Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses - OpenEdition Journals

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                          L’imaginaire des grands espaces américains

Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières
traductions, premières exégèses
Yang Zhen

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/babel/7392
DOI : 10.4000/babel.7392
ISSN : 2263-4746

Éditeur
Université du Sud Toulon-Var

Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2019
Pagination : 247-282
ISSN : 1277-7897

Référence électronique
Yang Zhen, « Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses », Babel
[En ligne], 39 | 2019, mis en ligne le 15 décembre 2019, consulté le 27 janvier 2020. URL : http://
journals.openedition.org/babel/7392 ; DOI : 10.4000/babel.7392

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Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   1

    Baudelaire en Chine (1920-1937) :
    premières traductions, premières
    exégèses
    Yang Zhen

    La critique de Baudelaire en Chine
1   La Chine du début du XXe siècle a connu une révolution profonde sur le plan
    intellectuel. Les valeurs confucéennes traditionnelles sont mises en question au profit
    des courants intellectuels modernes. Des écrivains et des critiques littéraires
    occidentaux et japonais sont introduits en Chine pour fabriquer une nouvelle
    littérature chinoise dite moderne. C’est dans ce contexte que Baudelaire entre pour la
    première fois en contact avec l’Empire du Milieu. Quelle image la Chine de l’époque se
2   fait-elle de Baudelaire et en quoi le poète peut-il contribuer à illustrer les valeurs
    chinoises modernes ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles cet article
    tentera de répondre1.
3   Le nom de Baudelaire apparaît pour la première fois en Chine en 1920. Dans une lettre
    publiée le 15 mars 1920 dans Shaonian Zhongguo [Jeune Chine], Guo Moruo (1892-1978),
    qui deviendra plus tard un poète romantique reconnu, confesse qu’il est plus décadent
    que Baudelaire car, accablé par la misère de la vie, il veut se suicider 2. Le poète chinois
    vulgarise le mot décadence. Néanmoins, l’image d’un Baudelaire décadent paraît déjà
    une idée reçue pour les lettrés chinois de 1921 et le mot chinois tuifei que Guo Moruo
    emploie pour traduire décadence deviendra par la suite la traduction chinoise attitrée
    du terme français.
4   Dans « Faguo liangge shiren de jinianji - Fanerlun yu Baotaolaier » [À la mémoire de deux
    poètes français - Verlaine et Baudelaire], publié par Teng Gu (1901-1941) le 14
    novembre 1921 dans Shishi xinbao [Le Nouveau Journal des actualités], l’auteur
    considère Baudelaire comme le représentant par excellence de l’art de la décadence, en
    se fondant sur deux thèmes majeurs de ses œuvres : la douleur et la mort. Teng Gu se

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    réfère là à deux critiques étrangers dont les commentaires ont beaucoup influencé la
    Chine : Kuriyagawa Hakuson (1880-1923) et Cesare Lombroso (1835-1909). Teng Gu
    reprend presque littéralement le premier, écrivant à propos du « Mort joyeux » : « La
    mort et la décadence, la charogne et le sang constituent l’ambiance de ses poèmes. On y
    perçoit le beau dans l’horrible. Après l’apparition des fameuses Fleurs du mal, on
    l’appelle “livre de l’enfer” et “Bible criminelle” ». Le même extrait est paru dans Jindai
    wenxue shijiang [Dix conférences sur la littérature moderne], traduit en chinois par Luo
    Dixian en 19223. D’autres œuvres du critique japonais ont également été traduites en
    chinois, où Baudelaire est évoqué à plusieurs reprises.
5   Cesare Lombroso, aliéniste italien, est directement cité par Teng Gu quand il aborde la
    famille maladive à laquelle Baudelaire appartient : « Il descend d’une famille de fous. Il
    est le type du fou le plus possédé de la manie des grandeurs. On peut dire qu’il est
    atteint d’hyperesthésie et à la fois d’apathie »4. Teng Gu a donc lu au moins le début du
    développement consacré à Baudelaire dans L’Homme de génie 5.
6   L’œuvre de Lombroso a par ailleurs attiré l’attention de deux autres critiques chinois
    passés par le Japon : Xie Liuyi (1898-1945) et Zhou Zuoren (1885-1967). Sous le nom de
    plume de Hongtu, le premier publie au mois de mai 1927 dans Xiaoshuo yuebao [Le
    Mensuel du roman], revue littéraire alors la plus influente en Chine, un court article
    intitulé « Baotelaier de qipi » [La Manie de Baudelaire], où le poète est décrit comme un
    anormal qui arbore des cheveux teints en vert et adore les femmes laides. Xie Liuyi suit
    fidèlement Lombroso6. Dans « Sange wenxuejia de jinian », publié le 14 novembre 1921
    dans Chenbao Fujuan, Zhou Zuoren rappelle que le célèbre neurologue fait de Baudelaire
    un homme de génie aliéné. Pourtant, le critique chinois considère cette thèse comme
    une légende peu crédible7. La vraie valeur de Baudelaire, selon lui, réside dans sa
    décadence :
         Comme les poètes romantiques, Baudelaire aime la vie. Il recherche la beauté et le
         bonheur. Cependant, il vit à une époque d’illusions perdues, ce qui aggrave son
         désespoir. Pourtant, Baudelaire s’attache fermement à la vie réelle. Dans
         l’impossibilité d’accéder au bonheur idéal et en même temps refusant de se retirer
         du monde, Baudelaire ne peut que s’efforcer de survivre. L’idée lui vient de trouver
         la joie dans la douleur, le bon et le beau dans le mal et le laid. Il se réjouit de la
         nouveauté et de l’excentricité, qui excitent ses sens et lui permettent de se sentir
         exister. Sa décadence apparente n’est en réalité que l’expression d’une volonté
         ardente de vivre. Elle se distingue nettement de l’oisiveté et de l’ivresse de
         l’Extrême-Orient. Si les gens modernes sont tristes, c’est parce qu’ils se débattent
         dans la tension entre la volonté ardente de la vie et la réalité insatisfaisante. 8
7   Pour Zhou Zuoren, l’expression de la vitalité réprimée du poète est à l’origine de la
    décadence baudelairienne et le satanisme en est le signe.

