du discours         tient la bienveillance des auditeurs en se pré-
se distingue par sa clarté, sa concision et sa            sentant comme un homme de justice, libre de
vraisemblance. Dans la confirmation, l'ora-               tout préjugé.
teur élabore son plaidoyer en présentant des                 D'autres figures, comme Yinvocatio, Yinter-
arguments qui appuient son cas; dans la réfutation        pretatio et la pronominatio          (antonomase),
il attaque ceux de son adversaire. Dans la                peuvent surprendre dans le système motivé
conclusion enfin, il est censé résumer les points         que nous esquissons. La présence de Yinvocatio
saillants de son discours et faire appel aux              s'explique sans doute par l'application de la
émotions des auditeurs, les incitant à l'indi-            rhétorique à l'écriture, amorcée dès l'Antiquité,
gnation s'il représente la partie plaignante, et          et qui devint plus accusée au Moyen Âge. Il
à la pitié s'il est défendeur. Tardif expose ces          semble que, pour Tardif, l'art littéraire et l'art
principes dans les pages où il explique la                oratoire soient si étroitement liés qu'il inclut
composition du discours. En outre, ces pré-               Yinvocatio de façon spontanée, même si cette
ceptes ont été répétés à satiété au cours des             figure convient au début d'un poème plutôt
siècles : réduits souvent sous forme de devi-             qu'au début d'un plaidoyer. Avec Yinterpretatio,
ses, ils sont gravés dans les mémoires et se              nous avons affaire à une figure selon laquelle la
présentent de manière automatique à l'esprit              même idée est répétée dans des mots diffé-
de l'étudiant.                                            rents, opération qui à première vue suggère
   Tardif n'explique jamais en termes formels             une insistance agressive qui serait peu apte à
les raisons qui l'ont guidé dans son classement           gagner la bienveillance. Cependant, Tardif en
des figures. C'est en examinant le système que            donne des illustrations qui indiquent la pré-
nous découvrons qu'elles ont été divisées se-             sence de scrupules, une recherche méticu-
lon leur affinité avec les buts de chaque partie          leuse du mot juste : perturbationes, par exem-
du discours. Dans l'exorde, par exemple, on               ple, pour remplacer vitiorumpassiones        (ibid.).
note que X&praesumptio (prolepse) et Xàproprietas         Quant à la pronominatio,      Tardif l'associe avec
fournissent des modes d'ouverture, Yàpraesump-            l'éloge et le blâme; c'est une figure qui montre
tio en précisant l'attitude de l'orateur à l'égard        l'homme sous un jour favorable ou défavora-
de son cas, et la proprietas en soulignant                ble. Ainsi l'orateur flatte-t-il les Gracchi en les
ironiquement la difficulté du sujet (« caecis             désignant par l'expression africani         nepotes,
hoc [vt aiunt] satis clarum est », f. 52v°). On           tandis que son adversaire sera dénigré par le

