Boko Haram, le reflet des problèmes nigérians - par Pascal De GenDt 2012/11

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2012/11

         Boko Haram,
         le reflet des problèmes
         nigérians
         par Pascal De Gendt

     Analyses &
	   	    Études
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      Monde et Droits de l’Homme   Siréas asbl
Nos analyses et études, publiées dans le cadre de l’Education permanente,
sont rédigées à partir de recherches menées par le Comité de rédaction de
SIREAS sous la direction de Mauro Sbolgi, éditeur responsable. Les ques-
tions traitées sont choisies en fonction des thèmes qui intéressent notre pu-
blic et développées avec professionnalisme tout en ayant le souci de rendre
les textes accessibles à l’ensemble de notre public.
Ces publications s’articulent autour de cinq thèmes
Monde et droits de l’homme
Notre société à la chance de vivre une époque où les principes des Droits de l’Homme
protègent ou devraient protéger les citoyens contre tout abus. Dans de nombreux pays ces
principes ne sont pas respectés.
Économie
La presse autant que les publications officielles de l’Union Européenne et de certains
organismes internationaux s’interrogent sur la manière d’arrêter les flux migratoires. Mais
ceux-ci sont provoqués principalement par les politiques économiques des pays riches qui
génèrent de la misère dans une grande partie du monde.
Culture et cultures
La Belgique, dont 10% de la population est d’origine étrangère, est caractérisée, notamment,
par une importante diversité culturelle
Migrations
La réglementation en matière d’immigration change en permanence et SIREAS est
confronté à un public désorienté, qui est souvent victime d’interprétations erronées des
lois par les administrations publiques, voire de pratiques arbitraires.
Société
Il n’est pas possible de vivre dans une société, de s’y intégrer, sans en comprendre ses
multiples aspects et ses nombreux défis.

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C
          omme en 2010 et 2011, le réveillon et le jour de Noël seront-ils
          marqués au Nigéria par des attentats sanglants contre des églises ?
          À chaque fois, les explosions qui ont fait plusieurs dizaines de
morts étaient marqués du même sceau, celui de l’organisation connue sous
le nom de Boko Haram. Un patronyme en langue haoussa le plus souvent
traduit par « l’éducation occidentale est un pêché ». Depuis plusieurs
années maintenant, ce groupe de jihadistes sème la terreur au Nigéria. On
les dit liés à Al-Qaeda et menant une guerre de religion pour faire du géant
africain un état entièrement soumis à la charia. Mais cette lecture se révèle
trop simpliste. En réalité, Boko Haram semble surtout être le symptôme,
très violent, de plusieurs maux qui traverse la société nigériane et fragilise
cette construction étatique multi-religieuse et pluriethnique qui ne semble
parfois tenir qu’à un fil.

De secte à ennemi public n°1
    Pour comprendre de quelle manière ce qui était, au départ, une secte fait
désormais figure d’ennemi public numéro un au Nigéria, il faut remonter
à l’origine du mouvement. The United States Institute of Peace (Usip) ,
une institution non-partisane, créée et financée par le Congrès américain a
fourni à cet égard un document instructif (1). En 2002, un groupe de jeunes
islamistes fréquentant une mosquée de Maiduguri, capitale de l’État du
Borno (Nord-Est du Nigéria), déclarent que les autorités de la ville et les
autorités islamiques en général sont corrompues. Ils déménagent alors vers
le village de Kanama où ils établissent une communauté d’une septantaine
de personnes vivant selon les principes du « vrai Islam ». Sous l’impulsion

