Cibler l'ADN : pour la compréhension du vivant
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Carine Giovannangeli Cibler l’ADN : pour la compréhension du vivant Cibler l’ADN : pour la compréhension du vivant Au sein de nos cellules se Si nous connaissons mainte- trouve l’ensemble de nos nant tout le génome humain gènes – le génome –, contenus depuis son séquençage en dans une grande molécule 2003 (Encart « Un peu d’histoire en forme de double hélice : sur l’ADN »), nous ne connais- l’ADN ou Acide DésoxyriboNu- sons néanmoins les fonctions cléique. L’ADN contient toutes que de 10 % de nos gènes… Il les informations permettant à reste à découvrir quelles infor- l’organisme de vivre et de se mations renferment les autres. développer ; il est le support Pour avancer dans la connais- de notre information géné- sance du génome, une méthode tique, mais également celui consiste à cibler et à agir sur de l’hérédité (Figure 1). Une ces gènes pour qu’ils ne s’ex- Figure 1 molécule a priori relativement priment plus normalement ; L’ADN, double hélice constitutive simple peut-elle commander c’est de cette manière que l’on de nos chromosomses, molécule à elle seule tout le fonctionne- peut parvenir à identifier leurs support de l’information génétique ment d’un organisme ? fonctions respectives. et de l’hérédité.
La chimie et la santé UN PEU D’HISTOIRE SUR L’ADN des gènes à l’ADN… 1865 : Johann Gregor Mendel établit les bases de l’hérédité en définissant la manière dont les gènes se transmettent de génération en génération : ce sont les lois de Mendel. Johann Gregor Mendel (1822-1884), le père fondateur de la génétique. 1869 : Johann Friedrich Miescher découvre dans le noyau des cellules vivantes une substance riche en phosphate – la nucléine –, qui sera nommée au XXe siècle « ADN » ou Acide DésoxyriboNucléique. 1882 : Walther Flemming met en évidence les chromosomes, constitués de molécules d’ADN, qui regroupent plusieurs gènes. Il décrit pour la première fois la mitose, phénomène par lequel les cellules se divisent et permettent la croissance et le renouvellement cellulaires. Dessin de chromosomes dans un noyau de cellule, par J.F. Flemming. 1928 : Phoebus Levene puis Erwin Chargaff déterminent la structure chimique de l’ADN avec sa composition en bases azotées : adénine A, thymine T, guanine G et cytosine C (Figure 2). Figure 2 Formule chimique d’un fragment de brin d’ADN. L’ADN est une grande chaîne dont les maillons sont des bases azotées (A, T, G ou C) qui s’enchaînent dans des ordres différents. L’ensemble {désoxyribose + groupement phosphate + base azotée} forme un nucléotide. L’ADN est donc un polymère de nucléotides. 42
Cibler l’ADN : pour la compréhension du vivant 1944 : Oswald Avery établit que l’ADN est le transporteur de l’information génétique. 1952 : James Watson et Francis Crick établissent la structure en double hélice de l’ADN (Figure 3), ce qui leur valut le prix Nobel de physiologie et de médecine en 1962. Figure 3 L’ADN en double hélice, la figure emblématique de la biologie moléculaire. La nouvelle ère : en route pour l’épopée du séquençage du génome humain… En 1995, les chercheurs ont pu « lire » pour la première fois tout l’ADN contenu dans le génome d’un organisme unicellulaire. Depuis cette date, des pas de géant ont été franchis en génétique, et les chercheurs ont ainsi séquencé des génomes de plus en plus longs, aboutissant en avril 2003 au séquençage complet du génome humain. C’est le résultat de nombreuses années de travail impliquant plusieurs pays à travers le monde, associés dans ce « projet génome humain », parfois appelé « Apollo de la biologie » (Figure 4). Et pour cause, ce fut un travail titanesque de plus de dix ans, à l’issue duquel les chercheurs ont décrypté les quelque 3,5 milliards de bases de notre ADN. L’idée admise jusque-là était que le génome humain contenait au moins 100 000 gènes… ! Puis l’équipe française du Génoscope, dirigée par Jean Weissenbach* suggéra le nombre de 30 000 gènes, ce qui fut jugé un peu iconoclaste. L’évaluation actuelle a encore réduit ce chiffre pour le ramener à environ 25 000… Devant les 37 000 gènes du simple grain de riz, cela incite à la réflexion. Figure 4 Le projet « Apollo de la biologie » : son ambition était à l’image de celle de marcher sur la Lune. Centre national du séquençage – Génoscope d’Evry. 43
