Aux racines de la cognition mathématique : comment les quantités numériques sont liées à l'espace dans l'esprit humain - Brain, Behavior ...

La page est créée Oceane Germain
 
CONTINUER À LIRE
Aux racines de la cognition mathématique : comment les quantités numériques sont liées à l'espace dans l'esprit humain - Brain, Behavior ...
Aux racines de la cognition mathématique :

            Aux racines de la cognition mathématique :
            comment les quantités numériques sont
            liées à l’espace dans l’esprit humain
                                                                                             • M.-L. Gardes
                                                                                             • J. Prado

    Pourquoi certaines personnes arrivent à ré-           dernière tâche s’apparentait au jeu du Tangram
soudre des problèmes mathématiques très com-              et consistait à reproduire des motifs donnés au
plexes alors que d’autres ont des difficultés à cal-      moyen de 16 cubes colorés dans un temps limité.
culer des opérations arithmétiques très simples ?         Cette tâche est souvent utilisée en psychologie pour
En d’autres termes, qu’est-ce qui détermine que cer-      mesurer ce qui est dénommé « capacité spatiale »
tains individus ont des capacités en mathématiques        dans les tests d’intelligence, c’est-à-dire la capa-
supérieures à d’autres ? Cette question est fonda-        cité d’imaginer et de manipuler des formes et des
mentale à l’étude de la cognition numérique, c’est-       relations dans l’espace. Les résultats montrent plu-
à-dire la discipline qui s’intéresse à la façon dont      sieurs éléments intéressants. Premièrement, et de
les quantités numériques (et plus généralement cer-       façon peu surprenante, les performances des doc-
tains concepts mathématiques liés au nombre) sont
représentées et traités dans notre esprit.

    Récemment, pour essayer de répondre à cette
                                                          FT
                                                          torants du département de Mathématiques étaient
                                                          significativement supérieures à celles des étudiants
                                                          du département de Sciences Humaines sur la tâche
                                                          de mathématiques avancées. Deuxièmement, et de
                                                          façon peut-être plus surprenante étant donnée la
question, des chercheurs de l’université d’Oxford
                                  A
au Royaume-Uni ont mené une expérience tout à             simplicité de la tâche, les étudiants du département
fait originale [15]. Le but était de déterminer quelles   de Mathématiques étaient en moyenne significa-
compétences de base sous-tendent les capacités            tivement plus précis à placer les nombres sur la
                               DR

mathématiques les plus avancées, notamment chez           ligne numérique que les étudiants du département
des individus experts en mathématiques. Pour ce           de Sciences Humaines. En fait, les performances
faire, les chercheurs ont demandé à des étudiants         des participants sur cette tâche étaient un très
en doctorat des départements de Mathématiques             bon prédicteur statistique de l’appartenance des
et de Sciences Humaines de l’université de se prêter      participants au département (Mathématiques ver-
à une expérience. Les participants devaient effec-        sus Sciences Humaines). Mais le résultat le plus
tuer trois tâches. La première tâche visait à compa-      important est sans nul doute que la différence
rer les compétences mathématiques avancées des            de performance entre étudiants des deux dépar-
étudiants des deux départements. Les participants         tements sur la ligne numérique n’était plus statis-
devaient estimer le résultat d’opérations arithmé-        tiquement significative lorsque les performances
tiques complexes (par exemple 546 ÷ 33, 5) dans           sur la tâche spatiale étaient prises en compte. En
un temps imparti. La deuxième tâche était beau-           d’autres termes, les différences de performance sur
coup plus simple et consistait à placer un nombre         la ligne numérique semblaient être principalement
sur une droite dont seules les extrémités étaient         déterminées par des différences de capacités spa-
indiquées. Par exemple, les participants devaient         tiales, les étudiants en Mathématiques ayant des
placer le nombre 689 sur une droite dont une ex-          capacités spatiales supérieures en moyenne aux
trémité indiquait 0 et l’autre 1000. La précision des     étudiants en Sciences Humaines.
placements sur cette ligne numérique était systé-
matiquement mesurée en évaluant la différence de
positions entre celle du nombre placé par le partici-
pant et celle où le nombre se trouve réellement. La

Compilé le 14 septembre 2018                     SMF – GAZETTE                                              1
Aux racines de la cognition mathématique : comment les quantités numériques sont liées à l'espace dans l'esprit humain - Brain, Behavior ...
Des liens forts entre espace et                              Figure 1 – Stimuli utilisés pour mesurer les
capacités numériques                                         capacités spatiales des bébés. D’après [10].