                                 3
de leur leader Muhammad Ali, le « Jama’atu Ahlu Sunna Lidda’awati Wal
Jihad » (Peuple engagé dans la propagation de l’enseignement du Prophète
et du jihad) adopte une philosophie anti-État et invite tous les musulmans
à les rejoindre pour former une société parfaite. En 2003, des premiers
conflits éclatent avec la police, à partir de droits de pêche contestés entre
populations locales, et dégénèrent en un siège de la mosquée dans laquelle la
communauté s’est retranchée. Cela se termine par un assaut à l’issue duquel
un grand nombre des assiégés est tué, y compris Muhammad Ali.
    Les survivants retournent à Maiduguri où ils fondent leur propre
mosquée. C’est à partir de là que des habitants de la ville les désigneront
sous le nom Boko Haram. Ce qui est une latinisation du mot haoussa,
« Boko », qui signifie « l’instruction la plus poussée, donc occidentale » (2).
« Haram », étant le mot arabe désignant tout ce qui n’est pas conforme à
la loi islamique. Ils seront parfois aussi appelés les « Talibans nigérians ».
A l’époque, l’ambassade américaine à Abuja ne les considère pas encore
comme une menace internationale et ils ne semblent pas entretenir de liens
avec d’autres organisations jihadistes (1). L’influence du groupe s’étend
peu-à-peu dans les régions avoisinantes et semble surtout attirer de jeunes
Nigérians sans-emploi et des réfugiés tchadiens. Si les sources de financement
de la grande ferme qu’ils possèdent, ainsi que de la milice qui assure leur
sécurité, n’est pas claire, les autorités religieuses de l’État de Borno parlent
d’argent provenant d’Arabie Saoudite et de Nigérians fortunés (1).
    En raison de leur philosophie anti-État, les relations avec les autorités
policières et religieuses restent tendues. Un tournant dans l’histoire de Boko
Haram semble être un cortège de funérailles, en juillet 2009, durant lequel
une dispute éclate avec la police. Des postes de police sont attaqués par des
membres du groupe à Yobe et Bauchi. Le gouvernement de Bauchi décide
alors d’encercler la mosquée et, durant plusieurs jours, la bataille fait rage à
Maiduguri. Finalement, plus de 700 membres de Boko Haram seront arrêtés
et des douzaines d’entre eux seront exécutés sans autre forme de procès,
dont le leader du groupe Mohammed Yussuf. D’autre part, les forces de
sécurité enquêtent et recherchent les présumés membres et sympathisants de
la secte. Suite à des dénonciations, une centaine de personnes disparaîtront
et la propriété de ceux qui ont fui la répression est confisquée et donnée aux
chefs traditionnels de la région. La police a toujours réfuté ces accusations
mais des vidéos montrant des exécutions sommaires tournent sur Youtube.
(1)

                                      4
L’ombre d’al-Qaeda ?
   Selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos, spécialiste du Nigéria, chargé
de recherche l’Institut de recherche pour le développement, cette grosse
répression provoque « une fragmentation du mouvement et une entrée en
clandestinité avec des cadres qui sont partis à l’étranger et ont été récupérés
par la mouvance djihadiste international. Pourtant la doctrine de Boko
Haram ne correspond pas vraiment au modèle wahhabite: c’est une secte
qui endoctrine et a recours à la magie. Certains fidèles de Boko Haram
portent des grigris, cela ne ressemble pas vraiment à Al-Qaeda. » (3) Une
attaque à la voiture-suicide, en août 2011, contre le bâtiment de l’ONU
à Abuja (23 morts) renforcera cette image de groupe faisant partie d’une
nébuleuse terroriste internationale. Tout comme la présence de combattants
se réclamant du mouvement sur des théâtres de conflits comme le Nord-
Mali.
   L’attentat-suicide d’Abuja constitue cependant la seule action de Boko
Haram visant une cible internationale. C’est plutôt au Nigéria même que
le groupe est entré, depuis 2009, dans un cycle de violences extrêmes fait
d’attaques, d’attentats-suicides, d’exécutions publiques et de braquages.
Début novembre 2012, on estimait à 3.000, le nombre de victimes causées
par des actes revendiqués ou attribués à Boko Haram (4). Une appellation
apparemment trompeuse puisque la réalité semble plus compliquée
que cette image d’organisation terroriste unifiée. Pour Johnnie Carson,
secrétaire d’État américain chargé des affaires africaines : « Boko Haram est
composé d’au moins deux organisations : une organisation plus importante
qui s’attache principalement à discréditer le gouvernement nigérian, et une
organisation moins importante, mais plus redoutable, qui utilise des moyens
de plus en plus sophistiqués et devient de plus en plus dangereuse ». (5)