La chimie et la santé Aujourd’hui, plus de 5 000 génomes ont été séquencés, ce qui aurait été impossible sans les sauts technologiques énormes réalisés ces dernières années. Il faut citer l’invention de la carte génétique de haute précision par Jean Weissenbach*, qui a été décisive pour le diagnostic précoce de pathologies génétiques. La recherche est maintenant armée pour séquencer les gènes plus rapidement et à un moindre coût. Ce domaine de recherche, connu pour représenter un travail colossal et un véritable « puzzle », évolue encore très vite et prévoit de plus en plus de gènes et de fonctions à étudier, de plus en plus d’éléments à comprendre sur le fonctionnement du vivant. * Jean Weisenbach, responsable du puissant génoscope au Centre national de séquençage d’Evry (centre de séquençage français du « projet Apollo »), a reçu pour ses travaux pionnieers la prestigieuse médaille d’or du CNRS en 2008. Où en sommes-nous dans Faisons un zoom sur les pages le développement de cette de notre hérédité, dont les mots approche toute récente sont A, T, G et C… qu’est le ciblage de l’ADN ? L’ADN a une structure très Comment peut-elle être appli- simple et répétitive, qui quée en thérapie génique et repose sur un squelette phos- de manière générale dans les phodiester (groupements manipulations génétiques ? phosphates et désoxyriboses, 1 Figure 2). Sur ce squelette Prise de connaissance sont attachées des briques avec la cible : l’ADN élémentaires qui sont les bases azotées, parmi les 1.1. L’ADN : découverte quatre possibles : adénine A, de sa structure et de son thymine T, guanine G et cyto- fonctionnement sine C (Figure 2). Squelette Depuis le XIXe siècle, la nature phosphodiester et bases et le rôle de cette grande molé- forment un brin. L’ADN est cule en forme d’hélice se sont constitué de deux brins qui révélés par étapes succes- s’enroulent l’un autour de sives aux scientifiques puis au l’autre de manière très précise grand public (Encart « Un peu en une double hélice. Ils sont d’histoire sur l’ADN »). maintenus solidaires grâce à la formation de paires de C’est ainsi que dès le milieu bases : l’adénine se lie avec du XIXe siècle, nous avons déjà la thymine – et seulement compris les bases de notre avec elle – en établissant des fonctionnement. liaisons de faible intensité (liaisons hydrogène), et la C’est le long de la chaîne cytosine se lie avec la guanine d’ADN qu’est inscrit tout (Figure 5). notre patrimoine géné- C’est cette structure très tique ; et c’est l’enchaîne- simple dans son principe et ment des bases azotées à la fois très riche qui a été A, T, G, et C – encore à la base du « dogme de la appelé séquence d’ADN –, biologie moléculaire » : la différent d’un individu à molécule d’ADN est le support l’autre, qui détermine nos de l’information génétique et, caractéristiques physio- à travers plusieurs étapes, logiques, et donc notre elle conduit à la synthèse de identité. 44 protéines, lesquelles sont
Cibler l’ADN : pour la compréhension du vivant Figure 5 Les paires de bases qui permettent aux deux brins d’ADN de s’associer. associées à des fonctions de la division cellulaire (la L’adénine et la thymine se lient bien précises dans la cellule. mitose), permettant ainsi entre elles par deux liaisons Ces étapes sont les suivantes le transfert de l’information hydrogène, tandis que trois liaisons hydrogène lient la cytosine et la (Figure 6) : génétique de la cellule-mère guanine. 