Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses - OpenEdition Journals
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Babel Littératures plurielles 39 | 2019 L’imaginaire des grands espaces américains Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses Yang Zhen Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/babel/7392 DOI : 10.4000/babel.7392 ISSN : 2263-4746 Éditeur Université du Sud Toulon-Var Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2019 Pagination : 247-282 ISSN : 1277-7897 Référence électronique Yang Zhen, « Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses », Babel [En ligne], 39 | 2019, mis en ligne le 15 décembre 2019, consulté le 27 janvier 2020. URL : http:// journals.openedition.org/babel/7392 ; DOI : 10.4000/babel.7392 Ce document a été généré automatiquement le 27 janvier 2020. Licence Creative Commons Babel. Littératures plurielles est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 1 Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses Yang Zhen La critique de Baudelaire en Chine 1 La Chine du début du XXe siècle a connu une révolution profonde sur le plan intellectuel. Les valeurs confucéennes traditionnelles sont mises en question au profit des courants intellectuels modernes. Des écrivains et des critiques littéraires occidentaux et japonais sont introduits en Chine pour fabriquer une nouvelle littérature chinoise dite moderne. C’est dans ce contexte que Baudelaire entre pour la première fois en contact avec l’Empire du Milieu. Quelle image la Chine de l’époque se 2 fait-elle de Baudelaire et en quoi le poète peut-il contribuer à illustrer les valeurs chinoises modernes ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles cet article tentera de répondre1. 3 Le nom de Baudelaire apparaît pour la première fois en Chine en 1920. Dans une lettre publiée le 15 mars 1920 dans Shaonian Zhongguo [Jeune Chine], Guo Moruo (1892-1978), qui deviendra plus tard un poète romantique reconnu, confesse qu’il est plus décadent que Baudelaire car, accablé par la misère de la vie, il veut se suicider 2. Le poète chinois vulgarise le mot décadence. Néanmoins, l’image d’un Baudelaire décadent paraît déjà une idée reçue pour les lettrés chinois de 1921 et le mot chinois tuifei que Guo Moruo emploie pour traduire décadence deviendra par la suite la traduction chinoise attitrée du terme français. 4 Dans « Faguo liangge shiren de jinianji - Fanerlun yu Baotaolaier » [À la mémoire de deux poètes français - Verlaine et Baudelaire], publié par Teng Gu (1901-1941) le 14 novembre 1921 dans Shishi xinbao [Le Nouveau Journal des actualités], l’auteur considère Baudelaire comme le représentant par excellence de l’art de la décadence, en se fondant sur deux thèmes majeurs de ses œuvres : la douleur et la mort. Teng Gu se Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 2 réfère là à deux critiques étrangers dont les commentaires ont beaucoup influencé la Chine : Kuriyagawa Hakuson (1880-1923) et Cesare Lombroso (1835-1909). Teng Gu reprend presque littéralement le premier, écrivant à propos du « Mort joyeux » : « La mort et la décadence, la charogne et le sang constituent l’ambiance de ses poèmes. On y perçoit le beau dans l’horrible. Après l’apparition des fameuses Fleurs du mal, on l’appelle “livre de l’enfer” et “Bible criminelle” ». Le même extrait est paru dans Jindai wenxue shijiang [Dix conférences sur la littérature moderne], traduit en chinois par Luo Dixian en 19223. D’autres œuvres du critique japonais ont également été traduites en chinois, où Baudelaire est évoqué à plusieurs reprises. 5 Cesare Lombroso, aliéniste italien, est directement cité par Teng Gu quand il aborde la famille maladive à laquelle Baudelaire appartient : « Il descend d’une famille de fous. Il est le type du fou le plus possédé de la manie des grandeurs. On peut dire qu’il est atteint d’hyperesthésie et à la fois d’apathie »4. Teng Gu a donc lu au moins le début du développement consacré à Baudelaire dans L’Homme de génie 5. 6 L’œuvre de Lombroso a par ailleurs attiré l’attention de deux autres critiques chinois passés par le Japon : Xie Liuyi (1898-1945) et Zhou Zuoren (1885-1967). Sous le nom de plume de Hongtu, le premier publie au mois de mai 1927 dans Xiaoshuo yuebao [Le Mensuel du roman], revue littéraire alors la plus influente en Chine, un court article intitulé « Baotelaier de qipi » [La Manie de Baudelaire], où le poète est décrit comme un anormal qui arbore des cheveux teints en vert et adore les femmes laides. Xie Liuyi suit fidèlement Lombroso6. Dans « Sange wenxuejia de jinian », publié le 14 novembre 1921 dans Chenbao Fujuan, Zhou Zuoren rappelle que le célèbre neurologue fait de Baudelaire un homme de génie aliéné. Pourtant, le critique chinois considère cette thèse comme une légende peu crédible7. La vraie valeur de Baudelaire, selon lui, réside dans sa décadence : Comme les poètes romantiques, Baudelaire aime la vie. Il recherche la beauté et le bonheur. Cependant, il vit à une époque d’illusions perdues, ce qui aggrave son désespoir. Pourtant, Baudelaire s’attache fermement à la vie réelle. Dans l’impossibilité d’accéder au bonheur idéal et en même temps refusant de se retirer du monde, Baudelaire ne peut que s’efforcer de survivre. L’idée lui vient de trouver la joie dans la douleur, le bon et le beau dans le mal et le laid. Il se réjouit de la nouveauté et de l’excentricité, qui excitent ses sens et lui permettent de se sentir exister. Sa décadence apparente n’est en réalité que l’expression d’une volonté ardente de vivre. Elle se distingue nettement de l’oisiveté et de l’ivresse de l’Extrême-Orient. Si les gens modernes sont tristes, c’est parce qu’ils se débattent dans la tension entre la volonté ardente de la vie et la réalité insatisfaisante. 