    Tian Han et Baudelaire
8   L’année 1921 est riche en études baudelairiennes. En dehors de l’article de Teng Gu et
    de celui de Zhou Zuoren, l’œuvre de Tian Han (1898-1968) intitulée « Emo shiren
    Botuoleier de bainianji » [À la mémoire de Baudelaire le poète satanique à l’occasion de
    son centenaire], publiée en deux feuilletons dans Shaonian Zhongguo, mérite également
    attention. Dans la première partie de l’article, l’auteur qualifie Les Fleurs du mal d’œuvre
    « étrange, dangereuse et pathétique ». Il accrédite l’image d’un Baudelaire douloureux,
    sans gloire, ni amour ni amitié9 :

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          Comme les poètes romantiques, Baudelaire recherche le beau. Pourtant, il ne
          découvre que le laid. Il recherche le bon pour trouver le mal, Dieu pour le diable, la
          joie de la vie pour l’horreur de la mort. La douleur de Baudelaire, issue du paradoxe
          fondamental de la vie, n’est pas celle de nombreux romantiques banals, laquelle
          découle des fantasmes et de l’exacerbation des sentiments. La douleur de
          Baudelaire, fondamentale et immensément profonde, est causée par l’ennui des
          nerfs. […] Si, dans ses poèmes, Baudelaire se résout à faire l’éloge du mal, c’est parce
          que, dans l’impossibilité d’accéder au bien et au beau, il laisse libre cours à un
          immense découragement.10
9    Il s’agit là d’un fragment cité par Tian Han dans le sixième chapitre de Jindai wenyi shier
     jiang [Douze conférences sur la littérature et l’art modernes], dont les auteurs sont
     Ikuta Choko, Nogami Kyusen, Nobori Shomu et Morita Sohei. « L’ennui des nerfs » est
     l’une des caractéristiques du symbolisme décadent aux yeux de Tian Han, qui identifie
     une autre marque des poètes de cette école dans la consommation de haschisch 11. En
     cela, il s’appuie sur Frank Pearce Sturm (1879-1942)12, auteur de « Charles Baudelaire »,
     texte inclus dans Baudelaire : His Prose and Poetry [Baudelaire. Sa prose et sa poésie]. Tian
     Han cite également un paragraphe des Paradis artificiels traduit en anglais par Sturm 13,
     dont voici le texte français original :
          L’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher participent également à ce progrès. Les yeux
          visent l’infini. L’oreille perçoit des sons presque insaisissables au milieu du plus
          vaste tumulte. C’est alors que commencent les hallucinations. Les objets extérieurs
          prennent lentement, successivement, des apparences singulières ; ils se déforment
          et se transforment. Puis, arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions
          d’idées. Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. 14
10   Dans l’article de Sturm, l’extrait n’est cité que pour illustrer des sensations qu’éprouve
     Baudelaire sous l’influence du haschisch. Mais Tian Han va plus loin, qui considère le
     passage comme une marque de modernisme chez Baudelaire :
          Cet état d’âme, qu’il soit morbide ou pas, ne doit pas être ignoré par ceux qui
          veulent étudier le modernisme (Modernism), en particulier le symbolisme décadent
          (Decadent Symbolism). La littérature de cette école peut être appelée littérature
          nerveuse. La plupart des écrivains de cette école ont des nerfs sensibles et des sens
          pénétrants.15
11   Tian Han considère la sensibilité des nerfs comme un signe de décadence. Il prête une
     attention particulière au goût du poète français pour les senteurs, s’appuyant sur
     « Parfum exotique », « La Chevelure » et « Le Flacon »16. Si l’idée est déjà défendue par
     Max Nordau dans Degeneration [Dégénération], Tian Han éprouve un intérêt marqué
     pour « La Chevelure » : Nordau n’en citait que cinq vers, Tian Han en ajoute sept 17,
     probablement attiré par la façon originale selon laquelle un poète névrosé exprime
     l’amour.
12   Autre signe de décadence chez Baudelaire qui retient l’attention de Tian Han, son
     satanisme. Là encore, il cite Nordau pour l’illustrer :
          Il a le « culte de soi-même ». Il déteste la nature, le mouvement et la vie ; il rêve
          d’immobilité, de silence éternel, de symétrie et d’artifices. Il aime la maladie, la
          laideur et le crime ; par une aberration profonde, toutes ses dispositions vont à
          l’encontre de celles des êtres sains d’esprit ; l’odeur de la charogne plaît à son
          odorat ; la charogne, la plaie qui suppure et la douleur des autres sont belles à ses
          yeux ; un automne boueux et nuageux le met en joie ; seuls les plaisirs peu naturels
          l’excitent. Il se plaint de l’ennui et de ses angoisses horribles ; son esprit est rempli
          d’idées sombres, dont l’association produit exclusivement des images tristes ou
          abominables ; la seule chose qui le distrait ou qui l’intéresse est le mal : le meurtre,

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          la vue du sang, la lubricité et le mensonge. Il adresse des prières à Satan, il aspire à
          l’enfer.18
13   Dans ce passage tiré du chapitre « Parnassians and diabolists » [Parnassiens et satanistes]
     de Degeneration, Nordau oppose Baudelaire aux êtres sains d’esprit. Il critique
     sévèrement le satanisme de Baudelaire, suivant les médecins aliénistes pour qui le
     satanisme n’est rien d’autre que la preuve des troubles cérébraux dont souffre
     Baudelaire. Mais si Nordau, à l’instar d’un Cesare Lombroso 19, classe le poète parmi les
     malades mentaux, Tian Han, quant à lui, se refuse à juger Baudelaire du point de vue
     médical. S’il utilise Nordau, c’est parce que ce dernier considère Baudelaire comme le
     sataniste par excellence et cite abondamment les Fleurs du Mal. Pour Tian Han, le
     satanisme baudelairien constitue un signe de protestation contre la morale religieuse
     bourgeoise et contre tous les faux sages20. Tian Han ne se contente pas de construire
     l’image d’un Baudelaire révolutionnaire, il s’interroge sur l’objectif ultime de l’art. Pour
     lui, seule compte la beauté idéale :
          En réalité, la vie d’un artiste réside là où « l’homme rejoint le ciel ». C’est un univers
          immensément tendu, transparent et vivant (kongling). On en trouve la meilleure
          expression dans le moment où la flèche quitte la corde de l’arc avant d’avoir atteint
          la cible, et où la grenouille se jette dans le puits sans qu’on ait encore entendu un
          bruit.21
14   La grenouille qui se jette dans le puits est une image célèbre venue du poète japonais
     Matsuo Basho (1644-1694). Les vers originaux sont les suivants :
          Paix du vieil étang.
          Une grenouille plonge.
          Bruit de l’eau.
15   Matsuo Basho crée une ambiance où l’on ne distingue plus le calme du bruit, la vie de la
     mort : le vieil étang, qui semble mort, est ressuscité par la grenouille. Celle-ci disparaît,
     et le vieil étang retourne à la mort. Toutefois, le bruit qu’elle a produit retentit et son
     écho semble se répandre infiniment loin dans l’univers. À la fin de son article, Tian Han
     évoque l’avant-dernière strophe de l’« Hymne à la beauté » pour appuyer sa thèse selon
     laquelle Baudelaire, qu’il qualifie de poète décadent, ne s’enferme pourtant pas dans
     cette décadence, mais recherche également l’infini dans l’art 22.
16   Les œuvres auxquelles Tian Han se réfère dans les deux articles qu’il consacre à
     Baudelaire constituent des références fondamentales pour les critiques chinois de
     l’époque. À titre d’exemple, le deuxième volume de Jindai wenxue shijiang en sera à sa
     troisième édition en 1929, après une première parution en Chine en 1922. De même, le
     sixième chapitre de Jindai wenyi shier jiang est publié en 1924 sous le titre de « Falanxi
     jindai wenxue » [La littérature française moderne] dans le numéro spécial que consacre à
     la littérature française la revue Xiaoshuo yuebao23. Cité pour la première fois par Tian
     Han24, le texte sera par la suite constamment mentionné par les critiques chinois 25.
     Dans ce même numéro de Xiaoshuo yuebao figure aussi l’article de Sturm consacré à
     Baudelaire, traduit par Zhang Wentian (1900-1976) et intitulé « Botelaier yanjiu » [Étude
     sur Baudelaire]. Le texte est retraduit par Xuegan et publié le 20 juillet 1929 sous le titre
     de « Chalisi Baodelaier » [Charles Baudelaire] dans Huayan [L’Univers] 26. La réputation de
     Sturm en Chine s’explique par le fait que son article figure dans le Baudelaire : His Prose
     and Poetry qu’a édité Thomas Robert Smith (1880-1942). Ce texte, facilement accessible
     aux critiques chinois anglophones qui s’intéressent au poète français, constitue la base
     de Boduolaier sanwenshi [Petits poèmes en prose de Baudelaire], publié en avril 1930,