                                                     40
AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION

 nomplagioxipus, batailleur brutal (f. 53v°-54r°).          font qu'un (« septem subiecta trioni », f. 55r°).
 Malgré ces explications, Tardif a dû être sensi-              La fragilité de ces raisonnements est claire :
 ble aux difficultés de son choix, car il élimine           brièveté narrative et brièveté grammaticale ne
les trois figures problématiques dans les édi-             vont pas nécessairement de pair. Cependant,
 tions postérieures (voir annexe). Cherchant               Tardif ne paraît pas s'en inquiéter et maintient
 une rhétorique pure, il supprime les allusions            l'intégralité des figures à travers toutes les
littéraires dès la deuxième édition et établit un           éditions. Dans les éditions III et IV, il em-
 seul type de figure, celui de la temperatio avec          brouille encore davantage les choses en ajou-
 ses six variantes. Figure et but persuasif sont           tant deux nouvelles figures : Vepitheton et la
donc clairement liés, puisque la figure, loin              circuitio. Ces additions se justifient avec diffi-
d'être un ornement, fait partie intégrante du              culté, en particulier dans le cas de la circuitio
processus de l'argumentation.                              qui demande qu'on remplace le terme simple
    Comme nous l'avons dit, la narration se ca-            par une périphrase et qui semble de ce fait
ractérise par sa brièveté. Tardif s'en souvient et         aller directement à rencontre du principe de
place en tête de sa liste la figure générale,              brièveté narrative.
brevitas. En même temps, cependant, il fait                    Dans la confirmation, l'orateur présente les
glisser le sens de la leçon sur la brièveté. Par le        arguments qui appuient positivement son point
mot bref, les théoriciens entendent : sans déve-           de vue. Pour cette partie du discours, Tardif
loppement superflu des thèmes. Il s'agit d'une             met donc en valeur les figures d'analyse et de
économie de la pensée, d'un choix sévère de                classement. L&distributio, par exemple, place
détails qui ne livrent que l'essentiel. Tardif             chaque élément d'une controverse, tandis que
donne au mot bref une autre signification. La              la definitio et la descriptio exposent le nœud
brièveté pour lui concerne l'économie gram-                de la vérité. Quant à la circuitio, on pourrait
maticale, la concision de la phrase. C'est ainsi           prétendre qu'elle ressemble à la definitio puis-
que les figures de construction constituent la             qu'elle évoque un phénomène en des termes
base de son répertoire : la dissolutio, qui en-            qui en soulignent un aspect saisissant. Malheu-
globe diverses façons de rendre plus compacte              reusement les exemples confirment à peine
la phrase latine, en omettant par exemple les              cette logique : l'expression « pressi copia lactis »
conjonctions; le zeugme, qui apporte de la                 (f. 57r°), périphrase de fromage, nous frappe
concision en faisant dépendre plusieurs sujets             comme une tournure tout aussi ornementale
d'un seul verbe; le compar, qui consolide la               qu'explicative. Par contre, Vantipophera et la
phrase en balançant ses membres; la paren-                 contentio servent à des fins clairement dialectiques,
thèse, qui rend plus dense le tissu verbal en              la première en répondant aux arguments que
introduisant des renseignements supplémen-                 pourrait avancer l'adversaire, et la seconde en
taires dans un énoncé qui est déjà complet; et             comparant une conduite répréhensible à une
la tmèse, qui resserre le syntagme en l'enca-              autre, opposée, qui est admirable. L&sententia,
drant de deux éléments qui d'habitude n'en                 qui présente une vérité générale, confère une