   Au Nord du Nigéria, on trouve également des autorités politiques
et religieuses qui remettent carrément en cause l’existence d’une telle
organisation. « Boko Haram est devenu une franchise où n’importe
qui peut se servir », selon Kashim Shettima, gouverneur de l’État de
Bornou. Une sorte de label sous lequel agiraient des bandes criminelles
opportunistes, des politiciens revanchards et quelques fanatiques religieux
(6). Une interprétation que réfute Raufu Mustapha, du Département pour
le Développement International de l’Université d’Oxford. Pour lui, il n’y
a bien qu’un seul groupe opérant au Nord du Nigéria sous le nom « Boko
Haram » mais celui-ci a tellement de fois changé de forme et d’objectif qu’il
en devient difficilement cernable. D’autant que sa structuration en petites
cellules est propice à l’apparition de factions et dissidences. Certaines
décapitations publiques n’auraient ainsi été rien d’autres que des punitions

                                  5
pour des cellules plus modérées, et favorables à un dialogue avec les
autorités, de la part d’autres cellules plus radicales. Cela ajoute à la
confusion puisque qu’on ne peut jamais être certain que quelqu’un
se présentant comme le porte-parole parle vraiment au nom de tous
les membres du groupe. (1)

   John Campbell, ex-ambassadeur américain au Nigéria résume
cela en disant que Boko Haram est à la fois un mouvement de
colère d’une partie de la population du nord du pays face à la
dépravation et la pauvreté, un groupe de disciples de Mohammed
Yussuf qui se venge de l’État et du traitement qu’ils ont subi et une
secte islamique millénariste inspirée par un prêcheur hérétique mais
charismatique (1). On est bien loin de l’image de groupe terroriste
associé à al-Qaeda véhiculé par les médias. Celle-ci arrange pourtant
bien « le gouvernement du Nigéria, désireux d’obtenir de généreux
financements en tant qu’allié sur la ligne de front de la « guerre
globale contre la terreur » menée par l’Occident. » (6)

   Quoiqu’il en soit, les agissements du groupe, les intentions
qu’on lui prête mais aussi la manière dont les autorités tentent de le
réprimer révèlent plusieurs failles et autant de questions sur l’avenir
du Nigéria.

Une répression mal menée ?
   « Comment asseoir la sécurité lorsque l’on crée de l’insécurité ? »
(7). La question posée par Amnesty International résume assez
bien la responsabilité que porte les autorités nigérianes dans le
déferlement de violence siglé Boko Haram. De l’avis général des
observateurs, « les appareils politiques — du Parti démocratique du
peuple (People’s Democratic Party, PDP), au pouvoir, à l’opposition
nordiste, le Parti de tous les peuples du Nigéria (All Nigeria People’s
Party, ANPP) — et les milieux militaro-sécuritaires qui conseillent
le président Goodluck Jonathan ont contribué à radicaliser la secte
née dans le nord-est du pays au début des années 2000. » (8) Nous
l’avons écrit ci-dessus, ce sont des affrontements avec la police qui
ont conduit le groupement à se radicaliser fortement.

  La répression actuelle, menée à la fois par la police et l’armée, ne fait
apparemment pas plus dans la dentelle et est dénoncée autant par des
organisations comme Human Rights Watch et Amnesty qui a recueilli

                                        6
plusieurs témoignages « faisant état d’exécutions sommaires d’habitants
devant leur maison pendant des descentes ou après leur arrestation, battus
à mort en détention ou dans la rue par les forces de sécurité à Maiduguri. »
Après l’explosion d’une bombe sur un marché de la même ville Maiduguri,
en juillet, blessant trois soldats, Amnesty International avait recueilli des
informations permettant d’établir qu’en représailles «la force conjointe
nigériane a riposté en tirant et en tuant un certain nombre de personnes,
apparemment au hasard, avant de mettre le feu au marché». Au total, 23
personnes sans lien avec l’attentat ont été tuées (7).

