Cannabis médical: or vert ou arnaque fumeuse? - STCM

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Cannabis médical: or vert ou arnaque fumeuse? - STCM
Santé et société

Le point sur le cannabis thérapeutique

Cannabis médical: or vert
ou arnaque fumeuse?
      Sous l’Inquisition, le pape Innocent VIII le considérait comme une substance diabolique.
      Les rastafaris y voient la porte vers une conscience supérieure. Le monde scientifique
      est divisé sur l’intérêt thérapeutique du cannabis, malgré les nombreux témoignages
      de patients qui y recourent pour soulager leurs symptômes. Qu’en est-il véritablement?

      Texte: Alexandra Breaud / Photos: 123rf, Panthermedia, Fotolia, màd

      Rares sont les événements scientifiques réunissant aussi bien une infirmière saint-­
      galloise qu’un producteur de chanvre du Val-de-Travers. C’était pourtant le cas le
      19 janvier 2019, à l’Hôpital de l’Ile, à Berne. Chercheurs, patients, représentants
      des autorités publiques et de firmes pharmaceutiques, ils étaient près de 300 –
      venus d’Israël, de République tchèque, d’Uruguay ou de France. La raison de
      leur ­présence? Une journée de conférences sur le cannabis thérapeutique or-
      ganisée par la Swiss task force for cannabinoids in medecine (STCM). Cette
      plateforme fondée en 2009 ­regroupe des pharmaciens et des médecins, une
      infirmière, un juriste, un psychologue et un
      agronome. Au sein de la population comme
      dans le monde scientifique et politique, le
      cannabis polarise et interroge, attise les pas-
      sions et la controverse. ­­On prête à la plante
      des vertus innombrables: elle aurait des pro-
      priétés anxiolytiques et anti-inflammatoires
      mais aussi hydratantes, anti-antioxydantes,
      voire anti-cancéreuses. «Je suis atteinte d’un
      cancer depuis trois ans. Le cannabis soulage
      énormément les e­ffets secondaires des traite-
      ments, témoignait une patiente le 19 janvier. Mais
      mon médecin traitant est sceptique et c’est très dur
      à vivre.» Car si le cannabis fait beaucoup parler de
      lui, il demeure encore souvent méconnu des profes-
      sionnels de la santé.

      Prisé et prohibé
      Le cannabis est connu et utilisé par l’humanité depuis plus
      de 4000 ans (lire encadré page 58). Jusqu’au milieu du XXème
      siècle, i­l était employé dans des préparations m
                                                      ­ édicales.
      En Suisse, on en trouvait par exemple dans des
      pommades pour soigner les cors aux pieds.
      Mais si le cannabis n’était pas proscrit, il
      n’était semble-t-il pas non plus prescrit ré-
      gulièrement – n   ­ otamment car ses propriétés
      psychotropes sont elles aussi connues de longue
            ­ u cours du XXème siècle, la loi se durcit, la consom-
      date. A
      mation de cannabis est interdite. Et au niveau médical,­
      la plante a progressivement disparu de la pharmacopée­
      avec l’essor des aspirines et barbituriques. Un phénomène
                                                                    Bien qu’utilisée depuis des
      similaire a eu lieu dans le domaine textile avec les fibres­ millénaires, la plante demeure
      de chanvre, remplacées par des textiles synthétiques.­ en partie méconnue.