    Ce résultat est peut-être l’un des plus récents
d’une longue série d’études mettant en relation
capacités spatiales et performances en mathéma-
tiques. En effet, il est maintenant relativement bien
établi que les capacités spatiales sont un bien
meilleur prédicteur statistique de l’apprentissage
des mathématiques que les capacités verbales (re-
présentées par exemple par le vocabulaire ou la
capacité de faire des analogies entre différents
mots) [19, 1]. Comme reflété dans l’étude décrite
ci-dessus, les individus qui font des études supé-
rieures dans le domaine des mathématiques ont
également tendance à avoir des capacités spatiales
supérieures à la moyenne de la population [1]. En             Pourquoi ce lien entre espace et mathéma-
fait, ce lien entre capacités spatiales et appren-        tiques ? Bien sûr, il existe des explications plus ou
tissage des mathématiques s’observe dès les pre-          moins triviales. Clairement, les compétences spa-
mières années de la vie. Une expérience intéres-          tiales jouent un rôle évident en géométrie, où des
sante en donne un exemple. Des chercheurs amé-            modèles en deux ou trois dimensions doivent par
ricains ont tenté de mesurer des différences d’ap-        exemple être créés et manipulés dans l’espace.
titudes spatiales chez des bébés âgés de 6 à 13           Comprendre la notation positionnelle dans le sys-
mois [10]. Pour ce faire, les chercheurs ont montré       tème numérique hindo-arabe nécessite également
aux bébés une série de flux vidéo mis côte à côte.
Les deux flux présentaient une pièce de Tetris qui
changeait d’orientation au cours de chaque présen-
                                                      FT
tation (Figure 1). Dans l’un de ces flux, la forme pou-
                                                          de traiter des informations spatiales. Ajouter, sous-
                                                          traire, multiplier et diviser des nombres à plusieurs
                                                          chiffres sur une feuille de papier implique égale-
                                                          ment de positionner les nombres dans l’espace.
                                                          Mais la contribution des capacités spatiales à la
vait parfois devenir une image miroir. Dans l’autre
                              A
flux, la forme n’était jamais une image miroir. L’expé-   cognition numérique pourrait ne pas se limiter à
rience visait à déterminer le temps que chaque bébé       ces exemples. En fait, il est probable que les capa-
passait à regarder l’un ou l’autre des flux. L’idée       cités spatiales soient au cœur même du dévelop-
                                                          pement de la pensée mathématique chez l’enfant.
                           DR

était que les bébés qui avaient les meilleures capa-
cités spatiales étaient sûrement ceux qui pouvaient       En effet, de plus en plus de recherches indiquent
détecter le plus facilement que l’un des flux avait       qu’un codage spatial semble sous-tendre la repré-
une image en miroir, et donc passer plus de temps         sentation des quantités numériques. Cela pourrait
à regarder ce flux par rapport à l’autre. Les cher-       expliquer pourquoi les enfants ayant de faibles ha-
cheurs ont ainsi pu observer qu’effectivement il y        biletés spatiales ont souvent des difficultés avec
avait une variabilité importante dans le temps que        les mathématiques et pourquoi une faible capacité
chaque bébé passait à regarder le flux avec l’image       spatiale est une caractéristique des enfants ayant
en miroir, certains le regardant beaucoup plus que        des difficultés d’apprentissage des mathématiques
d’autres. Mais le résultat le plus impressionnant ré-     (un trouble appelé dyscalculie) [18].
side dans ce que les chercheurs ont découvert lors-
qu’ils ont rappelé ces mêmes enfants au laboratoire
trois ans plus tard. Le temps passé à regarder le         La représentation spatiale des
flux avec l’image miroir lors de la première visite au    grandeurs numériques
laboratoire était corrélé aux apprentissages numé-
riques (comme le comptage, la lecture de nombres             L’une des premières études démontrant que les
en écriture chiffrée ou l’arithmétique simple) des        nombres sont encodés de façon spatiale dans le
enfants lorsqu’ils avaient 4 ans ! En d’autres termes,    cerveau humain provient d’une expérience menée
les capacités spatiales des enfants en tant que bé-       en 1993 par Stanislas Dehaene et ses collabora-
bés prédisaient statistiquement leurs capacités en        teurs [2]. Les chercheurs voulaient étudier la fa-
mathématiques plus tard à l’école maternelle.             çon dont les adultes traitent les nombres pairs et

