La genèse d'un nouveau Prometheus
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La genèse d’un nouveau Prometheus Travail réalisé pour l’obtention du Bachelor of Arts HES-SO en musique Par : Daniel Hellmann Coordinatrice du travail: Angelika Güsewell Lausanne, année académique 2008-2009 Conservatoire de Lausanne – Haute Ecole de Musique (HEM)
Daniel Hellmann Rue du Maupas 9 1004 Lausanne 076/463 39 13 d.hellmann@gmx.ch La genèse d’un nouveau Prometheus Projet bachelor Conservatoire de Lausanne HEM 6 avril 2009 -1-
Table des matières 0. Table des matières 1 1. Introduction 2 2. Qui est « Prometheus » ? 3 2.1. Prometheus – le personnage mythologique 3 2.2. Prometheus dans l’histoire de la pensée et dans les arts 3 2.3. Le poème « Prometheus » de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) 4 3. La recherche du compositeur 5 3.1. Réflexions initiales concernant le choix du compositeur 5 3.2. Le choix de Guy-François Leuenberger 6 4. La conception de l’œuvre 7 4.1. Discussion des points formels comme le cachet, le plan de production, etc. 7 4.2. Première idée : formation et style « Jazz » 7 4.3. Réflexions sur Prometheus et nouvelle idée : 7 inspiration des musiques populaires 4.4. Renoncement aux idées préétablies en faveur de la cohérence 8 4.5. La recherche de fonds 9 5. Collaboration avec le compositeur pour l’interprétation 10 5.1. Remise de la première version de l’œuvre 10 5.2. Version complétée du nouveau « Prometheus » 11 5.3. Le travail avec les instrumentistes et le compositeur 12 6. Discussion finale avec le compositeur sur l’ensemble du projet 13 7. Conclusion 14 8. Remerciements 15 9. Bibliographie 15 10. Annexe 16 10.1. Poème original avec traduction française 16 10.2. Portrait de Guy-François Leuenberger 17 10.3. Lettre d’introduction du dossier pour la recherche de fonds 18 10.4. Enregistrement du 4.4.2009 18 10.5. Partition de l’œuvre (Version du 1.4.2009) 19 -2-
1. Introduction Le poème « Prometheus », écrit par Johann Wolfgang von Goethe en 1773, est un des chef- d’œuvres de la littérature allemande. Il se distingue par sa force imminente, par la clarté de la pensée et par sa précision à décrire le complexe personnage de Prometheus comme archétype du génie créateur et de l’artiste. Ce poème a été mis en musique par plusieurs compositeurs ; les versions les plus connues sont celles de Franz Schubert (1819) et Hugo Wolf (1890). Ces compositeurs ont été forcés d’aller jusqu’aux limites supportables du langage musical de leur époque pour satisfaire les exigences du texte. Je savais assez tôt que je voulais faire mon projet bachelor sur un sujet lié à ce poème et pour cela j’avais commencé à chercher des versions d’autres compositeurs avec l’espoir de trouver une version « moderne ». J’ai trouvé celles de Johann Reichardt (1809), Jan Brandts-Buys (1925) et Julius Röntgen (1928). Bien que ces œuvres soient très intéressantes, elles restent toujours dans les bornes poussées d’une écriture romantique ou post-romantique. Ce qui m’intéressait, c’était surtout l’originalité que la mise en musique de ce poème par un compositeur lié à aucune convention musicale pourrait apporter, lui permettant ainsi de suivre librement les images et les idées qu’évoque le texte. Quel moyen d’expression musical et vocal pourrait-on trouver de nos jours pour exprimer le thème universel et indémodable du héros Prometheus dans son combat contre l’autorité qui à la fin reste la plus grande, haute et puissante ? Ainsi est née l’idée de mon projet bachelor. Je voulais lancer une commande de composition, trouver un compositeur pour écrire cette « version contemporaine » du Prometheus de Goethe pour ma voix et créer ce « nouveau Prometheus » dans le cadre de mon récital de bachelor. Les questions fondamentales qui se sont posées sont la recherche et le choix du compositeur, le financement du projet, et surtout la collaboration entre compositeur et interprète pour la conception, l’étude et la création de l’œuvre. Mon travail de bachelor ne consiste donc pas dans une recherche scientifique, mais plutôt dans une réflexion et documentation de la genèse de cette nouvelle œuvre, qui me permet de découvrir d’une façon exemplaire le champ de tension entre compositeur et interprète. Afin de compléter mes propres expériences, j’ai recours à certains livres qui traitent de cette interaction entre le compositeur et ses premiers interprètes. J’espère que la combinaison de mes lectures sur l’influence des chanteurs sur des grands compositeurs tels comme Mozart ou Strauss et l’expérience faite avec ma commande de composition m’ouvre un regard et une approche plus raffinés et plus justes sur les rapports complexes entre partition, poète, compositeur et interprète dans l’ensemble de mon répertoire. Le travail écrit est divisé en plusieurs parties qui correspondent aux différentes étapes de la genèse de l’œuvre. Après une première section destinée au personnage mythologique de Prometheus, son importance pour la littérature et la musique et le poème de Goethe, il y aura des explications et réflexions sur le choix du compositeur, la conception de l’œuvre, la recherche des fonds et sur la collaboration avec le compositeur pendant l’étude. Une dernière partie sera destinée à une discussion finale avec le compositeur pour intégrer ses points de vue et donner une image complétée du projet. Des documents complémentaires comme le poème de Goethe avec traduction française, la partition de l’œuvre et un enregistrement se trouvent en annexe. -3-