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     traduit par Xing Pengju, qui reconnaît sa dette envers Sturm dans l’introduction qu’il
     donne à sa traduction27.
17   Enfin, tout développement consacré à la postérité des sources que Tian Han a mises en
     valeur doit mentionner la Degeneration de Max Nordau, consultée par Honma Hisao dans
     Ouzhou jindai wenyi sichao lun [Discours sur les courants littéraires et artistiques
     européens modernes], pour établir la conception de la décadence. Le critique japonais
     considère Baudelaire comme un représentant de la décadence. Cet ouvrage, traduit en
     chinois en 1928, constitue à son tour une source importante pour l’image de Baudelaire
     dans Jindai ouzhou wenyi sichao shigang [Brève histoire des courants littéraires et
     artistiques européens modernes] et Wenyi sichao xiaoshi [Brève histoire des courants
     littéraires et artistiques], respectivement des auteurs chinois Gao Tao ( ?- ?) et Xu
     Maoyong (1911-1977)28.

     Kuriyagawa Hakuson et Baudelaire
18   Dans le chapitre « L’esthétisme et les poètes modernes » du deuxième volume de Jindai
     wenxue shijiang de Kuriyagawa Hakuson, traduit par Luo Dixian et publié le 1 er octobre
     1922 en Chine, le critique japonais souligne que Baudelaire prône l’art pour l’art. Mais si
     Baudelaire se retranche, à certains égards, de la société, ce n’est pas à la façon des
     ermites extrême-orientaux. Hakuson fait clairement la différence dans Jindai wenxue
     shijiang :
          Les poètes modernes s’éloignent de la société et des masses populaires, ce qui
          pourtant ne signifie pas leur dégoût de la vie. Ils ne produisent pas de ces œuvres
          maniérées à la façon des Japonais, pas même des petits haïkus, toutes ces œuvres
          japonaises qui résultent d’une attitude négative et libertaire. Au contraire, ces
          poètes modernes sont positifs. Ils ne s’arrêtent pas aux difficultés de la vie, ils
          goûtent les plaisirs et la volupté, recherchent toutes sortes de nouveaux plaisirs et
          sensations. […] Ils ne laissent passer aucune opportunité pour se procurer des
          plaisirs poétiques. Pénétrant jusqu’au fond de la vie pour en goûter la vraie saveur,
          ils enrichissent leur vie spirituelle. En ce sens, leur appétit de vie fait partie de leur
          philosophie. Vivre dans un monde artificiel et rechercher l’excitation des sens
          charnels constituent en effet autant de marques de leur appétit de vie. Pour
          connaître profondément la vie, il faut l’aimer. Les poètes modernes se passionnent
          pour la vie. Toutes ces raisons font qu’ils se distinguent fondamentalement de ceux
          qui sont dégoûtés du monde, les ermites et autres « célébrités » à la japonaise. 29
19   Le discours de Hakuson ressemble à celui de Zhou Zuoren, qui affirme que, derrière la
     décadence apparente de Baudelaire, se cache une volonté ardente de vivre. Hakuson
     critique les caractères nationaux des Japonais, distinguant les décadents occidentaux
     des ermites littéraires du Japon, quand Zhou Zuoren insiste sur la différence entre la
     décadence baudelairienne et le divertissement à l’extrême-orientale. Nous en
     déduisons donc que Hakuson a exercé une certaine influence sur Zhou Zuoren, qui
     aurait pris conscience des travers communs des hommes de lettres chinois et japonais.
     Si Hakuson a cherché à réveiller la conscience des écrivains japonais, Zhou Zuoren, lui,
     doit réveiller celle des écrivains chinois. Et Baudelaire est le déclencheur de cette prise
     de conscience.
20   Zhou Shuren (1881-1936), frère aîné de Zhou Zuoren, plus connu sous le nom de Lu Xun,
     s’intéresse également à Kuriyagawa Hakuson. Il a traduit deux œuvres du critique
     japonais : Kumen de xiangzheng [Le Symbole de la dépression], publié en 1924, et Chule

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     xiangya zhita [Sortir de la tour d’ivoire], publié en 1931. Dans le premier livre, Hakuson
     considère les œuvres de Baudelaire comme une expression de la vitalité :
          Si l’on considère que l’art est le summum de la vie culturelle, on ne peut expliquer
          son origine que par la vie elle-même. Après avoir lu Dante, Milton, Byron,
          Browning, Tolstoï, Ibsen, Zola, Baudelaire et Dostoïevski, qui peut encore mener
          une vie superficielle et considérer la littérature comme un simple moyen de
          divertissement ?30
21   Hakuson insiste sur la nécessité, pour les écrivains et les lecteurs, de prendre la
     littérature au sérieux, ce qui implique pour eux de s’affranchir du carcan imposé par la
     société. Toutefois, pour Hakuson, l’art n’est pas un outil pour résoudre des problèmes
     sociaux, mais l’expression pure de la vitalité d’un être humain. Cette vitalité est
     souvent réprimée par la contrainte exercée par la société. Un véritable artiste doit
     ressembler à un enfant qui s’amuse, dans la mesure où ni l’un ni l’autre ne se préoccupe
     de la question de l’utilité de leur action. C’est dans la réflexion libre que l’homme
     trouve l’expression totale de la vitalité et éprouve la joie profonde de la vie. Cette joie
     se distingue de celle des carriéristes, qui recherchent la satisfaction de la vanité ou du
     désir matériel, et qui tiennent pour négligeable la liberté individuelle 31.
22   Dans la partie que Kumen de xiangzheng consacre à la relation entre l’art et la morale,
     Hakuson évoque encore une fois Baudelaire :
          Tout comme les écrivains qui opposent le beau à la laideur ou le bien au mal, les
          poètes maudits, particulièrement nombreux dans la littérature moderne, tels
          Baudelaire amoureux des « fleurs du mal », ainsi que les écrivains naturalistes qui
          décrivent sans fard les actions les plus triviales des hommes, ont également
          beaucoup de valeur.32
23   Selon Hakuson, le satanisme, qui fait partie de la nature humaine, est réprimé dans la
     vie quotidienne, ce pourquoi les écrivains s’y intéressent, comme les lecteurs, pose
     Hakuson33. Et, puisque l’art est le symbole de la vitalité réprimée, tout lecteur est enclin
     à redécouvrir dans une œuvre littéraire un reflet de sa propre vie. En ce sens, le lecteur
     est aussi un créateur, qui œuvre à partir des symboles que lui offre l’artiste. Dans la
     lecture d’une œuvre, le lecteur, aussi libre que l’auteur, se sent vivant, heureux et
     enrichi34. Selon Hakuson, Baudelaire exprime cette même idée dans son poème en prose
     « Les Fenêtres » :
          Une fenêtre fermée éclairée d’une chandelle constitue une œuvre. À la vue de la
          femme derrière la fenêtre, le lecteur participe à la création de l’œuvre par sa propre
          réflexion. Il se met lui-même en scène à travers la fenêtre et la femme qu’il
          découvre. Le moi de l’observateur épouse la vie de la femme observée […] ; il perçoit
          dans la vie de celle-ci le reflet de sa propre existence. Celui qui apprécie une œuvre
          est celui qui découvre le moi chez l’autre, et l’autre chez le moi. 35
24   Dans Kumen de xiangzheng, Hakuson relève l’appétit de vie de Baudelaire. Selon lui, le
     satanisme de Baudelaire est une façon d’exprimer cet appétit de vie réprimé par la
     morale. Dans le deuxième livre de Hakuson traduit par Lu Xun, Chule xiangya zhita,
     l’auteur développe de manière plus approfondie le lien entre l’esprit de décadence de
     Baudelaire et son appétit de vie. Dans Jindai de wenyi [La Littérature et l’art modernes],
     Baudelaire apparaît comme le chef des poètes décadents, apologiste du crime, du mal et
     de la laideur. Selon Hakuson, si Baudelaire cherche à créer un nouveau frisson en
     plantant des fleurs du mal, c’est parce que, lassé du bien et du beau, il veut goûter aux
     vices et, plus généralement, à tout ce que la vie peut produire 36.