2                                                SMF – GAZETTE                     Compilé le 14 septembre 2018
Aux racines de la cognition mathématique : comment les quantités numériques sont liées à l'espace dans l'esprit humain - Brain, Behavior ...
Aux racines de la cognition mathématique :

impairs. Ainsi, ils ont présenté à des participants       Dans la première partie, les chercheurs ont pré-
adultes des nombres de 0 à 9 sur un écran d’ordina-       senté à ces nouveau-nés des extraits sonores de
teur. Les participants devaient décider si le nombre      syllabes répétées, tels que « ba » ou « ta ». Certains
était pair ou impair. Dans une partie de l’expérience,    bébés en écoutaient 6 et d’autres 18. Les nourris-
les participants appuyaient sur une touche située         sons voyaient ensuite des lignes de tailles diffé-
à gauche du clavier si le nombre était impair et sur      rentes sur un écran. Ceux qui avaient entendu 6
une touche située à droite du clavier si le nombre        syllabes voyaient une ligne courte, alors que ceux
était pair. Ceci était inversé au cours de la deuxième    qui en avaient entendu 18 voyaient une ligne plus
moitié de l’expérience, de sorte que la touche im-        longue. Dans la deuxième partie de l’expérience, les
paire était située sur le côté droit et la touche paire   chercheurs présentaient 18 syllabes aux nourris-
sur le côté gauche. Les chercheurs ont fait une dé-       sons qui avaient précédemment entendu 6 syllabes.
couverte frappante qui n’avait en fait pas grand-         Puis ils leur montraient successivement deux lignes
chose à voir avec la parité : les petits nombres (par     longues, l’une située à gauche et l’autre à droite
exemple 1, 2 ou 3) étaient traités significativement      de l’écran (l’ordre de présentation était aléatoire).
plus rapidement lorsque les participants appuyaient       Les chercheurs se sont aperçus que les nourris-
sur la touche gauche que sur la touche droite du          sons accordaient en moyenne une attention plus
clavier alors que les grands nombres (par exemple         longue à la ligne située à droite que celle située
7, 8 ou 9) étaient traités significativement plus rapi-   à droite de l’écran (de manière statistiquement si-
dement lorsque les participants appuyaient sur la         gnificative). L’expérience était répétée sur les nour-
touche droite que sur la touche gauche du clavier.        rissons qui avaient au départ entendu 18 syllabes.
Tout se passe donc comme si les participants imagi-       On leur présentait maintenant 6 syllabes et deux
naient que les petits nombres étaient à gauche de         lignes courtes, l’une à gauche et à droite de l’écran.
l’espace et les grands nombres à droite. Cette expé-      Ces nourrissons accordaient en moyenne une at-
rience a été la première à suggérer que les nombres       tention plus longue à la ligne située à gauche que
pouvaient être organisés spatialement dans l’esprit
humain, avec des quantités de taille croissante al-
lant de gauche à droite. Cette idée est théorisée
dans la littérature par le concept de « ligne mentale
numérique » [7].
                                  A                       FT
                                                          celle située à gauche de l’écran. En clair, tout se
                                                          passe comme si les nourrissons associaient les pe-
                                                          tites quantités avec l’espace gauche et les grandes
                                                          quantités avec l’espace droit. Ce résultat peut pa-
                                                          raitre surprenant mais il est en fait cohérent avec
    L’une des questions majeures que l’on peut se         une autre étude, menée cette fois-ci chez le pous-
poser est de savoir si cette organisation spatiale        sin [14].
des nombres dans l’esprit de participants adultes             Dans cette deuxième expérience, des cher-
                               DR

