Authenticité, tourisme durable et marketing
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L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING La rencontre entre marketing et tourisme durable se fait souvent autour de l’authenticité, thème qui répond aux aspirations des tou- ristes-consommateurs, tout en préservant, pense-t-on, le patrimoine et l’identité locale. L’analyse montre que cela n’est pas si simple. Le marketing, s’il veut être au service du tourisme durable, doit savoir s’armer des bons outils, et notamment ceux de l’anthropologie. Authenticité, tourisme durable et marketing aradoxalement sans doute, avec l’émergence du P VIVIANE HAMON Consultante, concept de tourisme durable, des questions tou- chargée de cours à l’IUP Métiers chant à la responsabilité de ceux qui s’intéres- de la montagne (Gap) sent au développement touristique durable des terri- (hamon-gerard@wanadoo.fr) toires sensibles en utilisant les outils du marketing, se posent de façon plus brutale aujourd’hui qu’hier. La quête des touristes urbains occidentaux pour l’authenticité et son corollaire, la tradition, est une des “L’image du passé (ou du primitif, ou dimensions importantes de ce questionnement. Alors du classique, ou de l’exotique) comme que, sur le papier, cette quête semble converger avec source de sagesse réparatrice (…) est les objectifs annoncés du tourisme durable, en parti- trompeuse, car elle nous conduit à espé- culier dans ses dimensions relatives au bien-être et au rer que nos incertitudes seront réduites respect des populations locales, nos observations de par l’accès à des mondes de la pensée terrain nous conduisent à interroger cette fausse évi- construits sur des lignes autres que les dence : qui décide de ce qui est authentique ? les tra- nôtres, alors qu’en fait elles seront mul- ditions sont-elles authentiques ? tipliées(1).” Clifford GEERTZ S’inquiétant de l’irruption du marketing dans le 42 E S PA C E S 2 2 8 • J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5
MARKETING champ du tourisme et de son rôle dans la construc- que le mot authenticité n’a générale- tion de la “production d’identité” des destinations, ment pas le même sens selon que l’on Jacques de Weerdt indique dès 1982 que “cette com- se situe du côté de la demande touris- mercialisation (…) aboutit à une redéfinition des signes tique ou du côté de l’offre, cette ten- par lesquels une société cherche à se définir par rap- sion entre offre et demande nous inter- port à une autre, puisqu’il y a sélection et combinai- pellant bien évidemment d’un point de son dans une logique autre que celle de la culture qui vue marketing. les a produits, ne serait-ce que parce que cette redéfi- Peut-on définir la notion d’authen- nition est menée le plus souvent par des agents étran- ticité ? L’authenticité est-elle venue au gers à la société en question et, en tous cas, selon des secours du tourisme durable ? On peut techniques qui modèlent l’offre à partir d’une demande se le demander. extérieure(2)”. Estimant que cette affirmation a beau- À la suite du rapport Bruntland et coup gardé de son actualité, l’objectif de cet article est de la Conférence de Rio, un nouveau de faire le point sur les notions d’authenticité et de tra- credo international a émergé : le déve- dition à travers le prisme anthropologique. loppement durable (sustainable deve- Nous montrerons, d’une part, comment l’anthro- lopment) et, pour ce qui nous concerne pologie peut apporter un éclairage conceptuel riche ici, le tourisme durable(3). Le concept sur les questions posées par des définitions sans doute de tourisme durable repose sur l’équa- insuffisantes du tourisme durable, de l’authenticité et tion suivante : le tourisme doit per- de la tradition, puisqu’elles permettent toutes les inter- mettre le développement économique prétations et toutes les récupérations dans les démarches harmonieux d’un territoire, dans le res- de création de l’offre touristique. D’autre part, nous pect de l’environnement écologique du montrerons que l’approche anthropologique peut aussi lieu et de la culture et du bien-être de élever le niveau d’exigence méthodologique pour la ses habitants. Aujourd’hui, il n’existe mise en œuvre de la démarche marketing dans le cadre pas un appel d’offres dans le domaine de projets de développement touristique durable dans touristique qui ne fasse référence à ce des territoires sensibles, en donnant toute sa place à concept. l’analyse interne au stade du diagnostic marketing, et Cela conduit nombre d’intervenants en respectant le principe de gouvernance lors des choix à se positionner sur ce nouveau cré- stratégiques de ciblage et de positionnement. neau, alors qu’ils tenaient hier un dis- cours totalement opposé. En effet, se DÉFINIR LA NOTION D’AUTHENTICITÉ fondant sur un marketing de la demande, l’adaptation des territoires Dans le contexte du tourisme durable, la fréquence aux exigences du marché et à celles des de l’utilisation du mot authenticité – sans que jamais investisseurs et autres opérateurs tou- ce mot ne soit défini précisément –, conjuguée à la ristiques a longtemps été défendue, sou- diversité des personnes qui s’en réclament ne pouvait vent sans considération pour les impacts qu’attirer notre attention. environnementaux ou humains du déve- En creusant la question, on s’aperçoit rapidement loppement préconisé(4). Conscients de cette ambiguïté et s’in- (*) Cet article reprend l’intervention des auteurs lors de la Journée thématique de terrogeant sur les fondements éthiques recherche en marketing du tourisme et des loisirs, Irege, Université de Savoie, Chambéry, 10 juin 2005. du tourisme durable, Ghislain Dubois (1) Clifford GEERTZ, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, éd. Puf, 2002. et Jean-Paul Céron posent des ques- (2) Jacques DE WEERDT, “Tourisme et paysages”, Actes du vcolloque de Nice, 1982, p. 78. tions qui mettent en doute le pouvoir (3) Pour une vision globale de la notion de tourisme durable, voir Tourisme durable, de régulation des textes officiels et coll. Cahiers Espaces, n° 67, nov. 2000. autres chartes éthiques du tourisme qui (4) Selon Gabriel Wackermann, en matière de développement touristique, se référent à ce concept. Ils s’interro- “les enquêtes menées donnent un aperçu dramatique de la situation faite aux pays en voie de développement (PVD) en matière d’occupation du sol : à peine 8 à 9 % des cas concernés gent en particulier sur la véritable évo- permettent d’affirmer que la population locale a été vraiment consultée en vue d’une décision lution des pratiques des opérateurs et qui tienne compte des vœux exprimés ; lorsqu’il y a eu consultation, celle-ci n’a pratiquement jamais porté sur l’éventualité d’un refus de la part des indigènes” (in “Tourisme”, des touristes : “faut-il y voir l’expres- Encyclopædia Universalis, Paris, 2004). sion d’un soudain altruisme, de l’émer- J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5 • E S PA C E S 2 2 8 43