8 7 Pour Zhou Zuoren, l’expression de la vitalité réprimée du poète est à l’origine de la décadence baudelairienne et le satanisme en est le signe. Tian Han et Baudelaire 8 L’année 1921 est riche en études baudelairiennes. En dehors de l’article de Teng Gu et de celui de Zhou Zuoren, l’œuvre de Tian Han (1898-1968) intitulée « Emo shiren Botuoleier de bainianji » [À la mémoire de Baudelaire le poète satanique à l’occasion de son centenaire], publiée en deux feuilletons dans Shaonian Zhongguo, mérite également attention. Dans la première partie de l’article, l’auteur qualifie Les Fleurs du mal d’œuvre « étrange, dangereuse et pathétique ». Il accrédite l’image d’un Baudelaire douloureux, sans gloire, ni amour ni amitié9 : Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 3 Comme les poètes romantiques, Baudelaire recherche le beau. Pourtant, il ne découvre que le laid. Il recherche le bon pour trouver le mal, Dieu pour le diable, la joie de la vie pour l’horreur de la mort. La douleur de Baudelaire, issue du paradoxe fondamental de la vie, n’est pas celle de nombreux romantiques banals, laquelle découle des fantasmes et de l’exacerbation des sentiments. La douleur de Baudelaire, fondamentale et immensément profonde, est causée par l’ennui des nerfs. […] Si, dans ses poèmes, Baudelaire se résout à faire l’éloge du mal, c’est parce que, dans l’impossibilité d’accéder au bien et au beau, il laisse libre cours à un immense découragement.10 9 Il s’agit là d’un fragment cité par Tian Han dans le sixième chapitre de Jindai wenyi shier jiang [Douze conférences sur la littérature et l’art modernes], dont les auteurs sont Ikuta Choko, Nogami Kyusen, Nobori Shomu et Morita Sohei. « L’ennui des nerfs » est l’une des caractéristiques du symbolisme décadent aux yeux de Tian Han, qui identifie une autre marque des poètes de cette école dans la consommation de haschisch 11. En cela, il s’appuie sur Frank Pearce Sturm (1879-1942)12, auteur de « Charles Baudelaire », texte inclus dans Baudelaire : His Prose and Poetry [Baudelaire. Sa prose et sa poésie]. Tian Han cite également un paragraphe des Paradis artificiels traduit en anglais par Sturm 13, dont voici le texte français original : L’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher participent également à ce progrès. Les yeux visent l’infini. L’oreille perçoit des sons presque insaisissables au milieu du plus vaste tumulte. C’est alors que commencent les hallucinations. Les objets extérieurs prennent lentement, successivement, des apparences singulières ; ils se déforment et se transforment. Puis, arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d’idées. Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. 14 10 Dans l’article de Sturm, l’extrait n’est cité que pour illustrer des sensations qu’éprouve Baudelaire sous l’influence du haschisch. Mais Tian Han va plus loin, qui considère le passage comme une marque de modernisme chez Baudelaire : Cet état d’âme, qu’il soit morbide ou pas, ne doit pas être ignoré par ceux qui veulent étudier le modernisme (Modernism), en particulier le symbolisme décadent (Decadent Symbolism). La littérature de cette école peut être appelée littérature nerveuse. La plupart des écrivains de cette école ont des nerfs sensibles et des sens pénétrants.15 11 Tian Han considère la sensibilité des nerfs comme un signe de décadence. Il prête une attention particulière au goût du poète français pour les senteurs, s’appuyant sur « Parfum exotique », « La Chevelure » et « Le Flacon »16. Si l’idée est déjà défendue par Max Nordau dans Degeneration [Dégénération], Tian Han éprouve un intérêt marqué pour « La Chevelure » : Nordau n’en citait que cinq vers, Tian Han en ajoute sept 17, probablement attiré par la façon originale selon laquelle un poète névrosé exprime l’amour. 12 Autre signe de décadence chez Baudelaire qui retient l’attention de Tian Han, son satanisme. Là encore, il cite Nordau pour l’illustrer : Il a le « culte de soi-même ». Il déteste la nature, le mouvement et la vie ; il rêve d’immobilité, de silence éternel, de symétrie et d’artifices. Il aime la maladie, la laideur et le crime ; par une aberration profonde, toutes ses dispositions vont à l’encontre de celles des êtres sains d’esprit ; l’odeur de la charogne plaît à son odorat ; la charogne, la plaie qui suppure et la douleur des autres sont belles à ses yeux ; un automne boueux et nuageux le met en joie ; seuls les plaisirs peu naturels l’excitent. Il se plaint de l’ennui et de ses angoisses horribles ; son esprit est rempli d’idées sombres, dont l’association produit exclusivement des images tristes ou abominables ; la seule chose qui le distrait ou qui l’intéresse est le mal : le meurtre, Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 4 la vue du sang, la lubricité et le mensonge. Il adresse des prières à Satan, il aspire à l’enfer.18 13 Dans ce passage tiré du chapitre « Parnassians and diabolists » [Parnassiens et satanistes] de Degeneration, Nordau oppose Baudelaire aux êtres sains d’esprit. Il critique sévèrement le satanisme de Baudelaire, suivant les médecins aliénistes pour qui le satanisme n’est rien d’autre que la preuve des troubles cérébraux dont souffre Baudelaire. Mais si Nordau, à l’instar d’un Cesare Lombroso 19, classe le poète parmi les malades mentaux, Tian Han, quant à lui, se refuse à juger Baudelaire du point de vue médical. S’il utilise Nordau, c’est parce que ce dernier considère Baudelaire comme le sataniste par excellence et cite abondamment les Fleurs du Mal. Pour Tian Han, le satanisme baudelairien constitue un signe de protestation contre la morale religieuse bourgeoise et contre tous les faux sages20. Tian Han ne se contente pas de construire l’image d’un Baudelaire révolutionnaire, il s’interroge sur l’objectif ultime de l’art. Pour lui, seule compte la beauté idéale : En réalité, la vie d’un artiste réside là où « l’homme rejoint le ciel ». C’est un univers immensément tendu, transparent et