                                                      41
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 24 N° 3 HIVER 1991-1992

autorité universelle aux idées que l'orateur             prime la distributio, la definitio, la descriptio,
exprime à l'égard de situations particulières.           la circuitio, la sententia et Vexpolitio. Nous
De leur côté, la translatio (métaphore) et la            examinerons quelques-uns de ces changements
similitude jouent un rôle de clarification évi-          à la lumière de certaines modifications que
dent, la métaphore en nommant ce qui ne peut             Tardif introduit dans d'autres parties de son
être nommé en termes littéraux, et la simili-            traité. La circuitio, qui disparaît de la confir-
tude en rendant intelligible ce qui est inconnu          mation, est ajoutée, comme nous l'avons vu, à
au moyen d'une comparaison avec ce qui est               la narration. Quant à Yexpolitio, elle est tout
déjà connu et compris. L'expolitio, qui com-             simplement remplacée par Y interrogatio per
plète la liste, fournit une arme d'attaque en            ratiocinationem, qui en guise de sermocinatio
proposant diverses manières d'insister sur le            avait déjà constitué dans la première édition
sujet en l'amplifiant ou en lui donnant un               l'espèce la plus importante de cette figure.
caractère pittoresque et dramatique.                     Que dire alors de la distributio, la definitio, la
   Cette analyse démontre l'utilité incontesta-          descriptio et la sententia? Ici, le lecteur ne
ble des figures que Tardif invoque pour pré-             peut que spéculer. Tardif a diminué progres-
senter un cas. Parfois, cependant, notre théo-           sivement le nombre des figures à chaque édi-
ricien semble oublier le principe de persua-             tion. Il se peut qu'il ait cherché un corps
sion qui régit la confirmation. En parlant de            irréductible de figures authentiques. Dans ce
certaines figures, il inclut des fonctions qui           cas, il aurait pu croire que la structure de ces
n'aident pas l'orateur à mettre son point de             quatre derniers procédés ne s'éloignait pas
vue en valeur. Il traite, par exemple, de l'em-          assez de l'usage courant de la langue pour
ploi ornemental de la métaphore et de la simi-           mériter le nom de figure.
litude, en même temps que de leur fonction de               La réfutation donne lieu à des joutes d'opi-
convaincre. Il serait difficile de blâmer Tardif         nions. L'orateur s'attaque ici à son adversaire
de cette incohérence, car les théoriciens ont            en sabotant ses arguments et en jetant même
toujours reconnu que ces figures pouvaient               le discrédit sur sa personne. L'arsenal de Tar-
jouer un rôle décoratif. Ce qu'on constate à             dif comporte par conséquent des tournures
cet égard, c'est une difficulté fondamentale du          comme la penitentia, figure de la comparai-
système : certaines figures remplissent des              son odieuse, et Vironia. Le mépris alimente
fonctions diverses et, en les décrivant de fa-           ces procédés, tout comme il inspire Yimitatio
çon exhaustive, on est porté inévitablement à            morum, procédé selon lequel l'orateur fait
parler d'usages qui ne conviennent guère à la            semblant de reproduire les pensées ignobles
partie du discours à laquelle ces figures sont           de son adversaire. Quant à Yemphasis, ou la
assignées.                                               double entente, il est facile d'y découvrir la
   Des problèmes plus épineux se présentent              supériorité de celui qui parle et qui comprend
lorsque Tardif retravaille les figures de la con-        tous les sens de ses mots. La présence de
firmation. Dans les éditions ultérieures, il sup-        figures telles que la litteratio, Y intellectio, la

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AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION

superlatio et le pleonasmus        semble beau-            d'abord à la conclusion. Cette addition se
coup plus problématique. Il faut une agilité               justifie par les exemples qui montrent tous
d'esprit considérable pour justifier la litteratio,        une intention hostile. Dans la conclusion, les
figure par laquelle on joue sur les mots en y              apostrophes de ce genre servaient à nourrir
changeant une lettre. Peut-on dire que par ce              l'indignation, mais elles pouvaient tout aussi
jeu, on modifie la position de l'adversaire en             bien s'employer comme arme agressive dans
transformant l'un de ses mots pour produire                les échanges de la réfutation.
un sens nouveau? Cette explication semble                     La conclusion exige un double effort, logi-
trop compliquée même pour Tardif qui, comme                que quand l'orateur résume ses arguments, et
nous l'avons vu à propos de la narration, peut             pathétique quand il agit sur la volonté de ses
parfois céder à la tentation du paralogisme.               auditeurs en faisant appel à leurs émotions. Le
Sans doute subit-il l'influence des exemples               souci de résumer est bien servi par Varticulus,
qu'il apporte à l'appui de sa démonstration.               dernière figure de Tardif et procédé de clôture
Ceux-ci prennent souvent un ton de blâme ou                comme on peut le voir dans l'exemple « dixi,
d'avertissement, comme dans la phrase « deligere           audistis, habetis iudicate » ( f. 70r°). Résumer
debuit quem diligere vellet » (f. 60v°). En ce             signifie aussi répéter, ce qui explique la pré-
qui concerne Vintellectio, la superlatio et le             sence de la repetitio et de la consonantia. La
pleonasmus, on peut les envisager comme des                logique de Tardif est pourtant hésitante dans
figures d'excès, des procédés qui renforcent               ce cas. La répétition ou la récapitulation que
l'expression et augmentent la véhémence de                 demande la conclusion ne correspond pas à la
l'attaque. Par le pleonasmus l'orateur insiste,            repetitio, qui consiste à répéter le même son
« hisce oculis vidi » (f. 6lv°); par la superlatio         de façon systématique. La consonantia, fon-
(hyperbole) il exagère; par Vintellectio (la               dée sur la récurrence du même son à la fin de
synecdoque), il désigne la partie par le tout.             mots successifs, est également une figure acous-
Ce raisonnement n'est pas sans faute. La superlatio        tique et non pas un procédé utile au rappel des
peut sans doute servir à dénigrer, mais ne sert-           thèmes.
elle pas tout aussi souvent à vanter les quali-               Les figures pathétiques se justifient de fa-
tés? Si pour sa part Vintellectio désigne la               çon plus probante. On peut les diviser en
partie par le tout, ne désigne-t-elle pas aussi le         plusieurs catégories. Le groupe le plus impor-
tout par la partie? Tardif le sait, bien sûr, et           tant comprend Vinterrogatio,       Vinterpellatio,
nous fournit des exemples des deux opéra-                  Voptatio, la permissio, Vobsecratio et Vapos-
tions. Encore une fois, les figures ne convien-            trophe. Ce sont des figures illocutoires par
nent que partiellement à la partie du discours             lesquelles l'orateur suscite l'émotion en inter-
à laquelle elles sont assignées. Face à ce pro-            pellant de façon véhémente les auditeurs, l'ad-
blème insoluble, Tardif garde la liste intégrale           versaire ou le juge. Uadiectio et Vexaggeratio,
des figures dans les éditions postérieures. De             procédés qui donnent du poids en ajoutant
plus, il y ajoute l'apostrophe, procédé réservé            des détails, forment une deuxième catégorie.