L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING gence d’un civisme des opérateurs pri- un mouvement où la consommation des symboles de vés ou au contraire celle de leur inté- l’authenticité des autres, de tous les autres, peut per- rêt bien compris (…) ou un grand exer- mettre d’affirmer fugitivement une authenticité per- cice de communication destiné à sonnelle, un écart, une distance sociale, une singula- masquer l’inexistence de vraies poli- rité encore(7).” tiques en matière de tourisme et de Ce ne serait pas non plus le moindre des paradoxes développement durable ?(5)” du concept de tourisme durable (et plus encore, de Face à ces interrogations, la notion son avatar altermondialiste, le tourisme éthique et d’authenticité semble arriver à point solidaire) d’inviter les populations d’accueil à être nommé. En effet, la quête d’authenti- radicalement elles-mêmes afin de se mettre en scène cité est bien une caractéristique saillante comme radicalement autres ; tout en leur faisant de la demande touristique actuelle, telle parallèlement des invitations au progrès et au déve- que cernée par les études de marché. loppement pour nous rejoindre dans le nous-mêmes Ce concept est donc de plus en plus (démocratie, éducation, hygiène…), grâce aux apports souvent utilisé par les opérateurs tou- économiques du tourisme. On aurait ici une dyna- ristiques comme un sésame : les mots mique de double-contrainte (double bind) où les popu- authentique ou authenticité fonction- lations d’accueil doivent rester “autres” pour attirer nent comme un argument publicitaire, les touristes, tout en changeant suffisamment pour répondant aux attentes des touristes le rassurer ou le légitimer. occidentaux en mal de racines. Parallèlement, l’idée sous-jacente L’AUTHENTICITÉ DOIT SERVIR DE “PONT” serait que, en répondant à cette quête ENTRE LA DEMANDE ET L’OFFRE d’authenticité, on respecterait forcé- ment les populations hôtes dans leur En tout état de cause, si la prise en compte de l’au- identité originelle. C’est, par exemple, thenticité doit servir de “pont” entre la demande et ce que semble suggérer Étienne l’offre, dans une perspective de tourisme durable, il Pauchant. Pour lui, “la demande d’au- convient alors de mieux cerner ce concept. thenticité exprimée par les touristes Analysons tout d’abord le concept d’authenticité, répond au besoin identitaire exprimé du point de vue de la demande touristique. par de nombreuses populations, qui Les études sociologiques de styles de vie (français investissent dans la recherche de leurs et européens), souvent utilisées par le marketing, indi- racines. Ce double mouvement de l’offre quent depuis plus de vingt ans la permanence et la et de la demande a déjà déclenché une vitalité d’une tendance liée à la quête de l’authenti- gigantesque vague de mesures de res- cité et à la recherche de racines. tauration, dans l’optique d’un tourisme Mais, alors que les signes de l’authentique enva- durable… Dans de nombreuses régions, hissent les produits présents dans nos supermarchés, les habitants cultivent leurs traditions la recherche marketing sur le sujet est encore rare et et leurs coutumes, comme leur envi- relativement récente(8). Véronique Cova et Bernard ronnement social. Ce sont des exemples Cova indiquent que l’imaginaire de l’authentique est de sociétés authentiques(6)”. aujourd’hui dominant dans les sociétés occidentales, Le sidérant raccourci qui nous est proposé ici invite à approfondir la (5) Ghislain DUBOIS et Jean-Paul CÉRON, “À la recherche d’une éthique du tourisme”, réflexion. En effet, ce ne serait pas le in Tourisme durable, coll. Cahiers Espaces, n° 67, nov. 2000, p. 11. moindre des paradoxes de la globali- (6) Étienne PAUCHANT, “Vous avez dit authentique ?”, revue Espaces tourisme & loisirs, sation actuelle que de mondialiser l’exi- n° 169, mars 2000, p. 14. gence de particularismes locaux authen- (7) Alain B ABADZAN, “Les usages sociaux du patrimoine. Miroirs identitaires”, Revue électronique du Cerce, 2, printemps 2001, p. 6. tiques, comme l’indique Alain (8) Voir : Babadzan : “La quête de l’authenticité – Sandra C AMUS, “Les mondes authentiques et les stratégies d’authentification. est désormais poursuivie par les couches Analyse duale consommateurs-distributeurs”, Décisions marketing, n° 26, avril-juin 2002, pp. 35-45 ; moyennes des sociétés occidentales sur – Véronique COVA et Bernard COVA, “Les particules expérientielles de la quête d’authen- une base strictement individuelle, dans ticité du consommateur”, Décisions marketing, n° 28, octobre-décembre 2002, pp. 33-42. 44 E S PA C E S 2 2 8 • J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5