vivant (kongling). On en trouve la meilleure expression dans le moment où la flèche quitte la corde de l’arc avant d’avoir atteint la cible, et où la grenouille se jette dans le puits sans qu’on ait encore entendu un bruit.21 14 La grenouille qui se jette dans le puits est une image célèbre venue du poète japonais Matsuo Basho (1644-1694). Les vers originaux sont les suivants : Paix du vieil étang. Une grenouille plonge. Bruit de l’eau. 15 Matsuo Basho crée une ambiance où l’on ne distingue plus le calme du bruit, la vie de la mort : le vieil étang, qui semble mort, est ressuscité par la grenouille. Celle-ci disparaît, et le vieil étang retourne à la mort. Toutefois, le bruit qu’elle a produit retentit et son écho semble se répandre infiniment loin dans l’univers. À la fin de son article, Tian Han évoque l’avant-dernière strophe de l’« Hymne à la beauté » pour appuyer sa thèse selon laquelle Baudelaire, qu’il qualifie de poète décadent, ne s’enferme pourtant pas dans cette décadence, mais recherche également l’infini dans l’art 22. 16 Les œuvres auxquelles Tian Han se réfère dans les deux articles qu’il consacre à Baudelaire constituent des références fondamentales pour les critiques chinois de l’époque. À titre d’exemple, le deuxième volume de Jindai wenxue shijiang en sera à sa troisième édition en 1929, après une première parution en Chine en 1922. De même, le sixième chapitre de Jindai wenyi shier jiang est publié en 1924 sous le titre de « Falanxi jindai wenxue » [La littérature française moderne] dans le numéro spécial que consacre à la littérature française la revue Xiaoshuo yuebao23. Cité pour la première fois par Tian Han24, le texte sera par la suite constamment mentionné par les critiques chinois 25. Dans ce même numéro de Xiaoshuo yuebao figure aussi l’article de Sturm consacré à Baudelaire, traduit par Zhang Wentian (1900-1976) et intitulé « Botelaier yanjiu » [Étude sur Baudelaire]. Le texte est retraduit par Xuegan et publié le 20 juillet 1929 sous le titre de « Chalisi Baodelaier » [Charles Baudelaire] dans Huayan [L’Univers] 26. La réputation de Sturm en Chine s’explique par le fait que son article figure dans le Baudelaire : His Prose and Poetry qu’a édité Thomas Robert Smith (1880-1942). Ce texte, facilement accessible aux critiques chinois anglophones qui s’intéressent au poète français, constitue la base de Boduolaier sanwenshi [Petits poèmes en prose de Baudelaire], publié en avril 1930, Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 5 traduit par Xing Pengju, qui reconnaît sa dette envers Sturm dans l’introduction qu’il donne à sa traduction27. 17 Enfin, tout développement consacré à la postérité des sources que Tian Han a mises en valeur doit mentionner la Degeneration de Max Nordau, consultée par Honma Hisao dans Ouzhou jindai wenyi sichao lun [Discours sur les courants littéraires et artistiques européens modernes], pour établir la conception de la décadence. Le critique japonais considère Baudelaire comme un représentant de la décadence. Cet ouvrage, traduit en chinois en 1928, constitue à son tour une source importante pour l’image de Baudelaire dans Jindai ouzhou wenyi sichao shigang [Brève histoire des courants littéraires et artistiques européens modernes] et Wenyi sichao xiaoshi [Brève histoire des courants littéraires et artistiques], respectivement des auteurs chinois Gao Tao ( ?- ?) et Xu Maoyong (1911-1977)28. Kuriyagawa Hakuson et Baudelaire 18 Dans le chapitre « L’esthétisme et les poètes modernes » du deuxième volume de Jindai wenxue shijiang de Kuriyagawa Hakuson, traduit par Luo Dixian et publié le 1 er octobre 1922 en Chine, le critique japonais souligne que Baudelaire prône l’art pour l’art. Mais si Baudelaire se retranche, à certains égards, de la société, ce n’est pas à la façon des ermites extrême-orientaux. Hakuson fait clairement la différence dans Jindai wenxue shijiang : Les poètes modernes s’éloignent de la société et des masses populaires, ce qui pourtant ne signifie pas leur dégoût de la vie. Ils ne produisent pas de ces œuvres maniérées à la façon des Japonais, pas même des petits haïkus, toutes ces œuvres japonaises qui résultent d’une attitude négative et libertaire. Au contraire, ces poètes modernes sont positifs. Ils ne s’arrêtent pas aux difficultés de la vie, ils goûtent les plaisirs et la volupté, recherchent toutes sortes de nouveaux plaisirs et sensations. […] Ils ne laissent passer aucune opportunité pour se procurer des plaisirs poétiques. Pénétrant jusqu’au fond de la vie pour en goûter la vraie saveur, ils enrichissent leur vie spirituelle. En ce sens, leur appétit de vie fait partie de leur philosophie. Vivre dans un monde artificiel et rechercher l’excitation des sens charnels constituent en effet autant de marques de leur appétit de vie. Pour connaître profondément la vie, il faut l’aimer. Les poètes modernes se passionnent pour la vie. Toutes ces raisons font qu’ils se distinguent fondamentalement de ceux qui sont dégoûtés du monde, les ermites et autres « célébrités » à la japonaise. 29 19 Le discours de Hakuson ressemble à celui de Zhou Zuoren, qui affirme que, derrière la décadence apparente de Baudelaire, se cache une volonté ardente de vivre. Hakuson critique les caractères nationaux des Japonais, distinguant les décadents occidentaux des ermites littéraires du Japon, quand Zhou Zuoren insiste sur la différence entre la décadence baudelairienne et le divertissement à l’extrême-orientale. Nous en déduisons donc que Hakuson a exercé une certaine influence sur Zhou Zuoren, qui aurait pris conscience des travers communs des hommes de lettres chinois et japonais. Si Hakuson a cherché à réveiller la conscience des écrivains japonais, Zhou Zuoren, lui, doit réveiller celle des écrivains chinois. Et Baudelaire est le déclencheur de cette prise de conscience. 