Authenticité, tourisme durable et marketing

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L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING

      La rencontre entre marketing et tourisme durable se fait souvent
      autour de l’authenticité, thème qui répond aux aspirations des tou-
      ristes-consommateurs, tout en préservant, pense-t-on, le patrimoine
      et l’identité locale. L’analyse montre que cela n’est pas si simple.
      Le marketing, s’il veut être au service du tourisme durable, doit
      savoir s’armer des bons outils, et notamment ceux de l’anthropologie.

                             Authenticité,
                           tourisme durable
                             et marketing
                                                                     aradoxalement sans doute, avec l’émergence du

                                                              P
      VIVIANE HAMON
      Consultante,                                                   concept de tourisme durable, des questions tou-
      chargée de cours à l’IUP Métiers                               chant à la responsabilité de ceux qui s’intéres-
      de la montagne (Gap)                                    sent au développement touristique durable des terri-
      (hamon-gerard@wanadoo.fr)                               toires sensibles en utilisant les outils du marketing, se
                                                              posent de façon plus brutale aujourd’hui qu’hier.
                                                                 La quête des touristes urbains occidentaux pour
                                                              l’authenticité et son corollaire, la tradition, est une des
      “L’image du passé (ou du primitif, ou                   dimensions importantes de ce questionnement. Alors
      du classique, ou de l’exotique) comme                   que, sur le papier, cette quête semble converger avec
      source de sagesse réparatrice (…) est                   les objectifs annoncés du tourisme durable, en parti-
      trompeuse, car elle nous conduit à espé-                culier dans ses dimensions relatives au bien-être et au
      rer que nos incertitudes seront réduites                respect des populations locales, nos observations de
      par l’accès à des mondes de la pensée                   terrain nous conduisent à interroger cette fausse évi-
      construits sur des lignes autres que les                dence : qui décide de ce qui est authentique ? les tra-
      nôtres, alors qu’en fait elles seront mul-              ditions sont-elles authentiques ?
      tipliées(1).”           Clifford GEERTZ                    S’inquiétant de l’irruption du marketing dans le

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MARKETING

champ du tourisme et de son rôle dans la construc-                                               que le mot authenticité n’a générale-
tion de la “production d’identité” des destinations,                                             ment pas le même sens selon que l’on
Jacques de Weerdt indique dès 1982 que “cette com-                                               se situe du côté de la demande touris-
mercialisation (…) aboutit à une redéfinition des signes                                         tique ou du côté de l’offre, cette ten-
par lesquels une société cherche à se définir par rap-                                           sion entre offre et demande nous inter-
port à une autre, puisqu’il y a sélection et combinai-                                           pellant bien évidemment d’un point de
son dans une logique autre que celle de la culture qui                                           vue marketing.
les a produits, ne serait-ce que parce que cette redéfi-                                            Peut-on définir la notion d’authen-
nition est menée le plus souvent par des agents étran-                                           ticité ? L’authenticité est-elle venue au
gers à la société en question et, en tous cas, selon des                                         secours du tourisme durable ? On peut
techniques qui modèlent l’offre à partir d’une demande                                           se le demander.
extérieure(2)”. Estimant que cette affirmation a beau-                                              À la suite du rapport Bruntland et
coup gardé de son actualité, l’objectif de cet article est                                       de la Conférence de Rio, un nouveau
de faire le point sur les notions d’authenticité et de tra-                                      credo international a émergé : le déve-
dition à travers le prisme anthropologique.                                                      loppement durable (sustainable deve-
   Nous montrerons, d’une part, comment l’anthro-                                                lopment) et, pour ce qui nous concerne
pologie peut apporter un éclairage conceptuel riche                                              ici, le tourisme durable(3). Le concept
sur les questions posées par des définitions sans doute                                          de tourisme durable repose sur l’équa-
insuffisantes du tourisme durable, de l’authenticité et                                          tion suivante : le tourisme doit per-
de la tradition, puisqu’elles permettent toutes les inter-                                       mettre le développement économique
prétations et toutes les récupérations dans les démarches                                        harmonieux d’un territoire, dans le res-
de création de l’offre touristique. D’autre part, nous                                           pect de l’environnement écologique du
montrerons que l’approche anthropologique peut aussi                                             lieu et de la culture et du bien-être de
élever le niveau d’exigence méthodologique pour la                                               ses habitants. Aujourd’hui, il n’existe
mise en œuvre de la démarche marketing dans le cadre                                             pas un appel d’offres dans le domaine
de projets de développement touristique durable dans                                             touristique qui ne fasse référence à ce
des territoires sensibles, en donnant toute sa place à                                           concept.
l’analyse interne au stade du diagnostic marketing, et                                              Cela conduit nombre d’intervenants
en respectant le principe de gouvernance lors des choix                                          à se positionner sur ce nouveau cré-
stratégiques de ciblage et de positionnement.                                                    neau, alors qu’ils tenaient hier un dis-
                                                                                                 cours totalement opposé. En effet, se
    DÉFINIR LA NOTION D’AUTHENTICITÉ                                                             fondant sur un marketing de la
                                                                                                 demande, l’adaptation des territoires
  Dans le contexte du tourisme durable, la fréquence                                             aux exigences du marché et à celles des
de l’utilisation du mot authenticité – sans que jamais                                           investisseurs et autres opérateurs tou-
ce mot ne soit défini précisément –, conjuguée à la                                              ristiques a longtemps été défendue, sou-
diversité des personnes qui s’en réclament ne pouvait                                            vent sans considération pour les impacts
qu’attirer notre attention.                                                                      environnementaux ou humains du déve-
  En creusant la question, on s’aperçoit rapidement                                              loppement préconisé(4).
                                                                                                    Conscients de cette ambiguïté et s’in-
(*) Cet article reprend l’intervention des auteurs lors de la Journée thématique de              terrogeant sur les fondements éthiques
recherche en marketing du tourisme et des loisirs, Irege, Université de Savoie, Chambéry,
10 juin 2005.                                                                                    du tourisme durable, Ghislain Dubois
(1) Clifford GEERTZ, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, éd. Puf, 2002.            et Jean-Paul Céron posent des ques-
(2) Jacques   DE   WEERDT, “Tourisme et paysages”, Actes du vcolloque de Nice, 1982, p. 78.      tions qui mettent en doute le pouvoir
(3) Pour une vision globale de la notion de tourisme durable, voir Tourisme durable,             de régulation des textes officiels et
coll. Cahiers Espaces, n° 67, nov. 2000.                                                         autres chartes éthiques du tourisme qui
(4) Selon Gabriel Wackermann, en matière de développement touristique,                           se référent à ce concept. Ils s’interro-
“les enquêtes menées donnent un aperçu dramatique de la situation faite aux pays en voie de
développement (PVD) en matière d’occupation du sol : à peine 8 à 9 % des cas concernés           gent en particulier sur la véritable évo-
permettent d’affirmer que la population locale a été vraiment consultée en vue d’une décision    lution des pratiques des opérateurs et
qui tienne compte des vœux exprimés ; lorsqu’il y a eu consultation, celle-ci n’a pratiquement
jamais porté sur l’éventualité d’un refus de la part des indigènes” (in “Tourisme”,              des touristes : “faut-il y voir l’expres-
Encyclopædia Universalis, Paris, 2004).                                                          sion d’un soudain altruisme, de l’émer-