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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 24 N° 3 HIVER 1991-1992

 Les autres figures, Vexclamatio, \?L communicatio           caser toutes les figures principales. Si on pense
familiaris et la conformatio, jouent chacune                 à première vue que la denominatio (métonymie)
 un rôle précis. Vexclamatio,          forme de cri          a été omise, c'est que Tardif l'a incluse sous la
 spontané, exprime ou provoque jusqu'à sept                  rubrique de Yintellectio (synecdoque). Quant
 émotions différentes dans le système de Tar-                à l'absence de procédés mineurs comme les
 dif. La communicatio       familiaris    aide l'ora-        figures de métaplasme, on peut noter que
 teur à créer le drame en imaginant un dialogue              ceux-ci manquent aussi à des systèmes qui ont
 fictif entre lui-même et l'auditeur ou l'adver-             fait date, comme celui de La Ramée. Les
 saire. Quant à la conformatio ou la prosopopée,             métaplasmes sont absents notamment de la
 il s'agit d'une figure émotive que la traditio a            Rhétoriquefrançoise (1555) du ramiste Antoine
 toujours associée à la conclusion. Tardif en                Fouquelin.
 offre un exemple qui remonte à la Rhétorique                   Peut-on reconnaître d'autres vertus au clas-
 à Herennius et qui dépeint Rome en train de                 sement de Tardif? Nous avons eu l'occasion de
 sermonner ses citoyens révoltés.                            faire des remarques critiques ponctuelles, et
     On ne peut nier la puissance pathétique des             avons observé le malaise de Tardif lui-même
 figures réservées à la conclusion. Si on voulait            dans les refontes successives de son traité. En
 critiquer le choix de Tardif, on pourrait mon-              dépit de ces réserves, Tardif mérite des éloges
 trer que Y interrogatio et Yinterpellatio       font        pour sa volonté d'envisager la rhétorique de
 double emploi, ou que Yadiectio par laquelle                façon globale et de maintenir ainsi un lien
 on ajoute une nuance sémantique mérite à                    étroit entre figures et persuasion. Quintilien
 peine le nom de figure. Tardif lui-même fut                 et l'auteur de la Rhétorique à Herennius avaient
 insatisfait et, dès la deuxième édition, enleva             commenté de temps en temps le pouvoir com-
 toutes les figures illocutoires. Dans la troi-              municatif de telle ou telle figure, mais Tardif
 sième édition, il supprima également Yexagge-               est le premier à ériger cette caractéristique en
 ratio. Ces changements, qui éliminent des                   système. Il se montre le plus convaincant lors-
 figures aussi frappantes que Yobsecratio et                 qu'il traite des figures qui enseignent et qui
 Y interrogatio, sont plutôt étonnants. Encore               touchent : elles conviennent dans le premier
 une fois, on peut supposer que Tardif se trou-              cas aux démonstrations logiques de la confir-
 vait gêné par la notion même de figure. Sa liste            mation et de la réfutation, et dans le deuxième
 finale comporte la repetitio, la consonantia,               aux moments pathétiques de l'exorde et de la
 la communicatio familiaris, la conformatio,                 conclusion. Cependant, de nombreuses figu-
 Y exclamatio et Y articulus, procédés distinc-              res remplissent aussi une fonction décorative.
 tifs qui représentent de réels écarts par rap-              Quintilien, l'auteur de la Rhétorique à Herennius
 port au discours habituel.                                  et Tardif lui-même ont bien reconnu cette
     En classant les figures selon les parties du            dimension esthétique. Malheureusement aucune
 discours, Tardif fait preuve d'une belle audace.            partie du discours n'affiche la beauté comme
 Malgré de nombreuses difficultés, il réussit à              but principal. La fonction des figures et celle