56    Krankenpflege | Soins infirmiers | Cure infermieristiche   03 2019
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CE QUE DIT LA LOI SUISSE

                                                                                Une denrée alimentaire
A contrario, certains voient dans l’intérêt actuel pour les
                                                                                comme une autre?
alternatives écologiques l’une des raisons du regain
                                                                                En Suisse, la vente et la consommation de CBD ne relève
­d’engouement pour le chanvre et ses dérivés (Yves-Marie
                                                                                pas de la loi sur les stupéfiants – ce qui est en revanche le
 Allain, 2016), dont le cannabis est sans doute le plus popu-
                                                                                cas du THC. Le cannabidiol n’est pas non plus soumis à la
 laire. Ce dernier n’a jamais manqué de ressurgir régulière-
                                                                                législation sur les produits thérapeutiques mais à celle sur
 ment dans le débat public. En Suisse, selon l’Office fédéral
                                                                                les denrées alimentaires. Cela signifie qu’à partir du mo­
 de la santé publique (OFSP), près d’un tiers des personnes de
                                                                                ment où un produit à base de CBD contient moins d’un pour­
 plus de quinze ans a consommé du cannabis, ce qui en fait
                                                                                cent de THC, il est considéré comme un produit de substitu­
 la substance illicite la plus consommée par la population.
                                                                                tion du tabac et aucune prescription médicale n’est
                                                                                nécessaire. Des produits à base de CBD sont en vente en
Autorisations exceptionnelles
                                                                                pharmacies mais aussi en grandes surfaces, sous les
La prescription de cannabis à des fins médicales est possible
                                                                                formes les plus diverses (thés, biscuits, chocolats…). Etant
dans une trentaine de pays, dont la Suisse. «Par médicaments
                                                                                soumis à la même loi que n’importe quelle autre denrée ali­
à base de cannabis, on entend l’ensemble des produits à base
                                                                                mentaire, leur teneur en CBD peut considérablement varier.
de cannabis utilisés, fleurs comprises, indépendamment de
                                                                                ­Aucune loi ne demande de mentionner le taux de CBD pré­
leur classification juridique», indique l’OFSP. Un médecin a la
                                                                                 sent dans le produit et la qualité de la substance n’est pas
possibilité de prescrire des médicaments à base de cannabis,
                                                                                 réglementée non plus. En conséquence, rien ne garantit
notamment des préparations magistrales. La législation­
                                                                                 d’obtenir l’effet recherché.
est stricte: le médecin traitant doit adresser une demande
détaillée à l’OFSP assortie du consentement écrit du patient,
et l’autorisation n’est valable que pour une durée limitée –­
elle doit être renouvelée au plus tard deux semaines avant son
                              expiration. Une grande partie des        En comparaison, le cannabis acheté sur le marché noir aurait
                               demandes est en lien avec des pa-       une teneur en THC de plus de vingt pourcents.
                                tients atteints de pathologies neu-    En plus de son action antiémétique stimulant l’appétit, le THC
                               rologiques, comme la sclérose en        a des effets myorelaxants et analgésiques. Il est aussi psychoac-
                             plaque.                                   tif, contrairement au CBD qui, lui, n’induit pas de dépendance.
                          Le spray Sativex constitue une excep-        Il est possible de fumer le CBD, mais il est préférable de le
                        tion: c’est l’unique médicament à base de      consommer sous forme d’huile, de gouttes ou de spray. Le CBD
                      cannabis autorisé en Suisse. Il peut être        module les effets du THC, y compris ses effets secondaires
                    prescrit par un médecin sans autorisation de       éventuels comme la tachycardie, l’anxiété ainsi que son action
                    l’OFSP. ­Le Sativex est en effet approuvée par     psychoactive. Et à l’inverse du THC, le CBD ne provoque pas
                  l’autorité suisse des médicaments Swissmedic         de somnolence mais favoriserait même la concentration.
                  pour traiter la spasticité induite par la sclérose
                en plaque. ­Ce spray peut être remboursé par           Vertus avérées…
               l’assurance-­maladie si les autres moyens théra-        Comme le THC, le CBD a un vaste champ d’action. En plus
             peutiques se sont révélés inefficaces. En revanche,       de soulager douleurs chroniques et lombalgies, il aide les
           les assureurs entrent rarement en matière pour les          insomniaques à retrouver le sommeil, il apaise angoisses et
          autres produits à base d    ­ e cannabis.                    symptômes de stress post-traumatique. L’action immunomo-
                                                                       dulatrice du CBD en fait une substance particulièrement in-
                                                                       téressante pour les maladies auto-immunes, entre autres. En
                                                                       tant qu’anti-inflammatoire, le CBD pourrait favoriser le trai-
                                                                       tement de l’acné. Surtout, le produit est d’autant plus promet-
                                                                       teur que quinze à vingt pourcents des cancers sont précédés
                                                                       d’inflammations persistantes. Ces dernières occasionnent
                                                                       fréquemment par ailleurs le développement du diabète.
                                                                       D’autres recherches montrent encore que le CBD a un effet
                                                  CBD et THC           positif sur l’épilepsie ou la maladie de Crohn. Phénomène
                                               Depuis 2016, il est     ­extrêmement peu étudié jusqu’ici, son action hémodynamique
                                           possible en Suisse de        serait également bénéfique aux patients atteints de maladies
                                        vendre et d’acheter en          cardiovasculaires. En outre, le CBD contribuerait à freiner la
                               toute légalité des produits à base       croissance des tumeurs et à protéger les neurones. La subs-
                             de cannabidiol (CBD), l’une des            tance pourrait donc entrer dans le traitement de pathologies
                    nombreuses substances qui composent le              neuro-dégénératives comme la maladie de Parkinson et d’Al-
                    cannabis. Il est soumis à la loi sur les den-       zheimer, dont le CBD contribue à atténuer les symptômes.
                     rées alimentaires, ce qui soulève certaines        Bref, le cannabidiol peut jouer un rôle positif dans la plupart
                      interrogations (lire encadré ci-contre). Ce       des pathologies les plus répandues. Non seulement il améliore
                           cannabis légal est constitué de dix à        la qualité de vie des patients, mais il est aussi généralement
                                 vingt pourcents de CBD et ne           bien toléré, même consommé de manière chronique, et les
                                     peut contenir plus d’un            effets secondaires sont rares (il s’agit le plus souvent de fa-
                                         pourcent de tétrahydro-        tigue ou des problèmes de digestion). Le cannabis serait-il
                                               cannabinol (THC).        donc LE remède miracle?