MARKETING coupées de leurs racines. Selon eux, dans le monde cueil. Mais les destinations authentiques post-moderne, l’imaginaire de l’authentique glisse du suscitent aussi des freins : l’ennui, l’ef- global vers le local et du présent vers le passé : “la fort physique et le mauvais temps, syno- quête d’authenticité post-moderne se vit alors comme nymes de vacances ratées, font aussi une redécouverte du local et de l’imaginaire qu’il véhi- partie des évocations liées à l’authen- cule : le territoire, le terroir, l’ici, les gens d’ici, la tra- ticité. dition, les légendes, les tribus (…) Comme toute expé- La quête d’authenticité des touristes rience liée au manque, la compensation qu’exprime occidentaux est également identifiée la quête de l’authenticité est essentiellement fantas- comme une tendance lourde par les ins- mée(9)”. tituts spécialisés(11). Cependant, tel qu’il En matière touristique, la quête d’authenticité a été est exploré, le concept souffre d’une analysée par les anthropologues depuis leurs premiers définition que les anthropologues qua- travaux consacrés au tourisme(10). Ceux-ci pointent lifieraient d’ethnocentriste, c’est-à-dire deux niveaux d’authenticité : celui des sentiments formulée en fonction de nos critères authentiques éprouvés par les touristes, grâce à leur occidentaux et non en fonction de cri- expérience de voyage, et celui que ces mêmes touristes tères liés à la vérité des populations attribuent aux pays et aux populations visités. d’accueil considérées. En effet, selon Deux réunions de motivation créative, conduites Pauchant, “l’authenticité est une réponse récemment sur un public d’étudiants de 3e cycle, vont qui comble les vœux des touristes : l’au- dans le même sens que la littérature traitant du sujet. thenticité apporte le contraste avec la Dans l’imaginaire des personnes réunies, l’authenti- vie quotidienne ; l’authenticité gratifie cité de l’expérience touristique a deux facettes. le désir de nouveauté ; l’authenticité D’une part, on trouve l’authenticité de l’expérience autorise l’évasion de l’habituel ; l’au- et du ressenti personnel, que ce soit individuellement thenticité garantit la différence, à condi- (ressourcement) ou dans la relation avec le ou les com- tion que chaque région authentique ait pagnon(s) de voyage – ami, conjoint, famille – et une suivi son propre chemin d’évolution(12)”. forte valorisation du lien social. D’autre part, on trouve Pour cet auteur, l’authenticité, telle que l’authenticité perçue du lieu de séjour : un site quasi définie par les touristes eux-mêmes, obligatoirement non urbain, rustique, et situé dans un semble donc renvoyer à une obligation espace de type agricole (présence idéalisée d’animaux d’altérité. L’authenticité serait tout ce d’élevage) avec la référence à une architecture verna- qui ne fait pas le quotidien habituel de culaire et non monumentale (villages vs. châteaux) ; celui qui part en vacances. La quête la gastronomie y tient une place importante et les d’authenticité serait donc, chez les tou- autochtones allient rudesse de vie et chaleur de l’ac- ristes occidentaux, une forme moderne de la recherche du “Grand Autre” que les anthropologues contemporains (9) Véronique COVA et Bernard COVA, op. cit., p. 34. dénoncent à propos de certains de leurs (10) Voir notamment : ancêtres qui exploraient les peuples dits – Dean MACC ANNEL, The Tourist : a new Theory of the Leisure Class, Schocken, 1976 ; – Michael HARKIN, “Modernist anthropology and tourism of the authentic”, primitifs. Annals of tourism research, n° 22, 1995, pp. 650-670 ; À défaut d’authenticité avérée de la – Rachid AMIROU, Imaginaire du tourisme culturel, PUF, 2000 ; – John TAYLOR, “Authenticity and sincerity in tourism”, Annals of tourism research, population d’accueil, Deepak Chhabra, n° 28, 2001, pp. 7-26. Robert Healy et Erin Sills préfèrent, Pour une revue de la littérature complète à ce sujet, on consultera utilement le numéro de la revue Anthropologie et sociétés (n° 25, 2001), consacré au thème : tourisme et socié- pour leur part, parler de “l’authenti- tés locales en Asie Orientale. On y notera tout particulièrement l’article de Jean Michaud cité perçue” par les touristes. Leur étude (“Anthropologie, tourisme et sociétés locales au fil des textes”) qui fait une synthèse des recherches anthropologiques relatives au tourisme depuis les années 1960, accompagnée montre ainsi une relation positive entre d’une remarquable bibliographie. Cet inventaire bibliographique est complété par celui de authenticité perçue et niveau de dépenses Steve Plante, centré sur l’Asie du Sud-est (“Anthropologie du tourisme et études de cas sur l’Asie du Sud-Est”). des touristes. Ils indiquent donc l’inté- (11) Étienne PAUCHANT, op. cit., 2000. rêt de “mettre en scène” l’authenticité, (12) Idem, p. 14. en fonction des critères perçus comme (13) Deepak CHHABRA, Robert HEALY et Erin SILLS, “Staged authenticity and heritage tels par les touristes, pour assurer de tourism”, Annals of tourism research, vol. 30, 2003, pp. 702-719. meilleurs revenus touristiques(13). J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5 • E S PA C E S 2 2 8 45
L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING Cette distinction entre authenticité par les touristes ne correspond aucunement à l’acti- perçue par les touristes, authenticité vité économique véritable des agriculteurs… ni au mise en scène par les opérateurs tou- cycle naturel des saisons ! ristiques (staged authenticity) et authen- Cependant, l’observation conduit aussi à remar- ticité réelle des populations d’accueil quer que, lors de la Fête de la lavande, certains agri- nous conduit à considérer maintenant culteurs du village se costument volontiers, vendent l’authenticité du côté de l’offre. En des produits à base de lavande, font fonctionner effet, face à l’identification d’une l’alambic en cuivre et participent fièrement au concours demande d’authenticité indéniable et de coupe à la faucille, pour le plus grand plaisir des bien cernée du côté du marché, touristes qui, dans cette fête, ne voient pas le simu- demande à laquelle répondent avec lacre commercial et frelaté que certains puristes peu- empressement de nombreux opérateurs vent y apercevoir. touristiques (voyagistes mais aussi ins- Une autre anecdote locale est également troublante. tances nationales ou régionales de pro- Nous observons un couple d’agriculteurs presque en motion touristique), une meilleure défi- larmes à la suite de la visite des chambres d’hôtes de nition de ce qu’est l’authenticité des leurs voisins (des néos-ruraux), décorées d’objets du destinations