20 Zhou Shuren (1881-1936), frère aîné de Zhou Zuoren, plus connu sous le nom de Lu Xun, s’intéresse également à Kuriyagawa Hakuson. Il a traduit deux œuvres du critique japonais : Kumen de xiangzheng [Le Symbole de la dépression], publié en 1924, et Chule Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 6 xiangya zhita [Sortir de la tour d’ivoire], publié en 1931. Dans le premier livre, Hakuson considère les œuvres de Baudelaire comme une expression de la vitalité : Si l’on considère que l’art est le summum de la vie culturelle, on ne peut expliquer son origine que par la vie elle-même. Après avoir lu Dante, Milton, Byron, Browning, Tolstoï, Ibsen, Zola, Baudelaire et Dostoïevski, qui peut encore mener une vie superficielle et considérer la littérature comme un simple moyen de divertissement ?30 21 Hakuson insiste sur la nécessité, pour les écrivains et les lecteurs, de prendre la littérature au sérieux, ce qui implique pour eux de s’affranchir du carcan imposé par la société. Toutefois, pour Hakuson, l’art n’est pas un outil pour résoudre des problèmes sociaux, mais l’expression pure de la vitalité d’un être humain. Cette vitalité est souvent réprimée par la contrainte exercée par la société. Un véritable artiste doit ressembler à un enfant qui s’amuse, dans la mesure où ni l’un ni l’autre ne se préoccupe de la question de l’utilité de leur action. C’est dans la réflexion libre que l’homme trouve l’expression totale de la vitalité et éprouve la joie profonde de la vie. Cette joie se distingue de celle des carriéristes, qui recherchent la satisfaction de la vanité ou du désir matériel, et qui tiennent pour négligeable la liberté individuelle 31. 22 Dans la partie que Kumen de xiangzheng consacre à la relation entre l’art et la morale, Hakuson évoque encore une fois Baudelaire : Tout comme les écrivains qui opposent le beau à la laideur ou le bien au mal, les poètes maudits, particulièrement nombreux dans la littérature moderne, tels Baudelaire amoureux des « fleurs du mal », ainsi que les écrivains naturalistes qui décrivent sans fard les actions les plus triviales des hommes, ont également beaucoup de valeur.32 23 Selon Hakuson, le satanisme, qui fait partie de la nature humaine, est réprimé dans la vie quotidienne, ce pourquoi les écrivains s’y intéressent, comme les lecteurs, pose Hakuson33. Et, puisque l’art est le symbole de la vitalité réprimée, tout lecteur est enclin à redécouvrir dans une œuvre littéraire un reflet de sa propre vie. En ce sens, le lecteur est aussi un créateur, qui œuvre à partir des symboles que lui offre l’artiste. Dans la lecture d’une œuvre, le lecteur, aussi libre que l’auteur, se sent vivant, heureux et enrichi34. Selon Hakuson, Baudelaire exprime cette même idée dans son poème en prose « Les Fenêtres » : Une fenêtre fermée éclairée d’une chandelle constitue une œuvre. À la vue de la femme derrière la fenêtre, le lecteur participe à la création de l’œuvre par sa propre réflexion. Il se met lui-même en scène à travers la fenêtre et la femme qu’il découvre. Le moi de l’observateur épouse la vie de la femme observée […] ; il perçoit dans la vie de celle-ci le reflet de sa propre existence. Celui qui apprécie une œuvre est celui qui découvre le moi chez l’autre, et l’autre chez le moi. 35 24 Dans Kumen de xiangzheng, Hakuson relève l’appétit de vie de Baudelaire. Selon lui, le satanisme de Baudelaire est une façon d’exprimer cet appétit de vie réprimé par la morale. Dans le deuxième livre de Hakuson traduit par Lu Xun, Chule xiangya zhita, l’auteur développe de manière plus approfondie le lien entre l’esprit de décadence de Baudelaire et son appétit de vie. Dans Jindai de wenyi [La Littérature et l’art modernes], Baudelaire apparaît comme le chef des poètes décadents, apologiste du crime, du mal et de la laideur. Selon Hakuson, si Baudelaire cherche à créer un nouveau frisson en plantant des fleurs du mal, c’est parce que, lassé du bien et du beau, il veut goûter aux vices et, plus généralement, à tout ce que la vie peut produire 36. Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 7 25 Dans Guanzhaozhe yun [Les Contemplatifs], Hakuson réaffirme que l’éloge fait par Baudelaire des fleurs du mal ne peut être soumis au jugement moral : la morale résulte des besoins immédiats de l’homme, tandis que les trouvailles des génies viennent du tréfonds de l’humanité. L’homme a parfois besoin de s’affranchir des contraintes pour que son âme s’élargisse et qu’il puisse « savourer l’ensemble de la vie », affirme Hakuson : c’est ainsi qu’il se sent profondément humain. L’humanité n’est pas donnée à tout le monde et, pour Hakuson, un artiste authentique comme Baudelaire, qui s’est dépouillé du carcan de la morale pour faire l’éloge du mal, est par essence profondément humain37. Les commentaires que fait Hakuson dans Chule xiangya zhita soulignent la nécessité de lutter contre l’emprise de la morale et de l’utilitarisme. Ils renvoient à sa critique des caractères nationaux des Japonais. Dans Congming ren [Les Hommes intelligents], Hakuson dénonce l’esprit calculateur des Japonais qui réussissent socialement en usant de ruses, sans donner l’impression de violer les lois. Comparés à eux, écrit Hakuson, les assassins et les voleurs, qui commettent ouvertement leurs crimes, paraissent plus aimables : ils sont au moins plus simples et plus authentiques38, vision romantique qui n’est pas sans évoquer Baudelaire et sa glorification du mal. 26 Dans Xianjin de Riben [Le Japon d’aujourd’hui], Hakuson analyse plus au fond les problèmes des Japonais, perçus comme calculateurs, flatteurs et superficiels. Obsédés par l’utilité immédiate, les Japonais n’ont plus de temps pour développer leur vie intérieure. Dépourvus de force vitale, ils poussent rarement leurs réflexions au fond des choses. Leur obsession de la recherche du juste milieu, du compromis et leur manque de sérieux les empêche d’atteindre la beauté pure. Aux yeux de