                                                                               03 2019   Krankenpflege | Soins infirmiers | Cure infermieristiche   57
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Santé et société

     CHANVRE ET CANNABIS                                                       …ou supposées?
                                                                               Le corps médical et scientifique s’accorde sur un fait: les
     De la Chine à la reine Victoria                                           vertus médicales du cannabis sont étayées par plusieurs
                                                                               études, mais ces dernières portent en général sur de petits
     Le chanvre, ou Cannabis sativa en botanique, est utilisé de­              échantillons de personnes, voire exclusivement sur des ani-
     puis des millénaires. Désignées par le nom de cannabis, ­                 maux. «La méthodologie est souvent problématique», estime
     ce sont ses fleurs et ses feuilles qui contiennent des subs­              l’infirmière Bea Goldman, membre de la STCM, en interview
     tances médicales et psychotropes. Presque toutes les par­                 page 59. Il existe de nombreux témoignages personnels, mais
     ties du chanvre sont utilisables: la tige fournit des fibres              pratiquement pas de recherches menées à large échelle. C’est
     ­extrêmement résistantes, les graines sont riches en pro­                 aussi ce que dit l’OFSP: «L’efficacité de cette substances n’est
      téines et l’on peut en extraire de l’huile. Les premiers ou­             pas encore suffisamment prouvée au niveau scientifique.­
      vrages ont été réalisés en Chine sur du papier de chanvre,
      et c’est aussi ce support que Gutenberg choisit en 1456 pour
      imprimer la Bible. Un autre texte célèbre couché sur p    ­ apier
      de chanvre est la Déclaration d’indépendance des Etats-
      Unis. Et si l’Histoire a été écrite sur du chanvre, la plante a
      également joué un rôle stratégique dans le développement
      des puissances maritines. En 1492, ce sont ainsi pas moins
      de 80 tonnes de voiles et de cordages de chanvre qui ont
      porté Christophe Colomb en ­A mérique.