et de leurs habitants appa- temps jadis pour le plus grand bonheur de leurs hôtes. raît nécessaire, en particulier si l’on se Ces agriculteurs bouleversés venaient récemment de place dans une perspective de tourisme brûler le contenu “inutile” de leurs granges et avaient durable. transformé la ferme en gîte rural de la plus moderne La méthode de l’observation, cou- façon, pour “faire propre”. Comme si le “savoir- rante en anthropologie, va alimenter mettre en tourisme” était réservé aux néo-ruraux et notre questionnement : que peut être que les “authentiques” locaux étaient exclus du jeu une offre authentique ? économique lié au développement touristique. L’observation d’un village de Haute- Côté offre, on voit donc que dans la réflexion sur Provence montre que l’authentique tra- l’authenticité, réelle ou mise en scène, il semble sur- vail de l’agriculteur en 2005 est de tout important que les locaux puissent comprendre déchiqueter la lavande et de commen- la demande touristique et choisir (ou pas…) de s’ap- cer la distillation dans le champ, dans proprier la dynamique touristique. La remarque de des autoclaves tractés ; la distillation Jean-Claude Garnier et François Labouesse au sujet est achevée sur le site des anciennes des fêtes de transhumance dans le Midi est très ins- distilleries, transformées pour fonc- tructive à cette égard : “Les agriculteurs prenant tionner en ayant recours au gaz pro- conscience qu’ils disposent, avec la curiosité qui s’ex- pane à la place de l’odorante paille de prime à leur égard, d’un “actif professionnel” d’un lavande encore utilisée il y a moins de type nouveau, instrumentalisent cette curiosité au dix ans. profit de leurs intérêts économiques au sens large. Pourtant, l’imagerie touristique des Face à une demande aussi imprécise que pressante, Alpes de Haute-Provence montre encore ils développent peu à peu une offre qui contribue des hommes et des femmes en costume elle-même à objectiver et à structurer la demande. provençal, coupant la lavande à la fau- On est là dans une logique de marché, même si les cille. Pour la Fête de la lavande de relations qui s’établissent ne sont pas toujours mar- Valensole, comme pour l’événement chandes et relèvent du “bien public”, voire de l’échange promotionnel qui a transformé la Place gratuit(14)”. des Vosges à Paris en champ de lavande, Tels qu’utilisés aujourd’hui, les instruments d’ob- on sort des granges un vieil alambic servation du marketing, souvent concentrés sur la en cuivre et des charrettes. demande et plus globalement sur l’analyse externe, Et récemment, au mois de novembre, n’apportent pas d’informations satisfaisantes sur le nous avons pu observer des touristes demandant à visiter une distillerie en (14) Jean-Claude GARNIER et François LABOUESSE, “Quand société et ruralité renouvellent leur relation. Les fêtes de la transhumance dans le Midi méditerranéen”, fonctionnement. Sans nul doute, l’au- in RAUTENBERG et al. (dir.), Campagnes de tous nos désirs, Cahier n°16, Coll. Ethnologie de thenticité recherchée en Haute-Provence la France, Mission du patrimoine ethnologique, 2000, p. 135. 46 E S PA C E S 2 2 8 • J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5
MARKETING volet interne : qu’en est-il de l’authenticité vue ou dénonçait déjà : chercher chez l’Autre vécue par les populations d’accueil ? ce que l’on a perdu ici ? Claude Lévi- Les pistes apportées par l’observation indiquent Strauss estime en effet que les sociétés que, de ce point de vue, la question de l’authenticité modernes doivent être qualifiées d’in- est certainement beaucoup plus complexe que ne peu- authentiques, par opposition aux socié- vent laisser supposer les raccourcis évoqués plus haut tés habituellement abordées par l’an- et nécessite d’être abordée en prenant en compte la thropologie. Selon lui, dans les sociétés dynamique sociale des populations d’accueil. modernes, l’anthropologue peut seu- L’ethnologie apporte sans nul doute de bonnes lement isoler des niveaux d’authenti- pistes au marketing pour l’analyse de l’offre et de cité tels que village, entreprise, quar- l’authenticité des territoires d’accueil, avec moins de tier où “tout le monde y connaît tout rigueur morale, potentiellement paralysante, mais le monde, ou à peu près(16)”. aussi avec plus de rigueur conceptuelle et méthodo- Ainsi, le touriste occidental, fuyant logique. pour le temps des vacances son entre- Avant d’aborder les pistes méthodologiques sug- prise où la solidarité ne joue plus, son gérées par l’anthropologie, voyons comment celle-ci quartier où il ne connaît plus personne, approche conceptuellement la question de l’authen- ira-t-il dans un village (de son pays ou ticité, et de son corollaire habituel, la tradition. d’ailleurs) rechercher un noyau d’au- thenticité ? Mais cette authenticité UNE DYNAMIQUE DE LA DISTINCTION existe-t-elle encore réellement ? Ou bien plutôt, l’authenticité livrée par les L’authenticité existe-t-elle encore ? L’examen de la territoires d’accueil n’est-elle qu’une littérature anthropologique à propos du tourisme illusion de ce qui n’existe plus, là-bas montre que les anthropologues oscillent souvent, sui- comme ici ? vant leur sensibilité, entre pessimisme et tolérance, Dans L’Idiot du voyage, Jean-Didier et que ceci est en lien très étroit avec la quête de l’au- Urbain(17) nous invite à la tolérance à thenticité des touristes. l’égard du tourisme et des touristes et Dès 1955, Claude Lévi-Strauss estime que les récits dénonce le désir de distinction sociale de voyage “apportent l’illusion de ce qui n’existe plus qui pousse certains à s’autoproclamer et qui devrait être encore (…) La civilisation n’est “voyageurs”, par opposition aux tou- plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on déve- ristes ordinaires. loppait à grand-peine dans quelques coins abrités Selon cet auteur, la revendication d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes d’une capacité à distinguer le faux de sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient l’authentique est constitutive d’une aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité dynamique de la distinction : “Grégaire, s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à pro- superficiel, confondant mensonge et duire la civilisation en masse, comme la betterave. vérité, trompe-l’œil et réalité, le tou- Son ordinaire ne comportera plus que ce plat(15)”. riste est cet itinérant parti à la recherche Les signaux de l’avènement d’une culture mon- des signes typiques d’un pays qui, sans dialisée, urbaine et occidentale, se multiplient alors sourciller, accepte (…) de se faire payer que les voyages ne sont plus, comme au moment où en monnaie de singe. Il prend pour Lévi-Strauss découvrait le Brésil, l’apanage de quelques émanation de l’authentique ce qui n’est privilégiés. Pour beaucoup de touristes, qui aiment à qu’artifices trompeurs, nuée de signes se considérer comme voyageurs, la quête de l’au- factices témoignant d’un pittoresque thentique ne rejoint-elle pas ce que Claude Lévi-Strauss trafiqué, d’une pseudo-authenticité à usage externe, destinée aux dupes. Ce (15) Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, 1995, Plon, rééd. 2004, pp. 36-37. touriste-là, incapable de détecter les (16) Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, 1958, Plon, rééd., 1974, p. 427. faux-monnayeurs de l’authentique qui (17) Jean-Didier URBAIN, L’Idiot du voyage. Histoires de touristes, 1991, rééd. Payot, coll. croisent son chemin, est un voyageur Petite Bibliothèque, 2002. toujours trompé, toujours trahi(18)”. (18) Idem, p. 261. À l’inverse, celui qui se pense “bon” J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5 • E S PA C E S 2 2 8 47
L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING touriste est “celui qui sait identifier les “En marge du préjugé, qui fait du touriste un voya- signes du faux, les déchiffrer, et esqui- geur crédule, et des fraudes, qui font du tourisme un ver les lieux, les objets et les hommes jeu de dupes, l’expérience touristique doit être redé- faussés par le mercantilisme(19)”. finie comme une traversée de réalités qui toutes expri- Ce double portrait dessiné par Jean- ment une vérité. Vérité et fausseté sont pourtant des Didier Urbain implique que le “bon” valeurs relatives (…) Dès lors que l’on essaie de dépas- touriste, le voyageur, sache reconnaître ser cette conception normative, cette question se pose : l’offre authentique, et que bien sûr qu’est-ce que l’authentique au juste ?(22)”. L’offre d’au- celle-ci existe. Mais les choses sont plus thenticité est donc une réalité sociale des populations complexes ! En effet, le voyageur ne d’accueil qui, si elle reste relative, n’en exprime pas va-t-il pas exiger des populations d’ac- moins une vérité du monde contemporain. cueil qu’elles se comportent comme Nous avons vu plus haut que la quête d’authenti- elles devraient se comporter “norma- cité renvoie invariablement le consommateur urbain lement” (c’est-à-dire comme lui-même occidental au passé et à la tradition. Les ethnologues pense, en fonction de sa culture histo- mettent aussi couramment en relation ces deux rique ou ethnologique, qu’elles devraient concepts. C’est pourquoi nous nous intéresserons se comporter) ? Citant une anecdote maintenant à la manière dont ils conceptualisent la rapportée par Condaminas(20), Jean- tension entre passé et présent, présente dans la notion Didier Urbain souligne que “ce de tradition. “puriste” est à sa façon un falsifica- teur. Il ne fait que fausser une vérité DÉFINIR LA NOTION DE TRADITION en refusant la réalité présente d’une culture (…) La “guerre du vrai” met Pour explorer et définir la notion de tradition, deux ainsi en présence des protagonistes auteurs s’imposent : l’historien Eric Hobsbawm dont généralement victimes d’un aveugle- l’ouvrage, The Invention of tradition(23), est très abon- ment réciproque… comme fanatisé par damment cité par les ethnologues, et Gérard Lenclud, l’illusion d’un monopole de la vérité dont le travail complète et développe utilement la que fonde le mythe de la réalité réflexion d’Hobsbawm, en insistant sur le caractère unique(21).” paradoxalement contemporain de la tradition qu’il Donc, comme le dit Jean-Didier décrit comme un “point de vue” que les hommes du Urbain, les territoires d’accueil, en présent développent sur ce qui les a précédés, une répondant avec la meilleure volonté “interprétation du passé” conduite en fonction de du monde à la demande d’authenti- critères rigoureusement contemporains(24). cité, ne tombent-ils pas inéluctable- Se plaçant d’un point de vue historique, Eric ment dans la trahison, par exemple à Hobsbawm(25) invite à regarder la tradition d’un œil travers le développement d’un artisa- critique. Nombre de traditions qui semblent aujour- nat destiné aux touristes ou par la créa- d’hui séculaires ont en réalité une origine relative- tion d’espaces dits naturels ? ment récente, quand elles n’ont pas carrément été Mais, plutôt que de nous inviter à inventées. La continuité avec le passé que revendique un relativisme stérile et à nous condam- généralement la tradition peut être largement fictive. ner à l’impuissance méthodologique, En conséquence, les traditions inventées doivent être Jean-Didier Urbain ouvre une porte comprises comme des réponses à des situations nou- stimulante : comprendre ce que l’offre d’authentique et la demande d’au- (19) Ibidem, p. 261. thentique nous disent des sociétés d’ac- (20) Un touriste voulant prendre des photos d’une danse des masques en Afrique exige que les danseurs retirent leurs chaussures “occidentales”. cueil comme des sociétés émettrices du (21) Op. cit., pp. 268-269. monde contemporain largement glo- (22) Idem, p. 266. balisé. (23) Eric HOBSBAWM et Terence RANGER, The Invention of Tradition, 1983, rééd. Canto edi- Jean-Didier Urbain nous aide ainsi tion, Cambridge University Press, 1992. à poser la question de l’authentique de (24) Gérard LENCLUD, “La tradition n’est plus ce qu’elle était…”, Terrain, n° 9, octobre manière beaucoup moins pessimiste : 1987, pp.110-123. 48 E S PA C E S 2 2 8 • J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5
