CHRONIQUE - Le Vieux-Liège ASBL
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S O C I É T É R O Y A L E L E V I E U X - L I È G E A S B L CHRONIQUE prix à l’exemplaire: 5,00 € octobre-decembre 2014 Bâtiments mosans en péril ! Quel avenir pour le Val Benoît ? Maison à sauver rue de Fragnée Nos Journées du Patrimoine La Chronique est publiée en collaboration avec S.O.S. Mémoire de Liège asbl PUBLICATION TRIMESTRIELLE • NO 362 TOME VI • SIÈGE SOCIAL : HORS-CHÂTEAU, 69 B 4000 LIÈGE ÉDITEUR RESPONSABLE : M. MAIRLOT, MONTAGNE DE BUEREN, 40 B 4000 LIÈGE
Editorial 330 après les bombardements de 1944, en sont parmi les plus beaux témoins avec le château de Fayenbois aujourd’hui res- Deux bâtiments mosans tauré. Certains immeubles attirent tou- jours notre regard, comme celui, bien en péril ! connu des badauds du marché de La Batte, au coin des rues Neuvice et de la Cité. D’autres, plus modestes, attes- Chers amis lecteurs, tent dans quelques quartiers encore de cet art de construire aux XVIIe et XVIIIe Avant tout, nous vous souhaitons de tout siècles, car il ne faut pas oublier que ce cœur une heureuse année 2015, à vous style, que l’on a appelé longtemps « re- et à vos proches, et nous formons des naissance mosane », s’est perpétué en vœux pour la bonne santé de notre pa- région liégeoise jusqu’au début du siècle trimoine liégeois. Nous vous remercions des Lumières, avant de renaître aux siè- sincèrement pour votre fidélité et nous cles suivants sous l’étiquette « néo ». espérons rencontrer vos attentes dans la publication de cette Chronique. Cette architecture de nos régions se si- tue dans une tradition constructive qui la Comme vous allez le découvrir, l’essen- relie d’une part à ses ancêtres du Moyen tiel de ce numéro est consacré à la dispa- Âge et de la Renaissance dans ses struc- rition programmée de deux immeubles tures et ses matériaux et, d’autre part, de style mosan, tous deux bien connus aux maisons du XVIIIe siècle qui, tout en des Liégeois : l’entrée monumentale de continuant à être de brique et de pierre, l’abbaye du Val Benoît et la belle maison vont évoluer dans leur décoration, leur mosane de la rue de Fragnée. vocabulaire architectural et leurs jours de plus en plus grands pour laisser pas- Ces deux bâtiments remarquables sont ser la lumière. sacrifiés pour des raisons d’aménage- ment routier mais aussi peut-être – voire Tout témoigne, dans le bâti, des transfor- surtout – parce que l’imagination man- mations de la cité dans ses dimensions que pour leur trouver une affectation et économiques et techniques et de l’art de pour les intégrer à un projet au cas où ils vivre dans les différentes couches socia- seraient maintenus. les. Patrimoine religieux et civil, hôtels bourgeois ou demeures modestes, tout L’un a été reconstruit entièrement après fait sens quand on en a la lecture. Nul les bombardements alliés sur le quartier n’est aimé s’il n’est connu… de Fragnée qui l’avaient laissé dans un état de délabrement tel qu’il n’était pas Aux XIXe et XXe siècles, le style mosan possible de le restaurer. Pourquoi, en est quelquefois remis à l’honneur, no- 1952, recréer à l’identique une abbaye tamment à la frontière des deux siècles, et son porche d’entrée ? au moment où s’épanouissait parallè- L’autre a été construit pendant la Première lement un Art Nouveau, né en réaction Guerre mondiale, à une époque où ce justement aux styles du XIXe siècle, his- style mosan, plus vraiment en vogue aux torisants et éclectiques. L’Exposition uni- yeux du grand public, représentait un verselle de 1905 va elle aussi valoriser le véritable idéal pour son commanditaire. néo-mosan, notamment à l’initiative de Joseph Lousberg qui concevra, dans un Photo de couverture : L’architecture mosane au pays de Liè- geste hautement symbolique, le Palais Partie centrale de la ge a ses fleurons d’époque dont nous de la Ville de Liège dans un style large- porterie de l’ancienne ment inspiré de la maison Curtius que abbaye du val benoît. sommes fiers et dont on fait grand cas dans les livres dédiés à la culture et au l’architecte était occupé à réaménager LE VIEUX-LIÈGE tourisme. La maison Curtius et l’ancien en musée. Autre témoignage du même : couvent des frères mineurs, reconstruit l’École communale de Cointe en 1911.
331 Les pavillons de la Ville de Liège lors des Expositions de Liège (1905) et de Bruxelles (1910) témoi- gnent de l’intérêt officiel de notre ville pour l’art mosan au début du XXe siècle. Chaque période a ses modes, ses fer- veurs, ses rejets et ses préjugés. Tous les décideurs d’un moment ont leurs certi- tudes dans les domaines de l’urbanisme et de l’architecture et promeuvent ou discréditent, parfois inopportunément, pour des visions urbanistiques néces- sairement temporaires. Deux ans avant l’Exposition de 1905 qui revalorise des styles anciens, la Ville ne faisait-elle pas A gauche : l’hôtel de ville de Chênée (1905). démolir la superbe et authentique mai- son Porquin1! Ci-dessus : l’école communale de Nos associations de défense du patrimoi- Cointe (1911). ne se veulent au-delà des contradictions Et si ces témoins sont détruits, ils ne re- et des modes d’un temps. Elles ne sont surgiront jamais, on le sait, à l’heure du ni dans la nostalgie d’un style, ni dans postmodernisme, de l’architecture inter- un conservatisme étroit. Si elles défen- nationale, des matériaux et des construc- dent aujourd’hui le maintien d’édifices tions à haute valeur énergétique. mosans, même s’ils ne sont pas « d’épo- C’est pourquoi nous plaidons pour leur que » - mais qu’est-ce que cela signifie maintien et pour leur réaffectation. Nous au regard des évolutions, des retours de sommes prêts à nous engager, avec tou- modes –, c’est parce qu’ils sont des repè- tes les bonnes volontés, pour la sauve- res signifiants de la vie et de l’histoire de garde d’une parcelle de notre mémoire Liège et de la Wallonie. liégeoise2. Le Vieux-Liège et 1 Située sur l’actuelle place de l’Yser, la mai- SOS Mémoire de Liège son Porquin, de style mosan, datant de la ½ du XVIe siècle, devint un hôpital en 1616 et vécut jusqu’en 1890 avant d’être démolie au début du XXe siècle. Seule en subsiste la chapelle de Saint- 2 Pour nous contacter, nous aider, recevoir des Augustin, reconstruite par l’architecte Laurent informations sur ces deux dossiers importants Demany sur le site de l’hôpital de Bavière, rue de cette année 2015, voir nos coordonnées en LE VIEUX-LIÈGE des Bonnes Villes. dernière page de cette Chronique.