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25   Dans Guanzhaozhe yun [Les Contemplatifs], Hakuson réaffirme que l’éloge fait par
     Baudelaire des fleurs du mal ne peut être soumis au jugement moral : la morale résulte
     des besoins immédiats de l’homme, tandis que les trouvailles des génies viennent du
     tréfonds de l’humanité. L’homme a parfois besoin de s’affranchir des contraintes pour
     que son âme s’élargisse et qu’il puisse « savourer l’ensemble de la vie », affirme
     Hakuson : c’est ainsi qu’il se sent profondément humain. L’humanité n’est pas donnée à
     tout le monde et, pour Hakuson, un artiste authentique comme Baudelaire, qui s’est
     dépouillé du carcan de la morale pour faire l’éloge du mal, est par essence
     profondément humain37. Les commentaires que fait Hakuson dans Chule xiangya zhita
     soulignent la nécessité de lutter contre l’emprise de la morale et de l’utilitarisme. Ils
     renvoient à sa critique des caractères nationaux des Japonais. Dans Congming ren [Les
     Hommes intelligents], Hakuson dénonce l’esprit calculateur des Japonais qui
     réussissent socialement en usant de ruses, sans donner l’impression de violer les lois.
     Comparés à eux, écrit Hakuson, les assassins et les voleurs, qui commettent
     ouvertement leurs crimes, paraissent plus aimables : ils sont au moins plus simples et
     plus authentiques38, vision romantique qui n’est pas sans évoquer Baudelaire et sa
     glorification du mal.
26   Dans Xianjin de Riben [Le Japon d’aujourd’hui], Hakuson analyse plus au fond les
     problèmes des Japonais, perçus comme calculateurs, flatteurs et superficiels. Obsédés
     par l’utilité immédiate, les Japonais n’ont plus de temps pour développer leur vie
     intérieure. Dépourvus de force vitale, ils poussent rarement leurs réflexions au fond des
     choses. Leur obsession de la recherche du juste milieu, du compromis et leur manque de
     sérieux les empêche d’atteindre la beauté pure. Aux yeux de Hakuson, cet état d’esprit
     s’oppose au progrès culturel. La critique que fait Hakuson des caractères nationaux des
     Japonais s’applique parfaitement à la société chinoise. Elle permet aux lecteurs chinois
     de percevoir l’utilité réelle de la décadence baudelairienne pour remédier à
     l’utilitarisme et aux problèmes qui en découlent en Chine. C’est par ailleurs l’un des
     motifs de la traduction de Lu Xun, qui s’en explique dans la postface à Chule xiangya
     zhita :
          L’auteur condamne les caractères nationaux des Japonais : tiédeur, recherche du
          juste milieu, esprit de compromis, hypocrisie, étroitesse de vue, prétention et
          conservatisme. On a l’impression que sa critique s’adresse aux Chinois, surtout
          quand il dit que les Japonais maintiennent tout au juste milieu, sans le courage
          d’aller jusqu’au bout, et que partant de ce qui est spirituel pour se diriger vers ce
          qui est charnel, ils mènent une existence inconsistante. Si cela n’est pas dû à la
          contamination chinoise, cela doit pour le moins s’expliquer par le fait que tous ceux
          qui sont élevés dans la civilisation extrême-orientale ont ces mêmes traits
          caractéristiques. […] Inutile d’en chercher l’origine. D’emblée l’auteur les considère
          comme une maladie grave. Une fois ce diagnostic établi, il prescrit des remèdes ; les
          jeunes Chinois et Chinoises atteints de la même maladie peuvent le consulter ou
          suivre ses prescriptions. Ces remèdes agiront sur les Chinois comme la quinine les
          guérit autant que les Japonais du paludisme.39

     Honma Hisao et Baudelaire
27   En août 1928, la traduction chinoise du Ouzhou jindai wenyi sichao lun de Honma Hisao
     est publiée. C’est là que la relation entre Baudelaire et la décadence est analysée pour la
     première fois en Chine de manière systématique. En se basant sur la conception de la
     décadence établie par Max Nordau, Honma Hisao observe chez Baudelaire quatre

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Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   8