Hakuson, cet état d’esprit s’oppose au progrès culturel. La critique que fait Hakuson des caractères nationaux des Japonais s’applique parfaitement à la société chinoise. Elle permet aux lecteurs chinois de percevoir l’utilité réelle de la décadence baudelairienne pour remédier à l’utilitarisme et aux problèmes qui en découlent en Chine. C’est par ailleurs l’un des motifs de la traduction de Lu Xun, qui s’en explique dans la postface à Chule xiangya zhita : L’auteur condamne les caractères nationaux des Japonais : tiédeur, recherche du juste milieu, esprit de compromis, hypocrisie, étroitesse de vue, prétention et conservatisme. On a l’impression que sa critique s’adresse aux Chinois, surtout quand il dit que les Japonais maintiennent tout au juste milieu, sans le courage d’aller jusqu’au bout, et que partant de ce qui est spirituel pour se diriger vers ce qui est charnel, ils mènent une existence inconsistante. Si cela n’est pas dû à la contamination chinoise, cela doit pour le moins s’expliquer par le fait que tous ceux qui sont élevés dans la civilisation extrême-orientale ont ces mêmes traits caractéristiques. […] Inutile d’en chercher l’origine. D’emblée l’auteur les considère comme une maladie grave. Une fois ce diagnostic établi, il prescrit des remèdes ; les jeunes Chinois et Chinoises atteints de la même maladie peuvent le consulter ou suivre ses prescriptions. Ces remèdes agiront sur les Chinois comme la quinine les guérit autant que les Japonais du paludisme.39 Honma Hisao et Baudelaire 27 En août 1928, la traduction chinoise du Ouzhou jindai wenyi sichao lun de Honma Hisao est publiée. C’est là que la relation entre Baudelaire et la décadence est analysée pour la première fois en Chine de manière systématique. En se basant sur la conception de la décadence établie par Max Nordau, Honma Hisao observe chez Baudelaire quatre Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 8 tendances permettant de le définir comme un écrivain décadent : culte du moi, primat de l’artifice, impassibilité et penchant pour le mal40. À l’appui du culte pour l’artifice, le critique japonais fournit deux arguments : Baudelaire préfèrerait les femmes représentées dans la peinture à celles de la vie réelle et le paysage artificiel d’un décor de théâtre au vrai paysage naturel41. À propos des femmes, Honma Hisao fait probablement référence à ce passage des « Notes nouvelles sur Edgar Poe » où Baudelaire parle, non pas de « femmes représentées dans la peinture », mais de femmes bien parées42. À moins que Honma Hisao s’inspire, via Max Nordau, moins du texte original de Baudelaire que des considérations de Théophile Gautier en « Préface aux Œuvres complètes », où le passage est cité43. Quant à la question du paysage, Honma Hisao ferait allusion au « Rêve parisien », également analysé par Gautier 44. Honma Hisao résout la question de l’autotélisme en citant le poète lui-même : « La poésie n’a pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre. Aucun poème ne sera si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème »45, propos également cités par Gautier dans sa « Préface aux Œuvres complètes »46. Directe ou indirecte, la connaissance qu’a Honma Hisao de l’article de Théophile Gautier est confirmée par un passage où l’importance accordée à la forme constitue une autre caractéristique de la décadence : Le style décadent est ingénieux, complexe et plein de nuances, s’efforçant d’enrichir autant que possible le vocabulaire, d’exprimer des idées que l’on n’arrive jamais à formuler clairement, et de rendre la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants. En somme, il s’agit d’un style qui dépasse le cadre établi par tous les discours existants. En d’autres termes, le style décadent marque le dernier effort mené par les écrivains pour atteindre l’apogée de la langue. 47 28 C’est la première fois en Chine que l’on évoque l’analyse de Gautier sur la relation entre Baudelaire et la décadence48. Or, un lecteur chinois qui n’aurait pas lu le texte original de Gautier aurait du mal à comprendre pourquoi un écrivain novateur est paradoxalement taxé de décadent. Le texte d’origine précise ces enjeux : Le poète des Fleurs du mal aimait ce qu’on appelle improprement le style de décadence, et qui n’est autre chose que l’art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent : style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant à rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable, et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire les confidences subtiles de la névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se déprave et les hallucinations bizarres de l’idée fixe tournant à la folie. Ce style de décadence est le dernier mot du Verbe sommé de tout exprimer et poussé à l’extrême outrance. 49 29 L’idée exprimée par Gautier reprend celle que Baudelaire formule au début des « Notes nouvelles sur Edgar Poe »50. Selon la conception de la décadence qu’adopte Gautier, suivi par Honma Hisao, seule la littérature chinoise en langue parlée pourrait être considérée comme décadente, car elle vise à délivrer la littérature des stéréotypes de la littérature chinoise classique. Or dans le contexte chinois, la littérature en langue parlée ne peut aucunement être comparée à un soleil couchant. Considérée comme capable d’exprimer toutes choses délicates que la langue chinoise classique, concise à l’extrême, n’est pas à même de rendre, la langue parlée, jeune et prometteuse, ressemble plutôt au soleil levant. Pour les défenseurs de la littérature chinoise Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 9 moderne, c’est la langue chinoise classique, inadaptée à l’expression des sentiments modernes, qui est une langue décadente. 