1) la transcription : c’est la aux cellules-filles. C’est ainsi production d’une copie de qu’est transmise l’informa- l’ADN en ARN messager (ARN tion génétique d’une cellule = Acide RiboNucléique), qui a à l’autre au cours du dévelop- Figure 6 une structure chimique très pement cellulaire et de son Le dogme de la biologie proche ; renouvellement, et c’est ainsi moléculaire : une séquence d’ADN que nous transmettons notre (un gène) est transcrite en un 2) la traduction : l’ARN est le ARN messager, lequel est traduit messager de l’information en une protéine, qui exerce une génétique, et son message fonction précise dans l’organisme se traduit par la synthèse (structuration, transport, d’une protéine. Les protéines catalyse, etc.) : c’est ce qui ainsi produites par l’or- constitue l’information génétique. On dit que l’ADN code pour cette ganisme jouent des rôles protéine ou encore qu’il s’exprime physiologiques divers : rôle à travers la fonction protéique structural (membranes des associée. cellules, etc.), biosynthèse de molécules indispensables à la vie (glucides, lipides, acides nucléiques), rôle de messagers (hormones), etc. Les protéines sont donc des constituants majeurs et les principaux bâtisseurs cellu- laires. Un corolaire découlant du dogme de la biologie molécu- laire est que l’ADN peut être copié. Chaque brin d’ADN pouvant servir de copie, une molécule d’ADN peut donc en donner deux au moment 45
La chimie et la santé information génétique à nos En fait, nous verrons que ces descendants. 5 % ne résument pas à eux seuls tout notre fonction- 1.2. Le génome est très nement, et que l’ADN n’est complexe et les gènes ne pas un élément autonome. Il sont pas seuls dans la partie existe en effet des protéines dans l’organisme qui intera- Comment une molécule rela- gissent avec lui et jouent le tivement simple comme l’ADN rôle de facteurs régulateurs, pourrait-elle contenir toute c’est-à-dire qu’ils activent ou l’information génétique qui inhibent la fonction associée. nous est nécessaire ? En fait, Il a été prouvé récemment le dogme de la biologie molé- qu’au cours des divisions culaire a été récemment revi- cellulaires, certaines infor- sité, et l’on sait maintenant que mations sont transférées pour les quelque 25 000 gènes non pas directement par le que nous avons, il existe séquençage de l’ADN, comme dix fois plus d’ARN, et trois résumé par le dogme de la mille fois plus de protéines biologie moléculaire, mais par (soit 10 000 000 protéines) ! On des modifications de facteurs voit donc qu’un gène peut être régulateurs appelées modi- associé à une multitude de fications épigénétiques (déjà fonctions différentes, ce qui évoqués dans le chapitre de rend très complexe l’étude du J.-F. Bach). En particulier, les génome. nucléosomes sont des struc- Quant aux ARN, on sait main- tures jouant un rôle important tenant que 5 % d’entre eux ne dans ces régulations épigé- donnent pas de protéines : nétiques (Encart « L’ADN, une ce sont des ARN non codants pelote d’information génétique appelés ARN régulateurs, dans nos cellules »). à l’instar de nombreuses protéines connues pour jouer un rôle de régulation dans 1.3. Identifier les fonctions l’organisme. Ils représentent des gènes une quantité importante par Les scientifiques se sont rapport à l’ensemble de l’in- donné l’objectif d’identi- formation génétique. fier les fonctions de tous Pour compliquer le tout, il se nos gènes, pour aboutir à trouve que le génome n’est pas connaître toute l’information constitué que de gènes. Les génétique renfermée dans régions codantes n’en repré- notre génome. Pour cela, l’ap- sentent que 5 % ! On a montré proche du ciblage de l’ADN a qu’il existe des régions sans été envisagée pour modifier gène, mais qui ont des fonc- son expression. tions biologiques très particu- Par ailleurs, en ciblant l’ADN, lières. Mais quelles sont donc on peut interférer avec les ces fonctions ? facteurs régulateurs asso- ciés, et donc identifier leur Seuls 5 % de notre rôle dans la régulation de son génome correspondent expression. à des séquences Quelles molécules peut- codantes. 46 on donc utiliser pour cibler