    Et, malgré les dénégations des forces de l’ordre, cela ne semble pas être un
cas isolé. « La principale technique utilisée couramment pour combattre Boko
Haram est l’arrestation de masse sur les sites des attaques. La police encercle
autant de personnes que possible, souvent longtemps après que les tireurs ou
les poseurs de bombes aient fui. A la place d’interroger ces personnes, elle les
intimide ou leur extorque de l’argent », note L’Usip (1). « Le seul contact
que la police a avec la communauté se fait au niveau des barrages routiers,
avec les officiers de police cataloguant comme coupables ceux qui fuient.
Une autre tactique consiste à détenir en otage des membres de la famille
des personnes que l’on croit être des membres de Boko Haram. Human
Rights Watch a rapporté que, dans des cas d’extorsion n’ayant rien à voir
avec le contexte Boko Haram, la police a tué des personnes qu’elle détenait
et qui ne pouvait payer pour être relâchés. Il est raisonnable de suspecter
que la même chose se passe dans le nord-est du Nigéria avec les familles des
membres de Boko Haram. » (1). Une violence contre-productive : l’armée
est ainsi considérée comme une force d’occupation brutale par la population
du nord du pays plutôt que comme un facteur de sécurité (6). Les méthodes
décrites ci-dessus donnent lieu à des manifestations « qui souvent tournent
à l’émeute en raison de la brutalité de la répression de la police, qui a
malheureusement pour habitude de tirer dans la foule. » (3)
    Ce déchaînement de violence aurait pu pourtant être évité si le
gouvernement avait tout de suite estimé l’ampleur du problème Boko Haram.
Ce qui ne semble pas avoir été le cas. Pour Aminu Abubakar, un journaliste
de l’AFP couvrant les événements, les autorités ont été embarrassées par
le fait que certains militants du groupe islamiste provenaient de familles
riches liées à des membres du gouvernement (9). Une fois la secte en mesure
de poser de réels problèmes de sécurité, il était trop tard et les autorités
ont choisi la manière forte pour réagir. Ce qui a mené à la fragmentation
du mouvement « et privé les négociateurs d’un interlocuteur capable de
commander ses troupes » ou d’apparaître comme un interlocuteur légitime.
(5)