                                                        44
AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION

des divisions du discours risquent par consé-                         l'art oratoire, et contribue de cette façon à
quent de devenir incompatibles. En fait, très                         faire connaître les idées de Tardif à un grand
souvent, Tardif ne peut effectuer que des cor-                        public. Ce travail méritoire n'est pourtant pas
respondances approximatives entre les deux                            sans reproche. En effet Fabri a semé la confu-
catégories qu'il veut réunir.                                         sion en modifiant la liste de son modèle et en
   Au mieux le système de Tardif ne fonc-                             présentant lesfiguresen vrac (Fabri, p. 153sqq.).
tionne que de façon boiteuse. En mettant de                           On sait d'ailleurs que la rhétorique de Fabri a
l'ordre dans le chaos des figures, il fait preuve                     été supplantée en 1555 par la Rhétorique
cependant d'une efficacité pédagogique cer-                          françoise du ramiste Antoine Fouquelin. En
taine. Cet avantage a été compris par Pierre                          définitive, Tardif doit être considéré comme
Fabri, qui reprend le classement de notre auteur                      un théoricien important dont l'influence s'est
dans son Grand et Vray Art de pleine rhétori-                         éteinte au début d'un nouveau chapitre dans
que publié en 1521 et réimprimé cinq fois                             l'histoire de la rhétorique, la grande réforme
entre cette date et 15443. Le livre de Fabri est                      de Pierre de La Ramée.
le premier à aborder en français l'ensemble de

       3 Héron, responsable de l'édition moderne de Fabri, mentionne la dette envers Tardif, mais il ne parle pas des entorses faites
au système de notre humaniste.

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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 24 N° 3 HIVER 1991-1992

                                                   ANNEXE
                                      Classement des figures chez Tardif
                                                 Variantes