2. Qui est « Prometheus » ? 2.1. Prometheus – le personnage mythologique1 Dans la mythologie grecque, Promêtheús, qui signifie « la pensée prévoyante », fait partie du lignage des Titans, prédécesseurs des Dieux sur l’Olympe. Il est le fils de Japet et Clymène et considéré comme initiateur de la civilisation originelle. D’après Hésiode, Prometheus crée les hommes avec de l’argile contre la volonté de Zeus. Celui-ci cherche à affamer les hommes qu’il n’aime pas à cause de leur nature faible et fragile, en leur demandant les meilleures parties de leur nourriture comme offrandes. Mais Prometheus utilise une ruse trompeuse pour sauver les hommes. Zeus décide dans sa colère de priver les hommes du feu, mais Prometheus se révolte contre cette disposition et dérobe le feu divin aux Dieux pour le donner aux hommes et leur apprendre les artisanats importants comme la métallurgie. Fou de rage, Zeus envoie aux hommes Pandore, qui possède dans sa fameuse boîte tous les maux de la terre. Prometheus voit la menace mais les hommes ne l’écoutent pas et ouvrent la boîte. La punition pour Prometheus est encore plus dure : Zeus l’amène loin des hommes au Caucase où il l’attache avec une chaîne à une montagne. Tous les jours, son aigle vient ronger le foie de Prometheus qui est condamné à être livré à cette torture pour l’éternité, car d’une part le foie repousse chaque jour et d’autre part Prometheus est immortel, car il est un Titan. Comme Prometheus n’arrête pas de blasphémer contre Zeus même dans sa condition désespérée, Zeus envoie des flèches et des météorites vers son adversaire. Seulement, quand Prometheus emploie sa capacité de prévoyance et prévient Zeus de ne pas engendrer un fils avec Téthys, la déesse de la mer, car ce fils serait plus fort que lui et le détrônerait un jour, Zeus récompense Prometheus et le relâche de ses chaînes. Mais, comme symbole du châtiment, Prometheus est forcé de porter une bague de fer fabriquée de ses chaînes avec une petite pierre du Caucase. Dans une autre version, Prometheus est délivré par Héraclès, qui tue l’aigle d’une flèche et libère le Titan en l’échangeant avec le centaure Chiron. Outre son rôle de créateur des hommes et d’antagoniste de Zeus, Prometheus était vénéré comme Dieux des artisanats et de tout art qui embellit la vie. 2.2. Prometheus dans l’histoire de la pensée et dans les arts2 Environ 500 avant Jésus-Christ, le grand tragique grec Eschyle rédige une trilogie sur Prometheus, dont uniquement « Le Prométhée enchaîné » est conservé. Cette tragédie nous montre le Prometheus qui se rebelle contre l’injustice qui le frappe et donne la base de l’image du Titan qui se révolte contre les Dieux. C’est cette image qui aura une grande importance pour les auteurs, philosophes et artistes de l’époque romantique. Pour les philosophes, écrivains, poètes et musiciens du romantisme allemand, la figure de Prometheus devient centrale mais le mythe n’est plus compris au premier degré comme manifestation véridique d’évènements historiques. C’est sa signification philosophique et religieuse et le contenu symbolique qui sont mis en avant.3 À part le poème de Goethe4 et un fragment dramatique du même auteur (1773), ils existent donc des poèmes, essais et textes parlant de Prometheus par des écrivains et philosophes tels que Friedrich Schiller (« Vom Erhabenen » 1793, « Musenalmanach » 1798), Karl Marx (dissertation de 1841), Johann Gottfried Herder (« Der entfesselte Prometheus » 1803), August Wilhelm Schlegel (« Prometheus » 1846) ou Friedrich Nietzsche (« Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik » 1872, où Prometheus figure comme symbole sur la couverture). Les romantiques se sont toujours identifiés à Prometheus, qui résistait contre toute forme de tyrannie institutionnelle représentée par Zeus et qui symbolise pour les romantiques l’esprit de l’artiste inspiré, de la révolution française ou même du Christ. 1 Prometheus (1980). 2 Wikipedia (s.d.) et SWR2 (s.d.). 3 Fromm, E. (1980). p. 147. 4 Voir 2.3. Le poème « Prometheus » de Johann Wolfgang von Goethe (p.4). -4-
Les auteurs romantiques anglais se réfèrent aussi à Prometheus, parmi eux Lord Byron avec son grand poème du même nom (1816) et Mary Shelley avec « Frankenstein » (1818) sous-titré « the modern Prometheus » qui illustre le thème commun du danger de l’homme moderne tentant d’aller vers des domaines trop hauts et périlleux pour lui. Le poète et philosophe suédois Viktor Rydberg confronte dans sa poésie d’idée « Prometeus och Ahasverus » (1882) le principe « oriental » nihiliste, où l’homme ne peut que se soumettre au sort cruel et arbitraire, à la vision de Prometheus, qui incarne le principe « occidental » idéaliste : solidarité, opposition contre l’injustice, combat pour un meilleur futur, l’art et la culture. André Gide laisse apparaître Prometheus dans un contexte surréel dans un Paris au tournant du siècle (« Le Prométhée mal enchaîné » 1899). Prometheus apparaît en musique pour la première fois en 1802 dans une musique de ballet de Ludwig van Beethoven (« Die Geschöpfe des Prometheus »)5 et à partir de 1809 les compositeurs comme Reichardt, Schubert ou Wolf mettent en musique le poème de Goethe. Franz Liszt compose le poème symphonique « Prometheus » en 1850, une œuvre de caractère hybride pour orchestre et chœur qui prend comme base l’œuvre « Der entfesselte Prometheus » de Johann Gottfried Herder et qui raconte la punition, la douleur, l’espoir et le triomphe final de Prometheus. La dernière œuvre d’Alexander Skriabine est « Prométhée. Le Poème du feu », créé en 1911, un poème symphonique très particulier car Skriabine tente d’y intégrer sa perception synesthésique en ajoutant une voix pour un « piano de couleurs » qui devrait créer des effets de lumière dans la salle. La pièce est caractérisée par un accord mystique appelé « accord de Prometheus » qui consiste en une superposition de quartes. L’opéra « Le Prométhée enchaîné » de Carl Orff, composé en 1968, utilise la tragédie originale d’Eschyle en grec ancien comme livret et reflète l’attitude des années 60 contre l’état. Comme chez Skriabine, l’ultime apogée de l’œuvre de Luigi Nono est inspirée par Prometheus. « Prometeo, Tragedia dell’ascolto » (1984) est une sorte d’opéra sans argument visuel ni texte compréhensible, mais avec les thèmes métaphysiques de la confrontation avec la loi et la recherche de l’inconnu. La pièce demande d’impressionnants moyens techniques, instrumentaux et choraux. L’emploi de live electronics et d’une dynamique spatiale crée des espaces sonores énigmatiques et aériens. Il reste à noter qu’au-delà de la musique classique, beaucoup de groupes de rock, métal ou musique expérimentale se sont laissés inspirer par la figure de Prometheus et son combat, ce qui se manifeste dans une plénitude d’albums qui prennent Prometheus comme devise (p.ex. le groupe Black Metal « Emperor » avec « Prometheus - The Discipline of Fire and Demise »). 