résulte simplement de facteurs culturels, comme le        cheurs entrainaient des poussins dans une cage
fait de lire de gauche à droite. Beaucoup d’études        à chercher de la nourriture derrière un cache sur
se sont donc intéressées à mesurer les associa-           lequel étaient indiqués 5 points (Figure 2). Une fois
tions entre nombres et espace dans différents types       cet entrainement terminé, les poussins étaient mis
de populations (dont certaines lisant de droite à         dans une cage différente au sein de laquelle deux
gauche). Même s’il apparait clairement que les fac-       caches étaient disposés, l’un à gauche et l’autre à
teurs culturels influencent les associations entre        droite. Sur ces caches était indiqué un nombre de
nombres et espace (par exemple certaines études           points différent de celui que les poussins avaient
ont montré que les individus lisant de droite à           pu voir lors de l’entrainement. Dans une condition,
gauche ont une tendance à davantage associer les          les caches montraient 2 points (ce qui représentait
petites quantités à l’espace droit [4]), des études       donc une quantité plus petite que 5) et dans l’autre
récentes suggèrent que cette organisation spatiale        8 points (ce qui représentait donc une quantité plus
est aussi (du moins en partie) indépendante de            grande que 5). L’idée était d’observer si, dans ce
la culture. En d’autres termes, il se pourrait que        choix forcé, les poussins allaient en moyenne plu-
l’on naisse au monde avec des quantités numé-             tôt dans une direction que dans une autre. Et c’est
riques organisées de gauche à droite dans notre           effectivement ce qui a été observé. Les poussins (en-
esprit. Deux expériences supportent notamment             trainés avec 5 points) allaient plus souvent (de fa-
cette hypothèse. Dans la première expérience, les         çon statistiquement significative) à gauche dans la
chercheurs se sont demandés si des nouveau-nés,           cage avec 2 points alors qu’ils allaient plus souvent
âgés d’à peine 45 heures en moyenne, avaient              (de façon statistiquement significative) à droite qu’à
déjà une association entre quantités numériques et        gauche dans la cage avec 8 points. L’expérience a
espace [6]. L’expérience comportait deux parties.         ensuite été répétée en entrainant les poussins à

Compilé le 14 septembre 2018                     SMF – GAZETTE                                                3
Aux racines de la cognition mathématique : comment les quantités numériques sont liées à l'espace dans l'esprit humain - Brain, Behavior ...
aller chercher de la nourriture derrière un cache        qu’ils allaient plus à droite qu’à gauche dans la cage
comprenant 20 points. Cette fois-ci, ils étaient en-     avec 32 points. En d’autres termes, tout comme les
suite mis dans une cage avec des caches sur les-         nouveau-nés, les poussins semblent associer de pe-
quels étaient inscris 8 points (ce qui représentait      tites et grandes quantités à gauche et à droite de
une quantité plus petite que 20) ou 32 points (ce        l’espace (respectivement). Ainsi, l’organisation spa-
qui représentait une quantité plus grande que 20).       tiale des nombres (de gauche à droite) dans l’esprit
Dans ce contexte, les poussins allaient plus sou-        humain pourrait être très primitive et ne pas avoir
vent à gauche dans la cage avec 8 points alors           grand-chose à voir avec la culture.

    Figure 2 – L’association entre espace et quantités numériques chez le poussin. (A) Un poussin est
    entrainé à chercher de la nourriture derrière la quantité « 5 ». (B) Le poussin choisi d’aller chercher
    de la nourriture à gauche lorsque les caches indiquent la quantité « 2 ». (C) Le poussin choisi d’aller
    chercher de la nourriture à droite lorsque les caches indiquent la quantité « 8 ». D’après [14].