Patrimoine 332 des immeubles neufs et des aménage- ments extérieurs d’envergure. Nous vous proposons un parcours dans Quel avenir pour le ce site, axé sur son histoire et son archi- tecture remarquable, tout en mettant Val Benoît ? l’accent sur les éléments patrimoniaux qui, à nos yeux, méritent d’être conservés. Le site du Val Benoît va connaître sous L’origine : une abbaye peu une importante transformation. Oc- cistercienne3 cupé durant quasi six siècles, du XIIIe à la C’est en 1223 qu’Otton de Jeneffe, doyen fin du XVIIIe, par une abbaye cistercienne de Saint-Paul, fonde en bord de Meuse, - dont subsistent encore aujourd’hui le sur la route allant de Liège à Sclessin, un bâtiment principal et le grand portail, re- prieuré et une église où s’installent des construits après la guerre 1940-45, ainsi chanoines de l’ordre de Saint-Augustin. que quelques témoins archéologiques Ceux-ci émigrent, une décennie plus du XVIIe siècle -, il devient durant tout le tard, au Val des Écoliers en Outremeuse. XIXe siècle un domaine de plaisance. Gravure aquarellée du domaine par Remacle Le Loup, 1770, Vue de l’abbaye du val Benoit proche de la ville de Liege au bord de la Meuse. © Ville de Liège. Bibliothèque Ulysse Capitaine L’achat en 1924 par l’Université de Liè- Arrivent alors sur le site quelques reli- ge de huit hectares de terrains situés gieuses de l’ordre des Cîteaux, venant du autour de l’ancienne abbaye pour y ins- couvent de Robermont qu’elles avaient taller la Faculté des Ingénieurs dès les quitté suite à un conflit. Elles fonderont années 1930 change fondamentalement en 1231 une abbaye dans cette vallée, l’affectation des lieux qui seront dédiés à un lieu élu pour les moines de l’ordre l’enseignement des sciences appliquées créé par saint Bernard. Ce sont elles qui durant huit décennies. donneront son nom au site, le Val Benoît Le transfert au Sart-Tilman de cette fa- (ou val béni), qui relevait directement de culté, achevé fin 2005, laissait les lieux l’abbé de Cîteaux. à l’abandon tout en ouvrant la voie à Ces religieuses vivaient – comme c’était d’autres possibles. le cas de la plupart des couvents – des re- 3 Nos sources : On se réjouit donc qu’aujourd’hui un im- Dom Urmster Berlière (R.P.), Monasticon Belge, tome II, Abbaye de Maredsous, 1928. portant projet de réhabilitation de l’es- Th. Gobert, Liège à travers les âges. Les rues de LE VIEUX-LIÈGE pace soit en cours, qui prévoit la restau- Liège, Bruxelles, Culture et civilisation, 1977, ration des bâtiments des années 1930, Tome 11, pp. 41-64.
333 venus de leurs terres qu’elles mettaient Voici ce qu’en dit Saumery : « On y entre en fermage, mais aussi de l’exploitation [dans l’abbaye] par un Portail qui tout de biens et immeubles qu’elles rece- vaient et de divers privilèges et exemp- tions. Sur leur terrain se trouvaient des houillères et une areine particulière des- tinée au démergement des eaux, attes- tées dès le XIVe siècle. L’abbaye était, à ce moment, très prospère. À Liège, elle était propriétaire dès 1378 d’un refu- ge situé rue du Pot d’Or, L’Hôtel du Val Benoît, situé où se trouve aujourd’hui le bâtiment classé L’Aquarelle, au coin de la rue des Célestines. Au cours du temps, les bâtiments subi- rent divers aléas, inondations, pillages et incendies, qui nécessitèrent des res- taurations et même des reconstructions importantes. C’est ainsi qu’à la fin du XVe siècle, l’abbaye fut très affectée par la guerre civile des de Horne et des la Marck. En 1568, les troupes du prince d’Orange incendièrent l’abbaye suite au refus des religieuses de payer un impôt exceptionnel. Celle-ci sera reconstruite sous les ab- batiats de Marguerite de Horion (1566- 1594), puis de Marguerite de Noville (1594-1631) qui fera édifier l’aile gauche, côté Meuse, et le cloître en 1629. Le millésime de 1667, encore visible sur un mur de l’ancienne brasserie (voir les photos page 343), témoigne de modifi- ancien qu’il est, ne laisse pas d’être re- Document attestant cations ultérieures, tant des façades que marquable. C’est un Portique de pierre la vente de l’abbaye des parties intérieures et des décors. de taille d’un goût gothique, formé de comme bien national. L’abbaye et son église continuèrent donc plusieurs Pilastres, avec leurs bases et © Archives de à s’embellir au cours des XVIIe et XVIIIe leurs Chapiteaux, soutenant une large l’État à Liège siècles. En attestent des œuvres d’art Corniche très-ouvragée, & cantonnée de de Bertholet Flémalle, J.-B. Coclers (Le deux grands Vases de pierre4. » Crucifiement), Englebert Fisen… qui ont malheureusement disparu pendant la La révolution liégeoise du 18 août 1789 période révolutionnaire. et les années de guerre qui suivirent Quant à la grande entrée, côté rue, elle modifièrent fondamentalement la vie était tout aussi imposante, avec ses au Val Benoît. Ainsi, en 1792, le couvent tours carrées entourées d’une muraille. dut loger des soldats et des chevaux de l’armée autrichienne, puis des troupes L’Abbaye du Val Benoît, Le Centre national de françaises républicaines qui taxèrent Recherches métallurgiques, section de Liège, Liège, Georges Thone, 1955. les religieuses et affectèrent une partie Le patrimoine monumental de la Belgique, Liège, des locaux à la mouture des grains. La Éd. Mardaga, 1974, vol. 3, pp. 416-419. valse des occupations se poursuivit pen- La restauration des Monuments à Liège et dans dant deux ans : en 1794, la brasserie sa province depuis 150 ans, Ministère de la et l’infirmerie sont utilisées comme Communauté française de Belgique, Direction des Arts et des Lettres, Administration du 4 Les Délices du Païs de Liége, Liège, Everart LE VIEUX-LIÈGE Patrimoine culturel, 1986, pp. 77-78. Kints, 1738, Tome I, part. I, p. 321-323.