                                  7
Une guerre de religion ?
    Si la manière d’envisager le maintien de l’ordre, et le manque de pro-
activité, des forces de l’ordre et de ceux qui les dirigent peut être considéré
comme un facteur aggravant de la crise, celle-ci se nourrit également d’un
contexte plus global. Pluriethnique et multi-religieux, le Nigéria ressemble
à une chaudière à manier avec finesse, sous peine de la voir exploser. Ainsi
en va-t-il de la répartition des pouvoirs entre le gouvernement central et les
gouverneurs des 36 États composant la fédération. Lors du rétablissement
de la démocratie, douze États du Nord, dont la majorité de la population
est musulmane, adoptèrent rapidement la charia. C’était leur manière de
répondre au souhait d’une grande partie de la population désirant en finir
avec « la déchéance morale, la corruption et la misère. » (10) L’instauration
de la loi islamique était pourtant contraire à la Constitution du pays qui
garantit la liberté religieuse. « Le gouvernement nigérian n’a jamais
osé ouvrir le débat sur cette question par peur d’attiser les tensions entre
musulmans et chrétiens. Mais aucune initiative n’a été prise pour mettre fin
aux violations du droit et de la Constitution dans les provinces du Nord,
devenues le terreau des extrémistes religieux, qui veulent imposer la charia
au reste du pays. » (11)
    La mise en place de la charia a provoqué des émeutes, qui ont fait des
milliers de morts, mettant face-à-face chrétiens et musulmans. Les exactions
de Boko Haram, et leurs attaques répétées contre les populations chrétiennes
du Nord, ont encore fortement augmenté la tension. D’autant qu’au sein
de la « famille chrétienne », les églises évangéliques gagnent du terrain :
« Ils veulent conquérir le nord du Nigéria et n’hésitent plus à affronter les
musulmans. Au contraire des catholiques qui avaient traditionnellement des
positions plus accommodantes. » (12) En attendant, la situation au Nord,
risque de faire fuir des populations chrétiennes et provoquer d’importants
mouvements migratoires vers le sud du pays où la minorité musulmane
pourrait être la cible de vengeances. Une spirale infernale qui embraserait
le pays. Une situation déjà connue en 1967 lors de la tentative de sécession
du Biafra. « Lorsqu’il avait proclamé l’indépendance du Biafra, le général
Emeka Ojukwu avait «légitimé» son combat en faisant référence à la nécessité
de protéger les siens contre des «pogroms». Si les massacres de chrétiens se
poursuivent, d’autres dirigeants du sud pourraient s’inspirer d’Ojukwu. »
(13)
    Toutefois, ne regarder les événements qu’à travers le seul prisme de
l’affrontement religieux serait trop réducteur. Les affrontements entre ethnies
de religions différentes peuvent avoir bien d’autres origines. « Les conflits
sont aussi en partie liés à des problèmes fonciers et à des affrontements
classiques entre agriculteurs et éleveurs à propos du passage du bétail sur

                                      8
des terres cultivées », explique Marc-Antoine Pérouse de Montclos. « Le fait
que les premiers soient chrétiens et les seconds musulmans a abouti de facto
à des affrontements confessionnels, mais la religion n’était pas l’origine du
conflit ». À ces ingrédients s’ajoute la politisation des mouvements religieux
liée au vide créé par l’interdiction des partis politiques pendant deux
décennies et le syndrome de l’encerclement où chacun se perçoit assiégé par
l’autre. (2)

    Enfin, l’élection, le 16 avril 2011, du président Goodluck Ebele Azikiwe
Jonathan a également été vécue comme une entorse à une règle tacite par
le Nord du pays. « Au nom d’une règle non écrite au Nigéria, le pouvoir se
partage, à tour de rôle, entre chrétiens et musulmans du nord. Or Umaru
Yar’Adua, le dernier musulman élu, était mort après seulement 18 mois au
pouvoir, et avait été remplacé, par intérim par le vice-président, Jonathan
Goodluck, un chrétien originaire du delta du Niger. Selon cette règle tacite,
il n’aurait pas du se présenter en 2011. Et si le scrutin a été considéré comme
plus honnête que les précédents, le bourrage d’urnes n’a pas disparu, Jonathan
ayant dépassé la barre des 90 % des suffrages dans plusieurs États du sud. »
(2)

   Il n’en faut pas plus pour nourrir les soupçons d’une collusion entre
certaines élites du Nord du pays et Boko Haram en vue de discréditer
le gouvernement et déstabiliser le pays. En novembre 2011, Mohammed
Ali Nduma, un sénateur de l’État de Borno, a ainsi été arrêté par les services
secrets parce qu’il était accusé d’être l’un des cerveaux du groupe. (14)
Dans le chef des certains individus, la frontière qui sépare l’exploitation des
événements à des fins personnelles ou l’implication dans ceux-ci ne semble
pas toujours aisée à délimiter (1).