                             A                      FT
                          DR

Espace et arithmétique élémentaire                       (irmf), des chercheurs ont mesuré l’activité céré-
                                                         brale de participants adultes pendant qu’ils résol-
                                                         vaient des additions et des soustractions [8]. Ils ont
    À première vue, il n’est pas évident de voir dans    découvert que les régions du cerveau qui étaient
quelle mesure cette organisation spatiale des quan-      activées lors de la résolution d’additions étaient
tités numériques pourrait affecter la manipulation       semblables aux régions du cerveau qui étaient ac-
de ces quantités chez les adultes. Par exemple, nous     tivées lorsque les mêmes participants déplaçaient
n’avons certainement pas le sentiment de manipu-         leurs yeux vers le côté droit de l’espace. Inverse-
ler les nombres dans l’espace si nous devons calcu-      ment, les régions cérébrales qui étaient activées
ler 2 + 3 ou 7 − 3. Pourtant, des études suggèrent       pendant la résolution de soustractions étaient sem-
que notre cerveau pourrait s’appuyer sur des intui-      blables aux régions cérébrales qui étaient activées
tions spatiales pour résoudre ce type de problèmes       lorsque les participants déplaçaient leurs yeux vers
arithmétiques. Par exemple, grâce à la technique de      le côté gauche de l’espace. Par conséquent, pour
l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle

4                                               SMF – GAZETTE                      Compilé le 14 septembre 2018
Aux racines de la cognition mathématique : comment les quantités numériques sont liées à l'espace dans l'esprit humain - Brain, Behavior ...
Aux racines de la cognition mathématique :

notre cerveau, résoudre une addition pourrait être      mêmes puissent activer automatiquement des ré-
comparable à déplacer son attention vers le côté        gions cérébrales impliquées dans l’attention spa-
droit d’une ligne mentale numérique, alors que ré-      tiale [12]. Nous avons donc présenté à des partici-
soudre une soustraction pourrait évoquer un mou-        pants des opérateurs arithmétiques comme le signe
vement vers la gauche le long de cette ligne. Par       de l’addition alors que leur activité cérébrale était
exemple, la résolution de 5 + 3 ou de 5 − 3 peut être   mesurée par la technique de l’irmf. Nous avons pu
conceptualisée comme un déplacement de 3 unités         voir que la simple perception du signe de l’addition
à droite ou à gauche du nombre 5.                       activait un réseau de régions cérébrales normale-
    Cette hypothèse a été confirmée par d’autres        ment impliquées dans l’attention spatiale (Figure 4).
études conduites dans notre laboratoire. Dans une       Plus précisément, tout se passe un peu comme si,
étude récente, nous avons demandé à des adultes         pour notre cerveau, le signe de l’addition représente
de résoudre à voix haute des opérations arithmé-        un indice indiquant la nécessité de déplacer son at-
tiques simples présentées sur un écran d’ordina-        tention sur la droite d’une ligne mentale numérique.
teur [11]. Ces opérations étaient présentées de             Figure 4 – Régions cérébrales activées lors
façon séquentielle, avec tout d’abord le premier            de la perception du signe « + » (tâches
opérande, puis l’opérateur, et enfin le second opé-         rouges) et régions cérébrales activées lors
rande. Alors que le premier opérande et l’opérateur         d’un déplacement des yeux (lignes oranges)
étaient présentés au centre de l’écran, nous pré-           D’après [12].
sentions le second opérande soit à gauche soit à
droite du centre de l’écran (Figure 3). Nous avons
pu constater que les additions simples comme
2 + 3 tendaient à être résolues plus rapidement (en
moyenne) lorsque le deuxième opérande était pré-
senté à droite qu’à gauche du centre de l’écran.
L’effet inverse était observé pour les soustractions
simples, avec une résolution plus rapide lorsque le
deuxième opérande était présenté à gauche qu’à
droite. Par conséquent, l’organisation spatiale des
quantités numériques dans le cerveau pourrait
                                  A                     FT
avoir de profondes conséquences sur de nombreux
aspects des compétences mathématiques, et y com-
pris sur la façon dont nous résolvons les opérations
                               DR

arithmétiques les plus simples.
   Figure 3 – Exemple de présentation d’une
   opération arithmétique dans l’expérience de
   [11].