     tendances permettant de le définir comme un écrivain décadent : culte du moi, primat
     de l’artifice, impassibilité et penchant pour le mal40. À l’appui du culte pour l’artifice, le
     critique japonais fournit deux arguments : Baudelaire préfèrerait les femmes
     représentées dans la peinture à celles de la vie réelle et le paysage artificiel d’un décor
     de théâtre au vrai paysage naturel41. À propos des femmes, Honma Hisao fait
     probablement référence à ce passage des « Notes nouvelles sur Edgar Poe » où
     Baudelaire parle, non pas de « femmes représentées dans la peinture », mais de femmes
     bien parées42. À moins que Honma Hisao s’inspire, via Max Nordau, moins du texte
     original de Baudelaire que des considérations de Théophile Gautier en « Préface aux
     Œuvres complètes », où le passage est cité43. Quant à la question du paysage, Honma
     Hisao ferait allusion au « Rêve parisien », également analysé par Gautier 44. Honma
     Hisao résout la question de l’autotélisme en citant le poète lui-même : « La poésie n’a
     pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre. Aucun poème ne sera si
     véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le
     plaisir d’écrire un poème »45, propos également cités par Gautier dans sa « Préface aux
     Œuvres complètes »46. Directe ou indirecte, la connaissance qu’a Honma Hisao de l’article
     de Théophile Gautier est confirmée par un passage où l’importance accordée à la forme
     constitue une autre caractéristique de la décadence :
          Le style décadent est ingénieux, complexe et plein de nuances, s’efforçant
          d’enrichir autant que possible le vocabulaire, d’exprimer des idées que l’on n’arrive
          jamais à formuler clairement, et de rendre la forme en ses contours les plus vagues
          et les plus fuyants. En somme, il s’agit d’un style qui dépasse le cadre établi par tous
          les discours existants. En d’autres termes, le style décadent marque le dernier effort
          mené par les écrivains pour atteindre l’apogée de la langue. 47
28   C’est la première fois en Chine que l’on évoque l’analyse de Gautier sur la relation entre
     Baudelaire et la décadence48. Or, un lecteur chinois qui n’aurait pas lu le texte original
     de Gautier aurait du mal à comprendre pourquoi un écrivain novateur est
     paradoxalement taxé de décadent. Le texte d’origine précise ces enjeux :
          Le poète des Fleurs du mal aimait ce qu’on appelle improprement le style de
          décadence, et qui n’est autre chose que l’art arrivé à ce point de maturité extrême
          que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent : style
          ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours
          les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des
          couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant à rendre la
          pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable, et la forme en ses contours les plus
          vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire les confidences subtiles de la
          névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se déprave et les hallucinations
          bizarres de l’idée fixe tournant à la folie. Ce style de décadence est le dernier mot
          du Verbe sommé de tout exprimer et poussé à l’extrême outrance. 49
29   L’idée exprimée par Gautier reprend celle que Baudelaire formule au début des « Notes
     nouvelles sur Edgar Poe »50. Selon la conception de la décadence qu’adopte Gautier,
     suivi par Honma Hisao, seule la littérature chinoise en langue parlée pourrait être
     considérée comme décadente, car elle vise à délivrer la littérature des stéréotypes de la
     littérature chinoise classique. Or dans le contexte chinois, la littérature en langue
     parlée ne peut aucunement être comparée à un soleil couchant. Considérée comme
     capable d’exprimer toutes choses délicates que la langue chinoise classique, concise à
     l’extrême, n’est pas à même de rendre, la langue parlée, jeune et prometteuse,
     ressemble plutôt au soleil levant. Pour les défenseurs de la littérature chinoise

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Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   9

     moderne, c’est la langue chinoise classique, inadaptée à l’expression des sentiments
     modernes, qui est une langue décadente.
30   Dans la Chine d’alors, il existe donc deux sortes de décadences, porteuses l’une et
     l’autre d’un jugement moral : celle, négative quand il s’agit de la forme, et celle,
     susceptible d’être positive quand il s’agit du contenu. Sur le plan du contenu, un
     partisan de la littérature en langue parlée peut juger nécessaire de défendre la
     décadence contre la morale féodale véhiculée par la littérature classique. Sur le plan de
     la forme, aucun critique ne peut raisonnablement définir la langue parlée chinoise
     comme une langue décadente, la langue parlée chinoise n’ayant jamais atteint au
     classicisme. C’est probablement la raison pour laquelle, alors que Gautier analyse la
     décadence du point de vue de la forme littéraire, la plupart des critiques chinois sur
     Baudelaire circonscrivent leur analyse de la décadence au strict contenu littéraire.

     Gao Tao et Xu Maoyong, critiques matérialistes
31   La définition que retient Gautier de la décadence est évoquée pour la première fois en
     Chine dans l’Ouzhou jindai wenyi sichao lun de Honma Hisao, œuvre consultée par Gao
     Tao, auteur de Jindai ouzhou wenyi sichao shigang [Brève histoire des courants littéraires
     et artistiques européens modernes], publiée en 193251. Mais le critique chinois infléchit
     les analyses de Honma Hisao pour souligner le rôle joué par l’époque dans la genèse de
     la décadence baudelairienne. Comparons à ce propos Honma Hisao et Gao Tao :
32   Texte de Honma Hisao :
          Les Fleurs du mal publiées par Baudelaire à l’âge de trente-sept ans (1857) immortalisent le
          poète. Ce recueil contient quatre-vingt poèmes longs et courts. Comme le titre de l’œuvre
          l’indique, il existe un abîme entre le goût de Baudelaire et la morale ordinaire. Aux yeux des
          gens ordinaires, l’auteur développe délibérément des sujets morbides et malsains parce qu’il
          est lui-même morbide et malsain. […]
          Les Fleurs du mal, il est vrai, traitent de sujets morbides et malsains, ce qui n’est
          jamais arrivé auparavant dans la poésie. Pourtant, les gens ordinaires à l’esprit
          étriqué n’ont absolument pas le droit de condamner cette œuvre. Elle est
          immensément profonde !
33   Texte de Gao Tao :
          Les Fleurs du mal publiées par Baudelaire en 1857 immortalisent le poète. Ce recueil
          contient quatre-vingt poèmes longs et courts. L’auteur, lui-même morbide et
          malsain, traite dans ces poèmes de sujets morbides et malsains. […] On a dit à son
          sujet que « Dante va dans l’enfer, Baudelaire en vient ». Alors qu’en réalité, en
          raison de l’évolution du contexte historique, les expériences vécues par Baudelaire
          sont beaucoup plus compliquées que celles de Dante.52
34   Honma Hisao défend dans les Fleurs du mal une œuvre profonde quand Gao Tao attribue
     la profondeur de Baudelaire à « l’évolution du temps et de l’ambiance ». Gao Tao qui
     accorde une importance particulière à la relation de Baudelaire au monde extérieur,
     comme le montrent les commentaires que lui inspire L’Art au point de vue sociologique
     (1889), où Jean-Marie Guyau accuse les écrivains décadents, toujours à l’article de la
     mort, d’être licencieux, pessimistes et artificiels :
          Sur certains points, le discours de Guyau portant sur les caractéristiques de la
          littérature décadente est juste. Mais taxer cette littérature de décrépite,
          considérant que le dynamisme lui manque, n’est pas une compréhension juste de la
          décadence.53

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Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   10

35   Gao Tao préfère définir la littérature décadente comme une littérature sur le déclin.
     Sur ce point, il est d’accord avec Guyau, quand bien même il pose que
           Guyau ne connaît pas à fond l’époque dans laquelle est née la littérature de
           décadence. Celle-ci est un produit nécessaire de son époque. […] Cherchant
           l’extraordinaire sans le trouver, les écrivains décadents tendent à sombrer dans
           l’ennui ; tourmentés par la douleur et la tristesse, ils sont enclins à se décourager.
           Certes, cette mentalité révèle leur faiblesse. Mais en pensant à l’époque décadente
           qui donne inévitablement naissance à une littérature décadente, on comprendra
           qu’elle est inéluctable.54
36   Par « époque décadente », Gao Tao entend époque capitaliste. Se recommandant de la
     Dégénération de Max Nordau, il montre qu’écrasés par la concurrence, par la spéculation
     et par toutes sortes de fardeaux, les gens, à la fois fatigués et nerveux, recourent au
     tabac, au vin, à la drogue pour reposer leurs nerfs. Témoin Baudelaire 55. Ainsi, pour Gao
     Tao, la décadence de Baudelaire se conçoit de manière péjorative.
37   Xu Maoyong, auteur de Wenyi sichao xiaoshi [Brève histoire des courants littéraires et
     artistiques], publié en 1936, a également consulté Honma Hisao, qui recense les cinq
     caractéristiques de la décadence56. À l’instar de Gao Tao, Xu Maoyong adopte une
     lecture matérialiste, défendant l’idée que la littérature de la décadence exprime sa
     révolte face à la société. Sans qu’il s’agisse d’une négation totale du capitalisme. De fait,
     les décadents cherchent une nouvelle vie au sein de cette société capitaliste où ils
     s’emploient à traiter artistiquement des maux de la vie réelle 57. Pour autant, aux yeux
     de Xu Maoyong, les décadents ne sont que des réformateurs incapables de franchir le
     pas qui mène à la révolution.
38   Les gloses que Baudelaire inspire aux Chinois dans les années 1920-30 renvoient à
     différents courants d’idées qui ont influencé la Chine d’alors : lutte contre
     l’utilitarisme, recherche de la liberté et éloge de l’art pour l’art, trois courants qui ont
     marqué la période, en plus du marxisme, qui prend son essor dans les années 1930. Des
     œuvres de critiques anglais et japonais, s’intéressant à des auteurs français, allemands
     et italiens, s’affirment au principe des représentations chinoises de Baudelaire.
     Toutefois, plutôt que de suivre leurs homologues étrangers, les critiques chinois ont
     choisi d’en retenir certaines leçons et d’en oublier d’autres, construisant une image de
     Baudelaire à même de satisfaire leurs propres attentes.