     Herbe sainte                                                                       Des substances addictives
     En Inde et au Népal, le cannabis revêt un caractère sacré                     plus toxiques que le cannabis sont
     depuis plusieurs milliers d’années et la plante est encore
     consommée à l’heure actuelle lors de fêtes religieuses. ­
                                                                                    utilisées couramment, mais elles
     Ce sont en outre des travailleurs indiens amenés par les                     n’enflamment pas autant les débats.
     Britanniques ­en Jamaïque qui introduisirent le cannabis sur
     l’île au XIXème siècle. La plante conquit la classe ouvrière
     noire, tout comme elle séduira les hippies un siècle plus
     tard. A­ ujourd’hui, le cannabis demeure partie intégrante de
     la culture indienne et rastafarie.
                                                                               De nombreuses applications ont fait l’objet de rapports
                                           Pharmacopée                         ­d’expérience mais aucune étude clinique n’a prouvé leur qua-
                                           Le cannabis était déjà               lité, leur sécurité et leur efficacité. Cette preuve est une condi-
                                           utilisé en Chine comme               tion pour qu’un médicament à base de cannabis puisse être
                                           plante médicinale il y a             autorisé par Swissmedic et remboursé par l’assurance-mala-
                                           4000 ans. Les propriétés             die.» Début 2018, une revue systématique des recherches
                                           thérapeutiques de la                 portant sur l’utilisation médicale des cannabinoïdes indiquait
                                           plante avaient aussi été             que leurs effets secondaires seraient même plus fréquents que
                                           relevées durant l’Anti­              les bénéfices éventuels, et qu’il n’existait pas de relation éta-
                                           quité par l’historien grec           blie entre la q­ ualité de vie et la consommation de cannabis.
                                           ­Hérodote. En Afrique, ­             La position des pouvoirs publics n’est pas sans ambiguité: les
                                            le cannabis était em­               Etats réclament des données probantes alors que le cadre
                                            ployé comme antisep­                légal de la plupart des pays n’offre pas la possibilité de mener
                                           tique et pour restaurer              des études à grandes échelles, notamment pour des raisons
                                           l’appétit. ­L a religieuse           d’éthique, le cannabis étant considéré avant tout comme un
                                           allemande Hildegarde                 stupéfiant. Les adeptes du cannabis médical et les associa-
                                           de Bingen l’utilisait ­              tions de patients – très actives pour améliorer les données sur
  Le cannabis apaisait les douleurs        d’ailleurs contre les                la question – dénoncent également une autre contradiction:
  menstruelles de la reine Victoria.       douleurs ­à l’estomac                bien des substances addictives et plus toxiques que le canna-
                                           et les nausées.                      bis sont utilisées couramment en médecine, mais elles n’en-
                                           Au XIXème siècle, au                 flamment pas autant les débats.
   Royaume-Uni, le médecin de la reine Victoria lui recom­
  mandait des confitures à base de cannabis pour soulager                      L’or vert
  ses douleurs menstruelles. L    ­ ’ère victorienne coïncide                  La situation évolue toutefois, comme le soulignait en préam-
  ­d’ailleurs avec l’âge d’or du cannabis thérapeutique. Entre                 bule des conférences du 19 janvier le directeur de l’OFSP
   1840 et 1900, la littérature médicale, principalement an­                   Pascal Strupler, appelant à la patience. Il a rappelé que la
   glo-saxonne, compte une centaine d’articles sur la ques­                    Suisse se dirige progressivement vers un assouplissement de
   tion. Le XXème siècle marque un ­changement de ­paradigme:                  l’accès au cannabis médical, les autorités fédérales voulant
   le cannabis est classé parmi ­les drogues et ­progressive­-                 notamment rendre possible les essais pilotes scientifiques
   ­ment interdit, même à des fins thérapeutiques.                             avec du cannabis. De plus, dérégulariser, voire l­égaliser le
                                                                               cannabis est d’autant plus tentant pour les autorités publiques