                                                        L’importance des associations entre
                                                        nombres et espace pour
                                                        l’apprentissage des mathématiques
                                                            Plusieurs études indiquent que la qualité des as-
                                                        sociations entre nombres et espace est essentielle
                                                        à l’apprentissage des mathématiques dès le plus
                                                        jeune âge chez les enfants. Par exemple, à mesure
                                                        que les enfants se familiarisent avec les symboles
                                                        numériques à l’école primaire, ils augmentent la
   La force de ce lien entre arithmétique et es-        précision de leur représentation des nombres dans
pace est également observable dans le cerveau.          l’espace [16]. Ceci est généralement évalué avec
Dans une autre expérience récente, nous avons           des tâches dans lesquelles on demande aux en-
par exemple voulu savoir si ces associations entre      fants de positionner un nombre donné sur une ligne
opérations arithmétiques et espace avaient pour         tracée sur une feuille de papier, avec 0 ou 1 à une
conséquence que les opérateurs arithmétiques eux-       extrémité et un nombre plus grand (généralement

Compilé le 14 septembre 2018                    SMF – GAZETTE                                              5
Aux racines de la cognition mathématique : comment les quantités numériques sont liées à l'espace dans l'esprit humain - Brain, Behavior ...
variant de 10 à 1 000) à l’autre extrémité (Figure 5).   muler les capacités spatiales des enfants pendant
Les enfants plus jeunes ont tendance à surestimer        l’apprentissage des mathématiques. Par exemple,
la position des nombres relativement petits, les pla-    une étude a révélé une amélioration de la perfor-
çant trop à droite (par exemple, ils ont tendance        mance en arithmétique des enfants de 6 à 8 ans
à mettre 8 à la place de 30). Ceci a pour effet de       après la pratique d’une tâche s’assimilant à un jeu
pousser les grands nombres vers la fin de la ligne.      de Tangram [16]. L’amélioration était observée pour
On parle donc de représentation logarithmique des        les problèmes « à trou », comme 2 + _ = 5. D’autres
nombres sur la ligne. Avec l’âge et l’expérience, ces    études ont montré que l’amélioration de la repré-
erreurs disparaissent et les enfants vont progres-       sentation spatiale des nombres peut avoir plusieurs
sivement adopter une représentation plus linéaire        avantages pour les enfants. Par exemple, le fait de
et plus précise sur toute la ligne. On parlera donc      donner un feedback correctif aux enfants lorsqu’ils
de représentation linéaire des nombres sur la ligne.     se trompent dans le placement d’un nombre sur
Il est intéressant de noter que la « linéarité » de la   une ligne numérique leur permet de recalibrer re-
ligne numérique est non seulement un très bon pré-       lativement rapidement les positions des nombres
dicteur statistique des capacités spatiales des en-      sur la ligne. L’entrainement à ce type de tâches est
fants mais est aussi corrélée à leurs compétences        également associé à des réductions d’activité dans
numériques [16].                                         plusieurs régions du cerveau, ce qui pourrait indi-
    Figure 5 – Performance d’enfants de ce1 et           quer une automatisation des processus impliqués
    cm1 lors d’une tâche de ligne numérique. En          dans les associations entre nombres et espace [9].
    haut, exemple de ligne numérique et de ques-             Mais il est important de noter que l’amélioration
    tion. En bas, valeur estimée par des enfants         de cette représentation des nombres dans l’espace
    de ce1 et cm1 en fonction de la valeur réelle.       peut également se faire par des activités à la mai-
                                                         son. Notamment, les jeux de société dans lesquels
                                                         les enfants naviguent le long d’un agencement sé-
                                                     FT  quentiel de cases numérotées, comme le jeu de
                                                         l’oie, peuvent être très bénéfiques. Par exemple, des
                                                         chercheurs ont demandé à des enfants à la ma-
                                                         ternelle de jouer à un jeu de société dans lequel
                                                         ils devaient déplacer un jeton de gauche à droite
                             A
                                                         d’une séquence de cases numérotés [17] (Figure 6).
                                                         Les chercheurs ont constaté que, par rapport à un
                                                         jeu de plateau dans lequel les cases n’étaient pas
                          DR