     La traduction de Baudelaire en Chine
39   En dehors des commentaires qu’il a inspirés, le poète français a également fait l’objet
     de plusieurs traductions et retraductions dont voici la liste.

                             Titre     de                                                   Volume      Titre de la
      Date              de                                                    Traduc-
                             l’œuvre   en Titre de l’œuvre originelle                       et          revue
      publication                                                             teur
                             chinois                                                        numéro      ou du livre

      20     novembre
                             游子             L’Étranger                        仲密                        晨报副镌
      1921

      20 novembre
                  狗与瓶                       Le Chien et le flacon             仲密                        晨报副镌
      1921

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Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   11

 20 novembre                   Un hémisphère dans une
             头发里的世界                                   仲密                                   晨报副镌
 1921                          chevelure

 20     novembre
                    你醉         Enivrez-vous                      仲密                        晨报副镌
 1921

 1er janvier                   Un hémisphère dans une
                    头发里的世界                            仲密                       VIII-1      妇女杂志
 1922                          chevelure

 1er janvier                   Un hémisphère dans une
                    窗                                 仲密                       VIII-1      妇女杂志
 1922                          chevelure

                                                                                           民国日报·
 9 janvier 1922     穷人的眼       Les Yeux des pauvres              仲密            I-9
                                                                                           觉悟

                                                                                           民国日报·
 9 janvier 1922     你醉         Enivrez-vous                      仲密            I-9
                                                                                           觉悟

 10 mars 1922       窗          Les Fenêtres                      仲密            XIII-3      小说月报

 9 avril 1922       月的恩惠       Les Bienfaits de la lune          仲密                        晨报副镌

 9 avril 1922       海港         Le Port                           仲密                        晨报副镌

 10 juin 1922       游子         L’Étranger                        仲密            XIII-6      小说月报

 15 avril 1923      醉着罢        Enivrez-vous                      平伯            II-1        诗

                    无论那儿出这世 N’importe         où    hors    du
 15 avril 1923                                                   平伯            II-1        诗
                    界之外罢    monde

 5 mai 1923         一个尸体       Une charogne                      秋潭            3           草堂

 5 mai 1923         生动的火把      Le Flambeau vivant                秋潭            3           草堂

 5 mai 1923         坏钟         La Cloche fêlée                   秋潭            3           草堂

 1er décembre
                    月亮的恩惠      Les Bienfaits de la lune          焦菊隐           19          晨报副镌
 1923

 13 mai 1924        两重室        La Chambre double                 王维克           33          文艺周刊

 13       octobre
                    月亮眷属       Les Bienfaits de la lune          苏兆龙           143         文学周报
 1924

 13       octobre
                    那一个是真的     Laquelle est la vraie ?           苏兆龙           143         文学周报
 1924

 1er décembre
                    死尸         Une charogne                      徐志摩           3           语丝
 1924

 25 décembre                                                                               晨报副刊 F0
                                                                                                9F
             尸体                Une charogne                      金满成           57
 1924                                                                                      文学旬刊

Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   12

                                                                                        晨报副刊 F0
                                                                                             9F
 15 janvier 1925 腐尸         Une charogne                      张人权           59
                                                                                        文学旬刊

 23 février 1925 镜子         Le Miroir                         张定璜           15          语丝

 23 février 1925 那一个是真的     Laquelle est la vraie ?           张定璜           15          语丝

 23 février 1925 窗子         Les Fenêtres                      张定璜           15          语丝

 23 février 1925 月儿的恩惠      Les Bienfaits de la lune          张定璜           15          语丝

 23 février 1925 狗和罐子       Le Chien et le flacon             张定璜           15          语丝

 novembre
                   鬼        Le Revenant                       李思纯           47          学衡
 1925

 novembre
                   鸱枭       Les Hiboux                        李思纯           47          学衡
 1925

 novembre
                   血泉       La Fontaine de sang               李思纯           47          学衡
 1925

 novembre
                   腐烂之女尸    Une charogne                      李思纯           47          学衡
 1925

 novembre
                   猫        Le Chat                           李思纯           47          学衡
 1925

 novembre
                   破钟       La Cloche fêlée                   李思纯           47          学衡
 1925

 novembre
                   凶犯之酒     Le Vin de l’assassin              李思纯           47          学衡
 1925

 novembre
                   密语       Causerie                          李思纯           47          学衡
 1925

 novembre
                   赭色发之女丐   À une mendiante rousse            李思纯           47          学衡
 1925

 novembre
                   暮色       Le Crépuscule du soir             李思纯           47          学衡
 1925

 1er décembre                                                               周年增         《洪水》
                   情人之死     La Mort des amants                绍宗
 1926                                                                       刊           半月刊

                                                                                        《莽原》
 10 avril 1927     理想       L’Idéal                           邓琳            II-7
                                                                                        半月刊

                                                                                        《莽原》
 10 avril 1927     美        La Beauté                         邓琳            II-7
                                                                                        半月刊

Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   13

 15 décembre
             窗                         Les Fenêtres                      虚白            I-4         真美善
 1927

 18 décembre                                                                           No. 295
             明月的哀愁                     Tristesse de la lune              徐蔚南                       文学周报
 1927                                                                                  V-20

 9 juillet 1928     圆光之失却              Perte d’auréole                   石民            IV-28       语丝

                    Any where out of
 9 juillet 1928                        Any where out of the world        石民            IV-28       语丝
                    the world

 16 juillet 1928    愉快的死者              Le Mort joyeux                    石民            IV-29       语丝

 1er septembre                                                           朱维基
                    “请去旅行”             Invitation au voyage                            单行本         《水仙》
 1928                                                                    芳信

 1er septembre                                                           朱维基
                    饼                  Le Gâteau                                       单行本         《水仙》
 1928                                                                    芳信

 1er septembre                                                           朱维基
                    老江湖                Le Vieux Saltimbanque                           单行本         《水仙》
 1928                                                                    芳信