334 magasins pour les équipages militaires des Français, le couvent est occupé par l’armée et par les incendiés du faubourg d’Amercoeur. Ne subsistent alors qu’une La façade intérieure vingtaine de sœurs, 17 religieuses et six de la porterie de converses, dont la communauté, ruinée l’abbaye en 1927. par les réquisitions, va être supprimée par la loi du 1er septembre 1796. En 1797, l’abbaye, l’église et ses dépen- dances dont une ferme, les terres, prai- ries et jardins sont aliénés comme biens nationaux, de même que le mobilier et les objets de culte. Plan du site de l’abbaye en 1927. Le quai vient d’être aménagé. Le château Lamarche et la propriété du « petit Val Benoît » sont visibles à droite de l’abbaye. L’abbaye en 1944 : le corps principal est très endommagé, l’aile droite du XVIIIe siècle, délabrée ; l’aile gauche, construite sous Marguerite de Noville, est détruite. © Ville de Liège. Bibliothèque Ulysse Capitaine Mis en vente, le domaine est scindé en deux propriétés, l’abbaye proprement dite et « le petit Val Benoît », dit aussi le château Lamarche. La première est acquise par Pierre Lesoinne puis passe aux mains de ses héritiers, les familles Roman et van der Heyden a Hauzeur. Cette dernière famille fit reconstituer les armoiries de pierres commémoratives burinées lors de la révolution. L’abbaye est devenue un château de plaisance. L’église a été démolie au début du XIXe siècle, emportant dans sa disparition les épitaphes des tombes des abbesses et notables inhumés dans le chœur. Le XXesiècle fut porteur de grands chan- gements. L’Université de Liège acquiert, en 1924, huit hectares du domaine du Val LE VIEUX-LIÈGE Benoît à l’aide de fonds publics et privés, en vue de créer des laboratoires pour
335 La porterie après les bombardements de 1944. © Ville de Liège. Bibliothèque Ulysse Capitaine L’abbaye est reconstruite en style mosan. Photo 1955. © Ville de Liège. Bibliothèque cherches métallurgiques qui fut chargée Ulysse Capitaine par le Patrimoine de l’Université de la ses facultés techniques. Faisaient partie restauration de l’abbaye et de sa porte- de l’acte de vente, l’ancienne abbaye et rie, en vue d’y installer ses laboratoires ses dépendances, pavillons, parc, jar- et ses services administratifs. dins et potagers ainsi qu’un grand ter- Le choix fut fait de rendre aux bâti- rain adjacent. La famille van der Hey- ments leur architecture d’avant guerre, den a Hauzeur s’était réservé les objets dans le respect de leur aspect et de d’art, peintures, cheminées, marbres et leurs dimensions des XVIIe et XVIIIe siè- boiseries… Le château Lamarche et son cles. Les façades latérales seront trai- domaine sont également achetés, mais tées dans le style de l’ensemble mais la propriétaire, Madame Veuve Lamar- non reconstituées à l’identique. Les ma- Façade côté Meuse, che-Roman, est autorisée à en conserver tériaux choisis sont neufs ou anciens. 1955. Aile gauche. Une visite sur les lieux permet de recon- © Ville de Liège. la jouissance sa vie durant. C’est dans le naître les principales caractéristiques du Bibliothèque parc de ce château que sera construit Ulysse Capitaine plus tard l’Institut de Mathématiques, style mosan retrouvé : niveaux dégres- actuel bâtiment du FOREM. sifs des jours, matériaux de construc- Façade côté Meuse, 1955. Aile droite. Les baies des fenêtres ont perdu leurs croisées et se sont allongées. © Ville de Liège. Bibliothèque Ulysse Capitaine Le bas relief de Louis Dupont a remplacé la Vierge et saint Bernard sur la porterie. Arrive la guerre et ses désastres... Le bombardement du chemin de fer en 1944 endommage gravement les bâ- timents de l’ancienne abbaye dont le corps principal est très abîmé et l’aile gauche, détruite. La porterie – ou mo- nument d’entrée du domaine – est elle aussi fortement ébranlée. Il s’avère im- possible de les maintenir sur place et de les réparer. Heureusement, après la guerre, les an- ciens bâtiments abbatiaux sont recons- truits de 1952 à 1955 par les architectes J.-M. Plumier et J. François. C’est la sec- LE VIEUX-LIÈGE tion liégeoise du Centre national de Re-
336 tion de pierre, briques et tuffeau, baies de la ville. C’est Marcel Dehalu, profes- à croisées, jambages chaînés, lucarnes seur de topographie à la Faculté Techni- rythmant les toits selon l’état originel… que, qui est chargé de l’étude d’un pro- jet de construction nouvelle. Il négocie, Le grand porche d’entrée ou porterie est sur le site du Val Benoît, l’achat de huit reconstruit également, légèrement dé- hectares auprès des familles Hauzeur et placé par rapport à sa position d’origine, Lamarche-Roman. Les sommes néces- avec ses jambages à refends et ses pi- saires seront apportées par l’Association lastres aux chapiteaux toscans. Son bas des Ingénieurs sortis de l’ULg, la Pro- relief d’origine représentant la Vierge et vince et la Ville de Liège, avec l’appui du saint Bernard, fondateur de l’ordre des bourgmestre Émile Digneffe. Cîteaux, avait disparu, martelé à la révo- lution, sans laisser de traces iconographi- La nouvelle Faculté des Sciences appli- ques. Louis Dupont l’a remplacée par une quées est inaugurée en 1937, fruit du