MARKETING velles faisant référence à des situations passées ou des touristes ou des organismes tou- construisant leur propre passé par une répétition quasi ristiques intervenant sur leur territoire, obligatoire. attentes dont le marketing est le prin- Selon cet auteur, deux types de tradition inventée cipal médiateur. coexistent. Il y a tout d’abord les traditions qui ont D’autre part, il conclut son travail été délibérément créées institutionnellement et qui par un questionnement qui relativise ont un caractère politique, relatif à la construction fortement le mot “invention” tout en de l’identité nationale et de l’appartenance collective sollicitant de nouveau notre respon- à un État. Des sauts historiques plus ou moins fic- sabilité marketing. Selon lui, l’inven- tionnels peuvent alors être opérés. C’est ainsi, par tion de la tradition ne relève pas d’une exemple, que la Troisième République en France manipulation délibérée qui pourrait invente “nos ancêtres les Gaulois” et érige Vercingétorix être mise au jour par la théorie du com- en héros national(26). plot. En effet, pour être adoptée, la Par ailleurs, certaines traditions inventées semblent tradition inventée doit nécessairement émerger de la société. Une partie de ces traditions rencontrer des besoins sous-jacents du inventées concernent plus particulièrement l’appar- corps social concerné : “Les goûts et tenance à des sous-groupes régionaux, ce qui invite les modes, en particulier en matière de à la vigilance en matière de réflexion sur l’identité divertissements populaires, ne peuvent touristique des destinations. En France, par exemple, être “créés” qu’à l’intérieur de limites parallèlement à la volonté unificatrice de la Troisième très étroites ; ces goûts doivent être République, se développa un contre-mouvement régio- mis au jour avant d’être exploités et naliste qui inventa certaines traditions comme les cos- façonnés. C’est du ressort de l’histo- tumes régionaux (qui ornementent toujours les “authen- rien de les découvrir rétrospectivement, tiques” fêtes locales) ou les langues régionales (le mais aussi d’essayer de comprendre provençal fut codifié par Frédéric Mistral à cette pourquoi des sociétés en changement, époque). dans une situation historique elle-même en changement, ont ressenti de tels LA RESPONSABILITÉ PARTICULIÈRE besoins(27)”. DU MARKETING Si l’historien a une responsabilité a posteriori, on notera la responsabilité Le travail d’Eric Hobsbawm nous permet de mettre particulière du marketing et des études au jour deux questions qui mettent en relief la res- de marché qui ont pour mission de ponsabilité particulière que peut avoir le marketing mettre au jour et de comprendre les touristique face au phénomène de la tradition inven- besoins en amont, puis de dessiner les tée. frontières étroites de l’action afin d’agir D’une part, il souligne que le besoin d’inventer la sur le corps social visé. Donc, en matière tradition est particulièrement intense quand une trans- de tourisme durable, quand on aborde formation rapide et radicale de la société affaiblit ou la construction d’une offre fondée sur détruit les structures sociales pour lesquelles les l’authenticité et sur l’identité d’une des- anciennes traditions étaient conçues et empêche le tination et de sa population, le mar- recours à la continuité historique. Sur cette base, on keting doit aiguiser son regard et ques- pourrait faire l’hypothèse que les sociétés confron- tionner ses outils et l’utilisation qui tées à une mise en tourisme rapide vont avoir ten- peut en être faite. dance à inventer des traditions et que celles-ci seront La théorie de la “tradition inven- vraisemblablement conçues en phase avec les attentes tée”, développée par Eric Hobsbawm peut être complétée par la théorie de (25) Eric HOBSBAWM, “Introduction. Inventing tradition”, la “tradition choisie” développée par in Eric HOBSBAWM et Terence RANGER, op. cit., 1983, rééd. 1992, pp. 1-14. Gérard Lenclud. (26) Ce qui, accessoirement, a ouvert la voie à la mise en tourisme actuelle de sites tels que Bibracte ou Alésia (ou le Parc Astérix, dans un autre registre). Gérard Lenclud souligne d’abord (27) Eric HOBSBAWM, “Mass producing traditions. Europe 1874-1914”, in Eric HOBSBAWM que les représentations culturelles occi- et Terence RANGER, op. cit., 1983, rééd. 1992, pp. 307. dentales postulent un temps linéaire J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5 • E S PA C E S 2 2 8 49
L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING où le passé s’abolit dans le présent, quent, d’expliquer la source de l’autorité de la tra- alors que d’autres cultures perçoivent dition. un temps cyclique où les événements C’est pourquoi Gérard Lenclud nous invite à ren- du présent sont considérés comme étant verser le regard et à considérer que la tradition n’est une répétition de ceux du passé. Pour pas le produit du passé mais au contraire un choix, les occidentaux, tradition et change- un tri effectué dans le passé en fonction de critères ment sont foncièrement antinomiques, actuels. Il ajoute que “l’itinéraire à suivre pour en ce qui peut se traduire par une exi- éclairer la genèse n’emprunte pas le trajet qui va du gence de muséification des populations passé vers le présent, mais le chemin par lequel tout d’accueil, conservées dans un illusoire groupe humain constitue sa tradition : du présent “état traditionnel”(28). vers le passé… Ce n’est pas le passé qui produit le Avant de déconstruire la notion de présent, mais le présent qui façonne son passé(30)”. tradition, Gérard Lenclud rappelle com- Dans ce sens, on peut alors mieux comprendre le ment celle-ci est généralement présen- poids et la force de la tradition pour une société. En tée, à partir de trois questions : quoi, effet, la tradition devient constitutive d’une identité pourquoi et comment. La tradition affirmée, “une origine prestigieuse et quelque peu serait des éléments du passé transmis lointaine, un savoir mystérieux, une connaissance et conservés de manière relativement préservée, un héritage exclusif, une différence