                                                         numérotées mais simplement colorées, jouer à ce
                                                         jeu de plateau numéroté conduisait à des améliora-
                                                         tions statistiquement significatives dans diverses
                                                         compétences comme le comptage, l’identification
                                                         des nombres écrits, la comparaison de grandeurs
                                                         et la linéarité de la ligne numérique dont nous par-
                                                         lions précédemment. Cela pourrait s’expliquer par
                                                         le fait que jouer à des jeux de société dans les-
                                                         quels les enfants déplacent un jeton le long d’une
                                                         séquence de cases numérotées peut leur fournir
                                                         plusieurs indices importants lorsqu’ils apprennent
                                                         les grandeurs numériques. Ainsi, comme le dit l’un
                                                         des chercheurs impliqués dans cette découverte,
                                                         « plus grand est le nombre indiqué dans une case,
                                                         plus grand est (a) le nombre de mouvements du
Utiliser l’espace pour développer les                    jeton que l’enfant doit faire pour l’atteindre, (b) le
compétences numériques                                   nombre de mots-nombres que l’enfant dit avant de
                                                         l’atteindre, (c) la distance parcourue à partir de l’ori-
    Le lien entre les associations nombres et espace     gine pour l’atteindre, et (d) le temps que l’enfant met
et les compétences en mathématiques suggère na-          pour l’atteindre » [16]. Le fait que la représentation
turellement qu’il pourrait être intéressant de sti-      des nombres dans l’espace peut être stimulée de

6                                               SMF – GAZETTE                       Compilé le 14 septembre 2018
Aux racines de la cognition mathématique : comment les quantités numériques sont liées à l'espace dans l'esprit humain - Brain, Behavior ...
Aux racines de la cognition mathématique :

façon explicite a également été démontré par une                      Conclusion
expérience récente. Dans cette expérience, les cher-
cheurs ont demandé à des enfants de maternelle                            En résumé, la recherche en psychologie et en
de comparer des quantités numériques tout en ef-                      neurosciences met en évidence un lien très clair
fectuant des mouvements harmonieux du corps sur                       entre les capacités spatiales et les habiletés numé-
un tapis de danse (par exemple déplacer leur pied                     riques. Cela amène certains chercheurs à faire l’hy-
vers la gauche pour les plus petits nombres et vers                   pothèse que « les objets mathématiques peuvent
la droite pour les plus grands nombres) [5]. Par                      trouver leur origine ultime dans des intuitions fon-
rapport à une activité dans laquelle aucun mouve-                     damentales sur l’espace, le temps et le nombre qui
ment dans l’espace était requis, les chercheurs ont                   ont été intériorisées au cours de millions d’années
constaté que ce programme basé sur un entraîne-                       d’évolution dans un environnement structuré et qui
ment sensoriel-moteur spatial a permis d’améliorer                    émergent tôt dans l’ontogénie, indépendamment
de façon statistiquement significative les compé-                     de l’éducation » [3]. Même si cette hypothèse est
tences en mathématiques ainsi que la linéarité de                     débattue [13], il n’en reste pas moins que le lien
la ligne numérique.                                                   entre le développement de la pensée mathématique
   Figure 6 – Exemple de jeu de plateau me-                           chez l’enfant et les habiletés spatiales semble indé-
   nant à une amélioration des capacités nu-                          niable. Ceci offre de multiples pistes pour favoriser
   mériques chez des enfants de maternelle.                           l’émergence et la construction des compétences en
   D’après [17].                                                      mathématiques grâce à l’utilisation d’activités fai-
                                                                      sant appel aux capacités spatiales des enfants. Plus
                                                                      généralement, les résultats de ces recherches four-
                                                                      nissent aussi un bon exemple de la façon dont les
                                                                      sciences cognitives peuvent enrichir les recherches
                                                                      sur l’apprentissage des mathématiques.
                                      A                             FT
   Références
                                   DR