30 Dans la Chine d’alors, il existe donc deux sortes de décadences, porteuses l’une et l’autre d’un jugement moral : celle, négative quand il s’agit de la forme, et celle, susceptible d’être positive quand il s’agit du contenu. Sur le plan du contenu, un partisan de la littérature en langue parlée peut juger nécessaire de défendre la décadence contre la morale féodale véhiculée par la littérature classique. Sur le plan de la forme, aucun critique ne peut raisonnablement définir la langue parlée chinoise comme une langue décadente, la langue parlée chinoise n’ayant jamais atteint au classicisme. C’est probablement la raison pour laquelle, alors que Gautier analyse la décadence du point de vue de la forme littéraire, la plupart des critiques chinois sur Baudelaire circonscrivent leur analyse de la décadence au strict contenu littéraire. Gao Tao et Xu Maoyong, critiques matérialistes 31 La définition que retient Gautier de la décadence est évoquée pour la première fois en Chine dans l’Ouzhou jindai wenyi sichao lun de Honma Hisao, œuvre consultée par Gao Tao, auteur de Jindai ouzhou wenyi sichao shigang [Brève histoire des courants littéraires et artistiques européens modernes], publiée en 193251. Mais le critique chinois infléchit les analyses de Honma Hisao pour souligner le rôle joué par l’époque dans la genèse de la décadence baudelairienne. Comparons à ce propos Honma Hisao et Gao Tao : 32 Texte de Honma Hisao : Les Fleurs du mal publiées par Baudelaire à l’âge de trente-sept ans (1857) immortalisent le poète. Ce recueil contient quatre-vingt poèmes longs et courts. Comme le titre de l’œuvre l’indique, il existe un abîme entre le goût de Baudelaire et la morale ordinaire. Aux yeux des gens ordinaires, l’auteur développe délibérément des sujets morbides et malsains parce qu’il est lui-même morbide et malsain. […] Les Fleurs du mal, il est vrai, traitent de sujets morbides et malsains, ce qui n’est jamais arrivé auparavant dans la poésie. Pourtant, les gens ordinaires à l’esprit étriqué n’ont absolument pas le droit de condamner cette œuvre. Elle est immensément profonde ! 33 Texte de Gao Tao : Les Fleurs du mal publiées par Baudelaire en 1857 immortalisent le poète. Ce recueil contient quatre-vingt poèmes longs et courts. L’auteur, lui-même morbide et malsain, traite dans ces poèmes de sujets morbides et malsains. […] On a dit à son sujet que « Dante va dans l’enfer, Baudelaire en vient ». Alors qu’en réalité, en raison de l’évolution du contexte historique, les expériences vécues par Baudelaire sont beaucoup plus compliquées que celles de Dante.52 34 Honma Hisao défend dans les Fleurs du mal une œuvre profonde quand Gao Tao attribue la profondeur de Baudelaire à « l’évolution du temps et de l’ambiance ». Gao Tao qui accorde une importance particulière à la relation de Baudelaire au monde extérieur, comme le montrent les commentaires que lui inspire L’Art au point de vue sociologique (1889), où Jean-Marie Guyau accuse les écrivains décadents, toujours à l’article de la mort, d’être licencieux, pessimistes et artificiels : Sur certains points, le discours de Guyau portant sur les caractéristiques de la littérature décadente est juste. Mais taxer cette littérature de décrépite, considérant que le dynamisme lui manque, n’est pas une compréhension juste de la décadence.53 Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 10 35 Gao Tao préfère définir la littérature décadente comme une littérature sur le déclin. Sur ce point, il est d’accord avec Guyau, quand bien même il pose que Guyau ne connaît pas à fond l’époque dans laquelle est née la littérature de décadence. Celle-ci est un produit nécessaire de son époque. […] Cherchant l’extraordinaire sans le trouver, les écrivains décadents tendent à sombrer dans l’ennui ; tourmentés par la douleur et la tristesse, ils sont enclins à se décourager. Certes, cette mentalité révèle leur faiblesse. Mais en pensant à l’époque décadente qui donne inévitablement naissance à une littérature décadente, on comprendra qu’elle est inéluctable.54 36 Par « époque décadente », Gao Tao entend époque capitaliste. Se recommandant de la Dégénération de Max Nordau, il montre qu’écrasés par la concurrence, par la spéculation et par toutes sortes de fardeaux, les gens, à la fois fatigués et nerveux, recourent au tabac, au vin, à la drogue pour reposer leurs nerfs. Témoin Baudelaire 55. Ainsi, pour Gao Tao, la décadence de Baudelaire se conçoit de manière péjorative. 37 Xu Maoyong, auteur de Wenyi sichao xiaoshi [Brève histoire des courants littéraires et artistiques], publié en 1936, a également consulté Honma Hisao, qui recense les cinq caractéristiques de la décadence56. À l’instar de Gao Tao, Xu Maoyong adopte une lecture matérialiste, défendant l’idée que la littérature de la décadence exprime sa révolte face à la société. Sans qu’il s’agisse d’une négation totale du capitalisme. De fait, les décadents cherchent une nouvelle vie au sein de cette société capitaliste où ils s’emploient à traiter artistiquement des maux de la vie réelle 57. Pour autant, aux yeux de Xu Maoyong, les décadents ne sont que des réformateurs incapables de franchir le pas qui mène à la révolution. 