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L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING

      gence d’un civisme des opérateurs pri-                                     un mouvement où la consommation des symboles de
      vés ou au contraire celle de leur inté-                                    l’authenticité des autres, de tous les autres, peut per-
      rêt bien compris (…) ou un grand exer-                                     mettre d’affirmer fugitivement une authenticité per-
      cice de communication destiné à                                            sonnelle, un écart, une distance sociale, une singula-
      masquer l’inexistence de vraies poli-                                      rité encore(7).”
      tiques en matière de tourisme et de                                           Ce ne serait pas non plus le moindre des paradoxes
      développement durable ?(5)”                                                du concept de tourisme durable (et plus encore, de
         Face à ces interrogations, la notion                                    son avatar altermondialiste, le tourisme éthique et
      d’authenticité semble arriver à point                                      solidaire) d’inviter les populations d’accueil à être
      nommé. En effet, la quête d’authenti-                                      radicalement elles-mêmes afin de se mettre en scène
      cité est bien une caractéristique saillante                                comme radicalement autres ; tout en leur faisant
      de la demande touristique actuelle, telle                                  parallèlement des invitations au progrès et au déve-
      que cernée par les études de marché.                                       loppement pour nous rejoindre dans le nous-mêmes
      Ce concept est donc de plus en plus                                        (démocratie, éducation, hygiène…), grâce aux apports
      souvent utilisé par les opérateurs tou-                                    économiques du tourisme. On aurait ici une dyna-
      ristiques comme un sésame : les mots                                       mique de double-contrainte (double bind) où les popu-
      authentique ou authenticité fonction-                                      lations d’accueil doivent rester “autres” pour attirer
      nent comme un argument publicitaire,                                       les touristes, tout en changeant suffisamment pour
      répondant aux attentes des touristes                                       le rassurer ou le légitimer.
      occidentaux en mal de racines.
         Parallèlement, l’idée sous-jacente                                          L’AUTHENTICITÉ DOIT SERVIR DE “PONT”
      serait que, en répondant à cette quête                                         ENTRE LA DEMANDE ET L’OFFRE
      d’authenticité, on respecterait forcé-
      ment les populations hôtes dans leur                                          En tout état de cause, si la prise en compte de l’au-
      identité originelle. C’est, par exemple,                                   thenticité doit servir de “pont” entre la demande et
      ce que semble suggérer Étienne                                             l’offre, dans une perspective de tourisme durable, il
      Pauchant. Pour lui, “la demande d’au-                                      convient alors de mieux cerner ce concept.
      thenticité exprimée par les touristes                                         Analysons tout d’abord le concept d’authenticité,
      répond au besoin identitaire exprimé                                       du point de vue de la demande touristique.
      par de nombreuses populations, qui                                            Les études sociologiques de styles de vie (français
      investissent dans la recherche de leurs                                    et européens), souvent utilisées par le marketing, indi-
      racines. Ce double mouvement de l’offre                                    quent depuis plus de vingt ans la permanence et la
      et de la demande a déjà déclenché une                                      vitalité d’une tendance liée à la quête de l’authenti-
      gigantesque vague de mesures de res-                                       cité et à la recherche de racines.
      tauration, dans l’optique d’un tourisme                                       Mais, alors que les signes de l’authentique enva-
      durable… Dans de nombreuses régions,                                       hissent les produits présents dans nos supermarchés,
      les habitants cultivent leurs traditions                                   la recherche marketing sur le sujet est encore rare et
      et leurs coutumes, comme leur envi-                                        relativement récente(8). Véronique Cova et Bernard
      ronnement social. Ce sont des exemples                                     Cova indiquent que l’imaginaire de l’authentique est
      de sociétés authentiques(6)”.                                              aujourd’hui dominant dans les sociétés occidentales,
         Le sidérant raccourci qui nous est
      proposé ici invite à approfondir la
                                                              (5) Ghislain DUBOIS et Jean-Paul CÉRON, “À la recherche d’une éthique du tourisme”,
      réflexion. En effet, ce ne serait pas le                in Tourisme durable, coll. Cahiers Espaces, n° 67, nov. 2000, p. 11.
      moindre des paradoxes de la globali-                    (6) Étienne PAUCHANT, “Vous avez dit authentique ?”, revue Espaces tourisme & loisirs,
      sation actuelle que de mondialiser l’exi-               n° 169, mars 2000, p. 14.
      gence de particularismes locaux authen-                 (7) Alain B ABADZAN, “Les usages sociaux du patrimoine. Miroirs identitaires”,
                                                              Revue électronique du Cerce, 2, printemps 2001, p. 6.
      tiques, comme l’indique Alain
                                                              (8) Voir :
      Babadzan : “La quête de l’authenticité                  – Sandra C AMUS, “Les mondes authentiques et les stratégies d’authentification.
      est désormais poursuivie par les couches                Analyse duale consommateurs-distributeurs”, Décisions marketing,
                                                              n° 26, avril-juin 2002, pp. 35-45 ;
      moyennes des sociétés occidentales sur                  – Véronique COVA et Bernard COVA, “Les particules expérientielles de la quête d’authen-
      une base strictement individuelle, dans                 ticité du consommateur”, Décisions marketing, n° 28, octobre-décembre 2002, pp. 33-42.