œuvre originale sculptée représentant travail d’une équipe d’architectes œu- deux forgerons alimentant un macca, vrant sous la direction du professeur utilisé dans toutes les forges wallonnes. de constructions métalliques, Fernand Ainsi a vécu l’ancienne abbaye sur le site Campus. de l’Université pendant un demi siècle. Il est bien difficile de décrire ici avec pré- Mais la disparition de la Faculté des In- cision le soin et l’intelligence qui prési- génieurs et du Centre de Recherches dèrent à la construction des nouveaux métallurgiques ont laissé le site à l’aban- instituts. Les bâtiments ont été réalisés don pendant une dizaine d’années. avec des charpentes d’acier continues Acquise par le Forem, l’abbaye est de- enrobées de béton qui permettaient venue un centre de formation pour les de limiter au maximum les vibrations et demandeurs d’emploi. d’utiliser des appareils de mesure très Quant à la porterie qui y mène, elle est délicats. Les sols ont été prévus pour re- aujourd’hui condamnée pour l’aménage- prendre des surcharges de 750 à 1500 kg ment des circulations. Une décision que par m2 (à titre de comparaison, on tra- nous estimons déplorable et sur laquelle vaille actuellement avec des surcharges nous reviendrons dans la dernière partie de 500 kg/m2). Le système des grandes de cet article. portées a été privilégié avec des cloison- nements légers pour permettre une mo- Le Val Benoît au temps des dularité maximum. ingénieurs 5 La lumière et la ventilation étaient un Créée en 1817, l’Université s’était déve- souci majeur des architectes qui ont La centrale thermo- électrique. Photo loppée au cours du XIXe siècle en suivant Françoise Denoël51 l’évolution de l’urbanisation de la ville, très dynamique à cette époque. Elle avait fondé de nombreux instituts sur les deux rives de la Meuse, qui tous affectaient un style historisant : néo-classique (les bâtiments de la place du XX-Août, l’Ins- titut de Zoologie du quai van Beneden, l’Institut de Physiologie, place Delcour) ou néo-gothique (l’Institut de Pharma- cie, rue Fusch, l’Institut d’Astronomie de 5 Un grand merci à Gérard Cointe, l’Institut d’Anatomie de la rue de Michel de nous avoir per- Pitteurs). mis d’utiliser les très belles photos de notre regrettée Dans les années 1920, notre Alma Ma- Françoise. ter cherchait à rassembler son école des LE VIEUX-LIÈGE Mines, créée en 1825, et ses services dispersés et mal logés aux quatre coins
337 bâtiment, la possibilité de moduler les espaces intérieurs sans remise en cause essentielle des façades et de leurs larges baies... Tout concourt à créer un espace d’une très grande efficacité, très lisible L’ancien pavillon de plai- aussi pour ses usagers, et témoignant sance ou rotonde dans d’un souci d’harmonie, de confort, et de le parc du Val Benoît. simplicité6. » Son plan, complexe et original, a été re- pris pour la conception des Instituts de Génie civil et de Mécanique. L’Institut de Chimie et de Métallurgie a Façade à rue de réellement incarné les débuts du mo- l’Institut de Chimie- dernisme en Wallonie et son influence Métallurgie, 2012. sur les jeunes architectes liégeois – ceux © O. Béart. SPI de l’Équerre, notamment – est patente. conçu de grandes surfaces vitrées : une option hygiéniste caractéristique du mo- dernisme de cette époque. Les énergies n’ont pas été oubliées : une centrale thermo-électrique assurait le chauffage de tous les instituts et une production électrique plus que suffisante permet- tant d’en revendre le surplus. Concernant les niveaux de sol, il est utile de préciser que, suite aux inondations de 1926, le quai Banning avait été réa- lisé, empiétant ainsi sur le parc et faisant disparaître le pavillon de plaisance circu- laire situé en bord de Meuse, qui datait très certainement du début du XIXe siècle. Ce quai surhaussé constituait une digue visant à protéger le site d’une nouvelle inondation. Il créait une dénivellation qui engendra, pour les instituts, un niveau rez-de-chaussée du côté du quai et un niveau rez-de-chaussée du côté du parc. L’Institut de Chimie-Métallurgie Il a été le premier construit, avec sa charpente métallique à nœuds rigides. Vue de l’intérieur en 1937. Conçu par l’ingénieur-architecte Albert L’Institut du Génie civil Puters – un Verviétois formé à Gand -, il Véritable vitrine du site, il a pour père se dispose en “E” avec les grands audi- l’architecte Joseph Moutschen. On peut toires dans l’axe sur un plan classique rappeler que celui-ci fut directeur de mais qui est ici complété par des galeries l’Académie des Beaux-Arts de Liège, qu’il de liaison. Sa modernité est décrite par a réalisé le monument du Mémorial Jean Housen : « Puters ancre résolument du canal Albert, mais aussi la clinique l’Institut de Chimie et de Métallurgie Seeliger et les bâtiments du journal La dans un fonctionnalisme moderniste : la Wallonie rue de la Régence. Adepte distribution des activités, la réflexion sur 6 Jean housen, “Le Val-Benoît, témoignage l’éclairage, la circulation et les liaisons majeur du Modernisme à Liège”, Les cahiers de LE VIEUX-LIÈGE fluides entre les différentes zones du l’Urbanisme, n°73, sept. 2009, p. 55.