Cibler l’ADN : pour la compréhension du vivant L’ADN, UNE PELOTE D’INFORMATION GÉNÉTIQUE DANS NOS CELLULES Le génome humain comporte plus de trois milliards de paires de base et, selon J. Watson et F. Crick, la distance entre deux paires de bases est de 3,4 Å, ce qui donne deux mètres linéaires d’ADN dans nos cellules, mis bout à bout ! Un noyau cellulaire ayant un diamètre de quelques microns, il faut donc compacter l’ADN pour le contenir dans ce noyau. La solution trouvée par la nature est d’enrouler l’ADN autour de protéines appelées histones, pour former des sortes de pelotes appelées nucléosomes (Figure 7). Ces pelotes de nucléosomes ne sont pas anodines, car elles ont leur rôle à jouer dans les régulations épigénétiques ! Figure 7 Les différentes échelles du transfert de l’information génétique : dans chacune de nos cellules se trouve un noyau (1 à 10 microns) ; dans chaque noyau se trouve notre génome, c’est-à-dire l’ensemble de nos chromosomes (22 paires de chromosomes et nos chromosomes sexuels) ; chaque chromosome possède deux molécules d’ADN reliées au niveau du centromère. Chaque molécule d’ADN, dont les différents fragments constituent des gènes, est enroulée en nucléosomes (autour de protéines appelées histones). 47
La chimie et la santé LES ARN INTERFÉRENTS : UNE GRANDE INNOVATION DANS LA BIOLOGIE MOLÉCULAIRE L’approche antisens consiste en un ciblage de l’ARN messager, ce qui revient en fait à moduler l’expression du biologistes appelée « anti- gène qui l’engendre. Au début des années 2000, Tom Tuschl sens », qui cible l’ARN (Encart a montré qu’une famille de molécules appelées ARN « Les ARN interférents : interférents est capable de reconnaître des fragments une grande innovation dans précis d’ARN et de s’y fixer en formant des mini-duplex. la biologie moléculaire »), Cela a pour effet de bloquer l’étape de traduction et donc le ciblage de l’ADN est une d’empêcher la production des protéines correspondantes. approche dite permanente car la modification des séquences Les oligonucléotides antisens et les ARN interférents sont de de bases qu’il vise a un impact petits enchaînements de moins de vingt-cinq nucléotides, ce direct et permanent sur la sont donc de petits bouts d’ADN ou d’ARN, respectivement. fonction associée. Les chimistes savent en synthétiser rapidement et en grande quantité (avec des robots synthétiseurs). Ce n’est Afin de cibler l’ADN, les pas par hasard si cette découverte a été faite en 2001, au chimistes savent aujourd’hui même moment que le séquençage du génome. En effet, synthétiser deux types de c’est un outil largement utilisé pour inactiver des gènes et molécules capables de recon- comprendre à quoi ils servent. Par ailleurs, ces molécules naître spécifiquement des ont également un avenir prometteur en tant qu’agents fragments d’ADN, ce qui thérapeutiques (anti-infectieux, anti-inflammatoires). permet ensuite d’en modifier la séquence de bases avec précision (Figure 8) : l’ADN ? L’intervention et l’ima- – méthode 1 : on utilise des gination des chimistes se oligonucléotides pouvant révèlent indispensables dans reconnaître des séquences de cette recherche. paires de bases et se fixant dans le grand sillon pour 2 Cibler l’ADN : former des triplex (triples comment ? Avec hélices) ; quelles molécule ? – méthode 2 : on utilise des molécules de la famille des L’approche du ciblage de l’ADN pyrroles et imidazoles, qui se consiste à concevoir des molé- fixent dans le petit sillon de cules capables de reconnaître l’ADN. certaines séquences bien précises d’ADN et d’en modi- 2.1. Méthode 1 : des fier la séquence en bases oligonucléotides azotées. En résumé, on touche fonctionnalisés. Vers une Figure 8 à un seul gène sans toucher application dans la thérapie L’ADN peut être ciblé par des aux autres. Une fois touché, génique et la transgenèse molécules de synthèse à deux ce gène ne pourra plus donner niveaux possibles : au niveau la (ou les) protéine(s) dont il Étape 1 : reconnaître des du grand sillon ou au niveau ` permet la synthèse habituel- fragments précis d’ADN du petit sillon. lement. En étudiant les consé- Les deux brins d’ADN s’as- quences de l’élimination de socient entre eux grâce à la cette protéine, il sera ensuite formation de paires de bases Petit possible de déterminer son selon quatre possibilités : T-A, sillon rôle, et en particulier de voir A-T, C-G et G-C. Il est possible Grand si elle est impliquée dans une de les distinguer en utilisant sillon pathologie (maladie géné- des molécules qui vont inte- tique ou développement d’une ragir de manière différente tumeur). avec l’une ou l’autre, selon les Contrairement à une autre liaisons qu’elles vont pouvoir 48 approche bien connue des établir avec certains sites