58        Krankenpflege | Soins infirmiers | Cure infermieristiche   03 2019
Cannabis médical: or vert ou arnaque fumeuse? - STCM
BEA GOLDMAN, INFIRMIÈRE

«Un coffre au trésor médical»
Bea Goldmann est infirmière dans le canton de Saint-Gall et membre de la Swiss task force for
cannabinoids in medicine (STCM). Elle a intégré le cannabis à sa pratique depuis une quinzaine d’années.

Soins infirmiers: Depuis combien de                                                            n’éprouvent que des effets secondaires
temps travaillez-vous avec le cannabis?                                                        ou aucun effet du tout. Il faut le faire
Bea Goldman: Tout a débuté en 2004, en                                                         ­savoir aux patients. Le régime posolo­
lien avec des patients atteints de sclé­                                                         gique a connu un changement de para­
rose en plaque, de spasticité extrême                                                             digme au cours des dernières années.
et de spasmes musculaires pour les­                                                                 Actuellement, afin d’éviter les sur­
quels il n’existait pas d’autres options                                                             doses, la devise est «Start slow, go
thérapeutiques. Le cannabis s’est                                                                    slow» – «Commencez lentement,
avéré le seul moyen d’atténuer leurs                                                                  ­allez-y doucement». Et au cours
symptômes. Comme je n’avais au­                                                                        des dix dernières années, les cas
cune expérience en la matière, je me                                                                 de surdose se comptent sur les
suis penchée sur le sujet. Plus j’en                                                                 doigts d’une main.
apprenais, plus j’étais fascinée pour
les possibilités offertes en fonction des                                                         Il existe plusieurs études sur le
différents symptômes et plaintes des                                                            cannabis médical. Cependant, les
­patients, et surtout par ­rapport aux anal­                                                   méta-analyses montrent souvent que
 gésiques neurologiques ayant des effets                                                       celui-ci a un effet insignifiant...
 secondaires importants ou en relation                                                         Cela a beaucoup à voir avec les design
 avec les chimiothérapies et les antispas­             Bea Goldmann conseille de               de recherche: ils ne sont pas adaptées
 modiques.                                             nombreux professionnels.                aux questions, manquent d’homogénéi­
                                                                                               té, étudient de petites populations. Les
Vous êtes ainsi peu à peu devenue une                                                          recherches sont effectuées avec des
                                               breuses demandes d’information, en
­experte de la question...                                                                     monosubstances pour lesquels les pa­
                                               particulier de la part de la profession
 Cet apprentissage continu s’est poursui­                                                      tients avaient des effets secondaires à
                                               médicale. En ce moment, j’ai beaucoup
 vi dans le cadre d’échanges étroits avec                                                      des doses relativement faibles. Puis, des
                                               de rendez-vous dans les cercles de qua­
 les patients et leurs proches, les cultiva­                                                   solutions non normalisées sous forme
                                               lité où l’on parle des options thérapeu­
 teurs de cannabis, les scientifiques et                                                       de mélanges à plusieurs composants ont
                                               tiques du cannabis médical, son mode
 les professionnels de la santé. J’ai as­                                                      été utilisées comme substances-test,
                                               d’action, les effets secondaires, ou en­
 sisté à de nombreux congrès, même                                                             avec des analyses de contenu inégales. ­
                                               core l’éduction du patient. Les discus­
 pendant mon temps libre, et j’ai appris                                                       La recherche sur les cannabinoïdes à
                                               sions portent aussi sur les dosages, les