Une révolte des pauvres ?
   Un dernier aspect qui ne peut être occulté concerne la différence de
développement entre les deux parties du pays. En plus d’être une mosaïque
très compliquée d’ethnies, le Nigéria est aussi une marmite sociale. Le
pays est un géant : il compte plus de 150 millions d’habitants et « selon
les prévisions des Nations Unies, le Nigéria pourrait devenir, en 2050,
le 3ème pays le plus peuplé du monde avec 389 millions d’habitants. Ce
paramètre n’est pas seulement un atout économique. Il constitue également
une bombe à retardement dans un pays où 50% des jeunes sont sans emploi
ou sous-employés. » (15) Dans ce pays où, selon le Bureau National de la
Statistique, 60% de la population vit avec moins d’un dollar par jour, le

                                  9
Nord est plus sévèrement touché par la pauvreté. « Dans l’État de Borno, où
les yusufiyas de Boko Haram — du nom de son défunt chef spirituel, Ustaz
Muhammad Yusuf — ont entamé leur dérive sanglante, les trois quarts de
la population vivent sous le seuil de pauvreté. Un record dans le pays. Seuls
2 % des enfants de moins de 15 mois y sont vaccinés. L’accès à l’éducation
se révèle également très limité : 83 % des jeunes sont illettrés ; 48,5 % des
enfants en âge d’être scolarisés ne le sont pas. Et 34,8 % des musulmans de
4 à 16 ans n’ont jamais fréquenté une école. » (16) De quoi expliquer le
ressentiment de populations se sentant abandonnées par le pouvoir central
et les élites en général.

   D’autant plus que le pays ne manque pas de ressources. Premier
producteur de pétrole brut africain, et 3e à l’échelle mondiale, il dispose
aussi de réserves de gaz qui le placent au 5e rang des distributeurs mondiaux.
D’importants gisements de fer, de zinc, d’or, d’étain et autres minéraux
sont sous-exploitées. C’est bien évidemment la redistribution de cette
potentielle richesse qui pose problème. « Goodluck Jonathan est originaire
d’une région pétrolifère du sud et il est accusé d’être orienté dans ses choix
politiques. De fait, tous un tas de mesures misent en place par ses prédécesseurs
accentuent le principe de dérivation qui permet aux régions riches de gérer
leurs ressources elles-mêmes. Donc les régions productrices profitent plus
de la manne pétrolière. » (3) Il est, également, effarant de constater que le
pays doit importer 80% de sa consommation de pétrole, faute de capacités
de raffinement du pétrole extrait. « Ce système révèle toute une économie
mafieuse car l’importation de pétrole raffiné profite à une petite clique.
De nombreux projets ont été lancés pour créer et développer les raffineries
locales (Il y en a quatre actuellement, qui tournent à moins de 30% de leur
capacité). Mais aucun n’a abouti. » (3) Selon la Commission nationale contre
le crime économique et financier (EFCC), entre 1960 et 1999, plus de 380
milliards de dollars auraient échappé à l’État à cause de la corruption et de
la mauvaise gestion (15).

   Comment justifier cela auprès d’une population ? Les jihadistes du Nord
ne sont d’ailleurs pas les seuls à se soulever. Depuis 2009, le Mouvement
pour l’Émancipation du Delta du Niger est également entré en rébellion.
Or, cette région « représente, à elle seule, 75% des ressources pétrolières du
Nigéria. Étranglées par un chômage endémique, affamées par la pollution
de la faune et de la flore, les populations aux prises avec l’air contaminé
ont appris à vivre avec des malades respiratoires et cutanées. A cela s’ajoute
la violence ethnique récurrente dans la région. Des groupes armés et bien
renseignés sont impliqués dans des prises d’otages, des extorsions de fonds et
des destructions de biens, avec comme cibles les entreprises pétrolières. » (15)

                                      10
Malgré ce tableau noir, le pétrole est aussi une manne qui lie les élites du
Nord et du Sud empêchant l’éclatement du pays. Mais le Nigéria est engagé
dans une course contre la montre : le gouvernement doit agir de manière
efficace et rapide pour diminuer les raisons de la colère s’exprimant par le
biais de Boko Haram. Parce que si jamais ce phénomène violent venait à créer
une situation ingérable, des partenaires du «géant de l’Afrique» pourraient
se résoudre à l’éventualité d’une partition entre le Nord et le Sud afin de
sécuriser les approvisionnements en pétrole (13).