2.3. Le poème « Prometheus » de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832)6 Le poème « Prometheus »7 date de 1773 et a été écrit en même temps que « Ganymed » et « An Schwager Kronos » dans la période du Sturm und Drang dans laquelle Goethe composait aussi son roman épistolaire « Die Leiden des jungen Werther ». Le poème a été publié pour la première fois sans autorisation et anonymement par F. H. Jacobi dans « Über die Lehre des Spinoza in Briefen an den Herrn Moses Mendelssohn ». Prometheus, le héros mythologique peut être considéré comme représentant de l’artiste du Sturm und Drang, le génie créateur qui incorpore le programme idéologiste de l’époque (individualité, créativité, critique sociale) et le combat contre les autorités caduques. Pour mieux saisir les enjeux et l’impact littéraire d’un poème aussi fort, voici une brève analyse. Le poème est écrit dans une forme libre qui correspond à celle d’un hymne sans rime et sans construction strophique constante. Cette forme permet d’exprimer librement la palette de sentiments et l’audace du héros. Dans le cas de « Prometheus », le caractère solennel et élogieux d’un hymne est utilisé dans un sens contraire : Prometheus ne loue pas les dieux, il les accuse avec moquerie. 5 Floros, C. (2008). 6 Baumann, B. & Oberle, B. (1996) et Wikipedia (s.d.). 7 Voir 10.1. Poème original avec traduction française (p.16). -5-
Ceci se manifeste dès le premier vers du premier couplet du poème : Prometheus s’adresse à Zeus en impératif, ce qui fait déjà basculer la hiérarchie propre au rapport entre les deux. L’intonation est marquée de mépris et d’un cynisme sardonique (« D'un voile de brume couvre ton ciel, ô Zeus. »). Au deuxième couplet, le Moi lyrique tourne vers l’ensemble des Dieux pour les offenser et ridiculiser (« Sous le soleil, je ne connais rien de plus pauvre que vous, les dieux! »). Dans le troisième couplet, Prometheus admet avoir lui aussi caressé à tort l’espoir que les dieux allaient lui offrir de l’aide ou au moins de l’empathie (« Lorsque je n'étais encore qu'un enfant […] je tournais mes yeux égarés vers le soleil »). Les couplets 4 à 6 sont une accumulation de questions rhétoriques qui visent à défier les dieux et à souligner qu’ils n’avaient pas constitué l’homme indépendant et courageux, tel qu’il est maintenant, mais « le temps tout puissant et le destin éternel » qui l’ont amené là. Prometheus se positionne sur le même niveau que Zeus en déclamant que ces forces ne sont pas seulement ses maîtres, mais aussi ceux de Zeus, à qui il dénie le moindre respect (« Moi, t'honorer? Pourquoi? »). Tout cela mène à une sorte de final au dernier couplet, où Prometheus semble transformer l’énergie de rage et de dédain en acte créateur (« Ici-bas, je façonne des êtres humains à mon image »). Il crée des hommes qui lui sont pareils, dans leur façon de vivre toutes les émotions que la vie contient, mais également dans leur esprit de défi et de manque de respect. Il est important de noter que Goethe choisit de faire parler Prometheus à la première position, alors que la norme, pour les poèmes de l’époque, était d’employer un narrateur à la troisième personne. Ce choix, qui rapproche le poème d’une sorte de monologue dramatique, est d’une efficacité dramaturgique exceptionnelle : l’adresse directe du Moi lyrique vers Zeus et les autres dieux englobe le lecteur ou l’auditeur à l’intérieur du poème et ne permet pas une attitude d’observateur détaché. Le poème « Prometheus » est un cas exceptionnel dans l’ouvrage de Goethe. Déjà en 1780, sept ans après « Prometheus », Goethe compose avec « Grenzen der Menschheit » un autre poème qui aborde la relation entre dieux et hommes. Mais cette fois, Goethe plaide pour de l’humilité et du respect et déconseille aux hommes de se mesurer aux dieux. Ceci montre aussi le changement d’attitude sociopolitique de Goethe qui à la fin de sa période de « Stürmer und Dränger » avait accepté un poste de ministre à la cour de Weimar en 1775. L’intégration dans la classe aristocratique et politique peut faire comprendre pourquoi Goethe a repoussé la publication de « Prometheus » jusqu’à 1789.8 Il considérait « Prometheus » comme un péché de jeunesse et avait à cœur qu’il soit perçu uniquement à coté de « Ganymed ». Dans ce poème, qui se réfère aussi à la mythologie grecque et qui raconte l’enlèvement d’un beau jouvenceau par l’aigle de Zeus, Goethe glorifie les dieux et manifeste une vision panthéiste du divin dans la beauté époustouflante du printemps. Les deux poèmes sont très contrastés dans leur rapport avec le divin, mais ils ont en commun le refus d’un dieu personnalisé et l’élément de la liberté de l’individu.9 3. La recherche du compositeur 3.1. Réflexions initiales concernant le choix du compositeur Je savais dès le début que le choix du compositeur était un élément crucial pour la réussite du projet envisagé. En conséquence, je me suis posé un grand nombre de questions par rapport au choix de la personne « juste ». Serait-il mieux de demander à quelqu’un d’expérimenté et de connu, mais qui demanderait sûrement une rémunération très élevée et qui ne permettrait pas un grand échange ni pour la conception, ni pour l’exécution de l’oeuvre? Ou devrais-je plutôt engager un jeune compositeur parmi mes connaissances qui serait moins coûteux et plus disponible pour interagir pendant le projet ? Est-ce un critère primordial que la langue maternelle du compositeur soit l’allemand, ou est-il plus important que le compositeur ait une connaissance de la prosodie pour la composition vocale en général ? A quel point le compositeur devrait-il connaître ma voix et ma personnalité pour que l’interaction entre 8 De Vilfond, T. (1995). 9 Heckenbücker, S. (2008). -6-