Cibler l’ADN : pour la compréhension du vivant situés sur ces paires de bases de polymères une structure (en particulier des liaisons à trois brins d’ADN, qu’il hydrogène). Ces sites sont : interpréta comme une triple « donneurs (D) », « accep- hélice ! Pendant trente ans, teurs (A) » ou des méthyles, et cette découverte demeura leur enchaînement est diffé- une curiosité de laboratoire. rent selon la paire de bases, Il fallut attendre 1987 pour mais aussi selon que l’on se que Peter Dervan et Claude trouve au niveau du grand Hélène montrent simulta- sillon ou du petit sillon. C’est nément qu’il est possible de de cette manière que l’on peut former ce type de structure différencier les quatre paires à trois brins avec de courts de bases possibles (Figure 9). oligonucléotides (Encart « Le En théorie, il est donc possible miracle de la triple hélice »). d’arriver à reconnaître n’im- Cette démonstration a été le porte quel enchaînement départ de ce qu’on a appelé de paires de bases sur le la stratégie « anti-gène » génome, et l’enjeu pour les pour « anti-ADN ». Et en tant chimistes est alors de trouver que grands pionniers dans Figure 9 la molécule qui y parviendrait ! ce domaine, Peter Dervan et Une famille de molécules peut Claude Hélène ont obtenu, Pour chaque paire de bases en 1996, le grand prix de la possible, et selon que l’on se place accomplir cet exploit : les Fondation de la Maison de la au niveau du grand ou du petit oligonucléotides. sillon de la double hélice d’ADN, Chimie. Revenons sur l’historique de on trouve des sites d’interaction cette découverte : en 1957, Un travail considérable a été différents (accepteur A, donneur D peu de temps après la décou- réalisé par les chimistes dans ou méthyle Me), avec des ordres d’enchaînements bien définis. verte de la structure en double la recherche d’oligonucléo- Cela permet de distinguer chacune hélice de l’ADN, le chercheur tides qui soient capables de des quatre bases possibles et Gary Felsenfeld découvrit reconnaître sélectivement au final donne accès à toutes les sur une figure de diffraction des séquences en double séquences d’ADN possibles. 49
La chimie et la santé LE MIRACLE DE LA TRIPLE HÉLICE Comment une triple hélice peut-elle se former ? Dans le grand sillon de l’ADN, il est en fait possible de fixer un troisième brin qui va interagir avec l’un des deux brins de la double hélice. Il va reconnaître une purine (adénine ou guanine) de la double hélice, laquelle est déjà engagée dans une paire, et va former deux liaisons hydrogène avec cette purine. De la même manière, l’adénine d’une paire adénine/thymine est reconnue par une thymine, et la guanine de la paire guanine/cytosine peut être reconnue soit par une cytosine soit par une guanine. On forme donc des triplets de bases et le troisième brin va ainsi s’enrouler autour de la double hélice (Figure 10). Figure 10 Formation de la triple hélice : le troisième brin (oligopurine ou oligopyrimidine) va reconnaître l’un des deux brins de l’ADN et s’enrouler avec la double hélice. 50
Cibler l’ADN : pour la compréhension du vivant hélice de l’ADN, en formant souhaitées sur sa séquence Figure 11 une triple hélice stable. Et en bases ? Il suffit d’attacher pour cause, il a fallu apporter à un court oligonucléotide une Les oligonucléotides avec des acides nucléiques dits « locked » plusieurs modifications molécule capable de couper sont parmi les plus efficaces en chimiques aux nucléotides l’ADN. Lorsque le brin court va cellules : le désoxyribose y est pour que le ciblage d’ADN soit se fixer sélectivement sur une bloqué par un pont méthylène efficace. En effet, un oligonu- région précise de l’ADN pour entre l’oxygène en 2’ cléotide standard mis dans former un triplex, la coupure et le carbone en 4’. une cellule sera immédiate- de l’ADN s’effectuera à un ment dégradé, car l’environ- endroit précis (Figure 12). nement cellulaire regorge de On peut aller plus loin avec nucléases, enzymes