    [1]   V. Crollen et M.-P. Noël. « How Does Space Interact with Numbers? » In : Visual-spatial Ability in STEM Education.
          Springer, 2017, p. 241–263.
    [2]   S. Dehaene, S. Bossini et P. Giraux. « The mental representation of parity and number magnitude ». Journal of Experi-
          mental Psychology: General 122, no 3 (1993), p. 371.
    [3]   S. Dehaene et al. « Log or linear? Distinct intuitions of the number scale in Western and Amazonian indigene cultures ».
          science 320, no 5880 (2008), p. 1217–1220.
    [4]   M. H. Fischer et S. Shaki. « Spatial associations in numerical cognition—From single digits to arithmetic ». The Quarterly
          Journal of Experimental Psychology 67, no 8 (2014), p. 1461–1483.
    [5]   U. Fischer et al. « Sensori-motor spatial training of number magnitude representation ». Psychonomic bulletin & review
          18, no 1 (2011), p. 177–183.
    [6]   M. D. de Hevia et al. « At Birth, Humans Associate “Few” with Left and “Many” with Right ». Current Biology 27, no 24
          (2017), p. 3879–3884.
    [7]   E. M. Hubbard et al. « Interactions between number and space in parietal cortex ». Nature Reviews Neuroscience 6, no 6
          (2005), p. 435.
    [8]   A. Knops et al. « Recruitment of an area involved in eye movements during mental arithmetic ». Science 324, no 5934
          (2009), p. 1583–1585.
    [9]   K. Kucian et al. « Mental number line training in children with developmental dyscalculia ». NeuroImage 57, no 3 (2011),
          p. 782–795.
   [10]   J. E. Lauer et S. F. Lourenco. « Spatial processing in infancy predicts both spatial and mathematical aptitude in
          childhood ». Psychological science 27, no 10 (2016), p. 1291–1298.

Compilé le 14 septembre 2018                              SMF – GAZETTE                                                                7
[11]   R. Mathieu et al. « Running the number line: Rapid shifts of attention in single-digit arithmetic ». Cognition 146 (2016),
           p. 229–239.
    [12]   R. Mathieu et al. « What’s Behind a “+” Sign? Perceiving an Arithmetic Operator Recruits Brain Circuits for Spatial
           Orienting ». Cerebral Cortex (2017), p. 1–12.
    [13]   R. E. Núñez. « Is there really an evolved capacity for number? » Trends in cognitive sciences 21, no 6 (2017), p. 409–424.
    [14]   R. Rugani et al. « Number-space mapping in the newborn chick resembles humans’ mental number line ». Science 347,
           no 6221 (2015), p. 534–536.
    [15]   F. Sella et al. « Basic and advanced numerical performances relate to mathematical expertise but are fully mediated by
           visuospatial skills. » Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition 42, no 9 (2016), p. 1458.
    [16]   R. S. Siegler. « Magnitude knowledge: The common core of numerical development ». Developmental science 19, no 3
           (2016), p. 341–361.
    [17]   R. S. Siegler et G. B. Ramani. « Playing linear numerical board games promotes low-income children’s numerical
           development ». Developmental science 11, no 5 (2008), p. 655–661.
    [18]   D. Szűcs et U. Goswami. Developmental dyscalculia: fresh perspectives. 2013.
    [19]   J. Wai, D. Lubinski et C. P. Benbow. « Spatial ability for STEM domains: Aligning over 50 years of cumulative psychological
           knowledge solidifies its importance. » Journal of Educational Psychology 101, no 4 (2009), p. 817.

                     Marie-Line Gardes
                       Institut des Sciences Cognitives Marc Jeannerod, umr 5304, Centre National de la Recherche Scientifique
                       (cnrs) & université de Lyon
                       marie-line.gardes@univ-lyon1.fr

                     Jérôme Prado

                       (cnrs) & université de Lyon
                       jprado@isc.cnrs.fr
                                   A                             FT
                       Institut des Sciences Cognitives Marc Jeannerod, umr 5304, Centre National de la Recherche Scientifique

    Nous tenons à remercier Raphaël Rossignol pour sa lecture critique de cet article.
                                DR

8                                                           SMF – GAZETTE                              Compilé le 14 septembre 2018
Vous pouvez aussi lire