compositeur et interprète, le but recherché de ce projet, puisse vraiment être exemplaire ? Et, question finale, quelle place dois-je donner, dans mon choix du compositeur, aux critères esthétiques, à mon propre goût musical ? 3.2. Le choix de Guy-François Leuenberger10 J’ai lancé la recherche en juin 2008 en demandant à plusieurs personnes dont je connaissais un peu le style et le langage musical et avec qui je pouvais bien m’imaginer une collaboration fructueuse. Mes premiers prise de contactes échouent : Simon Detel et Steffen Wick, deux jeunes compositeurs de Stuttgart, avec qui j’avais fait un projet d’opéra en 2006, avaient déjà un emploi de temps trop chargé pour cette année et ont refusé le projet. Pendant cette période initiale de mon projet bachelor j’étais au milieu du cabaret spectacle « Forever Brel » au Conservatoire de Lausanne. Pour ce projet Guy-François Leuenberger11 avait arrangé des chansons de Jacques Brel pour sept voix. Ces arrangements m’enthousiasmaient par leur originalité et leur caractère plein d’esprit. Je savais que GFL était en premier lieu un pianiste et accompagnateur des chanteurs et non pas un compositeur expérimenté, mais qu’il avait écrit des musiques de film et suivi le cours d’orchestration au Conservatoire de Lausanne. Et justement, son expérience avec les chanteurs et le répertoire vocal me confortait dans ma conviction qu’il serait un candidat excellent pour mon projet et me rendait confiant dans le fait qu’il pouvait vraiment composer une œuvre moderne et bien écrite pour la voix en même temps. D’ailleurs GFL m’avait accompagné à plusieurs occasions et il connaissait bien mes qualités vocales et ma personnalité musicale. Les conditions étaient donc optimales pour lui demander, si le projet l’intéressait. Début juillet 2008, je le contacte par mail pour lui expliquer l’idée principale du projet. GFL se montre « très intéressé », mais il n’est pas sûr d’être « la bonne personne » pour le travail. Il demande un peu de temps pour « réfléchir » et se pencher sur le texte, pour savoir si celui-ci l’inspire. La première rencontre entre GFL et moi a lieu le 31 juillet 2008. Je lui explique ma motivation et les raisons du choix du texte. GFL me confirme à ce point qu’il est d’accord d’écrire la pièce pour moi et nous nous lançons dans une discussion sur le procédé du projet. Nous fixons un prochain rendez-vous au mois de septembre pour déterminer la formation instrumentale, le « style », la durée de l’œuvre, le cachet et d’autres éléments formels. Pour donner une idée du temps, j’établis le but d’avoir une partition dans les mains en janvier 2009. Nous discutons déjà longuement sur une des questions principales concernant la future œuvre. Est-ce que ce serait mieux d’écrire pour voix et piano seul pour permettre un équilibre entre les différentes mises en musique du poème ? D’un autre côté, une version avec ensemble instrumental ne rend-elle pas possible une richesse de couleurs plus variée, et ne pourrait-elle pas créer une atmosphère plus symphonique qui correspond à l’énergie de la poésie ? GFL exprime déjà l’idée de former une sorte de trio de jazz avec trombone ou trompette (le cuivre pour représenter le divin), contrebasse (comme Prometheus le Titan, l’instrument est ni homme ni dieu) et percussions (GFL : « Le texte le demande. »). D’ailleurs GFL souhaite des photocopies des versions des autres compositeurs pour voir ce qu’ils ont tiré du poème. Après cette rencontre je suis très content : GFL est un coup de chance pour ce projet, car il n’apporte pas seulement ses capacités musicales polyvalentes et une grande ouverture d’esprit, mais aussi son caractère sensible et penseur, qui cherche jusqu’au fond des choses et qui éclairera de nouveaux aspects de ce « Prometheus » énigmatique que Goethe nous a légué. 10 Voir 10.2. Portrait de Guy-François Leuenberger (p.17). 11 Je vais parler de Guy-François Leuenberger dans la suite de ce travail avec l’abréviation « GFL ». -7-
4. La conception de l’œuvre 4.1. Discussion des points formels comme le cachet, le plan de production, etc. Un rendez-vous avec GFL en septembre 2008 a eu pour but de régler tous les détails de ma commande de composition. Nous fixons le cachet de GFL à 2000 CHF (environ une semaine de travail à temps plein, plus conceptualisation pendant l’année) et l’œuvre devrait durer entre 6 et 8 minutes pour une formation instrumentale de six musiciens maximum pour que l’œuvre reste réalisable dans le cadre du récital de bachelor. En plus de cela, nous établissons un plan de travail pour le reste de l’année : GFL me donne un CV et un texte bref sur sa conception de la nouvelle composition jusqu’à mi-octobre pour que je puisse faire un dossier pour la recherche des fonds. Comme délai pour l’achèvement de la composition et la remise des partitions nous nous accordons sur le 31 janvier 2009. GFL écrira la pièce durant le mois de janvier. Vu la période probable de la création en courant du mois de mai, ceci nous permet d’avoir assez de marge pour des éventuels imprévus. 