chargées la même méthode : on peut de dégrader les oligonucléo- couper, mais on peut aussi tides. D’autre part, les oligo- couper puis insérer un frag- nucléotides standards ont ment contenant une séquence généralement des affinités correcte qui peut alors moyennes avec l’ADN que l’on corriger la séquence, comme veut cibler. une sorte de pansement. Ce n’est qu’après de nombreuses études de modi- On dispose donc de fications chimiques (squelette, deux stratégies de désoxyribose, bases) que les modification de l’ADN : oligonucléotides adéquats ont « couper » ou « couper, Figure 12 pu être mis au point pour cette coller ». Un oligonucléotide (en rouge) application en milieu cellu- conjugué à un agent de coupure laire (Figure 11). reconnaît une séquence précise 2.1.1. Modifier un gène selon la d’ADN et l’agent de coupure méthode « couper » (en vert) coupe la chaîne en un Étape 2 : modifier la séquence Des expériences ont été endroit précis. L’agent de coupure d’ADN peut être l’orthophénanthroline menées sur différents types (OP), qui, en présence de métal Une fois que l’on s’est posi- de conjugués (oligonucléo- et de réducteur, est capable de tionné sur un fragment bien tide TFO + agent de coupure générer des espèces radicalaires précis de l’ADN, comment y OP) ayant un nombre de sites et ainsi de casser le squelette apporter les modifications de coupure différents. Les phosphodiester [1]. 51
La chimie et la santé résultats montrent qu’avec un fragment de gène normal, ces conjugués, il est possible le « pansement ». de cibler des coupures en des Pour procéder à cette opéra- sites choisis du génome. tion de « couper-coller », Une fois la coupure effectuée, les scientifiques utilisent une cellule contenant des une machinerie cellulaire : brins d’ADN coupés a natu- la « recombinaison homo- rellement envie de réparer logue ». C’est une méthode cette coupure. Mais de cette développée depuis longtemps autoréparation il restera des et encore actuellement. « séquelles » : des muta- tions vont se produire dans la Si l’on utilise un fragment région de la coupure, c’est- d’ADN extérieur, homo- à-dire des changements logue à la séquence d’ADN de paires de bases, et la que l’on veut réparer, mais séquence de l’ADN s’en trou- sans les mutations indésira- vera modifiée ; par consé- bles, il peut s’intégrer dans quent, son évolution jusqu’à le génome. Le problème la production d’une protéine rencontré est le manque d’ef- sera également modifiée. ficacité de la méthode pour Cette approche permet ainsi les cellules de mammifères d’éteindre un gène et a été (mais elle s’avère très effi- récemment utilisée in vivo cace dans des cellules de avec succès pour obtenir des levures). Néanmoins, on a organismes génétiquement trouvé depuis 1994 le moyen modifiés, KO pour un gène d’augmenter l’efficacité de d’intérêt [3]. l’intégration de l’ADN, et donc Figure 13 l’efficacité de correction : il L’approche « couper-coller », s’agit d’effectuer la coupure ou réparation par recombinaison 2.1.2. Modifier un gène selon la à proximité du site que l’on homologue. Sur un gène muté méthode « couper-coller » souhaite modifier, d’où l’im- que l’on veut réparer, on effectue Prenons par exemple un gène portance de bien cibler les une coupure au niveau du site qui a subi une mutation et qui coupures (Figure 13) [2]. de mutation, on ajoute un ADN correcteur (le fragment dit est responsable d’une patho- logie. On souhaite réparer Par rapport à la méthode « homologue »), qui vient se coller ce gène en coupant la partie précédente, où l’étape de recol- à l’endroit que l’on veut réparer. On récupère alors un gène réparé. mutée et en la remplaçant par lement n’était pas contrôlée, on recolle dans ce cas exacte- ment comme on le désire en intégrant la séquence voulue dans le milieu cellulaire. Mais on peut aller encore plus loin dans cette approche, en intégrant un gène entier ; et l’on s’est rendu compte qu’il est possible de faire exprimer dans une cellule des trans- gènes, rien qu’en les intégrant avec des fragments homolo- gues… De là à envisager de faire des organismes généti- 52 quement modifiés ?