338 Le Génie civil en 1937. A l’avant-plan, le hall d’expériences. franc du modernisme, il était l’un des principaux soutiens de la revue L’Équerre qui parut de 1928 à 1939. Le plan qu’il a conçu pour le bâtiment du Génie civil affiche la forme d’un carré Entrée du Génie Civil, avec ses grands auditoires placés sur la côté quai. Profil en fer diagonale suivant l’idée de F. Campus. forgé de la déesse Athéna. Photo Françoise Denoël La circulation en est ainsi grandement améliorée. Sa charpente métallique continue, entièrement soudée, sur pieux Franki, est une première en Belgique, si pas une première mondiale. Parmi les exploits techniques, on peut noter sa cage d’escalier en porte à faux d’une grande légèreté, ses grands halls, dont celui du 2e étage de 20 x 20 m, sans aucune colonne intermédiaire. C’est ce Le grand escalier en porte-à-faux du Génie civil, côté quai. Photo Françoise Denoël L’Institut du Génie civil. Façade du grand escalier du côté du quai Banning. Photo Françoise Denoël LE VIEUX-LIÈGE
339 dernier qui servira de lieu de cérémonie l’abbaye et la porterie ont dû être re- lors de l’inauguration, en présence du construites. roi Léopold III. On peut dire en synthèse que cet en- semble de constructions ancré dans son L’Institut de Mécanique et la Centrale époque, avec un choix de modernité thermo-électrique dont toute référence aux styles histori- Créé par Fernand Campus, l’Institut de ques était absente, a été conçu comme Mécanique et sa structure en béton un véritable modèle, offrant un intérêt armé affecte le même plan que celui du didactique indéniable pour des généra- Génie Civil. Il comporte toutefois un éta- tions d’ingénieurs. ge de moins et joue sur une dominante horizontale des façades, là où son voisin L’Institut de Mécanique. joue sur les verticales. Dans ses façades, Façade d’entrée, la brique domine, comme c’est le cas côté parc. Photo pour l’Institut de Chimie-Métallurgie. Françoise Denoël Au moment de l’inauguration, il était en cours de construction. Enfin, la centrale thermo-électrique des- sinée par Albert Duesberg, largement vitrée et surmontée d’une tour-chemi- née, fut conçue avec le concours des in- génieurs Bidlot et Danze. Elle est reliée aux instituts par un système de galeries souterraines permettant aux techniciens d’y circuler. On peut noter que d’autres bâtiments avaient été prévus pour les Sciences Mi- nérales et l’Électrotechnique mais n’ont pas été réalisés. Il nous faut également évoquer les fi- Détail de rampe d’escalier nitions intérieures de ces bâtiments, du Génie civil. Photo utilisant tantôt des essences de bois ré- Françoise Denoël gionales comme le chêne, tantôt des es- sences de bois exotiques en provenance Portes des grands auditoires du Génie Civil. du Congo, alors colonie belge, telle que Photo Françoise Denoël le Kambala. Pour ceux qui s’en souvien- nent, évoquons les garde-corps Art Déco, les pavages aux motifs géométriques, les globes lumineux suspendus, le travail soigné des menuiseries, les poignées de porte originales, les systèmes de fixation des châssis en position ouverte... Rien n’était trop beau en ce temps-là ! La structure de ces instituts était si bien conçue que les bombardements de la seconde guerre mondiale qui les ont frappés de plein fouet ne les ont que peu endommagés, contrairement aux autres constructions du site. Leur restauration LE VIEUX-LIÈGE n’a guère posé de problème alors que
340 Le projet actuel6 de l’association momentanée Baumans- Un projet de réhabilitation du site du Deffet/Architecture Alain Dirix/BEL/MSA. Val Benoît prend forme dès 2007, cha- peauté par la SPI+, en collaboration avec Grâce au masterplan, présenté en mars la Ville de Liège et l’ULg. L’idée maîtresse 2013, le public peut comprendre les gran- est, dès l’abord, de développer des espa- des orientations retenues en termes d’af- ces d’activités économiques sur ce site fectation des bâtiments et de mobilité. idéalement situé, en bord de Meuse, à Pour être informés au mieux, nous avons proximité de la gare des Guillemins et de rencontré M. Olier Béart, attaché de l’autoroute, et proche de l’aéroport de presse à la SPI, qui nous a aimablement Bierzet. reçus et qui a bien voulu répondre à nos questions qui portaient essentiellement sur le maintien ou non des bâtiments, sur leur type de restauration, sur le de- venir des meubles et objets de la pério- de universitaire et, plus largement, sur la question de la mémoire à respecter sur le site. Pour commencer, le Génie civil… Outre les constructions de l’ancien Insti- tut de Mathématiques (n° 10 sur la ma- quette ci-contre), érigéesdans les années 1950-60, déjà réaménagées par le FO- REM et par le département des Arts de la parole du Conservatoire royal de Liège (ESACT), les autres bâtiments universi- taires présents sur le site seront conser- vés et transformés en profondeur. Seul disparaît l’ancien Centre de Recherches métallurgiques, racheté par l’entreprise MOURY qui avait la volonté, à une cer- taine époque, d’installer à cet endroit le centre administratif d’Arcelor. Demain, des bureaux d’entreprises y trouveront place (n° 8 sur la maquette). Vue aérienne du Ramener ce type d’activité aux portes de site. © SPI Liège, dans un lieu où elles jouxteraient d’autres fonctions, dans une implanta- tion de type vertical qui économise du terrain, c’était là un beau défi. L’ancien Centre En 2012, l’auteur de projet est sélec- de Recherches métallurgiques vient tionné sur base d’un concours : il s’agit d’être démoli. 6 Nos sources : - Entretien avec M. Olivier Béart, chargé de Le bâtiment du Génie civil de Joseph communication à la SPI, qui a eu l’amabilité de Moutschen – le plus emblématique –, nous recevoir, de nous expliquer la reconversion sur le quai Banning (n° 6), et celui de du Val Benoît et de répondre à nos questions Chimie-Métallurgie (n° 7), construit par concernant le patrimoine présent sur le site. Albert Puters, rue Armand Stévart et - Le site Internet www.valbenoit.be donne des LE VIEUX-LIÈGE informations illustrées sur les différentes phases rue Ernest Solvay, sont destinés à des du projet et sur les chantiers en cours. activités économiques non polluantes,