4.2. Première idée : formation et style « Jazz » Le choix de la formation instrumentale et du style de l’œuvre se montre plus difficile. Je sais que comme instigateur de la commande de composition je pourrais réclamer une certaine formation instrumentale ou un type de musique spécifique, mais mon but primordial est de permettre au compositeur d’utiliser le maximum de sa créativité et de son inspiration pour me délivrer finalement une partition originale qui me surprend. GFL exprime de nouveau son idée d’écrire pour une sorte d’orchestre de jazz, cette fois ce serait pour trompette, contrebasse, percussions et orgue Hammond. Je ne peux pas vraiment m’imaginer ce « Prometheus jazzy », mais je fais confiance à GFL et ses idées. Nous discutons en outre sur l’étendue et la tessiture de ma voix. GFL me confirme bien connaître mes possibilités vocales et il précise être ouvert à des changements si des passages se révèlent inchantables ou trop difficiles pour moi. 4.3. Réflexions sur Prometheus et nouvelle idée : inspiration des musiques populaires Au prochain rendez-vous un mois plus tard, j’aperçois un tournant important chez GFL. Après un travail plus approfondi sur le texte de Goethe et le mythe de Prometheus, GFL s’est éloigné de l’idée d’une version « jazz ». Cela ne lui semble pas vraiment compatible ni avec la forme, ni avec le contenu du texte. Il veut travailler avec des sons plus proches de la matière. Il m’explique sa manière d’approcher une œuvre de manière cinématographique (ce qui vient aussi de son expérience avec la musique de film), qui feraient naître des images sonores. Dans le cas de Prometheus, il voit les montagnes du Caucase avec des sonorités correspondantes de la région, puis une sorte de zoom, et on voit Prometheus, avec sa taille géante de titan, alors qu’il est attaché à une montagne. Il se tourne et il hurle…et nous sommes en plein dans cette situation du châtiment où il adresse son grand monologue de reproche, colère, déception et mépris vers Zeus. Pour GFL, la poésie de Goethe gagne encore en force, si on la situe dans le contexte précis de ce moment de la mythologie. Prometheus est puni, mais malgré sa condition il ne cesse de maudire Zeus. La discussion va plus loin. Nous parlons de Prometheus en général, comme figure mythologique, comme combattant révolutionnaire, comme rédempteur de l’humanité et de ses parallèles avec Jésus. Ces dernières réflexions sont importantes pour GFL, qui voit le destin de Prometheus dans les contradictions de son existence de Titan vivant parmi les hommes sans appartenir ni aux Dieux, ni aux humains. Finalement, Prometheus est donc constamment entre les deux mondes pour lesquels il se bat, mais ne fait partie d’aucun d’entre eux. Ces aspects me semblent très intéressants et les nouvelles idées de GFL pour la formation instrumentale et pour le style de la composition renforcent ces pensées. -8-
GFL pense prendre comme base quelques éléments des musiques folkloriques caucasiennes ce qui le mène à la formation instrumentale suivante : - Deux instruments à cordes de différentes tessitures - Deux instruments à vent : GFL pense à la clarinette pour sa variabilité et proximité aux musiques traditionnelles et au cornet à bouquin, dont le timbre ressemble un peu à celui du doudouk, instrument traditionnel caucasien. - Piano : il donnerait la base « orchestrale » de l’œuvre, mais ne serait pas seulement joué de façon habituelle. GFL me montre un effet de son, qui évoque instantanément un paysage « à l’arménienne ». - Percussions : ces instruments (GFL pense par exemple au gong) devraient plutôt créer une sorte d’ambiance culturelle et chercher des sonorités nouvelles et étranges. Les nouvelles idées me plaisent beaucoup et je sors du rendez-vous plein d’enthousiasme. Quelques jours plus tard, GFL me transmet ce petit texte pour mon dossier de recherche de fonds, qui renforce ma curiosité : Note de GFL sur la composition (24.10.2008) Le mythe de Prométhée a inspiré de nombreux et talentueux compositeurs, de par l’actualité et la puissance de son contenu. Le texte de Goethe, sur lequel se basent Schubert, Wolf, Brandts Buys et Röntgen notamment, souligne ces aspects en ceci qu’il montre un Prométhée empreint de sentiments tout à la fois humains et divins. Sa colère n’a d’égale que la noblesse de sa création, l’homme, et son destin de titan est par-là même indissociable de celui des hommes. Daniel Hellmann m’a demandé d’écrire également sur ce texte, et pour moi, l’enjeu est de mettre en lumière ce qui peut toucher l’homme d’aujourd’hui dans ce mythe, un homme qui, à l’instar de Prométhée, se trouve placé parfois, quelle que soit sa condition, devant les choix qu’imposent la création et la nouveauté au sein de structures existantes. Sans forcément exalter de grandes valeurs romantiques ni utiliser ce mythe comme métaphore christique, il me semble important néanmoins d’en saisir et d’en faire ressortir la simplicité, la violence et le message de questionnement par rapport au divin en travaillant à partir de musiques populaires et sacrées (gospel, musiques du Caucase, liturgies orthodoxes par exemple). 4.4. Renoncement aux idées préétablies en faveur de la cohérence Avant les vacances de Noël, je parle avec GFL au téléphone pour lui demander où il en est avec la composition et s’il a déjà choisi la formation instrumentale exacte pour que je puisse commencer à chercher les musiciens. Il me dit qu’il a encore plusieurs idées différentes, mais qu’il est sûr de mettre un piano et des percussions. Notre conversation téléphonique me montre à quel point tous les concepts et idées préétablies sont faibles et que les choses vraiment importantes vont se passer pendant la composition. Mon devoir comme interprète commencera une fois que j’aurai la partition entre les mains. Mi-janvier 2009 j’ai un autre rendez-vous avec GFL pour faire le point sur l’état actuel de notre projet. GFL me confirme qu’il se trouve depuis quelques journées en pleine composition avec un rythme de plusieurs heures par jour. Selon GFL, en contraste avec les versions de Schubert ou Wolf, Prometheus ne devrait pas représenter le titan purement héroïque, mais un Prometheus dans l’état ambigu d’un héros qui a échoué dans son combat, mais sans perdre son intégrité et son orgueil. Il m’annonce que sa vision vocale de la pièce va me demander tout mon ambitus possible, pour justement montrer ce contraste entre les aspects rebelles et rompus du caractère de Prometheus. Nous fixons le 29.01.09 pour une première présentation de la composition. GFL propose que ce soit lui qui -9-