 des choses très intéressantes sur ce                                                          base de plantes médicinales doit se faire
                                               avantages et inconvénients des prépara­
 coffre au trésor médical qu’est le canna­                                                     différemment.
                                               tions magistrales individuelles dispo­
 bis et la myriade d’options thérapeu­
                                               nibles, les indications et exigences de la
 tiques. J’ai pu travailler en réseau avec                                                     Faut-il aussi envisager autrement la
                                               prescription.
 de nombreuses personnes partageant                                                            médecine des cannabinoïdes?
 les mêmes idées et au fil des ans, ces        Quelles sont les pathologies de vos
                                                                                               Exactement. Il reste beaucoup à faire et
 contacts ont débouché sur un réseau           patients?
                                                                                               le nombre de publications en médecine
 ­solide qui porte aujourd’hui ses fruits et   Près de 50 pourcents des autorisations
                                                                                               des cannabinoïdes est en pleine explo­
  collabore avec l’Office fédéral de la        exceptionnelles délivrées par l’OFSP
                                                                                               sion. Le problème est que les études
  ­santé publique (OFSP) .                     concernent des personnes atteintes de
                                                                                               coûtent cher et qu’il n’y a guère de
                                               maladies neurologiques. Les principales
                                                                                               chance q­ u’il y ait un médicament «block­
Travaillez-vous uniquement avec des            indications sont la douleur, notamment
                                                                                               buster» qui se vende à large échelle,
pro­duits à base de CBD ou aussi avec          neuropathique, la spasticité, les dou­
                                                                                               donc l’intérêt des grandes entreprises
du THC?                                        leurs musculaires et les crampes. Le
                                                                                               pharma­ceutiques est limité. En outre,
L’accent est mis sur les préparations          cannabis est aussi utilisé de manière
                                                                                               dans l’Oregon, par exemple, qui a légali­
magistrales à base de THC. Mais j’ai           complémentaire à la chimiothérapie
                                                                                               sé le cannabis thérapeutique, les ventes
­intégré le CDB dans mes consultations         pour traiter la perte d’appétit, les nau­
                                                                                               des grandes entreprises pharmaceu­
 ­depuis un certain temps déjà, ce qui n’a     sées, la cachexie, ainsi que dans des
                                                                                               tiques ont chuté de 40 pourcents. Au
  pas toujours été sans problème.              ­situations palliatives lors d’importantes
                                                                                               cours des derniers mois, cependant, il y
                                                souffrances et douleurs, en cas d’insom­
Comment vos collègues infirmières ­                                                            a eu un ­réveil dans l’industrie; Sandoz a
                                                nie par exemple.
et médecins voient-ils le cannabis ­                                                           joint ses forces à celles de Tilray, un ac­
thérapeutique?                                 Vos patients ont-ils des effets secon-          teur canadien dans le domaine du can­
Généralement très positivement. Il y a         daires liés au cannabis?                        nabis médical. Voyons ce que cela va
un immense manque de connaissances             Il y a environ trente pourcents de non-­        signifier pour les personnes concernées.
qui se reflète maintenant dans les nom­        répondants, c’est-à-dire des patients qui       (abr)

                                                                               03 2019   Krankenpflege | Soins infirmiers | Cure infermieristiche   59
Cannabis médical: or vert ou arnaque fumeuse? - STCM
Santé et société