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MARKETING

coupées de leurs racines. Selon eux, dans le monde                                            cueil. Mais les destinations authentiques
post-moderne, l’imaginaire de l’authentique glisse du                                         suscitent aussi des freins : l’ennui, l’ef-
global vers le local et du présent vers le passé : “la                                        fort physique et le mauvais temps, syno-
quête d’authenticité post-moderne se vit alors comme                                          nymes de vacances ratées, font aussi
une redécouverte du local et de l’imaginaire qu’il véhi-                                      partie des évocations liées à l’authen-
cule : le territoire, le terroir, l’ici, les gens d’ici, la tra-                              ticité.
dition, les légendes, les tribus (…) Comme toute expé-                                            La quête d’authenticité des touristes
rience liée au manque, la compensation qu’exprime                                             occidentaux est également identifiée
la quête de l’authenticité est essentiellement fantas-                                        comme une tendance lourde par les ins-
mée(9)”.                                                                                      tituts spécialisés(11). Cependant, tel qu’il
   En matière touristique, la quête d’authenticité a été                                      est exploré, le concept souffre d’une
analysée par les anthropologues depuis leurs premiers                                         définition que les anthropologues qua-
travaux consacrés au tourisme(10). Ceux-ci pointent                                           lifieraient d’ethnocentriste, c’est-à-dire
deux niveaux d’authenticité : celui des sentiments                                            formulée en fonction de nos critères
authentiques éprouvés par les touristes, grâce à leur                                         occidentaux et non en fonction de cri-
expérience de voyage, et celui que ces mêmes touristes                                        tères liés à la vérité des populations
attribuent aux pays et aux populations visités.                                               d’accueil considérées. En effet, selon
   Deux réunions de motivation créative, conduites                                            Pauchant, “l’authenticité est une réponse
récemment sur un public d’étudiants de 3e cycle, vont                                         qui comble les vœux des touristes : l’au-
dans le même sens que la littérature traitant du sujet.                                       thenticité apporte le contraste avec la
Dans l’imaginaire des personnes réunies, l’authenti-                                          vie quotidienne ; l’authenticité gratifie
cité de l’expérience touristique a deux facettes.                                             le désir de nouveauté ; l’authenticité
   D’une part, on trouve l’authenticité de l’expérience                                       autorise l’évasion de l’habituel ; l’au-
et du ressenti personnel, que ce soit individuellement                                        thenticité garantit la différence, à condi-
(ressourcement) ou dans la relation avec le ou les com-                                       tion que chaque région authentique ait
pagnon(s) de voyage – ami, conjoint, famille – et une                                         suivi son propre chemin d’évolution(12)”.
forte valorisation du lien social. D’autre part, on trouve                                    Pour cet auteur, l’authenticité, telle que
l’authenticité perçue du lieu de séjour : un site quasi                                       définie par les touristes eux-mêmes,
obligatoirement non urbain, rustique, et situé dans un                                        semble donc renvoyer à une obligation
espace de type agricole (présence idéalisée d’animaux                                         d’altérité. L’authenticité serait tout ce
d’élevage) avec la référence à une architecture verna-                                        qui ne fait pas le quotidien habituel de
culaire et non monumentale (villages vs. châteaux) ;                                          celui qui part en vacances. La quête
la gastronomie y tient une place importante et les                                            d’authenticité serait donc, chez les tou-
autochtones allient rudesse de vie et chaleur de l’ac-                                        ristes occidentaux, une forme moderne
                                                                                              de la recherche du “Grand Autre” que
                                                                                              les anthropologues contemporains
(9) Véronique COVA et Bernard COVA, op. cit., p. 34.                                          dénoncent à propos de certains de leurs
(10) Voir notamment :                                                                         ancêtres qui exploraient les peuples dits
– Dean MACC ANNEL, The Tourist : a new Theory of the Leisure Class, Schocken, 1976 ;
– Michael HARKIN, “Modernist anthropology and tourism of the authentic”,                      primitifs.
Annals of tourism research, n° 22, 1995, pp. 650-670 ;                                            À défaut d’authenticité avérée de la
– Rachid AMIROU, Imaginaire du tourisme culturel, PUF, 2000 ;
– John TAYLOR, “Authenticity and sincerity in tourism”, Annals of tourism research,           population d’accueil, Deepak Chhabra,
n° 28, 2001, pp. 7-26.                                                                        Robert Healy et Erin Sills préfèrent,
Pour une revue de la littérature complète à ce sujet, on consultera utilement le numéro
de la revue Anthropologie et sociétés (n° 25, 2001), consacré au thème : tourisme et socié-   pour leur part, parler de “l’authenti-
tés locales en Asie Orientale. On y notera tout particulièrement l’article de Jean Michaud    cité perçue” par les touristes. Leur étude
(“Anthropologie, tourisme et sociétés locales au fil des textes”) qui fait une synthèse des
recherches anthropologiques relatives au tourisme depuis les années 1960, accompagnée         montre ainsi une relation positive entre
d’une remarquable bibliographie. Cet inventaire bibliographique est complété par celui de     authenticité perçue et niveau de dépenses
Steve Plante, centré sur l’Asie du Sud-est (“Anthropologie du tourisme et études de cas
sur l’Asie du Sud-Est”).                                                                      des touristes. Ils indiquent donc l’inté-
(11) Étienne PAUCHANT, op. cit., 2000.                                                        rêt de “mettre en scène” l’authenticité,
(12) Idem, p. 14.                                                                             en fonction des critères perçus comme
(13) Deepak CHHABRA, Robert HEALY et Erin SILLS, “Staged authenticity and heritage
                                                                                              tels par les touristes, pour assurer de
tourism”, Annals of tourism research, vol. 30, 2003, pp. 702-719.                             meilleurs revenus touristiques(13).

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L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING

         Cette distinction entre authenticité                                    par les touristes ne correspond aucunement à l’acti-
      perçue par les touristes, authenticité                                     vité économique véritable des agriculteurs… ni au
      mise en scène par les opérateurs tou-                                      cycle naturel des saisons !
      ristiques (staged authenticity) et authen-                                    Cependant, l’observation conduit aussi à remar-
      ticité réelle des populations d’accueil                                    quer que, lors de la Fête de la lavande, certains agri-
      nous conduit à considérer maintenant                                       culteurs du village se costument volontiers, vendent
      l’authenticité du côté de l’offre. En                                      des produits à base de lavande, font fonctionner
      effet, face à l’identification d’une                                       l’alambic en cuivre et participent fièrement au concours
      demande d’authenticité indéniable et                                       de coupe à la faucille, pour le plus grand plaisir des
      bien cernée du côté du marché,                                             touristes qui, dans cette fête, ne voient pas le simu-
      demande à laquelle répondent avec                                          lacre commercial et frelaté que certains puristes peu-
      empressement de nombreux opérateurs                                        vent y apercevoir.
      touristiques (voyagistes mais aussi ins-                                      Une autre anecdote locale est également troublante.
      tances nationales ou régionales de pro-                                    Nous observons un couple d’agriculteurs presque en
      motion touristique), une meilleure défi-                                   larmes à la suite de la visite des chambres d’hôtes de
      nition de ce qu’est l’authenticité des                                     leurs voisins (des néos-ruraux), décorées d’objets du
      destinations et de leurs habitants appa-                                   temps jadis pour le plus grand bonheur de leurs hôtes.
      raît nécessaire, en particulier si l’on se                                 Ces agriculteurs bouleversés venaient récemment de
      place dans une perspective de tourisme                                     brûler le contenu “inutile” de leurs granges et avaient
      durable.                                                                   transformé la ferme en gîte rural de la plus moderne
         La méthode de l’observation, cou-                                       façon, pour “faire propre”. Comme si le “savoir-
      rante en anthropologie, va alimenter                                       mettre en tourisme” était réservé aux néo-ruraux et
      notre questionnement : que peut être                                       que les “authentiques” locaux étaient exclus du jeu
      une offre authentique ?                                                    économique lié au développement touristique.
         L’observation d’un village de Haute-                                       Côté offre, on voit donc que dans la réflexion sur
      Provence montre que l’authentique tra-                                     l’authenticité, réelle ou mise en scène, il semble sur-
      vail de l’agriculteur en 2005 est de                                       tout important que les locaux puissent comprendre
      déchiqueter la lavande et de commen-                                       la demande touristique et choisir (ou pas…) de s’ap-
      cer la distillation dans le champ, dans                                    proprier la dynamique touristique. La remarque de
      des autoclaves tractés ; la distillation                                   Jean-Claude Garnier et François Labouesse au sujet
      est achevée sur le site des anciennes                                      des fêtes de transhumance dans le Midi est très ins-
      distilleries, transformées pour fonc-                                      tructive à cette égard : “Les agriculteurs prenant
      tionner en ayant recours au gaz pro-                                       conscience qu’ils disposent, avec la curiosité qui s’ex-
      pane à la place de l’odorante paille de                                    prime à leur égard, d’un “actif professionnel” d’un
      lavande encore utilisée il y a moins de                                    type nouveau, instrumentalisent cette curiosité au
      dix ans.                                                                   profit de leurs intérêts économiques au sens large.
         Pourtant, l’imagerie touristique des                                    Face à une demande aussi imprécise que pressante,
      Alpes de Haute-Provence montre encore                                      ils développent peu à peu une offre qui contribue
      des hommes et des femmes en costume                                        elle-même à objectiver et à structurer la demande.
      provençal, coupant la lavande à la fau-                                    On est là dans une logique de marché, même si les
      cille. Pour la Fête de la lavande de                                       relations qui s’établissent ne sont pas toujours mar-
      Valensole, comme pour l’événement                                          chandes et relèvent du “bien public”, voire de l’échange
      promotionnel qui a transformé la Place                                     gratuit(14)”.
      des Vosges à Paris en champ de lavande,                                       Tels qu’utilisés aujourd’hui, les instruments d’ob-
      on sort des granges un vieil alambic                                       servation du marketing, souvent concentrés sur la
      en cuivre et des charrettes.                                               demande et plus globalement sur l’analyse externe,
         Et récemment, au mois de novembre,                                      n’apportent pas d’informations satisfaisantes sur le
      nous avons pu observer des touristes
      demandant à visiter une distillerie en                  (14) Jean-Claude GARNIER et François LABOUESSE, “Quand société et ruralité
                                                              renouvellent leur relation. Les fêtes de la transhumance dans le Midi méditerranéen”,
      fonctionnement. Sans nul doute, l’au-                   in RAUTENBERG et al. (dir.), Campagnes de tous nos désirs, Cahier n°16, Coll. Ethnologie de
      thenticité recherchée en Haute-Provence                 la France, Mission du patrimoine ethnologique, 2000, p. 135.

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MARKETING

volet interne : qu’en est-il de l’authenticité vue ou                                          dénonçait déjà : chercher chez l’Autre
vécue par les populations d’accueil ?                                                          ce que l’on a perdu ici ? Claude Lévi-
   Les pistes apportées par l’observation indiquent                                            Strauss estime en effet que les sociétés
que, de ce point de vue, la question de l’authenticité                                         modernes doivent être qualifiées d’in-
est certainement beaucoup plus complexe que ne peu-                                            authentiques, par opposition aux socié-
vent laisser supposer les raccourcis évoqués plus haut                                         tés habituellement abordées par l’an-
et nécessite d’être abordée en prenant en compte la                                            thropologie. Selon lui, dans les sociétés
dynamique sociale des populations d’accueil.                                                   modernes, l’anthropologue peut seu-
   L’ethnologie apporte sans nul doute de bonnes                                               lement isoler des niveaux d’authenti-
pistes au marketing pour l’analyse de l’offre et de                                            cité tels que village, entreprise, quar-
l’authenticité des territoires d’accueil, avec moins de                                        tier où “tout le monde y connaît tout
rigueur morale, potentiellement paralysante, mais                                              le monde, ou à peu près(16)”.
aussi avec plus de rigueur conceptuelle et méthodo-                                               Ainsi, le touriste occidental, fuyant
logique.                                                                                       pour le temps des vacances son entre-
   Avant d’aborder les pistes méthodologiques sug-                                             prise où la solidarité ne joue plus, son
gérées par l’anthropologie, voyons comment celle-ci                                            quartier où il ne connaît plus personne,
approche conceptuellement la question de l’authen-                                             ira-t-il dans un village (de son pays ou
ticité, et de son corollaire habituel, la tradition.                                           d’ailleurs) rechercher un noyau d’au-
                                                                                               thenticité ? Mais cette authenticité
    UNE DYNAMIQUE DE LA DISTINCTION                                                            existe-t-elle encore réellement ? Ou
                                                                                               bien plutôt, l’authenticité livrée par les
   L’authenticité existe-t-elle encore ? L’examen de la                                        territoires d’accueil n’est-elle qu’une
littérature anthropologique à propos du tourisme                                               illusion de ce qui n’existe plus, là-bas
montre que les anthropologues oscillent souvent, sui-                                          comme ici ?
vant leur sensibilité, entre pessimisme et tolérance,                                             Dans L’Idiot du voyage, Jean-Didier
et que ceci est en lien très étroit avec la quête de l’au-                                     Urbain(17) nous invite à la tolérance à
thenticité des touristes.                                                                      l’égard du tourisme et des touristes et
   Dès 1955, Claude Lévi-Strauss estime que les récits                                         dénonce le désir de distinction sociale
de voyage “apportent l’illusion de ce qui n’existe plus                                        qui pousse certains à s’autoproclamer
et qui devrait être encore (…) La civilisation n’est                                           “voyageurs”, par opposition aux tou-
plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on déve-                                         ristes ordinaires.
loppait à grand-peine dans quelques coins abrités                                                 Selon cet auteur, la revendication
d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes                                            d’une capacité à distinguer le faux de
sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient                                            l’authentique est constitutive d’une
aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité                                          dynamique de la distinction : “Grégaire,
s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à pro-                                         superficiel, confondant mensonge et
duire la civilisation en masse, comme la betterave.                                            vérité, trompe-l’œil et réalité, le tou-
Son ordinaire ne comportera plus que ce plat(15)”.                                             riste est cet itinérant parti à la recherche
   Les signaux de l’avènement d’une culture mon-                                               des signes typiques d’un pays qui, sans
dialisée, urbaine et occidentale, se multiplient alors                                         sourciller, accepte (…) de se faire payer
que les voyages ne sont plus, comme au moment où                                               en monnaie de singe. Il prend pour
Lévi-Strauss découvrait le Brésil, l’apanage de quelques                                       émanation de l’authentique ce qui n’est
privilégiés. Pour beaucoup de touristes, qui aiment à                                          qu’artifices trompeurs, nuée de signes
se considérer comme voyageurs, la quête de l’au-                                               factices témoignant d’un pittoresque
thentique ne rejoint-elle pas ce que Claude Lévi-Strauss                                       trafiqué, d’une pseudo-authenticité à
                                                                                               usage externe, destinée aux dupes. Ce
(15) Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, 1995, Plon, rééd. 2004, pp. 36-37.                touriste-là, incapable de détecter les
(16) Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, 1958, Plon, rééd., 1974, p. 427.
                                                                                               faux-monnayeurs de l’authentique qui
(17) Jean-Didier URBAIN, L’Idiot du voyage. Histoires de touristes, 1991, rééd. Payot, coll.
                                                                                               croisent son chemin, est un voyageur
Petite Bibliothèque, 2002.                                                                     toujours trompé, toujours trahi(18)”.
(18) Idem, p. 261.                                                                                À l’inverse, celui qui se pense “bon”