I. v. 1474-1475                II. v. 1478-1480       III. v. 148]         IV. v. 1484

EXORDIUM
invocatio                      temperatio .            temperatio          temperatio
praesumptio - (4 espèces)       diminutio               modestia            modes tia
dubitatio                       emendatio               dubitatio           dubitatio
proprietas                      dubitatio               correctio           correctio
interpretatio                   correctio               proprietas          proprietas
emendatio                       proprietas              excusatio           excusatio
diminutio                       verentia                negatio             liptotes
reprehensio                                             verentia            verentia
correctio
verentia
pronominatio
NARRATIO
brevitas                       brevitas               brevitas             brevitas
dissolutio - (3 espèces)       dissolutio             dissolutio           epitheton
zeugma                         zeugma                 epitheton            circuitio
parenthesis                    parenthesis            circuitio            parenthesis
compar                         tmesis                 zeugma               tmesis
tmesis                                                parenthesis
                                                      tmesis
CONFIRMATIO
distributio                    translatio             translatio           translatio
défini tio                     similitudo             similitudo           similitudo
similitudo                     epitheton              contentio            contentio
descriptio                     circuitio              interrogatio per     interrogatio per
circuitio                      contentio               ratiocinationem      ratiocinationem
sententia                      interrogatio per       antipophera          antipophera
contentio                       ratiocinationem
antipophera                    antipophera
translatio
expolitio
REFUTATIO
litteratio                     litteratio             litteratio           litteratio
intellectio                    intellectio            intellectio          intellectio
superlatio                     superlatio             superlatio           superlatio
pleonasmus                     pleonasmus             pleonasmus           tapinosis
emphasis                       emphasis               emphasis             emphasis
imitatio morum                 imitatio morum         imitatio morum       imitatio morum
iront a                        ironia                 ironia               ironia
penitentia                     penitentia             apostrophe           penitentia
                                                      penitentia
CONCLUSIO
repetitio                      repetitio               consonantia in      similiter cadens
consonantia                    consonantia in           similiter cadens   repetitio
communicatio                    similiter cadens       repetitio           communicatio
familiaris                     communicatio            communicatio        familiaris
interrogatio                   familiaris              familiaris          exclamatio
apostrophe                     exaggeratio             exclamatio          conformatio
interpellatio                  exclamatio              conformatio         articulus
conformatio                    conformatio             articulus
exaggeratio                    articulus
adiectio
optatto
exclamatio
permissio
obsecratio
articulus

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AU SERVICE DE L'ARGUMENTATION

                                                     Références
•   BELTRAN, Evencio, « l'Humaniste Guillaume Tardif», dans Bibliothèque      d'Humanisme       et Renaissance, XLVIII, 1
    (1986), p. 7-39.
•   Catalogue des incunables, Paris, Bibliothèque nationale, 1983.
•   DELARUELLE, Louis, Guillaume Budé. Les Origines, les débuts, les idées maîtresses, Paris, Champion, 1907.
•   FABRI, Pierre, le Grand et Vray Art de pleine rhétorique, éd. Alexandre Héron, Rouen, Société des bibliophiles
    normands, 1889-1890.
•   KENNEDY, George, « the Rhetorica of Guillaume Fichet (1471) », dans Rhetorica, V, 4 (automne 1987), p . 411-418.
•   MOMBELLO, Gianni, « les Ditz des sages hommes de Guillaume Tardif. Aspects littéraires et linguistiques », dans
    Études littéraires sur le XVe siècle. Actes du Ve colloque international      sur le moyen français, Milan, Vita e
    pensiero (Contributi del « Centro studi sulla letteratura medio francese », n° 5 — Scienze filologiche e letteratura,
    n° 31), 1986, p . 199-216.
•   RENAUDET, Augustin, Préréforme et humanisme à Paris pendant les premières guerres d'Italie (1495-1517), Paris,
    Librairie d'Argences, 1953.
•   RUELLE, Pierre, Les « Apologues » de Guillaume Tardif et les « Facetiae morales » de Laurent Valla, Genève/Paris,
    Slatkine/Centre d'études franco-italien (Textes et études - Domaine français, n° 10), 1986.
•   SIMONE, Franco, « Robert Gaguin ed il suo cenacolo umanistico, 1, 1473-1485 », dans Aevum, 13 (1939), p. 410-476.
•   Sozzi, Lionello, « le Facezie di Poggio nel quattrocento francese », dans Miscellanea di studi e ricerche sul
    quattrocentro francese a cura di Franco Simone, Turin, Giappichelli, 1967, p. 411-516.
•   TARDIF, Guillaume, Compendium        eloquentiae, imprimeur de Tardif, non post 1481, in-4°.
             , Compendium     eloquentiae. Grammatica, Lyon, Guillaume Le Roy, non ante 1484, in-4°.
             , Rhetorica cum commento, Paris, imprimeur de Tardif, v. 1478-1480, in-4°.
•            , Rhetoricae artis ac oratoriae facultatis compendium,   Paris, Atelier du soufflet vert, v. 1474-1475, in-4°.

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