 1er septembre                                                           朱维基
                    玻璃小贩               Le Mauvais Vitrier                              单行本         《水仙》
 1928                                                                    芳信

                    诱惑:或, 和
 1er septembre                    Les Tentations, ou Éros, 朱维基
                    Eros, Plutus,                                                      单行本         《水仙》
 1928                             Plutus et la Gloire      芳信
                    Glory

 1er septembre                                                           朱维基
                    仁慈的赌博者             Le Joueur généreux                              单行本         《水仙》
 1928                                                                    芳信

 1er septembre                                                           朱维基
                    绳                  La Corde                                        单行本         《水仙》
 1928                                                                    芳信

 1er septembre                                                           朱维基
                    一个英雄般的死 Une mort héroïque                                          单行本         《水仙》
 1928                                                                    芳信

 13       octobre
                    妖魔                 Les Ténèbres                      林文铮           VIII-201    现代评论
 1928

 13       octobre
                    肖象                 Le Portrait                       林文铮           VIII-201    现代评论
 1928

 20       octobre
                    西精娜                Sisina                            林文铮           VIII-202    现代评论
 1928

 1er    janvier                                                                                    乐群
                    奉劝旅行               L’Invitation au voyage            陈勺水           I-1
 1929                                                                                              (月刊)

Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   14

 1er janvier                                                                             乐群
                   毒药        Le Poison                         陈勺水           I-1
 1929                                                                                    (月刊)

                                                                                         乐群
 1er février 1929 吸血鬼        Le Vampire                        陈勺水           I-2
                                                                                         (月刊)

                             « Je t’adore à l’égal de la                                 乐群
 1er février 1929 波德雷无题诗                                 陈勺水                 I-2
                             voûte nocturne »                                            (月刊)

                             « Tu mettrais l’univers                                     乐群
 1er février 1929 波德雷无题诗                             陈勺水                     I-2
                             entier dans ta ruelle »                                     (月刊)

                             « Une nuit que j’étais près                                 乐群
 1er février 1929 波德雷无题诗                                 陈勺水                 I-2
                             d’une affreuse Juive »                                      (月刊)

                             « Avec   ses     vêtements                                  乐群
 1er février 1929 波德雷无题诗                                陈勺水                  I-2
                             ondoyants et nacrés »                                       (月刊)

                             « Je te donne ces vers afin                                 乐群
 1er février 1929 波德雷无题诗                                 陈勺水                 I-2
                             que si mon nom »                                            (月刊)

                             « Que diras-tu ce soir,                                     乐群
 1er février 1929 波德雷无题诗                             陈勺水                     I-2
                             pauvre âme solitaire »                                      (月刊)

                                                                                         乐群
 1er mars 1929     黑暗        Les Ténèbres                      勺水            I-3
                                                                                         (月刊)

                                                                                         乐群
 1er mars 1929     香气        Le Parfum                         勺水            I-3
                                                                                         (月刊)

                                                                                         乐群
 1er mars 1929     画框        Le Cadre                          勺水            I-3
                                                                                         (月刊)

                                                                                         乐群
 1er mars 1929     画像        Le Portrait                       勺水            I-3
                                                                                         (月刊)

                   博多莱尔寄其母
 20 mars 1929      书         Lettre à madame Aupick I          肇颍            I-3         华严
                   (一)

                   博多莱尔寄其母
 20 avril 1929     书         Lettre à madame Aupick II         菌             I-4         华严
                   (二)

                   博多莱尔寄其母
 20 mai 1929       书         Lettre à madame Aupick III        刘绍苍           I-5         华严
                   (三)

Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   15

                    博多莱尔寄其母
 20 juin 1929       书          Lettre à madame Aupick IV         刘绍苍           I-6         华严
                    (四)

                    博多莱尔寄其母
 20 juillet 1929    书          Lettre à madame Aupick V          刘绍苍           I-7         华严
                    (五)

 15 septembre
              登临               Épilogue                          石民            I-9         春潮
 1929

 14       octobre 译诗一首——恶      Que diras-tu ce soir, pauvre
                                                                 石民            V-31        语丝
 1929               之花第四十三     âme solitaire

 27       octobre
                    疯人与维娜丝     Le Fou et la Vénus                石民            V-32        语丝
 1929

 27       octobre
                    老妇人之失望     Le Désespoir de la vieille        石民            V-32        语丝
 1929

 27       octobre
                    早上一点钟      À une heure du matin              石民            V-32        语丝
 1929

 27       octobre
                    伪币         La Fausse Monnaie                 石民            V-32        语丝
 1929

 27       octobre
                    靶子场        Le Tir et le cimetière            石民            V-32        语丝
 1929

 27       octobre              La Femme sauvage et la
                    野蛮妇与妖姣女                           石民                       V-32        语丝
 1929                          petite-maîtresse

 27       octobre
                    穷孩子的玩具     Le Joujou du pauvre               石民            V-32        语丝
 1929

 27       octobre
                    倒霉的玻璃匠     Le Mauvais Vitrier                石民            V-32        语丝
 1929

 27       octobre
                    EPILOGUE   Épilogue                          石民            V-32        语丝
 1929

 6 janvier 1930     老浪人        Le Vieux Saltimbanque             石民            V-43        语丝

 6 janvier 1930     姑娘们的写照     Portrait de maîtresses            石民            V-43        语丝

 6 janvier 1930     宿缘         Les Vocations                     石民            V-43        语丝

 16 août 1930       孤独         L’Isolement                       石民            I-2         现代文学

                    诱惑:色情,黄
 16 août 1930                  Les Tentations                    石民            I-2         现代文学
                    金,荣誉

Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   16

 16 août 1930       黄昏          Le Crépuscule du soir             石民            I-2         现代文学

 16 août 1930       射手          Le Galant Tireur                  石民            I-2         现代文学

 16 août 1930       镜子          Le Miroir                         石民            I-2         现代文学

                                                                                            《波多莱
                                Petits Poèmes en prose de
 1930                                                             邢鹏举                       尔散文
                                Baudelaire
                                                                                            诗》

 1er janvier
                    快乐的死者       Le Mort joyeux                    陈君冶           I-6         新时代
 1932

 1er mars 1933      应和          Correspondances                   卞之琳           IV-6        新月

 1er mars 1933      人与海         L’Homme et la mer                 卞之琳           IV-6        新月

 1er mars 1933      音乐          La Musique                        卞之琳           IV-6        新月

 1er mars 1933      异国的芳香       Parfum exotique                   卞之琳           IV-6        新月

 1er mars 1933      商籁          Sonnet d’automne                  卞之琳           IV-6        新月

 1er mars 1933      破钟          La Cloche fêlée                   卞之琳           IV-6        新月

 1er mars 1933      忧郁          Spleen                            卞之琳           IV-6        新月

 1er mars 1933      瞎子          Les Aveugles                      卞之琳           IV-6        新月

 1er mars 1933      流浪的波希米人 Bohémiens en voyage                   卞之琳           IV-6        新月

 1er mars 1933      入定          Recueillement                     卞之琳           IV-6        新月

 1er juin 1933      穷人之死        La Mort des pauvres               卞之琳           III-12      文艺月刊

 1er juillet 1933   喷泉          Le Jet d’eau                      卞之琳           IV-1        文艺月刊