38 Les gloses que Baudelaire inspire aux Chinois dans les années 1920-30 renvoient à différents courants d’idées qui ont influencé la Chine d’alors : lutte contre l’utilitarisme, recherche de la liberté et éloge de l’art pour l’art, trois courants qui ont marqué la période, en plus du marxisme, qui prend son essor dans les années 1930. Des œuvres de critiques anglais et japonais, s’intéressant à des auteurs français, allemands et italiens, s’affirment au principe des représentations chinoises de Baudelaire. Toutefois, plutôt que de suivre leurs homologues étrangers, les critiques chinois ont choisi d’en retenir certaines leçons et d’en oublier d’autres, construisant une image de Baudelaire à même de satisfaire leurs propres attentes. La traduction de Baudelaire en Chine 39 En dehors des commentaires qu’il a inspirés, le poète français a également fait l’objet de plusieurs traductions et retraductions dont voici la liste. Titre de Volume Titre de la Date de Traduc- l’œuvre en Titre de l’œuvre originelle et revue publication teur chinois numéro ou du livre 20 novembre 游子 L’Étranger 仲密 晨报副镌 1921 20 novembre 狗与瓶 Le Chien et le flacon 仲密 晨报副镌 1921 Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 11 20 novembre Un hémisphère dans une 头发里的世界 仲密 晨报副镌 1921 chevelure 20 novembre 你醉 Enivrez-vous 仲密 晨报副镌 1921 1er janvier Un hémisphère dans une 头发里的世界 仲密 VIII-1 妇女杂志 1922 chevelure 1er janvier Un hémisphère dans une 窗 仲密 VIII-1 妇女杂志 1922 chevelure 民国日报· 9 janvier 1922 穷人的眼 Les Yeux des pauvres 仲密 I-9 觉悟 民国日报· 9 janvier 1922 你醉 Enivrez-vous 仲密 I-9 觉悟 10 mars 1922 窗 Les Fenêtres 仲密 XIII-3 小说月报 9 avril 1922 月的恩惠 Les Bienfaits de la lune 仲密 晨报副镌 9 avril 1922 海港 Le Port 仲密 晨报副镌 10 juin 1922 游子 L’Étranger 仲密 XIII-6 小说月报 15 avril 1923 醉着罢 Enivrez-vous 平伯 II-1 诗 无论那儿出这世 N’importe où hors du 15 avril 1923 平伯 II-1 诗 界之外罢 monde 5 mai 1923 一个尸体 Une charogne 秋潭 3 草堂 5 mai 1923 生动的火把 Le Flambeau vivant 秋潭 3 草堂 5 mai 1923 坏钟 La Cloche fêlée 秋潭 3 草堂 1er décembre 月亮的恩惠 Les Bienfaits de la lune 焦菊隐 19 晨报副镌 1923 13 mai 1924 两重室 La Chambre double 王维克 33 文艺周刊 13 octobre 月亮眷属 Les Bienfaits de la lune 苏兆龙 143 文学周报 1924 13 octobre 那一个是真的 Laquelle est la vraie ? 苏兆龙 143 文学周报 1924 1er décembre 死尸 Une charogne 徐志摩 3 语丝 1924 25 décembre 晨报副刊 F0 9F 尸体 Une charogne 金满成 57 1924 文学旬刊 Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 12 晨报副刊 F0 9F 15 janvier 1925 腐尸 Une charogne 张人权 59 文学旬刊 23 février 1925 镜子 Le Miroir 张定璜 15 语丝 23 février 1925 那一个是真的 Laquelle est la vraie ? 张定璜 15 语丝 23 février 1925 窗子 Les Fenêtres 张定璜 15 语丝 23 février 1925 月儿的恩惠 Les Bienfaits de la lune 张定璜 15 语丝 23 février 1925 狗和罐子 Le Chien et le flacon 张定璜 15 语丝 novembre 鬼 Le Revenant 李思纯 47 学衡 1925 novembre 鸱枭 Les Hiboux 李思纯 47 学衡 1925 novembre 血泉 La Fontaine de sang 李思纯 47 学衡 1925 novembre 腐烂之女尸 Une charogne 李思纯 47 学衡 1925 novembre 猫 Le Chat 李思纯 47 学衡 1925 novembre 破钟 La Cloche fêlée 李思纯 47 学衡 1925 novembre 凶犯之酒 Le Vin de l’assassin 李思纯 47 学衡 1925 novembre 密语 Causerie 李思纯 47 学衡 1925 novembre 赭色发之女丐 À une mendiante rousse 李思纯 47 学衡 1925 novembre 暮色 Le Crépuscule du soir 李思纯 47 学衡 1925 1er décembre 周年增 《洪水》 情人之死 La Mort des amants 绍宗 1926 刊 半月刊 《莽原》 10 avril 1927 理想 L’Idéal 邓琳 II-7 半月刊 《莽原》 10 avril 1927 美 La Beauté 邓琳 II-7 半月刊 Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 13 15 décembre 窗 Les Fenêtres 虚白 I-4 真美善 1927 18 décembre No. 295 明月的哀愁 Tristesse de la lune 徐蔚南 文学周报 1927 V-20 9 juillet 1928 圆光之失却 Perte d’auréole 石民 IV-28 语丝 Any where out of 9 juillet 1928 Any where out of the world 石民 IV-28 语丝 the world 16 juillet 1928 愉快的死者 Le Mort joyeux 石民 IV-29 语丝 1er septembre 朱维基 “请去旅行” Invitation au voyage 单行本 《水仙》 1928 芳信 1er septembre 朱维基 饼 Le Gâteau 单行本 《水仙》 1928 芳信 1er septembre 朱维基 老江湖 Le Vieux Saltimbanque 单行本 《水仙》 1928 芳信 1er septembre 朱维基 玻璃小贩 Le Mauvais Vitrier 单行本 《水仙》 1928 芳信 诱惑:或, 和 1er septembre Les Tentations, ou Éros, 朱维基 Eros, Plutus, 单行本 《水仙》 1928 Plutus et la Gloire 芳信 Glory 1er septembre 朱维基 仁慈的赌博者 Le Joueur généreux 单行本 《水仙》 1928 芳信 1er septembre 朱维基 绳 La Corde 单行本 《水仙》 1928 芳信 1er septembre 朱维基 一个英雄般的死 Une mort héroïque 单行本 《水仙》 1928 芳信 13 octobre 妖魔 Les Ténèbres 林文铮 VIII-201 现代评论 1928 13 octobre 肖象 Le Portrait 林文铮 VIII-201 现代评论 1928 20 octobre 西精娜 Sisina 林文铮 VIII-202 现代评论 1928 1er janvier 乐群 奉劝旅行 L’Invitation au voyage 陈勺水 I-1 1929 (月刊) Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 14 1er janvier 乐群 毒药 Le Poison 陈勺水 I-1 1929 (月刊) 乐群 1er février 1929 吸血鬼 Le Vampire 陈勺水 I-2 (月刊) « Je t’adore à l’égal de la 乐群 1er février 1929 波德雷无题诗 陈勺水 I-2 voûte nocturne » (月刊) « Tu mettrais l’univers 乐群 1er février 1929 波德雷无题诗 陈勺水 I-2 entier dans ta ruelle » (月刊) « Une nuit que j’étais près 乐群 1er février 1929 波德雷无题诗 陈勺水 I-2 d’une affreuse Juive » (月刊) « Avec ses vêtements 乐群 1er février 1929 波德雷无题诗 陈勺水 I-2 ondoyants et nacrés » (月刊) « Je te donne ces vers afin 乐群 1er février 1929 波德雷无题诗 陈勺水 I-2 que si mon nom » (月刊) « Que diras-tu ce soir, 乐群 1er février 1929 波德雷无题诗 陈勺水 I-2 pauvre âme solitaire » (月刊) 乐群 1er mars 1929 黑暗 Les Ténèbres 勺水 I-3 (月刊) 乐群 1er mars 1929 香气 Le Parfum 勺水 I-3 (月刊) 乐群 1er mars 1929 画框 Le Cadre 勺水 I-3 (月刊) 乐群 1er mars 1929 画像 Le Portrait 勺水 I-3 (月刊) 博多莱尔寄其母 20 mars 1929 书 Lettre à madame Aupick I 肇颍 I-3 华严 (一) 博多莱尔寄其母 20 avril 1929 书 Lettre à madame Aupick II 菌 I-4 华严 (二) 博多莱尔寄其母 20 mai 1929 书 Lettre à madame Aupick III 刘绍苍 I-5 华严 (三) Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 15 博多莱尔寄其母 20 juin 1929 书 Lettre à madame Aupick IV 刘绍苍 I-6 华严 (四) 博多莱尔寄其母 20 juillet 1929 书 Lettre à madame Aupick V 刘绍苍 I-7 华严 (五) 15 septembre 登临 Épilogue 石民 I-9 春潮 1929 14 octobre 译诗一首——恶 Que diras-tu ce soir, pauvre 石民 V-31 语丝 1929 之花第四十三 âme solitaire 27 octobre 疯人与维娜丝 Le Fou et la Vénus 石民 V-32 语丝 1929 27 octobre 老妇人之失望 Le Désespoir de la vieille 石民 V-32 语丝 1929 27 octobre 早上一点钟 À une heure du matin 石民 V-32 语丝 1929 27 octobre 伪币 La Fausse Monnaie 石民 V-32 语丝 1929 27 octobre 靶子场 Le Tir et le cimetière 石民 V-32 语丝 1929 27 octobre La Femme sauvage et la 野蛮妇与妖姣女 石民 V-32 语丝 1929 petite-maîtresse 27 octobre 穷孩子的玩具 Le Joujou du pauvre 石民 V-32 语丝 1929 27 octobre 倒霉的玻璃匠 Le Mauvais Vitrier 石民 V-32 语丝 1929 27 octobre EPILOGUE Épilogue 石民 V-32 语丝 1929 6 janvier 1930 老浪人 Le Vieux Saltimbanque 石民 V-43 语丝 6 janvier 1930 姑娘们的写照 Portrait de maîtresses 石民 V-43 语丝 6 janvier 1930 宿缘 Les Vocations 石民 V-43 语丝 16 août 1930 孤独 L’Isolement 石民 I-2 现代文学 诱惑:色情,黄 16 août 1930 Les Tentations 石民 I-2 现代文学 金,荣誉 Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 16 16 août 1930 黄昏 Le Crépuscule du soir 石民 I-2 现代文学 16 août 1930 射手 Le Galant Tireur 石民 I-2 现代文学 16 août 1930 镜子 Le Miroir 石民 I-2 现代文学 《波多莱 Petits Poèmes en prose de 1930 邢鹏举 尔散文 Baudelaire 诗》 1er janvier 快乐的死者 Le Mort joyeux 陈君冶 I-6 新时代 1932 1er mars 1933 应和 Correspondances 卞之琳 IV-6 新月 1er mars 1933 人与海 L’Homme et