341 comprenant ateliers et bureaux, en vue en maintenant le rythme et la physiono- Maquette du masterplan de donner leur chance à de jeunes en- mie des façades. du Val Benoît. Les treprises. L’objectif annoncé est de conserver l’âme affectations prévues dans La Cité des Métiers – un concept né de la du modernisme, inscrite dans une archi- les anciens bâtiments et les nouveaux ensembles Cité des Sciences et de l’Industrie de Pa- tecture d’origine retrouvée. y sont projetées. Le n° ris – qui a pour mission d’aider tous les Si le chantier du Génie civil devrait 9 est le bâtiment de usagers à construire leur avenir profes- s’achever en 2016, la réhabilitation des l’ancienne abbaye, où se sionnel, trouvera une place dans le Gé- autres entités et des abords se déroulera trouve le Forem formation. nie civil, de même que des commerces sur une décennie. © Baumans-Deffet/SPI et un restaurant ouvert au public. L’ancien Institut de Mécanique (n° 12), attend une affectation. Quant à la cen- Les premiers coups de pioche donnés trale thermo-électrique (n° 11), qui se en août 2014 sonnaient l’ouverture du profile de loin, avec sa haute tour vitrée, chantier dans le bâtiment de Moutschen elle serait transformée en pôle d’activi- et le glas des grands amphithéâtres, si ca- tés culturelles, en incubateur des mé- ractéristiques des lieux, construits trans- tiers du spectacle, en collaboration avec versalement dans les années 1930 entre les HEC. Une idée novatrice à laquelle on les parties donnant sur le quai et celles souhaite d’aboutir. s’ouvrant sur l’intérieur du site. Démolis pour dégager de l’espace, créer des cir- Mais le projet Val Benoît prévoit éga- Vue d’un amphithéâtre lement du neuf, avec une place relati- en cours de démolition. culations nécessaires et gagner une cour © O. Béart-SPI intérieure aménagée en patio, ces audi- vement importante destinée à du loge- torium originaux resteront vivants, cela est certain, dans la mémoire des milliers d’étudiants qui les ont fréquentés. Les larges couloirs vitrés sont dégagés de leurs annexes construites au fil du temps, offrant ainsi, avec l’abattement des cloi- sons, de vastes plateaux lumineux pour de futures entreprises. L’ancien hall d’ex- périence de belle facture, conçu lui aussi par Joseph Moutschen, sera restauré. Les 6000 m2 de châssis et de surfaces vi- trées seront remplacés par du triple vi- trage – un des éléments permettant une bonne performance énergétique –, tout
342 ment (500 habitations offrant une mixité bilier Art Déco des années 1930-40 abri- de choix – en bleu sur la maquette) dans té dans les bâtiments du même style. À des immeubles à bâtir, ainsi que du par- ce sujet, nous avons été relativement king construit (n° 5) et des commerces rassurés. de proximité. Ainsi, les garde-corps des halls et des escaliers seront démontés et restaurés. Les escaliers seront maintenus sauf ceux des grands amphithéâtres, qui ont dis- paru avec ces derniers. Le chantier prévoit également la récu- pération partielle des menuiseries et des objets intimement liés aux lieux : bancs, tableaux, tables à dessin, portes, valves… seront remis en scène dans les nouveaux espaces de vie ou réutilisés dans les communs. Les poignées de portes à cliquetis, si originales, seront réemployées dans les bâtiments ou cédées au Musée de la Vie wallonne qui a pu, avant toute interven- tion, sélectionner des éléments choisis pour ses collections. Une partie des ma- tériaux est également récupérée et re- convertie par l’ASBL Rotor, une pratique trop peu fréquente à encourager. Des carrelages seront conservés dans les halls et espaces communs, d’autres se- Vue intérieure du futur « Génie civil » : Les abords et le parc, qui appartien- ront démontés pour être placés ailleurs les passerelles sont nent à la SPI, seront aménagés à l’ho- ou transformés après broyage. situées là où étaient rizon 2017 : espaces verts, nouvelles les amphithéâtres. plantations, maintien des arbres et des Par contre, nous n’avons pas eu nos © Baumans/Deffet/SPI escaliers extérieurs, deux passerelles apaisements en ce qui concerne le patri- reliant, d’une part, la rue Ernest Solvay moine relatif à la mémoire de l’abbaye. et le quai, d’autre part, le site et l’avenue Le mur de l’ancienne brasserie va être des Tilleuls. La mobilité à l’intérieur sera démoli, avec ses arcades et son millé- douce (exit l’automobile) donnant prio- sime. Il est pourtant l’unique trace du rité aux piétons et aux vélos. N’oublions XVIIe siècle présente sur le site jusqu’à ce pas que le futur tram s’arrêtera devant le jour (voir photos ci-contre). nouveau Val Benoît. Ce mur était celui des façades qui fer- Reste à réaliser un indispensable boule- maient la grande cour d’entrée de l’ab- vard urbain qui valorise ces lieux en bord baye du côté nord. Après la scission du de Meuse où vivront ou travailleront domaine au début du XIXe siècle, elles quelque 3000 à 3500 personnes dans avaient été murées car les bâtiments quelques années. Le fleuve est à retrou- étaient rattachés à la propriété du châ- ver aussi à cet endroit… teau Lamarche. Endommagées par les bombardements, elles avaient subsisté car elles constituaient toujours une sé- Et le patrimoine dans tout paration entre les propriétés. cela ? Cet élément mural recèle plusieurs tra- Soucieux de la survie du patrimoine pré- ces architectoniques caractéristiques sent sur le site du Val Benoît depuis le du XVIIe siècle. N’ayant pas trouvé grâ- LE VIEUX-LIÈGE XIIIe siècle, nous avons d’abord demandé ce auprès des autorités concernées, à la SPI quel serait le sort réservé au mo- il va être abattu à notre grand regret.