      que les taxes pesant sur la substance et ses dérivés représentent    occasion étaient notamment réunis le neurologue Claude Va-
      une manne colossale. Dans l’Etat américain du Colorado où le         ney, l’un des pionniers des études sur le cannabis médical en
      cannabis est légal, le revenu des ventes annuelles du cannabis       Suisse et membre fondateur de la STCM, ou encore le médecin
      récréatif mais aussi médical a dépassé ­en 2018 le milliard­         et spécialiste des addictions Daniele Zullino des Hôpitaux uni-
                                                                           versitaires genevois. Tous deux soulignaient l’impossibilité de
                                                                           prévoir comment les patients répondront au cannabis. Il n’y a
                                                                           pas véritablement non plus de dosage type, tout dépend du
                                                                           patient et de sa pathologie. «Je privilégie une approche au cas
                                                                           par cas», explique le pharmacien lausannois Simon Reboh (lire
       Une relation de confiance entre soignant                            son interview page 61). Face à l’immense variablité des réac-
                                                                           tions des patients, la pratique des professionnels de la santé
       et soigné s’impose d’autant plus lorsqu’il                          est guidée par une ­démarche personnalisée, souvent lors-
           est question de cannabis médical.                               qu’aucune autre alternative n’a fonctionné.

                                                                           Protéger, contrôler, éduquer
                                                                           Avec plus de 80 cannabinoïdes et encore davantage de prin-
                                                                           cipes actifs, la plante n’a vraisemblablement pas encore livré
                                                                           tous ses secrets. L’assouplissement des conditions d’accès au
      de dollars. A
                  ­ u Canada, la légalisation à l’automne 2018 de la       cannabis médical d’une part et la conduite d’essais pilotes
      vente et de la consommation de cannabis a suscité une envo-          d’autre part sera sans doute source de progrès en la matière,
      lée boursière – au risque toutefois d’un effet spéculatif. Du côté   mais aussi de changements dans la régulation du cannabis.
      des industries, des géants de l’alimentation, du tabac et des        Et ce d’autant plus si des multinationales se mettent à faire
      cosmétiques s’intéressent de près au cannabis.                       pression dans ce sens.
                                                                           Il y a quelques années, lors d’une précédente conférence de
      Des traitements sur mesure                                           la STCM, un représentant du monde politique affirmait que
      Fin septembre 2018, le cannabis thérapeutique faisait égale-         l’accès au cannabis médical ne saurait être facilité, car ce
      ment l’objet d’une journée de formation organisée par le             serait alors entrouvrir la porte à la légalisation pure et simp-
      Groupe­ment romand d’études des addictions (GREA). A cette           le de la substance. Doit-on donc se préparer à cette éventua-

                                                                                      C’est sous forme d’huile ou de gouttes que le cannabis
                                                                                      est le plus souvent consommé par les patients.

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Cannabis médical: or vert ou arnaque fumeuse? - STCM
L’EXPÉRIENCE D’UN PHARMACIEN