la mer 卞之琳 IV-6 新月 1er mars 1933 音乐 La Musique 卞之琳 IV-6 新月 1er mars 1933 异国的芳香 Parfum exotique 卞之琳 IV-6 新月 1er mars 1933 商籁 Sonnet d’automne 卞之琳 IV-6 新月 1er mars 1933 破钟 La Cloche fêlée 卞之琳 IV-6 新月 1er mars 1933 忧郁 Spleen 卞之琳 IV-6 新月 1er mars 1933 瞎子 Les Aveugles 卞之琳 IV-6 新月 1er mars 1933 流浪的波希米人 Bohémiens en voyage 卞之琳 IV-6 新月 1er mars 1933 入定 Recueillement 卞之琳 IV-6 新月 1er juin 1933 穷人之死 La Mort des pauvres 卞之琳 III-12 文艺月刊 1er juillet 1933 喷泉 Le Jet d’eau 卞之琳 IV-1 文艺月刊 《他人的 1933 登临 ÉPILOGUE 石民 酒杯》 《他人的 1933 秋情诗 Sonnet d’automne 石民 酒杯》 《他人的 1933 愉快的死者 Le Mort joyeux 石民 酒杯》 Que diras-tu ce soir, pauvre 《他人的 1933 将何言 石民 âme solitaire 酒杯》 《他人的 1933 回魂 Le Revenant 石民 酒杯》 1er mars 1934 交响共感 Correspondances 诸候 II-3 文学 Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 17 1er mars 1934 生生的炬火 Le Flambeau vivant 诸候 II-3 文学 1er mars 1934 贫民的死 La Mort des pauvres 诸候 II-3 文学 航海——赠流浪 Le Voyage - À Maxime du 1er mars 1934 诸候 II-3 文学 者的座右铭 Camp 16 octobre 窗 Les Fenêtres 黎烈文 I-2 译文 1934 16 octobre 奇人 L’Étranger 黎烈文 I-2 译文 1934 16 octobre 时钟 L’Horloge 黎烈文 I-2 译文 1934 16 octobre 狗与小瓶 Le Chien et le flacon 黎烈文 I-2 译文 1934 16 octobre 头发里的半个地 Un hémisphère dans une 黎烈文 I-2 译文 1934 球 chevelure 16 octobre 老妇人的绝望 Le Désespoir de la vieille 黎烈文 I-2 译文 1934 16 octobre 醉罢 Enivrez-vous 黎烈文 I-2 译文 1934 16 octobre 那一个是真的 Laquelle est la vraie ? 黎烈文 I-2 译文 1934 1er décembre 露台 Le Balcon 梁宗岱 III-6 文学 1934 id. 秋歌 Chant d’automne 梁宗岱 III-6 文学 1er janvier Extrait de Fusées et de Mon c 旁若无人随笔 疑今 56 论语 1935 œur mis à nu 15 janvier 1935 贫民的玩具 Le Joujou du pauvre 若人 16 小说 id. 贫民的眼睛 Les Yeux des pauvres 若人 16 小说 1er février 1935 晚间的谐和 Harmonie du soir 李金发 VII-2 文艺月刊 40 Nous nous proposons de nous concentrer sur trois cas particuliers de traduction, à savoir une comparaison entre les cinq traductions d’« Une charogne », notamment la traduction faite par Li Sichun (1893-1960) en langue chinoise classique et celle réalisée par Chen Shaoshui (1886-1960), publiée dans une revue marquée par le marxisme, pour suivre la manière dont des représentations de Baudelaire, très différentes de celle que renvoient ses poèmes originels, sont construites par les traducteurs chinois. Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses 18 Cinq premières traductions d’« Une charogne » 41 De 1923 à 1925, cinq traductions en chinois d’« Une charogne » paraissent. La première est due à un certain Qiutan ( ?- ?) et publiée le 5 mai 1923 dans Caotang [Chaumière] 58, revue provinciale du Sichuan qui figure parmi les toutes premières revues littéraires à éditer des poèmes écrits en chinois vernaculaire. Dans la préface à sa traduction, Qiutan présente Baudelaire comme un poète fin-de-siècle en proie à l’ennui, angoissé, triste, furieux et pauvre. 42 Par rapport à Qiutan, qui souligne la tension entre le poète et la société 59, Xu Zhimo (1897-1931), qui traduit le poème pour Yusi [Fils de parole] le 1 er décembre 1924, s’attache surtout aux images mystérieuses, exotiques, que lui évoque le poème 60. 43 Peu de temps après la publication de la traduction de Xu Zhimo, le 25 décembre 1924, « Une charogne » est traduite par Jin Mancheng (1900-1971) pour le supplément littéraire de Chenbao [Journal du matin]. Dans la notice rédigée par le journal, Baudelaire est décrit comme un poète au vers concis, à la pensée singulière, à la sensibilité aiguë faite d’un mélange de passion, de douleur et d’excitation. La notice précise encore que, si la traduction de Jin Mancheng suit d’aussi près celle de Xu Zhimo, c’est pour donner aux lecteurs une connaissance plus complète de Baudelaire, ces deux traductions comportant des vers traduits de manière très différente 61. 44 La traduction de Jin Mancheng ne resta pas sans écho. Le 15 janvier 1925, le même journal publiait une nouvelle traduction d’« Une charogne », par Zhang Renquan ( ?- ?), qui précise avoir comparé la traduction de Jin Mancheng et celle de Xu Zhimo avec l’original et y avoir découvert de nombreux points mal traduits 62. 45 En novembre 1925, la cinquième traduction en chinois d’« Une charogne », intitulée « Fulan zhi nüshi » [Cadavre pourri d’une femme], est publiée dans le 47 e numéro de la revue Xueheng [Revue critique]. Dans la préface qui précède sa traduction, Li Sichun affirme que « les poèmes de Baudelaire anesthésient les lecteurs et leur donnent l’impression d’être atteints de la folie ». Toutefois, Li Sichun semble avoir lu dans « Une charogne » un sujet traditionnel, à savoir la « déploration de l’amour mort » 63. 46 Un examen général de ces cinq traductions d’« Une charogne » permet de repérer leurs caractéristiques communes par rapport au poème originel. Les traducteurs chinois tendent à négliger l’importance que le poète accorde à l’imagination. L’interprétation faite par Li Sichun sur le sens général d’« Une charogne » montre le mieux cette négligence. Pour lui, le poème « déplore l’amour perdu » et il réécrit le dernier vers du poème original – « Que j’ai gardé la forme et l’essence divine/De mes amours décomposés ! » – en « 情爱任分离 留此残躯形 » [Les amoureux sont séparés, Seul ce corps incomplet reste]. Le narrateur du poème original échappe à la tristesse par l’imagination alors que celui du poème traduit par Li Sichun ne peut que déplorer vainement « ce corps incomplet qui reste », Li Sichun n’arrivant pas à dépasser l’apparente cruauté de la mort. Qiutan, Xu Zhimo, Jin Mancheng et Zhang Renquan, tous expriment un attachement au corps charnel qui perce dans leur traduction des vers « Que j’ai gardé la forme et l’essence divine/De mes amours décomposés ! ». Qiutan les rend par « Que j’ai gardé ton image et ton parfum » ; Jin Mancheng souligne la fidélité du narrateur dans son interprétation : « Dis-leur que pour l’amour décomposé, j’ai gardé son image et la fidélité » ; Zhang Renquan oppose « la forme » à « l’essence Babel, 39 | 2019
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