    A ce titre, le récent bras de fer entre d’importantes compagnies pétrolières
(Shell, Total, Exxon, Chevron,..) et le gouvernement nigérian pose question.
Suite à deux enquêtes sur la filière de l’or noir et les détournements qu’elle
permet, le Nigéria a annoncé son intention de prendre des mesures dont
une hausse de la taxe sur les hydrocarbures de 19,6%. Ces multinationales
menacent donc de ne pas réaliser les investissements nécessaires au maintien
de la production actuelle, ce qui la ferait baisser de 40% d’ici 2020 et
appauvrirait fortement l’État. (17) Même si cela n’apparaît pas encore
clairement, la politique d’accaparement des ressources naturelles africaines
menée par les grandes puissances économiques mondiales joue sans doute
également un rôle dans la crise que traverse le Nigéria. La volonté des États-
Unis d’assister l’armée nigériane dans leur combat contre les islamistes
constitue un indice supplémentaire (18). La tactique a déjà fait ses preuves
en d’autres endroits : déstabiliser un pays, via l’émergence d’un mouvement
islamiste armé, pour ensuite intervenir et faire main basse sur ses ressources
naturelles. L’histoire repasse-t-elle les plats ? Il est en tout cas fort à parier
que le « problème Boko Haram » n’a pas encore révélé tous ses secrets.

                                  11
Bibliographie
(1) United States Institute of Peace, « What is Boko Haram ? » (document
    téléchargeable), special report 308 c 2012 (consulté le 27/11/2012) Dis-
    ponible sur http://www.usip.org/publications/what-boko-haram

(2) Le Vif, « Les ressorts de la crise au Nigéria » (en ligne) c 2012 (consulté
    le 27/11/2012) Disponible sur http://www.levif.be/info/actualite/inter-
    national/les-ressorts-de-la-crise-au-nigeria/article-4000028397284.htm

(3) Libération, « Le Nigéria est très loin de la guerre civile » (en ligne)
    c2012 (consulté le 27/11/2012) Disponible sur http://www.liberation.fr/
    monde/01012383436-le-nigeria-est-tres-loin-de-la-guerre-civile

(4) Ouestaf.com, « Nigeria : le casse-tête Boko Haram » (en ligne) c2012
    (consulté le 29/11/2012) Disponible sur http://www.ouestaf.com/Nige-
    ria-le-casse-tete-Boko-Haram_a4137.html

(5) Jeune Afrique, « Nord du Nigeria : la population prise en étau entre Boko
    Haram et l’armée » (en ligne) c2012 (consulté le 28/11/2012) Disponible sur
    http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20121108115733/
    nigeria-amnesty-international-islamiste-boko-haramnord-du-nigeria-
    la-population-prise-en-etau-entre-boko-haram-et-l-armee.html

(6) The Economist, « The spreading northern insurgency » (en ligne) c2012
    (consulté le 27/11/2012) Disponible sur http://www.economist.com/
    node/21542764

(7) Amnesty International, « Nigeria: Trapped in the cycle of violence. »
    c2012 Rapport téléchargeable sur http://amnesty.org/fr/library/info/
    AFR44/043/2012/en

(8) Agence France Presse, « Nigeria : un émissaire américain dénonce les
    abus commis par l’armée » (en ligne), dépêche du 17/11/2012. Reprise
    sur http://www.sahara-times.com/Nigeria-un-emissaire-americain-de-
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(12) Slate.fr, « Les talibans de l’Afrique noire » (en ligne) c2012 (consulté
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(13) Slateafrique.com, « Le Nigeria peut-il disparaître? » (en ligne) c2012
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(14) Le Monde, « Le Nigeria face au spectre d’une guerre de religion » (en
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(16) Le Monde Diplomatique, « Aux origines de la secte Boko Haram »
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(18) Le Monde, « Washington envisage d’assister le Nigéria contre Boko
   Haram » (en ligne) c 2012 (consulté le 27/11/2012) Disponible sur http://
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