           «Une approche combinatoire raisonnée»
           Pharmacien, spécialiste en micro-nutrition et docteur en             pharmaco-dépendance. Pour pallier au plus urgent, les
           médecine chinoise, Simon Reboh est à la tête de la pharma­           ­médicaments peuvent être pertinents, mais pas à long
           cie Sen’Sù à Lausanne. C’est son intérêt pour la phytothéra­          terme. Nous tenons compte du profil du patient, de ses ­
           pie médicale qui l’a conduit à développer des préparations ­          besoins et de sa résistance au médicament, par exemple. ­
           à base de CBD et de THC. «La pharmacie Sen’Sù a son                   Le CBD peut servir de relais, mais je ne recommande pas
           propre laboratoire dans lequel des pro­                                                  que ça. J’utilise toutes mes connais­
           duits sont créés sur mesure en fonction                                                  sances en micro-nutrition pour aider le
           des besoins des patients, explique-t-il.                                                 patient à
                                                                                                            ­ recouvrer un certain équilibre.
           Nous préparons par exemple différentes                                                   Mon approche est transversale: j’utilise
           dilutions du CBD, à cinq, dix et vingt mg.                                               mes connaissances en pharmacologie
           Nous en préparons également sous                                                         classique et extrême-­orientale. C’est un
           forme de capsules dosées à 25 mg.»                                                       processus intégratif et i­nterdisciplinaire,
                                                                                                    une médecine personnalisée à laquelle
           Relais des psychiatres et médecins                                                       j’aspire.»
           Simon Reboh collabore avec des psy­
           chiatres ou médecins peu informés quant                                                       Le cannabis en oncologie
           aux propriétés du cannabis, relayant au                                                       Les produits à base de cannabis ont
           pharmacien les d   ­ emandes de patients. ­                                                   l’avantage d’être naturels et non-
           Il ne fait ­aucun doute pour le pharmacien                                                    toxiques, et un savant dosage permet
           lausannois que le cannabis offre des pos­                                                     d’éviter la d
                                                                                                                     ­ épendance ­au THC. ­
           sibilités thérapeutiques bien ­supérieures                                                   «Le CBD a une grande importance en
           à celles de la plupart des plantes de la                                                     ­oncologie où on l’associe souvent au
           pharmacopée.                                                                                  THC, car cela potentialise l’activité du
           C’est notamment pour traiter des symp­                                                        CBD, il y a des ratios spécifiques, pour­
                                                             Simon Reboh a une approche
           tômes anxieux que le CBD est recom­               intégrative de la santé.                    suit S
                                                                                                              ­ imon Reboh. Là aussi, il est néces­
           mandé, y compris pour les plus jeunes:                                                        saire d’avoir une étroite collaboration
           «Le CBD a un impact important sur le                                                          avec les médecins en oncologie. ­
           ­sommeil et les angoisses, surtout pour les enfants et ­les              On peut prescrire du CBD plutôt que donner par exemple ­
            adolescents. Je suis en lien avec plusieurs psychiatres que             de la cortisone à hautes doses. La cortisone ­est intéres­
            je soutiens dans la médication. Nous traitons par exemple              sante mais de manière limitée, pas à long terme,
            des cas d’enfants ou préadolescents qui souffrent de dé­               ­no­tamment car c’est immunodéprimant au bout d’un mo­
            tresse ou d’angoisses. Parfois, les parents refusent que                ment. Cela ne fait que transférer un problème ailleurs. ­­
            leur enfant prenne des antidépresseurs ou des neurolep­                 Il est donc fondamental d’avoir une approche combinatoire
            tiques. E
                    ­ t avec de tels médicaments, il y a le risque d’une            raisonnée.»

lité? Beaucoup d’acteurs dans le domaine de la prévention et          limitation de la publicité, la taxation des produits selon leur
du traitement des addictions sont en tout cas préoccupés par          dangerosité ou encore un organisme de contrôle national.
la perspective d’une régulation trop ouverte, vue comme pro-          Lors de son intervention à Berne le 19 janvier, la médecin et
pice à un déluge d’incitations à la consommation. De nom-             chercheuse uruguayenne Raquel Peyraube déclarait qu’une
breux intervenants de la journée d’études du GREA ont saisi           véritable relation de confiance entre soignant et soigné
l’occasion pour faire part de leurs inquiétudes, notamment            s’imposait d’autant plus lorsqu’il est question de cannabis
concernant les jeunes – la population la plus friande de can-         médical. Elle a souligné le rôle fondamental de l’éducation du
nabis. Politiquement, ce sont les plus enthousiastes à l’idée         patient. Mais au-delà, c’est l’éducation de la population dans
d’une légalisation de la substance. Dans ce contexte, les mi-         son ensemble qui paraît essentielle, que le produit soit con-
lieux de la prévention prennent les devants. En collaboration         sommé à des fins récréatives ou thérapeutiques.
avec CI Chanvre, l’association suisse des entreprises fabri-
quant et vendant des produits ­à base de chanvre, le GREA a
réfléchi à un modèle de régulation combinant impératifs­              Pour aller plus loin: Chanvre & cannabis, la plante aux deux visages,
sanitaires et économiques. Leurs propositions impliquent une          Yves-Marie Allain, 2016, Editions Petit génie

                                                                                03 2019   Krankenpflege | Soins infirmiers | Cure infermieristiche   61
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