                                                                                                         J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5 • E S PA C E S 2 2 8   47
L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING

      touriste est “celui qui sait identifier les                                    “En marge du préjugé, qui fait du touriste un voya-
      signes du faux, les déchiffrer, et esqui-                                      geur crédule, et des fraudes, qui font du tourisme un
      ver les lieux, les objets et les hommes                                        jeu de dupes, l’expérience touristique doit être redé-
      faussés par le mercantilisme(19)”.                                             finie comme une traversée de réalités qui toutes expri-
          Ce double portrait dessiné par Jean-                                       ment une vérité. Vérité et fausseté sont pourtant des
      Didier Urbain implique que le “bon”                                            valeurs relatives (…) Dès lors que l’on essaie de dépas-
      touriste, le voyageur, sache reconnaître                                       ser cette conception normative, cette question se pose :
      l’offre authentique, et que bien sûr                                           qu’est-ce que l’authentique au juste ?(22)”. L’offre d’au-
      celle-ci existe. Mais les choses sont plus                                     thenticité est donc une réalité sociale des populations
      complexes ! En effet, le voyageur ne                                           d’accueil qui, si elle reste relative, n’en exprime pas
      va-t-il pas exiger des populations d’ac-                                       moins une vérité du monde contemporain.
      cueil qu’elles se comportent comme                                                Nous avons vu plus haut que la quête d’authenti-
      elles devraient se comporter “norma-                                           cité renvoie invariablement le consommateur urbain
      lement” (c’est-à-dire comme lui-même                                           occidental au passé et à la tradition. Les ethnologues
      pense, en fonction de sa culture histo-                                        mettent aussi couramment en relation ces deux
      rique ou ethnologique, qu’elles devraient                                      concepts. C’est pourquoi nous nous intéresserons
      se comporter) ? Citant une anecdote                                            maintenant à la manière dont ils conceptualisent la
      rapportée par Condaminas(20), Jean-                                            tension entre passé et présent, présente dans la notion
      Didier Urbain souligne que “ce                                                 de tradition.
      “puriste” est à sa façon un falsifica-
      teur. Il ne fait que fausser une vérité                                           DÉFINIR LA NOTION DE TRADITION
      en refusant la réalité présente d’une
      culture (…) La “guerre du vrai” met                                               Pour explorer et définir la notion de tradition, deux
      ainsi en présence des protagonistes                                            auteurs s’imposent : l’historien Eric Hobsbawm dont
      généralement victimes d’un aveugle-                                            l’ouvrage, The Invention of tradition(23), est très abon-
      ment réciproque… comme fanatisé par                                            damment cité par les ethnologues, et Gérard Lenclud,
      l’illusion d’un monopole de la vérité                                          dont le travail complète et développe utilement la
      que fonde le mythe de la réalité                                               réflexion d’Hobsbawm, en insistant sur le caractère
      unique(21).”                                                                   paradoxalement contemporain de la tradition qu’il
          Donc, comme le dit Jean-Didier                                             décrit comme un “point de vue” que les hommes du
      Urbain, les territoires d’accueil, en                                          présent développent sur ce qui les a précédés, une
      répondant avec la meilleure volonté                                            “interprétation du passé” conduite en fonction de
      du monde à la demande d’authenti-                                              critères rigoureusement contemporains(24).
      cité, ne tombent-ils pas inéluctable-                                             Se plaçant d’un point de vue historique, Eric
      ment dans la trahison, par exemple à                                           Hobsbawm(25) invite à regarder la tradition d’un œil
      travers le développement d’un artisa-                                          critique. Nombre de traditions qui semblent aujour-
      nat destiné aux touristes ou par la créa-                                      d’hui séculaires ont en réalité une origine relative-
      tion d’espaces dits naturels ?                                                 ment récente, quand elles n’ont pas carrément été
          Mais, plutôt que de nous inviter à                                         inventées. La continuité avec le passé que revendique
      un relativisme stérile et à nous condam-                                       généralement la tradition peut être largement fictive.
      ner à l’impuissance méthodologique,                                            En conséquence, les traditions inventées doivent être
      Jean-Didier Urbain ouvre une porte                                             comprises comme des réponses à des situations nou-
      stimulante : comprendre ce que l’offre
      d’authentique et la demande d’au-                       (19) Ibidem, p. 261.
      thentique nous disent des sociétés d’ac-                (20) Un touriste voulant prendre des photos d’une danse des masques en Afrique exige
                                                              que les danseurs retirent leurs chaussures “occidentales”.
      cueil comme des sociétés émettrices du
                                                              (21) Op. cit., pp. 268-269.
      monde contemporain largement glo-
                                                              (22) Idem, p. 266.
      balisé.
                                                              (23) Eric HOBSBAWM et Terence RANGER, The Invention of Tradition, 1983, rééd. Canto edi-
          Jean-Didier Urbain nous aide ainsi                  tion, Cambridge University Press, 1992.
      à poser la question de l’authentique de                 (24) Gérard LENCLUD, “La tradition n’est plus ce qu’elle était…”, Terrain, n° 9, octobre
      manière beaucoup moins pessimiste :                     1987, pp.110-123.