pro- inchangée dans le présent. Cette tra- clamée, une autorité affirmée. Ainsi se dit la tradi- dition serait le produit d’un tri qui tion(31)”. conserverait les messages du passé les Ce faisant, Gérard Lenclud nous parle de sociétés plus importants et les plus significatifs où le mécanisme de la tradition fonctionne encore de culturellement. Cette transmission s’opè- manière active comme élément constitutif du “être rerait de “génération en génération par aujourd’hui”. Comment transférer ce raisonnement voie essentiellement non écrite(29)”. au vécu des touristes qui nous intéressent : urbains occidentaux en mal nostalgique d’une tradition qui, LA TRADITION N’EST PAS chez eux, aurait disparu et qu’ils iraient chercher chez LE PRODUIT DU PASSÉ les autres ? Il nous précise bien que certaines sociétés seraient L’analyse critique de Gérard Lenclud plus traditionnelles que d’autres, nommées du même souligne d’abord à quel point il est illu- coup “modernes”. Ainsi, les voyageurs des sociétés soire d’imaginer possible la conserva- modernes iraient-ils en quête de lieux touristiques tion intacte d’un état originel. Il ajoute “authentiques” chez les sociétés dites traditionnelles. qu’affirmer l’absence de changement Qui décide alors de cette authenticité relative ? Aux est impossible du fait même que l’on désirs de qui répond-elle ? Qui sont les acteurs contem- n’a aucune trace qui permette de porains qui convoquent le passé pour y chercher la connaître l’hypothétique état originel. tradition : les touristes, les locaux ou encore d’autres Il observe ensuite que, si la tradition acteurs à identifier ? est vraiment avant tout idéelle et impli- La question de l’authenticité sort donc radicale- cite, se pose alors la question de la légi- ment transformée de ce détour par l’approche concep- timité de celui qui, au temps présent, tuelle de l’anthropologie. Dans le cadre du dévelop- la met au jour (pour lui, informateur pement touristique durable, il ne s’agirait donc pas ou ethnographe ; pour nous, office du de déterminer ce qui est véritablement authentique tourisme, voyagiste ou consultant mar- (et ce qui ne l’est pas), mais de savoir quel authen- keting). tique est à la fois attractif pour les touristes et accep- Si le fonctionnement des mécanismes table par les populations d’accueil. de transmission est relativement mieux connu, cela ne permet de comprendre (28) Op. cit. ni pourquoi seuls certains objets cul- (29) Idem, p. 112. turels sont dits traditionnels, ni le méca- (30) Ibidem, p. 118. nisme de leur sélection ; ni, par consé- (31) Ibidem, p. 119. 50 E S PA C E S 2 2 8 • J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5
MARKETING Surtout, il est nécessaire de s’interroger sur qui acteurs du territoire exercent toutes décide de cet authentique acceptable et de comment leurs responsabilités, même s’ils sont les décisions sont prises. Se trouve ainsi confirmée accompagnés pour ce faire. Il s’agit l’idée selon laquelle, s’il doit y avoir une approche pour eux de choisir leurs cibles prio- marketing responsable du tourisme durable, face à ritaires, en harmonie avec les poten- l’ambiguïté de la demande d’authenticité des touristes tiels et les envies du territoire, puis de internationaux, celle-ci repose avant tout sur l’exi- déterminer leur positionnement mar- gence avec laquelle sera conduite l’analyse interne, keting. Une autre expression se sub- et sur la place qu’y prendront les acteurs locaux. Là stitue alors utilement au jargon mar- aussi, l’anthropologie peut nous suggérer quelques keting, pour une meilleure appropriation pistes méthodologiques. de la démarche : on parle d’identité touristique ou d’identité territoriale. LA CONSTRUCTION DE LA TRADITION Un marketing ainsi présenté affirme donc que c’est en restant fondamen- Ayant eu souvent à intervenir dans les zones peu talement soi-même, tout en compre- mises en tourisme des Alpes du Sud, ou dans le cadre nant les motivations de la clientèle de plusieurs opérations Grand Site National(32), nous ciblée, que l’on peut développer un avons toujours considéré que l’approche proposée tourisme maîtrisé et respectueux des par la démarche marketing permettait aux acteurs populations locales. locaux de maîtriser un tourisme par ailleurs inéluc- Les développements précédents nous table, du fait de l’héliotropisme des populations indiquent cependant que l’analyse d’Europe du Nord et des attraits naturels de ces sites. interne ne peut pas être conduite avec En matière de développement touristique territo- naïveté et bonnes intentions, et qu’elle rial, la démarche marketing préconisée a toujours mis doit prendre en compte la manière dont en avant l’extrême importance de l’analyse interne, la tradition est construite au présent très souvent sous-estimée par ailleurs, au profit de par les acteurs concernés. Pour ce faire, l’analyse externe et surtout de la prise en compte de l’approche ethnologique peut une nou- la demande. Il s’agit de conduire un diagnostic visant velle fois se révéler utile. à équilibrer les données issues de l’analyse interne (le Quand ils parlent de “construction potentiel, l’identité et les envies d’un territoire et de de la tradition”, les auteurs se situent ses habitants) et les données issues de l’analyse externe en général dans une perspective qui (les désirs du marché ; le contexte concurrentiel entre postule qu’une société, ou bien encore destinations ; les partenariats publics et privés pos- un groupe dominant à l’intérieur de sibles). cette société, effectue un tri sélectif Ce type d’intervention de marketing touristique dans son propre passé et décide de ce territorial repose sur deux temps forts au plan métho- qui est traditionnel, ou encore invente dologique. Tout d’abord, un temps important doit une tradition. être consacré à l’inventaire de l’offre – si possible plu- En effet, selon Gérard Lenclud(35), le ridisciplinaire(33) – et à sa réappropriation par les critère de l’“authentique” tradition acteurs locaux, souvent peu au fait des potentialités n’est pas son contenu, bien hypothé- touristiques réelles de leur