Cibler l’ADN : pour la compréhension du vivant Applications du « couper- des coupures avec une chimie coller » : des organismes donnée, bien contrôlée, ce génétiquement modifiés à la que ne font pas les nucléases thérapie génique de nature protéique (qui font Effectivement, cette méthode des réactions enzymatiques). de recombinaison homo- Cela permettrait de mimer logue a été utilisée dans des coupures qui se produi- le cas de cellules souches sent naturellement et d’en embryonnaires de souris. étudier les mécanismes de Le prix Nobel de médecine réparation. 2007 a été décerné à Mario À plus long terme, quand on Capecchi, Oliver Smithies et saura parfaitement corriger Martin Evans qui ont réalisé un gène, on pourra penser à l’exploit de générer des utiliser cette méthode pour souris transgéniques grâce la thérapie génique. En effet, à des recombinaisons homo- avec une maladie monogé- logues réalisées dans des nique (voir le chapitre de J.- cellules souches embryon- F. Bach, paragraphe 1) et un naires (Figure 14). La popu- gène à corriger, on peut non lation de cellules modifiées pas introduire un gène mais est enrichie, pour générer au simplement utiliser cette final l’animal génétiquement approche de modification de modifié, le mutant. séquence. Le problème est que, pour Beaucoup de questions ne l’instant, on sait faire des sont pas encore résolues. En cellules souches pour la souris effet, les résultats décrits sont mais pas encore pour beau- obtenus avec une première coup d’autres organismes, génération de nucléases, mais tels que la drosophile ou le la spécificité à l’échelle du poisson zèbre, qui sont pour- génome est encore à préciser tant des modèles importants car, pour des applications de Figure 14 en biologie. On n’est donc pas thérapie génique, il ne faut pas Les souris génétiquement encore capable de faire facile- se tromper dans la correction modifiées constituent un outil ment des mutants ciblés. du gène. Il faut aussi réussir précieux pour la recherche Mais il a été montré récem- à reconnaître de manière fine thérapeutique. ment qu’avec des ciseaux non synthétiques, des « nuclé- ases à doigts de zinc » [3], il est possible de cibler des coupures en utilisant ce type d’approche. En plein déve- loppement, cette méthode permet d’espérer faire de la transgenèse dans d’autres organismes. Par ailleurs, les chercheurs suspectent que la répara- tion de l’ADN change selon l’endroit où l’on se situe sur le génome. Ici, la chimie a un rôle important à jouer. En effet, il est possible de cibler 53
La chimie et la santé n’importe quelle séquence À la découverte de régions sur le génome. Il faut enfin non codantes du génome et de savoir contrôler la chimie la régulation de l’expression des coupures. Les chimistes des gènes ont donc encore beaucoup de Pour étudier les régions non travail en perspective ! codantes, les chercheurs ont utilisé un type de molécules composées de plusieurs modules : pyrroles (Py) et 2.2. Méthode 2 : cibler des imidazoles (Im). Elles se gènes pour comprendre le fixent dans le petit sillon de fonctionnement des régions l’ADN et des paires Im-Im et non codantes du génome Im-Py vont reconnaître les Nous avons vu que seulement paires de bases de cet ADN. 5 % du génome correspon- Le code de reconnaissance a dent à des régions codantes, été identifié par le chercheur c’est-à-dire qui codent pour Peter Dervan : une paire Py- la synthèse de protéines Im reconnaît un couple C-G, nécessaires au fonction- une paire Py-Py reconnaît un nement cellulaire. Qu’en couple A-T et une paire Im- est-il du reste ? C’est l’objet Py reconnaît un couple G-C. Figure 15 de toute une recherche qui On peut donc théoriquement Reconnaissance des quatre paires utilise justement le ciblage reconnaître les quatre paires de bases. de l’ADN. de bases (Figure 15). 54