joue la partie du pianiste, pour faciliter la collaboration et pour garantir d’être présent pendant les répétitions. Concernant la formation instrumentale, il sait maintenant qu’il va y avoir le piano comme base, deux percussionnistes, qui vont ajouter plutôt des éléments modernes et un trio à cordes, qui va créer un composant plus traditionnel. Il a décidé de ne pas utiliser des cuivres comme prévu, parce qu’il faudrait les placer dans un contexte d’un orchestre symphonique que nous n’avons pas à disposition. GFL a déjà trouvé les deux percussionnistes, et comme moi je connais finalement la date exacte de mon récital de bachelor, on peut vérifier s’ils peuvent vraiment participer et chercher les autres musiciens. 4.5. La recherche des fonds La rédaction du dossier pour la recherche de soutiens financiers12 du projet est faite en octobre 2008. Il consiste en une lettre d’introduction, une description détaillée du projet, les curriculums vitae de GFL et Daniel Hellmann, un plan de production et le budget et plan de financement. J’ajoute le poème de Goethe pour compléter le dossier. La tâche la plus difficile est de trouver des fondations ou institutions qui soutiennent un projet comme le mien. Souvent, les projets dans un cadre de formation sont exclus a priori (Promotion générale du Canton de Vaud, Promotion culturelle de la Ville de Lausanne, Fondation Ernst Göhner, Fondation Binding), des autres institutions ne donnent pas suite à des demandes de personnes individuels (Loterie romande, Fondation Leenards) ou uniquement pour des projets dans une région spécifique (Fondation Cassinelli-Vogel, Kulturstiftung Julius Bär). Parmi les fondations spécifiquement dédiées à la musique ou aux arts, des commandes de composition ne sont souvent pas soutenues du tout (Migros Pour-cent culturel) ou seulement si elles remplissent certaines conditions comme avoir au moins trois représentations (Fondation SUISA, Pro Helvetia) ou si la date de la création est connue au moment de la demande (Fondation Nestlé pour l’Art, Fondation Ernst von Siemens), ce qui n’est pas mon cas. Vu les difficultés à trouver des éventuels donateurs de fonds, je me suis concentré sur des fondations culturelles générales en Suisse alémanique. J’ai envoyé dix dossiers et jusqu’à décembre 2008 j’ai eu six réponses négatives (Hans-Konrad-Rahn-Stiftung, Dr. Georg und Josi Guggenheim- Stiftung, Cecilia Bartoli – Musikstiftung, Yehoshua und Margit Lakner-Stiftung, pro Musica e Cultura, C. und A. Kupper-Stiftung) et quatre fondations qui n’avaient pas encore répondu. En décembre, j’ai décidé le processus suivant : si je n’ai pas de réponse positive jusqu’à la fin de l’année, je vais lancer une deuxième « offensive » de demandes avec un dossier en français pour des fondations ou institutions romandes ou aussi auprès de personnes ou entreprises privées qui pourraient être intéressées par le fait de soutenir un tel projet. C’est seulement quelques jours avant Noël que je reçois un mail de la « Merzbacher Kulturstiftung », une des deux fondations avec lesquelles j’avais des relations positives, me demandant de leur communiquer mes coordonnées bancaires pour le versement pour le projet « Prometheus ». Cette réponse positive est une belle surprise et me soulage pour les vacances de Noël. Le cachet pour GFL est assuré. En février 2009, je reçois le versement de 2400 CHF. En rétrospective, je peux dire que j’ai eu de la chance de trouver dans la « Merzbacher Kulturstiftung » des donateurs généreux qui ont trouvé intérêt dans mon projet dans une période où la situation financière est tout sauf simple et je veux les remercier de tout cœur pour leur confiance et leurs encouragements. Le fait que ce soit une fondation avec des personnes qui me connaissaient déjà illustre l’importance pour l’artiste de soigner son réseau social et culturel. Pour un futur projet, je saurai que les conditions ne pourront qu’être meilleures et que j’aurai plus de chances d’obtenir des soutiens si je peux adapter le projet aux exigences des fondations et institutions. 12 Voir 10.3. Lettre d’introduction du dossier pour la recherche de fonds (p.18). - 10 -
5. Collaboration avec le compositeur pour l’interprétation 5.1. Remise de la première version de l’œuvre J’avais attendu le moment de la remise de la partition (29.01.09) depuis le début du projet et ma curiosité a augmenté à chaque discussion avec le compositeur et chaque avancement du projet. GFL m’explique, qu’il a plus ou moins fini l’œuvre, mais dans plusieurs passages la partition reste encore en forme de squelette, puisque les voix d’instruments ne sont pas encore complétées en détail. Il me propose d’essayer de jouer les éléments principaux sur le piano pour me donner une idée de comment ça va sonner. Pendant une heure et demie, GFL me joue sa composition, il m’explique la construction générale, les thèmes essentiels, ses réflexions, pourquoi à un certain endroit il a choisi telle ou telle écriture musicale, etc. Comme exemple, je peux mentionner l’introduction où le fait de déplacer les accents, en