48    E S PA C E S 2 2 8   • J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5
MARKETING

velles faisant référence à des situations passées ou                                    des touristes ou des organismes tou-
construisant leur propre passé par une répétition quasi                                 ristiques intervenant sur leur territoire,
obligatoire.                                                                            attentes dont le marketing est le prin-
   Selon cet auteur, deux types de tradition inventée                                   cipal médiateur.
coexistent. Il y a tout d’abord les traditions qui ont                                     D’autre part, il conclut son travail
été délibérément créées institutionnellement et qui                                     par un questionnement qui relativise
ont un caractère politique, relatif à la construction                                   fortement le mot “invention” tout en
de l’identité nationale et de l’appartenance collective                                 sollicitant de nouveau notre respon-
à un État. Des sauts historiques plus ou moins fic-                                     sabilité marketing. Selon lui, l’inven-
tionnels peuvent alors être opérés. C’est ainsi, par                                    tion de la tradition ne relève pas d’une
exemple, que la Troisième République en France                                          manipulation délibérée qui pourrait
invente “nos ancêtres les Gaulois” et érige Vercingétorix                               être mise au jour par la théorie du com-
en héros national(26).                                                                  plot. En effet, pour être adoptée, la
   Par ailleurs, certaines traditions inventées semblent                                tradition inventée doit nécessairement
émerger de la société. Une partie de ces traditions                                     rencontrer des besoins sous-jacents du
inventées concernent plus particulièrement l’appar-                                     corps social concerné : “Les goûts et
tenance à des sous-groupes régionaux, ce qui invite                                     les modes, en particulier en matière de
à la vigilance en matière de réflexion sur l’identité                                   divertissements populaires, ne peuvent
touristique des destinations. En France, par exemple,                                   être “créés” qu’à l’intérieur de limites
parallèlement à la volonté unificatrice de la Troisième                                 très étroites ; ces goûts doivent être
République, se développa un contre-mouvement régio-                                     mis au jour avant d’être exploités et
naliste qui inventa certaines traditions comme les cos-                                 façonnés. C’est du ressort de l’histo-
tumes régionaux (qui ornementent toujours les “authen-                                  rien de les découvrir rétrospectivement,
tiques” fêtes locales) ou les langues régionales (le                                    mais aussi d’essayer de comprendre
provençal fut codifié par Frédéric Mistral à cette                                      pourquoi des sociétés en changement,
époque).                                                                                dans une situation historique elle-même
                                                                                        en changement, ont ressenti de tels
   LA RESPONSABILITÉ PARTICULIÈRE                                                       besoins(27)”.
   DU MARKETING                                                                            Si l’historien a une responsabilité a
                                                                                        posteriori, on notera la responsabilité
   Le travail d’Eric Hobsbawm nous permet de mettre                                     particulière du marketing et des études
au jour deux questions qui mettent en relief la res-                                    de marché qui ont pour mission de
ponsabilité particulière que peut avoir le marketing                                    mettre au jour et de comprendre les
touristique face au phénomène de la tradition inven-                                    besoins en amont, puis de dessiner les
tée.                                                                                    frontières étroites de l’action afin d’agir
   D’une part, il souligne que le besoin d’inventer la                                  sur le corps social visé. Donc, en matière
tradition est particulièrement intense quand une trans-                                 de tourisme durable, quand on aborde
formation rapide et radicale de la société affaiblit ou                                 la construction d’une offre fondée sur
détruit les structures sociales pour lesquelles les                                     l’authenticité et sur l’identité d’une des-
anciennes traditions étaient conçues et empêche le                                      tination et de sa population, le mar-
recours à la continuité historique. Sur cette base, on                                  keting doit aiguiser son regard et ques-
pourrait faire l’hypothèse que les sociétés confron-                                    tionner ses outils et l’utilisation qui
tées à une mise en tourisme rapide vont avoir ten-                                      peut en être faite.
dance à inventer des traditions et que celles-ci seront                                    La théorie de la “tradition inven-
vraisemblablement conçues en phase avec les attentes                                    tée”, développée par Eric Hobsbawm
                                                                                        peut être complétée par la théorie de
(25) Eric HOBSBAWM, “Introduction. Inventing tradition”,                                la “tradition choisie” développée par
in Eric HOBSBAWM et Terence RANGER, op. cit., 1983, rééd. 1992, pp. 1-14.
                                                                                        Gérard Lenclud.
(26) Ce qui, accessoirement, a ouvert la voie à la mise en tourisme actuelle de sites
tels que Bibracte ou Alésia (ou le Parc Astérix, dans un autre registre).                  Gérard Lenclud souligne d’abord
(27) Eric HOBSBAWM, “Mass producing traditions. Europe 1874-1914”, in Eric HOBSBAWM     que les représentations culturelles occi-
et Terence RANGER, op. cit., 1983, rééd. 1992, pp. 307.                                 dentales postulent un temps linéaire

                                                                                                  J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5 • E S PA C E S 2 2 8   49
L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING

      où le passé s’abolit dans le présent,                                          quent, d’expliquer la source de l’autorité de la tra-
      alors que d’autres cultures perçoivent                                         dition.
      un temps cyclique où les événements                                               C’est pourquoi Gérard Lenclud nous invite à ren-
      du présent sont considérés comme étant                                         verser le regard et à considérer que la tradition n’est
      une répétition de ceux du passé. Pour                                          pas le produit du passé mais au contraire un choix,
      les occidentaux, tradition et change-                                          un tri effectué dans le passé en fonction de critères
      ment sont foncièrement antinomiques,                                           actuels. Il ajoute que “l’itinéraire à suivre pour en
      ce qui peut se traduire par une exi-                                           éclairer la genèse n’emprunte pas le trajet qui va du
      gence de muséification des populations                                         passé vers le présent, mais le chemin par lequel tout
      d’accueil, conservées dans un illusoire                                        groupe humain constitue sa tradition : du présent
      “état traditionnel”(28).                                                       vers le passé… Ce n’est pas le passé qui produit le
         Avant de déconstruire la notion de                                          présent, mais le présent qui façonne son passé(30)”.
      tradition, Gérard Lenclud rappelle com-                                        Dans ce sens, on peut alors mieux comprendre le
      ment celle-ci est généralement présen-                                         poids et la force de la tradition pour une société. En
      tée, à partir de trois questions : quoi,                                       effet, la tradition devient constitutive d’une identité
      pourquoi et comment. La tradition                                              affirmée, “une origine prestigieuse et quelque peu
      serait des éléments du passé transmis                                          lointaine, un savoir mystérieux, une connaissance
      et conservés de manière relativement                                           préservée, un héritage exclusif, une différence pro-
      inchangée dans le présent. Cette tra-                                          clamée, une autorité affirmée. Ainsi se dit la tradi-
      dition serait le produit d’un tri qui                                          tion(31)”.
      conserverait les messages du passé les                                            Ce faisant, Gérard Lenclud nous parle de sociétés
      plus importants et les plus significatifs                                      où le mécanisme de la tradition fonctionne encore de
      culturellement. Cette transmission s’opè-                                      manière active comme élément constitutif du “être
      rerait de “génération en génération par                                        aujourd’hui”. Comment transférer ce raisonnement
      voie essentiellement non écrite(29)”.                                          au vécu des touristes qui nous intéressent : urbains
                                                                                     occidentaux en mal nostalgique d’une tradition qui,
          LA TRADITION N’EST PAS                                                     chez eux, aurait disparu et qu’ils iraient chercher chez
          LE PRODUIT DU PASSÉ                                                        les autres ?
                                                                                        Il nous précise bien que certaines sociétés seraient
         L’analyse critique de Gérard Lenclud                                        plus traditionnelles que d’autres, nommées du même
      souligne d’abord à quel point il est illu-                                     coup “modernes”. Ainsi, les voyageurs des sociétés
      soire d’imaginer possible la conserva-                                         modernes iraient-ils en quête de lieux touristiques
      tion intacte d’un état originel. Il ajoute                                     “authentiques” chez les sociétés dites traditionnelles.
      qu’affirmer l’absence de changement                                            Qui décide alors de cette authenticité relative ? Aux
      est impossible du fait même que l’on                                           désirs de qui répond-elle ? Qui sont les acteurs contem-
      n’a aucune trace qui permette de                                               porains qui convoquent le passé pour y chercher la
      connaître l’hypothétique état originel.                                        tradition : les touristes, les locaux ou encore d’autres
      Il observe ensuite que, si la tradition                                        acteurs à identifier ?
      est vraiment avant tout idéelle et impli-                                         La question de l’authenticité sort donc radicale-
      cite, se pose alors la question de la légi-                                    ment transformée de ce détour par l’approche concep-
      timité de celui qui, au temps présent,                                         tuelle de l’anthropologie. Dans le cadre du dévelop-
      la met au jour (pour lui, informateur                                          pement touristique durable, il ne s’agirait donc pas
      ou ethnographe ; pour nous, office du                                          de déterminer ce qui est véritablement authentique
      tourisme, voyagiste ou consultant mar-                                         (et ce qui ne l’est pas), mais de savoir quel authen-
      keting).                                                                       tique est à la fois attractif pour les touristes et accep-
         Si le fonctionnement des mécanismes                                         table par les populations d’accueil.
      de transmission est relativement mieux
      connu, cela ne permet de comprendre                     (28) Op. cit.
      ni pourquoi seuls certains objets cul-                  (29) Idem, p. 112.
      turels sont dits traditionnels, ni le méca-             (30) Ibidem, p. 118.
      nisme de leur sélection ; ni, par consé-                (31) Ibidem, p. 119.

50    E S PA C E S 2 2 8   • J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5
MARKETING

   Surtout, il est nécessaire de s’interroger sur qui                                          acteurs du territoire exercent toutes
décide de cet authentique acceptable et de comment                                             leurs responsabilités, même s’ils sont
les décisions sont prises. Se trouve ainsi confirmée                                           accompagnés pour ce faire. Il s’agit
l’idée selon laquelle, s’il doit y avoir une approche                                          pour eux de choisir leurs cibles prio-
marketing responsable du tourisme durable, face à                                              ritaires, en harmonie avec les poten-
l’ambiguïté de la demande d’authenticité des touristes                                         tiels et les envies du territoire, puis de
internationaux, celle-ci repose avant tout sur l’exi-                                          déterminer leur positionnement mar-
gence avec laquelle sera conduite l’analyse interne,                                           keting. Une autre expression se sub-
et sur la place qu’y prendront les acteurs locaux. Là                                          stitue alors utilement au jargon mar-
aussi, l’anthropologie peut nous suggérer quelques                                             keting, pour une meilleure appropriation
pistes méthodologiques.                                                                        de la démarche : on parle d’identité
                                                                                               touristique ou d’identité territoriale.
    LA CONSTRUCTION DE LA TRADITION                                                               Un marketing ainsi présenté affirme
                                                                                               donc que c’est en restant fondamen-
   Ayant eu souvent à intervenir dans les zones peu                                            talement soi-même, tout en compre-
mises en tourisme des Alpes du Sud, ou dans le cadre                                           nant les motivations de la clientèle
de plusieurs opérations Grand Site National(32), nous                                          ciblée, que l’on peut développer un
avons toujours considéré que l’approche proposée                                               tourisme maîtrisé et respectueux des
par la démarche marketing permettait aux acteurs                                               populations locales.
locaux de maîtriser un tourisme par ailleurs inéluc-                                              Les développements précédents nous
table, du fait de l’héliotropisme des populations                                              indiquent cependant que l’analyse
d’Europe du Nord et des attraits naturels de ces sites.                                        interne ne peut pas être conduite avec
   En matière de développement touristique territo-                                            naïveté et bonnes intentions, et qu’elle
rial, la démarche marketing préconisée a toujours mis                                          doit prendre en compte la manière dont
en avant l’extrême importance de l’analyse interne,                                            la tradition est construite au présent
très souvent sous-estimée par ailleurs, au profit de                                           par les acteurs concernés. Pour ce faire,
l’analyse externe et surtout de la prise en compte de                                          l’approche ethnologique peut une nou-
la demande. Il s’agit de conduire un diagnostic visant                                         velle fois se révéler utile.
à équilibrer les données issues de l’analyse interne (le                                          Quand ils parlent de “construction
potentiel, l’identité et les envies d’un territoire et de                                      de la tradition”, les auteurs se situent
ses habitants) et les données issues de l’analyse externe                                      en général dans une perspective qui
(les désirs du marché ; le contexte concurrentiel entre                                        postule qu’une société, ou bien encore
destinations ; les partenariats publics et privés pos-                                         un groupe dominant à l’intérieur de
sibles).                                                                                       cette société, effectue un tri sélectif
   Ce type d’intervention de marketing touristique                                             dans son propre passé et décide de ce
territorial repose sur deux temps forts au plan métho-                                         qui est traditionnel, ou encore invente
dologique. Tout d’abord, un temps important doit                                               une tradition.
être consacré à l’inventaire de l’offre – si possible plu-                                        En effet, selon Gérard Lenclud(35), le
ridisciplinaire(33) – et à sa réappropriation par les                                          critère de l’“authentique” tradition
acteurs locaux, souvent peu au fait des potentialités                                          n’est pas son contenu, bien hypothé-
touristiques réelles de leur territoire. Ensuite, la                                           tiquement conservé en l’état, mais bien
confrontation entre diagnostics interne et externe(34)                                         l’autorité sociale de ceux qui ont reçu
débouche sur une étape où il est essentiel que les                                             pour mission (ou se sont donné à eux-
                                                                                               mêmes la mission) de veiller sur elle,
(32) Par exemple dans les Gorges du Tarn et de la Jonte.
                                                                                               c’est-à-dire d’en user.
(33) Ainsi, notre étude préalable à la création du parc naturel régional du Verdon a ras-
                                                                                                  De son côté, Eric Hobsbawm for-
semblé une équipe comprenant les spécialistes suivants : marketing touristique, environ-       mule un avertissement méthodologique
nement, architecture-urbanisme-paysage, économie rurale, historien, géologue.
                                                                                               aux chercheurs en sciences sociales,
(34) La prise en compte des facteurs externes peut le plus souvent être faite à partir d’in-
vestigations plus légères, ancrées dans une connaissance documentaire des tendances du
                                                                                               souvent sollicités dans les processus
marché et des offres concurrentes.                                                             d’invention de la tradition et qui doi-
(35) Op. cit., p. 121.                                                                         vent envisager les récupérations pos-