Cibler l’ADN : pour la compréhension du vivant Ulrich Laemmli à Genève a une couleur rouge à l’œil de étudié le rôle de certaines la drosophile. Mais chez des séquences non codantes mutants naturels, l’œil est appelées « séquences satel- blanc. Or on voit que pour ces lites » chez la drosophile [4] ; derniers, ce gène « white » est et Emmanuel Kas à Toulouse situé dans la région d’hétéro- a essayé d’expliquer [5] les chromatine, près du satelli- résultats observés, qui sont te III. Les régions satellites de les suivants : près du centro- ces mutants perturberaient- mère du chromosome X de elles ce gène censé donner la drosophile, on trouve les l’œil rouge ? régions satellites (appelées Après avoir traité des larves hétérochromatine ou régions de drosophiles mutantes (œil silencieuses), dont le « satel- blanc) avec un oligopyrrole lite III » est une région très (P9), on a observé que leur riche en paires A-T. Il pourra œil devenait rouge. Cette donc être repéré par les paires molécule capable de se fixer de molécules Py-Py. À côté de sur le satellite III a donc ces séquences satellites, on une influence sur le gène est surpris de découvrir des « white », qui se trouve juste gènes codant pour des ARN à côté. Ce gène n’était donc ribosomaux, que l’on sait être pas exprimé chez le mutant, nécessaires à la prolifération mais le devient dès que le P9 cellulaire, et très exprimés s’est fixé sur le satellite III (Figure 16). (Figure 17). La question que se sont La réponse est donc trouvée : posée les chercheurs était la les régions satellites régulent suivante : quel est le rôle des l’expression des gènes avoisi- régions satellites ? nants, lesquels contribuent à Pour y répondre, l’expérience donner la couleur rouge aux suivante a été réalisée : yeux. Figure 16 chez la drosophile sauvage, Cet exemple parmi d’autres Les séquences satellites dans le il existe un gène (le gène montre bien que l’on dispose modèle drosophile. Emmanuel « white ») qui est un transpor- de molécules chimiques capa- Kas (Toulouse) et Ulrich Laemmli teur de pigment et qui donne bles de repérer les séquences (Genève). 55
La chimie et la santé Figure 17 non codantes de l’ADN pour pouvoir les étudier, et avancer On découvre ici une L’oligopyrrole (P9) a été injecté dans l’élucidation de leur rôle illustration du rôle chez la lignée mutante « white- essentiel joué par des à l’échelle du génome. mottled » de la drosophile. régions non codantes Étant capable de reconnaître du génome, ou régions des séquences A-T, il se fixe sélectivement sur le satellite III de satellites : réguler l’hétérochromatine, ce qui a pour l’expression des gènes. effet de lever l’inhibition du gène « white », et ce qui redonne à l’œil sa couleur rouge. Vers des ciblages plus spécifiques pour la médecine du futur ? La chimie peut donc concevoir et synthétiser des molécules capables de reconnaître une séquence choisie d’ADN. Néanmoins, il reste encore du travail pour parvenir à reconnaître n’importe quelle séquence d’ADN et réussir à caractériser de manière très précise le niveau de spécificité de ces molécules. En effet, seule une attaque totalement spécifique du gène ciblé fera la puissance de la méthode et de ses applications, surtout si celles-ci sont d’ordre thérapeutique. Les nombreux exemples développés dans ce chapitre ont néanmoins permis de montrer la richesse potentielle des applications, notamment en biologie mais aussi pour des applications thérapeutiques qui seront à développer dans le 56 futur.
Cibler l’ADN : pour la compréhension du vivant Bibliographie disruption in zebrafish using designed zinc-finger nucleases. [1] Simon P., Cannata F., Nat. Biotechnol., 26: 702-708. Perrouault L. , Halby L., Concordet J.-P., Boutorine A., [4] Janssen S., Cuvier O., Müller Ryabinin V., Sinyakov A., M., Laemmli U.K. (2000). Specific Giovannangeli C. (2008). gain- and loss-of-function Sequence-specific targeted DNA phenotypes induced by satellite- cleavage mediated by bipyridine specific DNA-binding drugs fed polyamide conjugates . Nucleic to Drosophila melanogaster. Acids Res., 36: 3531-3538. Mol. Cell., 6: 1013-1024. [2] Pingoud A., Silva G.H. (2007). [5] Blattes R., Monod C., Precision genome surgery. Nat Susbielle G., Cuvier O., Wu J.H., Biotechnol., 25: 743-744. Hsieh T.S., Laemmli U.K., Käs [3] Doyon Y., McCammon J.M., E. (2006). Displacement of D1, Miller J.C., Faraji F., Ngo C., HP1 and topoisomerase II from Katibah G.E., Amora R., Hocking satellite heterochromatin by a T.D., Zhang L., Rebar E.J. et al. specific polyamide. EMBO J., 25: (2008). Heritable targeted gene 2397-2408. 57
La chimie et la santé Crédits photographiques – Fig. 3 et 5 (gauche) : CNRS – Fig. 7 : Georges Dolisi. Photothèque/Université de – Fig. 14 : CNRS Photothèque/ Montpellier 2, UPR 9080 Raguet Hubert, UMR 8612 – Laboratoire de Biochimie – Physico-Chimie, Pharma- Théorique – Paris. cotechnie, Biopharmacie – Fig. 4 : CNRS Photothèque/ – Châtenay-Malabry. Lamoureux Richard, GIP- – Fig. 16 et 17 : E. Kas. GENOSCOPE – Centre natio nal de séquençage.
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