changeant la mesure mais en gardant le tempo, crée un effet de ralentissement du temps, sorte de « zoom » sur le pas du titan.13 Un autre exemple est le traitement des termes comme « Majestät », « allmächitge Zeit » ou « ewige Schicksal », où Prometheus se vante contre Zeus en évoquant des concepts de forces et puissances alternatives à celle de Zeus. Etant donné sa situation de perdant dans la lutte de pouvoir avec Zeus, les appels entêtés de Prometheus côtoient pour GFL le ridicule et la mégalomanie. Pour souligner cet aspect, il utilise des éléments musicaux qui semblent dans ce contexte caducs et démodés, comme des mélismes ou une petite valse.14 La musique me plaît dès le début. Je suis fasciné par le « transfert de force » de la forme de la poésie de Goethe à l’œuvre de GFL et je me réjouis que les autres instruments ajoutent encore une dynamique plus intensive. Nous discutons de quelques endroits où je me demande, si la prosodie allemande est respectée et GFL se montre très ouvert et prêt à faire de petites corrections. Je suis la présentation de GFL avec passion et tous mes sens sont activés. J’ai rarement connu une attention si concentrée et remplie d’énergie de création. C’est mon idée et mon initiative qui ont permis la naissance de ce projet, de cette œuvre que je suis en train de découvrir, et ce lien spécial me met dans un état singulier. Je sens aussi que c’est maintenant que je vais commencer à vraiment pouvoir m’investir avec ma personnalité artistique pour la vraie naissance de l’œuvre, pour sa création. Je veux oser l’analogie d’un père, qui, suivant à son désir d’enfant, a fait son travail de procréateur, qui a observé et pris part à la grossesse de sa femme, mais c’est à partir de l’accouchement qu’il peut vraiment assumer son rôle de père dans le soin de l’enfant. Ainsi, j’ai lancé ce projet avec le but de créer une nouvelle oeuvre, que je ne connaissais pas encore, j’ai collaboré avec le compositeur au début et puis il ne me restait qu’à attendre et à encourager. Et maintenant je suis heureux, car le rôle le plus désiré pour moi, celui de l’interprète, s’amorce. Après la présentation, j’entame une discussion sur le processus de la suite. Quand aurais-je une version finale et complète, comment trouvons-nous les musiciens et comment organisons-nous les répétitions ? GFL a déjà trouvé les deux percussionnistes et une violoncelliste qui sont disponibles à la date de la création (05.05.2009). Il va s’occuper de trouver aussi un violoniste et un altiste. Nous fixons le 16.02.09 pour la remise des partitions pour que nous puissions commencer à répéter à partir du mois de mars. Deux jours plus tard, je commence à étudier l’œuvre pour la première fois. Finalement, je me retrouve devant une partition comme chaque fois quand je commence à travailler une nouvelle œuvre. Bien sûr, cette fois je connais le texte déjà par cœur, mais il me reste le même travail de découverte comme avec le répertoire standard. Je travaille le rythme, le solfège et j’essaie de trouver une sensation pour l’architecture globale de la pièce. La ligne vocale écrite de GFL est exigeante, mais il y a une logique interne et il a bien respecté mon ambitus, ma tessiture et mes possibilités dynamiques. Malgré quelques passages moins faciles, la composition est globalement très « vocale ». 13 Voir 10.5. Partition de l’œuvre (p.19, m. 6, 11, 15 et 18). 14 Voir 10.5. Partition de l’œuvre (p.19, m. 53-55 et 117-125). - 11 -
5.2. Version complétée du nouveau « Prometheus » GFL est un peu en retard, mais le 18.02.09 il me remet la première version complétée de l’œuvre. L’œuvre est achevée, même s’il y aura encore des petits changements sur le plan graphique et des éventuelles corrections une fois que les répétitions auront commencé. Nous nous mettons directement au travail. La répétition est très efficace. J’ai l’impression de capter les intentions du compositeur et les endroits où il y a des difficultés de transition ou de rythme, GFL peut toujours m’aider en m’expliquant ses pensées ce qui rend chaque passage cohérent et compréhensible. Je pense au bonheur des chanteuses comme Lotte Lehmann, qui comme moi avec GFL ont eu la chance de travailler avec Richard Strauss. Je pense par exemple à un passage dans « Der Rosenkavalier » où Strauss demandait que le mot « schöner » dans la phrase « Quinquin, heut oder morgen geht Er hin und gibt mich auf um einer andern willen, die schöner oder jünger ist als ich » soit chanté avec un peu d’hésitation. L’explication qu’il donne à Lotte Lehmann montre une profondeur de compréhension hors commun du caractère de la maréchale. Pour une femme comme elle c’est plus difficile d’accepter qu’une rivale soit plus belle que simplement plus jeune, car même si elle est consciente de prendre de l’âge, peine-t-elle avec l’idée de la flétrissure de sa beauté.15 À un endroit dans la partition de Prometheus, la ligne vocale descend très grave (« ihr nähret kümmerlich ») et GFL légitime ce passage d’une façon originale : Prometheus se laisse aller si loin avec son insolence contre les dieux qu’il ne se soucie plus de garder un ton net. Ainsi, GFL joue avec le risque qu’il n y ait plus de vraie note qui sonne, mais plutôt une sorte de cri rauque.16 Ceci me fait penser à une autre anecdote de Lotte Lehmann et Richard Strauss. Dans un moment de « Die Frau ohne Schatten » la teinturière doit chanter dans une tessiture d’un contralto grave et Lotte Lehmann s’est plainte chez le maestro. Ce dernier lui avait répondu après un fou rire que l’effet était voulu car il adorait entendre une soprano forcée de chanter dans un registre qui n’est pas le sien et qu’au moment où la teinturière chante ces mots, elle n’est plus elle-même non plus.17 Avec GFL, nous arrivons à traverser l’ensemble de l’œuvre et je suis étonné encore une