343 Heureusement, le service d’Archéolo- d’Ypres, reconstruites après la première Mur de l’ancienne gie de la Région wallonne a prévu une guerre mondiale et qui sont classées au brasserie, avec le photogrammétrie de ce patrimoine. Un patrimoine mondial de l’UNESCO. millésime 1667. Photo démontage et une mise à l’abri des élé- Faudrait-il les démolir s’ils gênaient un 1955. Les arcades de gauche, depuis, ont été ments récupérés sont possibles, nous projet immobilier ou un aménagement dégagées. Cet ensemble a-t-on dit, pourvu que l’on trouve les routier ? On ne peut que sourire, cela va être démoli. moyens et un entrepôt pour ce faire... n’a bien sûr pas de sens ! Pourtant, bien des immeubles ne sont épargnés que Patrimoine à jeter ? La porterie : une disparition grâce à leur classement (voyez la « tour condamnable ! Rosen » qui fut la maison du recteur Ar- La porte d’entrée monumentale de l’ab- thur Bodson dans l’ancienne rue Bovy, baye du Val Benoît est condamnée à la qui se dresse esseulée sur le chantier démolition ! Cette décision regrettable des Guillemins), et nombre de valeurs nous affecte d’autant plus que son main- patrimoniales reconnues ne sont pas tien est possible pourvu, bien sûr, qu’on classées, bien que remarquables. en ait la volonté. Parmi les arguments officiels qui nous ont été avancés pour justifier cet acte qui porte atteinte à notre patrimoine et à la mémoire du site, aucun ne nous pa- raît convaincant. Concernant la qualité patrimoniale du bien, une « reconstruction à l’identique » dont la valeur est de ce fait contestée par d’aucuns qui se découvrent soudain puristes - « Voyons, c’est du “faux vieux”, ce n’est pas un monument authenti- que… » -, on ne peut qu’inviter à jeter un regard sur d’autres ensembles et monuments, eux aussi reconstruits en tout ou en partie au cours des siècles : la façade provinciale de la première cour En ce qui concerne l’abbaye du Val du Palais des princes-évêques, la place Benoît, il faut souligner qu’elle est reprise du Marché, le château de Péralta, la à l’inventaire du patrimoine architectu- Maison Chamart et une partie du Mu- ral de Wallonie7 avec la mention «17e-18e et 20e siècles » car, bien qu’entièrement sée de la Vie wallonne… sans parler des LE VIEUX-LIÈGE bâtiments hors Liège comme les Halles 7 Éd. Mardaga, 2004.
344 Portail de l’ancienne abbaye cistercienne du Val Saint-Lambert à Seraing. Portail de l’ancienne abbaye cistercienne de la Paix-Dieu à Amay. ment contemporains, le choix fut fait de reconstruire l’abbaye et sa porte d’entrée pour en garder la mémoire. Ainsi a-t-on fait pour la place du Marché, reconstruite après guerre en réutilisant certaines pierres d’origine. Cette réplique des deux monuments sur base du modèle d’origine, avec des élé- ments authentiques, a bien une valeur archéologique. La disparition de la porterie sera indé- niablement déplorée dans les années à venir. On ne comprendra pas comment on a pu sacrifier la mémoire du domaine de l’abbaye, qui est de surcroît un témoin de guerre, évocateur d’une période histo- rique douloureuse qu’avaient clairement voulu préserver nos prédécesseurs. Relevons aussi que les édifices recons- reconstruite en 1952, elle a gardé la mor- truits à l’identique après 1940-45 sont phologie et le style des époques précé- rares. Les décisions récentes conduisent dentes. Il en est de même pour la porterie. à l’effacement d’une page d’histoire lon- Lors des tragiques événements de la gue et mouvementée. La seule conser- Deuxième Guerre mondiale, la plupart vation de l’abbaye comme un élément des constructions du site ont été en- isolé dont les contours de la propriété dommagées par les bombardements seront définitivement effacés laisse un qui visaient le pont du Val Benoît. À goût amer lorsque l’on considère, sur cette époque, ces témoins du passé les documents anciens, l’ampleur des auraient pu disparaître à jamais. Mais, constructions telles qu’elles existaient LE VIEUX-LIÈGE alors même que l’Université venait encore au début du XXe siècle, épargnées de construire des bâtiments pleine- en grande partie par la révolution.