                                                                                            《他人的
 1933               登临          ÉPILOGUE                          石民
                                                                                            酒杯》

                                                                                            《他人的
 1933               秋情诗         Sonnet d’automne                  石民
                                                                                            酒杯》

                                                                                            《他人的
 1933               愉快的死者       Le Mort joyeux                    石民
                                                                                            酒杯》

                                Que diras-tu ce soir, pauvre                                《他人的
 1933               将何言                                      石民
                                âme solitaire                                               酒杯》

                                                                                            《他人的
 1933               回魂          Le Revenant                       石民
                                                                                            酒杯》

 1er mars 1934      交响共感        Correspondances                   诸候            II-3        文学

Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   17

      1er mars 1934      生生的炬火       Le Flambeau vivant                诸候            II-3        文学

      1er mars 1934      贫民的死        La Mort des pauvres               诸候            II-3        文学

                         航海——赠流浪     Le Voyage - À Maxime du
      1er mars 1934                                                    诸候            II-3        文学
                         者的座右铭       Camp

      16       octobre
                         窗           Les Fenêtres                      黎烈文           I-2         译文
      1934

      16       octobre
                         奇人          L’Étranger                        黎烈文           I-2         译文
      1934

      16       octobre
                         时钟          L’Horloge                         黎烈文           I-2         译文
      1934

      16       octobre
                         狗与小瓶        Le Chien et le flacon             黎烈文           I-2         译文
      1934

      16       octobre 头发里的半个地 Un hémisphère dans une
                                                      黎烈文                            I-2         译文
      1934             球       chevelure

      16       octobre
                         老妇人的绝望      Le Désespoir de la vieille        黎烈文           I-2         译文
      1934

      16       octobre
                         醉罢          Enivrez-vous                      黎烈文           I-2         译文
      1934

      16       octobre
                         那一个是真的      Laquelle est la vraie ?           黎烈文           I-2         译文
      1934

      1er décembre
                         露台          Le Balcon                         梁宗岱           III-6       文学
      1934

      id.                秋歌          Chant d’automne                   梁宗岱           III-6       文学

      1er janvier                    Extrait de Fusées et de Mon c
                         旁若无人随笔                                        疑今            56          论语
      1935                           œur mis à nu

      15 janvier 1935 贫民的玩具          Le Joujou du pauvre               若人            16          小说

      id.                贫民的眼睛       Les Yeux des pauvres              若人            16          小说

      1er février 1935 晚间的谐和         Harmonie du soir                  李金发           VII-2       文艺月刊

40   Nous nous proposons de nous concentrer sur trois cas particuliers de traduction, à
     savoir une comparaison entre les cinq traductions d’« Une charogne », notamment la
     traduction faite par Li Sichun (1893-1960) en langue chinoise classique et celle réalisée
     par Chen Shaoshui (1886-1960), publiée dans une revue marquée par le marxisme, pour
     suivre la manière dont des représentations de Baudelaire, très différentes de celle que
     renvoient ses poèmes originels, sont construites par les traducteurs chinois.

     Babel, 39 | 2019
Baudelaire en Chine (1920-1937) : premières traductions, premières exégèses   18

     Cinq premières traductions d’« Une charogne »
41   De 1923 à 1925, cinq traductions en chinois d’« Une charogne » paraissent. La première
     est due à un certain Qiutan ( ?- ?) et publiée le 5 mai 1923 dans Caotang [Chaumière] 58,
     revue provinciale du Sichuan qui figure parmi les toutes premières revues littéraires à
     éditer des poèmes écrits en chinois vernaculaire. Dans la préface à sa traduction,
     Qiutan présente Baudelaire comme un poète fin-de-siècle en proie à l’ennui, angoissé,
     triste, furieux et pauvre.
42   Par rapport à Qiutan, qui souligne la tension entre le poète et la société 59, Xu Zhimo
     (1897-1931), qui traduit le poème pour Yusi [Fils de parole] le 1 er décembre 1924,
     s’attache surtout aux images mystérieuses, exotiques, que lui évoque le poème 60.
43   Peu de temps après la publication de la traduction de Xu Zhimo, le 25 décembre 1924,
     « Une charogne » est traduite par Jin Mancheng (1900-1971) pour le supplément
     littéraire de Chenbao [Journal du matin]. Dans la notice rédigée par le journal,
     Baudelaire est décrit comme un poète au vers concis, à la pensée singulière, à la
     sensibilité aiguë faite d’un mélange de passion, de douleur et d’excitation. La notice
     précise encore que, si la traduction de Jin Mancheng suit d’aussi près celle de Xu Zhimo,
     c’est pour donner aux lecteurs une connaissance plus complète de Baudelaire, ces deux
     traductions comportant des vers traduits de manière très différente 61.
44   La traduction de Jin Mancheng ne resta pas sans écho. Le 15 janvier 1925, le même
     journal publiait une nouvelle traduction d’« Une charogne », par Zhang Renquan ( ?- ?),
     qui précise avoir comparé la traduction de Jin Mancheng et celle de Xu Zhimo avec
     l’original et y avoir découvert de nombreux points mal traduits 62.
45   En novembre 1925, la cinquième traduction en chinois d’« Une charogne », intitulée «
     Fulan zhi nüshi » [Cadavre pourri d’une femme], est publiée dans le 47 e numéro de la
     revue Xueheng [Revue critique]. Dans la préface qui précède sa traduction, Li Sichun
     affirme que « les poèmes de Baudelaire anesthésient les lecteurs et leur donnent
     l’impression d’être atteints de la folie ». Toutefois, Li Sichun semble avoir lu dans « Une
     charogne » un sujet traditionnel, à savoir la « déploration de l’amour mort » 63.
46   Un examen général de ces cinq traductions d’« Une charogne » permet de repérer leurs
     caractéristiques communes par rapport au poème originel. Les traducteurs chinois
     tendent à négliger l’importance que le poète accorde à l’imagination. L’interprétation
     faite par Li Sichun sur le sens général d’« Une charogne » montre le mieux cette
     négligence. Pour lui, le poème « déplore l’amour perdu » et il réécrit le dernier vers du
     poème original – « Que j’ai gardé la forme et l’essence divine/De mes amours
     décomposés ! » – en « 情爱任分离 留此残躯形 » [Les amoureux sont séparés, Seul ce
     corps incomplet reste]. Le narrateur du poème original échappe à la tristesse par
     l’imagination alors que celui du poème traduit par Li Sichun ne peut que déplorer
     vainement « ce corps incomplet qui reste », Li Sichun n’arrivant pas à dépasser
     l’apparente cruauté de la mort. Qiutan, Xu Zhimo, Jin Mancheng et Zhang Renquan,
     tous expriment un attachement au corps charnel qui perce dans leur traduction des
     vers « Que j’ai gardé la forme et l’essence divine/De mes amours décomposés ! ». Qiutan
     les rend par « Que j’ai gardé ton image et ton parfum » ; Jin Mancheng souligne la
     fidélité du narrateur dans son interprétation : « Dis-leur que pour l’amour décomposé,
     j’ai gardé son image et la fidélité » ; Zhang Renquan oppose « la forme » à « l’essence

     Babel, 39 | 2019
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