fois par la bonne vocalité de l’œuvre. Je sens que la ligne de la voix a été conçue pour moi : la tessiture est bien choisie et le tempérament et l’allure des phrases me correspondent parfaitement. Les différentes parties évoquent différentes couleurs et la musique de GFL façonne des sentiments jusqu’à présent inconnus par rapport à certains vers. Ainsi, je sens que Prometheus, au troisième couplet, quand il se souvient de son enfance marquée par l’espoir trompeur placé en un dieu paternel et généreux18, est beaucoup plus blessé et humilié dans la mise en musique de GFL19 que dans celles des autres compositeurs. Ce troisième couplet prend dans l’œuvre de GFL une place plus importante et forme la deuxième de trois parties (couplets 1-2/3/4-6). Ainsi la structure très claire et convaincante de l’œuvre mène de l’agitation du début à travers un moment d’introspection vers la fin fulminante. Après la répétition, GFL exprime son désir de faire un enregistrement de qualité en formation complète au début d’avril pour entendre de l’extérieur le résultat de l’œuvre et pour avoir encore la possibilité de modifier un ou deux détails avant la création.20 Une semaine plus tard, GFL m’accompagne à mon cours de chant pour que je puisse travailler la pièce avec mon professeur Gary Magby. Le travail est très intéressant. M. Magby approche la pièce de la même manière qu’avec le reste de mon répertoire. Il me corrige quand mes gestes vocaux ne sont pas justes ou pas appropriés à la partition. Contrairement au travail habituel, il peut ici demander au compositeur, s’il avait pensé une certaine phrase d’une certaine façon, tandis que dans le répertoire 15 Voir Lehmann, L. (1964). p.164. 16 Voir 10.5. Partition de l’œuvre (p.19, m. 47-50). 17 Voir Lehmann, L. (1964). p.44 18 Voir 10.1. Poème original avec traduction française (p.16). 19 Voir 10.5. Partition de l’œuvre (p.19, m. 70-84). 20 Voir 10.4. Enregistrement du 4.4.2009 (p.18) - 12 -
classique il ne nous reste que la partition pour essayer de comprendre les intentions qui sont derrière le texte. Le cours marche très bien et je pars avec des nombreux outils pour travailler. 5.3. Le travail avec les instrumentistes et le compositeur La première répétition avec les instrumentistes a lieu le 6 mars 2009. Je commence avec une explication du projet et ses origines. Ensuite GFL prend la direction de la répétition et travaille d’abord uniquement avec les instruments à cordes. La partition de GFL n’est pas facile à mettre en place : il y a des passages polyrythmiques, des changements de mesures surprenants et tout ça dans un tempo très rapide. J’assiste et je découvre le résultat sonore de ce que j’avais connu seulement dans mon imagination. La première apparition du thème pointé me montre directement quel grand gain en expressivité les instruments à cordes apportent. Les timbres des instruments liés au rythme rigoureux et les relations harmoniques tordues donnent un résumé bref de la situation physique et morale dans laquelle Prometheus se retrouve.21 Au début du troisième couplet, les instrument à cordes jouent seuls avec sourdines et les soupires du violon suspendus sur des accords flottants m’amènent dans une atmosphère où les pensées à l’enfance signifient une vraie souffrance. De surplus, les harmoniques des instruments à cordes facilitent l’intonation dans ce passage harmoniquement complexe et difficile.22 Après cette première phase les percussionnistes nous rejoignent. Les deux musiciens se sont bien organisés avec leur grand nombre d’instruments qu’ils doivent gérer à quatre mains. Ils ajoutent encore des nouvelles couleurs et donnent à l’œuvre une dimension complémentaire. Les sonorités diverses ont des effets remarquables, ainsi ils renforcent par exemple le cynisme dans la phrase « und darbtet wären nicht Kinder und Bettler » avec un rythme répétitif avec déplacements des accents dans la caisse claire23 ou dans « die allmächtige Zeit und das ewige Schicksal », où un petit solo du vibraphone mène à l’absurde l’élément ironique de la valse.24 Dans d’autres passages, les percussions ajoutent du poids dramatique, ainsi avec les cloches et les bruissements de la plaque à tonnerre et des cymbales dans l’introduction25 ou avec le coup de tonnerre final qui tombe sur Prometheus comme un verdict ultime de la part de Zeus.26 GFL prend pendant toute la répétition la fonction de chef d’orchestre. Ceci nous permet d’arriver plus vite à jouer ensemble, mais en même temps il nous manque comme pianiste. A plusieurs passages, le piano est l’élément qui tient le tout ensemble et son absence perturbe mon orientation. Quand je propose d’essayer une fois de passer toute la pièce avec GFL au piano, les instrumentistes objectent qu’ils ont, au moins pour le moment, encore besoin d’un chef. Nous discutons donc, s’il est nécessaire de trouver quelqu’un pour nous diriger à la création. Finalement nous décidons d’attendre la prochaine répétition du 20 mars pour choisir. Après deux heures de travail, je pars de la répétition avec des sentiments mitigés. D’une part, je suis très content, car je vois que les différents instruments ajoutent beaucoup de couleur et de force à la pièce et car je suis content de travailler avec des musiciens bien préparés et motivés. D’autre part, je suis un peu inquiet, car je réalise combien de travail il nous reste encore à faire jusqu’à l’enregistrement qui est dans un mois et jusqu’à la création le 5 mai. 21 Voir 10.5. Partition de l’œuvre (p.19, m. 22). 22 Voir 10.5. Partition de l’œuvre (p.19, m. 70-77). 23 Voir 10.5. Partition de l’œuvre (p.19, m. 55-64). 24 Voir 10.5. Partition de l’œuvre (p.19, m. 116-122). 25 Voir 10.5. Partition de l’œuvre (p.19, m. 1-18). 26 Voir 10.5. Partition de l’œuvre (p.19, m. 151). - 13 -
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