345 À titre de comparaison, les portails des Si le site du Val Benoît est un témoignage abbayes du Val Saint-Lambert et de la de premier plan pour l’architecture mo- Paix-Dieu s’inscrivent tous deux dans une derniste des années 1930 en région lié- histoire riche en édifices remarquables geoise, il est aussi le témoin de périodes dont beaucoup trop ont déjà disparu. Ils plus anciennes et d’architectures d’un ont été l’objet d’une attention que méri- autre ordre. terait bien la porterie du Val Benoît. La question n’est pas de savoir si telle trace architecturale est supérieure à une Nous dire que cette bâtisse ne peut ac- autre, ou si tel style, de telle période, cueillir une affectation telle qu’un lo- a davantage de valeur aux yeux de nos gement au prétexte qu’elle serait trop contemporains, mais de respecter la sombre pourrait trouver une réponse mémoire particulière d’un site, dans une dans le percement de baies, surtout du traversée qui lui est propre de l’histoire côté de la rue Ernest Solvay où la façade de notre cité. est aveugle. Ou une conciergerie, une boutique, des locaux d’exposition pour Philippe DEJONC et une compréhension des aménagements Madeleine MAIRLOT du site… tout est imaginable si la volonté existe de garder le témoin. Enfin, qu’un aménagement de voiries puisse être la raison de la démolition est d’autant plus déplorable que des modi- fications des plans sont possibles et que ceux-ci seront sans doute obsolètes dans 30 ans tout au plus. LE VIEUX-LIÈGE
346 La maison mosane de Fragnée : la sauver est possible ! Ancien hôtel L. Rigo - À l’extrémité droite de l’avenue Blonden, taux et ses multiples petites fenêtres à Vue, prise de la rue au no 94 a, et à l’angle de la rue de Fra- croisées de pierre qui en animent si bien de Fragnée, de la gnée, se dresse un immeuble imposant, la façade et qui marqua tellement de façade arrière et de à la silhouette particulière et au style in- son empreinte le bâti urbain... aux XVIe l’aile perpendiculaire. trigant. et XVIIe siècles, et, dans les campagnes, comme au Pays de Herve, jusqu’au pre- mier tiers du XVIIIe ! Le style mosan, tel un Du mosan donc, plus de 250 ans plus phénix… tard ! Et cela en pleine Première Guerre Il s’agit d’une vaste construction de style mondiale, alors que Liège, ses habitants, « néo-mosan » ou « néo-traditionnel et presque toute la Belgique - sauf le bout mosan », construite d’après des plans de de terre derrière l’Yser, où tiennent bon l’architecte Lucien Bécasseau datés de encore d’héroïques soldats et un Roi et 1916. Du mosan alors, ce style caracté- une Reine de légende -, étouffent dans ristique du pays de Liège, avec son alter- la misère, les privations, le froid et l’an- LE VIEUX-LIÈGE nance de pierres de taille et de briques goisse, sous une occupation allemande, rouges, ses bandeaux de pierre horizon- qui semble ne jamais devoir finir.
347 En réalité, le style mosan ne s’est vrai- ces-évêques, réalisations de l’architecte ment jamais éteint au Pays de Liège. De Jean-Charles Delsaux, le «Viollet-le-Duc» nombreux édifices publics et maisons liégeois8); cette mode subsistera jusque particulières, dans la ville de Liège no- dans le premier tiers du XXe siècle (l’an- tamment, l’attestent. Surtout vers la fin cienne Grand-Poste, la gare du Palais, du XIXe siècle, semble-t-il, mais l’absence etc…). Dans la foulée, apparaît le retour d’un inventaire systématique rend ma- au style roman (pour les églises, surtout, laisée une précision plus grande. comme pour la reconstruction partielle Ainsi, en 1899, le célèbre architecte Paul de l’église Saint-Gilles) et, last but not Jaspar, chef de file de la renaissance de least, au style mosan. l’art mosan, construit rue Saint-Gilles pour Armand Rassenfosse une maison inspirée de deux splendides édifices mo- sans : la maison Curtius et la Maison Por- quin (ancien Hôpital de Bavière, démolie en 1904, malgré le combat mené, dès 1894, par notre a.s.b.l. « Le Vieux-Liège » et qui, par ailleurs, en sera l’acte fonda- teur). Deux ans plus tôt, il s’était inspiré des caractéristiques du style mosan pour édifier, sur les hauteurs de Spa, la villa White House, qui répondait cependant à toutes les exigences de confort, d’hygiè- ne et d’esthétique de ses contemporains. Vingt ans auparavant, les propriétaires du château du Rond-Chêne, à Esneux, les Orban-Francotte et Montefiore-Levy, l’avaient fait rebâtir, entre 1874 et 1886, dans ce même style. Ce style fut encore Nul doute qu’à l’instar des autres style Hôtel L. Rigo - adopté pour la construction du château historiques, rentrés alors en faveur, il Vue, prise du début de Goffart à Amay, en 1903-1905. faille y voir d’abord un regain d’intérêt la rue de Fragnée, de Parmi les édifices publics de la région artistique pour ces immeubles, pleins la façade donnant dans liégeoise, citons simplement, à titre de charme, et qu’à l’époque, architectes cette rue et d’une partie d’exemple, l’école communale de Coin- et citoyens pouvaient encore voir nom- de l’aile perpendiculaire. te, les hôtels de ville de Chênée, Beyne- breux. Toutefois, ce regain de faveur Heusay, Visé… s’inscrivait évidemment dans un mouve- ment plus large, qu’on a appelé l’ « éclec- Ces quelques exemples le démontrent. tisme » parce qu’il procède à un mélange À partir de 1830, dans le contexte par- simultané d’emprunts à plusieurs styles ticulier de la transformation de la Belgi- anciens, tout les adaptant au nouveau que en un nouvel État indépendant, à la contexte. Mais aussi et surtout, il parti- recherche de la mise en valeur de ses ra- cipe d’un courant de pensée, connexe et cines, un large mouvement architectural proprement régional, et d’une volonté prend de l’ampleur : la remise à l’hon- de résurgence du style « traditionnel » neur de styles anciens « historiques » ou « nationaux ». Le néo-gothique, né en 8 Flavio Di campli, Jean-Charles Delsaux (1821- 1893) architecte provincial, Herstal (Documents Angleterre, déjà au tout début du XIXe herstaliens, 8), 1988. – Flavio Di campli, Palais siècle, recueille alors toutes les faveurs, Provincial. Vestibule (n o 41). Salle des pas perdus à Liège en particulier (restauration de (no 42), dans Caroline Carpeaux C. (coord.), Dé- la cathédrale Saint-Paul, des collégiales cors intérieurs en Wallonie, 2, Liège, Commission Sainte-Croix et Saint-Martin, de l’abba- royale des Monuments, Sites et Fouilles, 2004, pp. 60-67. – Flavio Di campli, Jean-Charles Del- tiale de Saint-Jacques, de l’ancien Palais saux (1821-1893), le «Viollet-le-Duc» liégeois, des princes-évêques et construction de dans Les Cahiers nouveaux, no 83, septembre LE VIEUX-LIÈGE l’aile de la Province au Palais des prin- 2012, pp. 80-83.
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