territoire. Ensuite, la tiquement conservé en l’état, mais bien confrontation entre diagnostics interne et externe(34) l’autorité sociale de ceux qui ont reçu débouche sur une étape où il est essentiel que les pour mission (ou se sont donné à eux- mêmes la mission) de veiller sur elle, (32) Par exemple dans les Gorges du Tarn et de la Jonte. c’est-à-dire d’en user. (33) Ainsi, notre étude préalable à la création du parc naturel régional du Verdon a ras- De son côté, Eric Hobsbawm for- semblé une équipe comprenant les spécialistes suivants : marketing touristique, environ- mule un avertissement méthodologique nement, architecture-urbanisme-paysage, économie rurale, historien, géologue. aux chercheurs en sciences sociales, (34) La prise en compte des facteurs externes peut le plus souvent être faite à partir d’in- vestigations plus légères, ancrées dans une connaissance documentaire des tendances du souvent sollicités dans les processus marché et des offres concurrentes. d’invention de la tradition et qui doi- (35) Op. cit., p. 121. vent envisager les récupérations pos- J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5 • E S PA C E S 2 2 8 51
L’ANTHROPOLOGIE AU SERVICE DU MARKETING sibles de leur travail à des fins parfois de vivre une vie enracinée(38)”. douteuses(36). L’invention des traditions L’urbain occidental, en mal de tradition et de racines met particulièrement en lumière la rela- propres, en l’absence d’un sentiment de continuité tion que les hommes entretiennent avec avec un passé dans lequel il pourrait puiser, va donc leur passé et donc questionne la pra- se tourner vers la tradition des autres, son propre tique même des historiens alors que, monde rural dans un premier temps. Au fur et à justement, l’histoire est fréquemment mesure que la campagne occidentale se “globalise” convoquée pour légitimer la tradition. et que le prix du transport aérien baisse, il va puiser Ces remarques semblent remarqua- dans la tradition des autres peuples de la planète. blement identiques à celles qui sont formulées par les ethnologues fran- LA DIVERSITÉ DES ACTEURS FACE À çais(37) engagés dans les processus de LA MISE EN TOURISME DE L’AUTHENTICITÉ patrimonialisation et d’authentifica- tion des produits du terroir (comme, Donc, pour un marketing “naturellement impré- par exemple, l’AOC, appellation d’ori- gné” des attentes exprimées par la demande, com- gine contrôlée), des coutumes et des ment et par qui s’opère la construction de la tradi- traditions d’une communauté… donc tion, qu’elle soit inventée ou choisie ? de leur mise en marché. Si l’authenticité est une illusoire vérité originelle, Que valent ces avertissements pour la question reste de savoir qui a le pouvoir de l’énon- le marketing touristique ? Et quels cer. Dans le cadre d’un tourisme qui s’internationa- acteurs impliquer dans l’analyse interne lise, quels acteurs détiennent cette autorité dans les et dans le portage de l’offre ? sociétés autrefois pillées par le colonialisme et aujour- Aujourd’hui, dans certains territoires, d’hui convoitée par les acteurs du tourisme : les voya- l’affaiblissement du politique laisse le gistes (qu’ils se réclament d’une logique éthique et champ de plus en plus ouvert à la “loi solidaire ou d’une logique strictement mercantile), du marché” et aux entreprises com- les acteurs locaux, les agents de développement des merciales les plus puissantes, passées ONG, les touristes occidentaux scrutés par les spé- maîtres dans la maîtrise du marketing. cialistes de marketing, les consultants engagés dans Il faut donc garder en mémoire l’aver- des programmes internationaux de développement ? tissement méthodologique des anthro- La première responsabilité d’un marketing res- pologues en se posant les questions sui- ponsable au service du développement touristique vantes : qui dirige le développement durable est donc de porter une attention soutenue au touristique des destinations authen- choix de ses interlocuteurs locaux : quels vont être tiques et qui décide de cette authenti- les acteurs pris en compte et impliqués dans les pro- cité ? cessus d’analyse interne ? qui va mettre au jour les Si on accepte l’hypothèse anthro- traditions, et qui va les porter ? qui seront les garants pologique que ce que recherchent les de l’“authentique” mais aussi de son évolution ? touristes dans la tradition de l’Autre La réflexion de Noël Barbe, conseiller pour l’eth- nous renseigne mieux sur les touristes eux-mêmes que sur les populations (36) Voir aussi l’ouvrage d’Hermann Bausinger montrant le lien, en Allemagne, entre le d’accueil, il faudra se méfier des dik- national-socialisme, la mise en valeur des produits régionaux (artisanat et tourisme) et l’ethnologie (Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande, éd.de la Maison tats de la demande, d’autant que, selon des sciences de l’homme, 1993). Véronique Cova et Bernard Cova, il (37) Voir notamment : importe de considérer l’individu – Jean-Pierre WARNIER (dir.), Le Paradoxe de la marchandise authentique, Imaginaire et consommation de masse, L’Harmattan, 1994 ; moderne non comme un consomma- – Laurence BÉRARD et Philippe MARCHENAY, “Lieux, temps et preuves, La construction teur passif de symboles, mais aussi sociale des produits du terroir”, Terrain, 24, mars 1995, pp. 153-164 ; – Laurence BÉRARD, Claire DELFOSSE et Philippe MARCHENAY, “Les produits de terroir : à la comme un producteur actif de sens qui recherche de l’expertise”, Ethnologie française, n° 34, 2004, pp. 591-600 ; cherche à compenser le déracinement – Muriel FAURE, “Un produit agricole affiné en objet culturel, Le fromage beaufort dans les Alpes du Nord”, Terrain, n° 33, septembre 1999, pp. 81-92 ; ressenti dans la vie contemporaine et – Denis CHEVALLIER, Isac CHIVA et François DUBOST, L’Invention du patrimoine rural, Vives qui trouve “dans les expériences de campagnes, collection Mutations, n° 194, éd. Autrement, 2000. reconstruction du passé local un moyen (38) Op. cit., p. 34. 52 E S PA C E S 2 2 8 • J U I L L E T- A O Û T 2 0 0 5
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