                                                                                                         J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5 • E S PA C E S 2 2 8   51
L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING

      sibles de leur travail à des fins parfois                                       de vivre une vie enracinée(38)”.
      douteuses(36). L’invention des traditions                                          L’urbain occidental, en mal de tradition et de racines
      met particulièrement en lumière la rela-                                        propres, en l’absence d’un sentiment de continuité
      tion que les hommes entretiennent avec                                          avec un passé dans lequel il pourrait puiser, va donc
      leur passé et donc questionne la pra-                                           se tourner vers la tradition des autres, son propre
      tique même des historiens alors que,                                            monde rural dans un premier temps. Au fur et à
      justement, l’histoire est fréquemment                                           mesure que la campagne occidentale se “globalise”
      convoquée pour légitimer la tradition.                                          et que le prix du transport aérien baisse, il va puiser
          Ces remarques semblent remarqua-                                            dans la tradition des autres peuples de la planète.
      blement identiques à celles qui sont
      formulées par les ethnologues fran-                                                LA DIVERSITÉ DES ACTEURS FACE À
      çais(37) engagés dans les processus de                                             LA MISE EN TOURISME DE L’AUTHENTICITÉ
      patrimonialisation et d’authentifica-
      tion des produits du terroir (comme,                                               Donc, pour un marketing “naturellement impré-
      par exemple, l’AOC, appellation d’ori-                                          gné” des attentes exprimées par la demande, com-
      gine contrôlée), des coutumes et des                                            ment et par qui s’opère la construction de la tradi-
      traditions d’une communauté… donc                                               tion, qu’elle soit inventée ou choisie ?
      de leur mise en marché.                                                            Si l’authenticité est une illusoire vérité originelle,
          Que valent ces avertissements pour                                          la question reste de savoir qui a le pouvoir de l’énon-
      le marketing touristique ? Et quels                                             cer. Dans le cadre d’un tourisme qui s’internationa-
      acteurs impliquer dans l’analyse interne                                        lise, quels acteurs détiennent cette autorité dans les
      et dans le portage de l’offre ?                                                 sociétés autrefois pillées par le colonialisme et aujour-
          Aujourd’hui, dans certains territoires,                                     d’hui convoitée par les acteurs du tourisme : les voya-
      l’affaiblissement du politique laisse le                                        gistes (qu’ils se réclament d’une logique éthique et
      champ de plus en plus ouvert à la “loi                                          solidaire ou d’une logique strictement mercantile),
      du marché” et aux entreprises com-                                              les acteurs locaux, les agents de développement des
      merciales les plus puissantes, passées                                          ONG, les touristes occidentaux scrutés par les spé-
      maîtres dans la maîtrise du marketing.                                          cialistes de marketing, les consultants engagés dans
      Il faut donc garder en mémoire l’aver-                                          des programmes internationaux de développement ?
      tissement méthodologique des anthro-                                               La première responsabilité d’un marketing res-
      pologues en se posant les questions sui-                                        ponsable au service du développement touristique
      vantes : qui dirige le développement                                            durable est donc de porter une attention soutenue au
      touristique des destinations authen-                                            choix de ses interlocuteurs locaux : quels vont être
      tiques et qui décide de cette authenti-                                         les acteurs pris en compte et impliqués dans les pro-
      cité ?                                                                          cessus d’analyse interne ? qui va mettre au jour les
          Si on accepte l’hypothèse anthro-                                           traditions, et qui va les porter ? qui seront les garants
      pologique que ce que recherchent les                                            de l’“authentique” mais aussi de son évolution ?
      touristes dans la tradition de l’Autre                                             La réflexion de Noël Barbe, conseiller pour l’eth-
      nous renseigne mieux sur les touristes
      eux-mêmes que sur les populations                       (36) Voir aussi l’ouvrage d’Hermann Bausinger montrant le lien, en Allemagne, entre le
      d’accueil, il faudra se méfier des dik-                 national-socialisme, la mise en valeur des produits régionaux (artisanat et tourisme) et
                                                              l’ethnologie (Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande, éd.de la Maison
      tats de la demande, d’autant que, selon                 des sciences de l’homme, 1993).
      Véronique Cova et Bernard Cova, il                      (37) Voir notamment :
      importe de considérer l’individu                        – Jean-Pierre WARNIER (dir.), Le Paradoxe de la marchandise authentique, Imaginaire et
                                                              consommation de masse, L’Harmattan, 1994 ;
      moderne non comme un consomma-                          – Laurence BÉRARD et Philippe MARCHENAY, “Lieux, temps et preuves, La construction
      teur passif de symboles, mais aussi                     sociale des produits du terroir”, Terrain, 24, mars 1995, pp. 153-164 ;
                                                              – Laurence BÉRARD, Claire DELFOSSE et Philippe MARCHENAY, “Les produits de terroir : à la
      comme un producteur actif de sens qui                   recherche de l’expertise”, Ethnologie française, n° 34, 2004, pp. 591-600 ;
      cherche à compenser le déracinement                     – Muriel FAURE, “Un produit agricole affiné en objet culturel, Le fromage beaufort dans les
                                                              Alpes du Nord”, Terrain, n° 33, septembre 1999, pp. 81-92 ;
      ressenti dans la vie contemporaine et                   – Denis CHEVALLIER, Isac CHIVA et François DUBOST, L’Invention du patrimoine rural, Vives
      qui trouve “dans les expériences de                     campagnes, collection Mutations, n° 194, éd. Autrement, 2000.
      reconstruction du passé local un moyen                  (38) Op. cit., p. 34.

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