DE L'INTERGENERICITÉ ET DE L'INTERARTIALITÉ DANS LUMIÈRES DE POINTE-NOIRE D'ALAIN MABANCKOU OU LE ROMAN N'ZASSA EN QUESTION
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Kouakou Paul DABLE DE L'INTERGENERICITÉ ET DE L'INTERARTIALITÉ DANS LUMIÈRES DE POINTE-NOIRE D'ALAIN MABANCKOU OU LE ROMAN N'ZASSA EN QUESTION Kouakou Paul DABLE Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire ramzybeni2dieu@gmail.com Résumé : La question identitaire est un enjeu discret, mais persistant des littératures africaines coloniales et postcoloniales. C'est elle que Lumières de Pointe-Noire d'Alain Mabanckou voudrait interroger à travers les nombreuses stratégies scripturales qu’elle met en jeu. Cette œuvre littéraire caractérisée par l'intergénéricité et l'interartialité apparaît comme un roman n'zassa, ce type d'écrit qui rassemble harmonieusement des genres littéraires et des arts aux formes, poétiques et fonctions différentes. Par cette pratique littéraire de la polyphonie générique et artiale, ce roman traduit, en réalité le cosmopolitisme de son auteur et, par extension, celui des Africains du continent et de la diaspora, une identité qui fluctue entre afropolitanisme et afropéanisme. Mots clés : intergénéricité, interartialité, écriture n’Zassa, identité, cosmopolitisme INTERGENERIC AND INTERARTIALITY IN THE LIGHTS OF POINTE-NOIRE BY ALAIN MABANCKOU OR THE NOVEL N’ZASSA EN QUESTION Abstract : The question of identity is a discret but persistent issue of colonial and postcolonial African literatures. That is what lumiere de pointe-noire de Alain Mabanckou would like to question through the several spiritual strategies it puts forth. This literary work characterized by intergenerality and interrartiality appears as N’zassa, this type of writing that harmoniously brings together literary genres and arts with differents forms, poetics and functions . Through this literary practice of the generic and artistic polyphony, this novel translate, in reality, the cosmopolitanism of the author and, by the extension, that of the Africans of the continent and the dispora, an identity that fluctuates between afropolitanism and afropeanism. Keywords: intergenericity, interartiality, writing n'zassa, identity Introduction Durant la période coloniale, les romanciers africains avaient fait de leurs œuvres un instrument de combat et de réhabilitation de la personnalité africaine. Au tournant des années 1960, à dater surtout de 1968 avec les Soleils des indépendances d'Ahmadou Kourouma, le roman africain transcende cette option thématique pour accorder une place de choix à l'écriture qui apparait désormais comme l'enjeu du jeu romanesque. Cette pratique littéraire s'affine Akofena çn°004, Vol.1 163
De l'intergénéricité et de l'interartialité dans Lumières de Pointe-Noire d'Alain Mabanckou ou le roman N'zassa en question au fil du temps si bien que, depuis quelques décennies, une certaine tendance scripturale matinée de poésie, de contes, de mythes, de légendes, etc., mais aussi d'expressions artistiques diverses telles que la musique, la peinture, la sculpture, la photographie, le cinéma... semble devenir la marque de fabrique du nouveau roman africain. Cette écriture à la fois intergénérique et interartiale à laquelle l’écrivain ivoirien Ade (2000) avait appliqué le qualificatif agni de N' Zassa et qui fait du roman africain un «genre sans genre », un « genre fourre- tout » est du reste au principe de Lumières de Pointe-Noire d’Alain Mabanckou. Une œuvre littéraire dont les ingrédients révèlent une intertextualité féconde entre le romanesque et les autres genres et arts. Considérant le récit d’Alain Mabanckou à titre d’œuvre d’art favorisant une rencontre avec d’autres arts, ne peut-on pas l’analyser sous l’angle de l’interartialité qui selon (Müller, 2000, P.44) « implique toujours l’intermédialité ». (Müller, 2000, PP99-110), l’inventeur du concept d’intermédialité, le définit comme le « fait qu’un média recèle en soi des structures et des possibilités d’un ou de plusieurs médias et qu’il intègre à son propre contexte ». L’exégèse de cette définition appliquée au roman le positionne au rang de premier média dans lequel s’invitent au second rang d’autres médias qui établissent entre eux et le premier média une suite de corrélations itératives et continues. Ou plutôt, le roman comme média principal accueille dans sa structure narrative d’autres médias auxquels il donne une impulsion nouvelle tout comme ceux-ci lui dictent leurs systèmes analogiques. Cette dynamique de compensation mutuelle entre les différents médias instaure un nouveau type de récit ou l’imaginaire romanesque traditionnel côtoie désormais le virtuel médiatique moderne. L’intermédialité comme l’indique l’auteur de ce concept, se situe dans le prolongement de l’intertextualité qui sert uniquement à la description des textes écrits, pour lui, l’intermédialité vient combler un vide ; celui des rapports entre les médias. C’est fort de cette conviction qu’il n’hésite pas à soutenir que « le concept d’intermédialité est donc nécessaire et complémentaire à la notion d’intertextualité dans la mesure où il prend en charge les processus de production du sens liés à des interactions médiatiques » (Müller, 2000 p.106). Dans le domaine spécifique de la littérature, on parle d’intermédialité quand dans un texte donné, on observe la présence d’un autre ou de plusieurs médias. C’est ce qui fait dire à (Müller, 1996, p.5) que l’intermédialité « vise la fonction des interactions médiatiques pour la production du sens ». Abondant dans le même sens que lui (Mariniello, 2003, p.7) indique que l’intermédialité : « désigne le croisement de plusieurs médias dans un texte littéraire ». Pour (Mechoulan, 2003, p.22) l’intermédialité « (…) peut désigner les relations entre diverses médias (…) diverses pratiques artistiques ». L’étude des relations entre les arts, pour lesquelles (Moser, 2000, P.44) propose, le terme « interartialité » fait partie du grand ensemble qu’est l’intermédialité finalement les différents théoriciens de ce concept retiennent surtout le critère de la rencontre de médias ou de supports médiatiques. L’objectif de cette étude est de voir comment Alain Mabanckou arrive à produire à travers lumières de pointe noire , un texte hybride ou chaque média 164 Septembre 2021 ç pp. 163-174
Kouakou Paul DABLE s’insère dans le tissu romanesque en conservant ses particularités ou en s’influençant mutuellement avec les autres supports du récit qui le métaphorsent. Comment la pratique interartiale ou intermédiale s’effectue-elle dans la fiction ? Quel impact cela produit-elle sur l’évolution de l’intrigue et à quelles fins ? Se fondant sur la perspective d'une approche socio-sémiotique de l'œuvre, et partant du postulat que l'interaction des genres littéraires et des arts fait du roman de Mabanckou un roman n'zassa, la présente contribution se noue autour de trois points essentiels dont le premier propose de voir la déconstruction genrologique à laquelle s'adonne l’auteur en convoquant différents genres littéraires dans son roman ; le second tente de faire ressortir les arts divers à partir desquels celui-ci tisse son texte, quand le point de flexion de l'étude laisse entrevoir le roman N’ zassa comme une poétique de l’identité. 1. De la déconstruction genrologique L’une des spécificités des romans africains actuels se manifeste dans l'imbrication des genres. La question des genres constitue, de ce fait, un item heuristique polémique qui met de l'avant le problème de l'intergénéricité, c'est- à-dire les diverses formes d'interaction entre les catégories génériques, canoniques ou non. L'intergénéricité étudie, en effet, les processus de production de sens provoqué, par l'union ou l'affrontement de deux ou plusieurs genres, par l'entremise de stratégies diverses. Harvey, identifie trois processus d'interaction générique : [...] La différenciation, l'hybridation et la transposition. La différenciation est une procédure de dérivation à partir des genres existants qui conduit habituellement à une variété nouvelle de genre, par exemple, l'autofiction émanant de l'autobiographie. Harvey (2011, p.128) L'hybridation se présente comme la combinaison de traits génériques hétérogènes dans une même œuvre. Lumières de Pointe-Noire, autobiographie romancée, se réalise principalement par hybridation à travers une déconstruction genrologique qui laisse découvrir une architextualité prégnante par le décloisonnement du romanesque, du récit traditionnel oral et des pratiques modernes discursives. Comme le pense (Assi, 2003, p. 68), cette recherche d'une écriture propre, parmi l’une des plus originales de ces dernières années, allie créativité, intertextualité, message qui sont les maîtres mots de ces romans d'un nouveau genre auxquels Adiaffi avait appliqué le terme agni de « n’zassa » (assemblage de type patchwork). Bien des intertextes utilisés par Mabanckou procèdent des genres oraux africains. L'œuvre s'ouvre ainsi par une légende, celle de « la femme aux miracles » (pp. 11-18), une femme mythique prise comme sacrifice expiatoire pendant la plus grande sécheresse qu’a connue Louloubou, le village de l'auteur-narrateur. Cette légende introduite dans le récit à travers un métadiscours est, par la suite, entièrement narrée sans typographie particulière, signe qu'elle fait partie intégrante du roman. Il en est de même de la légende de Mami Watta, cette femme fabuleuse, Akofena çn°004, Vol.1 165
De l'intergénéricité et de l'interartialité dans Lumières de Pointe-Noire d'Alain Mabanckou ou le roman N'zassa en question cette sirène des eaux nantie d'une queue de poisson et de longs cheveux en or (pp.255-256). La légende rapporte que quand vous tombez sur elle très tôt le matin, le moment où elle sort de la mer, vous devenez très riche. Ces deux légendes s'allient, du reste, à des proverbes qui poursuivent le décloisonnement générique dans le texte romanesque de Mabanckou. Les proverbes que l'on retrouve dans Lumières de Pointe-Noire se révèlent à partir des propos de certains personnages selon les modalités du discours direct. Le premier proverbe qui intéresse cette étude est édicté lors de la visite d'adieu de maman Pauline à son fils, Mabanckou, qui s'apprête à partir pour la France en vue d'y poursuivre ses études. En prenant congé de lui, maman Pauline lui conseille de devenir celui qu’il voudra devenir et de garder en mémoire le proverbe qui dit que « l'eau chaude n’oublie jamais qu’elle a été froide » (p. 34), une façon, pour elle, de lui demander de ne jamais oublier ses origines. Le second proverbe est livré par Maitre Mabiala, ceinture noire de karaté shotokan. Face à l'impatience de ses disciples, exténués par les nombreux exercices physiques qu’il leur faisait faire en lieu et place du «décollage» de Bruce Lee qu’ils voyaient au cinéma, il leur répond: « [...] L’oiseau ne vole pas dès sa naissance, il faut que ses ailes poussent!» (p. 190). Maitre Mabiala souhaiterait ainsi instruire ses disciples sur le fait que, pour atteindre un objectif, il est impératif de suivre des étapes préalables. La discursivisation romanesque de Mabanckou accorde aussi une place de choix à plusieurs mythes que l'on pourrait regrouper en fonction de leurs modes d'insertion. La première catégorie de mythes est directement insérée dans la narration et permet ainsi à la diegèse d’avancer. Le mythe sur les Etoiles filantes (p. 13), qui annonce la naissance d'un enfant, et celui des Etoiles qui, s'éteignant dans leur course, (p. 13) préfigure la mort d'un homme, participent de cette esthétique. Les deux mythes sont rattachables, d'après le texte, au mythe expliquant la querelle entre la Terre et le Ciel que Dieu trancha en faveur du Ciel puisqu'il y habitait. On racontait que son histoire remontait au temps où la Terre et le Ciel se chamaillaient sans répit. La Terre reprochait au Ciel son inconstance, ses caprices, ses sauts d'humeur. Et ses rugissements pendant que le Ciel blâmait la Terre pour son inconscience. Entre ces deux griefs, Dieu devait trancher et donna raison au Ciel parce que c'était là qu'il habitait. Mabanckou (2011, p.13) Ces trois mythes, tout comme celui sur les pouvoirs surnaturels des albinos (p.262), sont directement introduits dans le texte et constituent la trame normale du récit. Deux autres mythes apparaissent également dans le roman, mais selon le miroir déformant d'histoires anecdotiques dont l'une évoque les repas que la mère de Mabanckou gardait aux sœurs défuntes de celui-ci (pp. 39-41) et l'autre, la certitude de cet auteur qu' il n' avait pas à aller au cimetière s' incliner sur la tombe de ses parents dès l’instant ou ceux-ci étaient tout le temps présents dans la pièce où il résidait, le voyant écrire, corriger ses égarements, et même lui soufflant ce qu'il fallait consigner. Le dernier type de mythe qu'il est donné de voir est une série de mythes sur les jumeaux (p. 127), simplement 166 Septembre 2021 ç pp. 163-174
Kouakou Paul DABLE évoqués pour justifier certaines attitudes des personnages. Comme le pense (Durand,1971, p. 12) pour qui, « au sein du récit littéraire oral ou écrit, les séparations entre le mythe, la légende, le conte et le roman sont floues », les légendes, les proverbes et les mythes s' entremêlent dans Lumières de Pointe- Noire sans que l’on ne puisse dissocier avec précision les différents genres ; ce qui n' est pas le cas des pratiques discursives modernes telles que la dépêche journalistique de l’agence Syfia traitant des prostituées de Brazzaville (pp. 212- 213), l'hymne congolais Les trois glorieuses (pp. 142-143) et la chanson Le Mauvais Sujet repenti de Georges Brassens (p. 210) que Mabanckou introduit par citations directes en caractères italiques. Pour (Piegay-Gros, 1995, p. 45), « la citation apparait légitimement comme la forme emblématique de l'intertextualité : elle rend visible l'insertion d'un texte dans un autre ». La typographie devient ici un signe distinctif du dialogue textuel, une technique indicative permettant au romancier de souligner le décalage dans la prise de parole du narrateur et l'expression de ses personnages. Lumières de Pointe-Noire est ainsi un texte hétérogène, hybride qui se situe au confluent de divers genres d'écriture, littéraire ou non. Il apparait comme une suite de collages littéraires par références ou par citations. Cette pratique intergénérique qui l'intègre à l'écriture n'zassa est, par ailleurs, transcendée par une mise en collusion de l'œuvre avec des éléments artistiques disparates, le roman de Mabanckou se présentant, en définitive, comme un genre n'zassa d'une incontestable déconstruction genrologique, l'écrivain aboutit à une remarquable pratique interartiale. 2. La Pratique interartiale chez Alain Mabanckou Pour Bakhtine (1987), le discours romanesque se caractérise par le dialogisme, c'est-à-dire le dialogue des textes, la manifestation de voix plurielles qui sillonnent l'énoncé. Le roman est, en effet, un genre dont le fonctionnement intègre plusieurs genres littéraires. Aujourd'hui, en plus d'amalgames des genres, il prend en compte des arts divers ; d’où la naissance des concepts d'intermédialité et d'interartialité dont les points communs ne devraient pourtant pas masquer le fait que ces termes conduisent sur des terrains de recherche différents. Pour (Müller, 2006, pp. 100-101), l'intermédialité opère dans un domaine qui inclut les facteurs sociaux, technologiques et médiatiques, alors que l'interartialité se limite à la reconstruction des interactions entre les arts et les procédés artistiques, et s'inscrit plutôt dans une tradition poétologique. La présente étude s'intéressera particulièrement à l'interartialité certes considérée, par (Guiyoba, 2012, p. 22), comme « une déclinaison spécifique de l'intermédialité », mais vue surtout selon la perspective de (Moser, 2000, p.70) pour qui « l'interartialité […] se réfère à l'ensemble des interactions, possibles entre les arts que la tradition occidentale a distingué et différencié ». Il s'agira de voir comment Mabanckou insère dans son roman différents éléments artistiques qui l'inscrivent dans la poétique n' zassa. Lumières de Pointe-Noire convoque, de fait, plusieurs arts qui se confondent au roman selon des procédés multiformes. Le premier procèdé d'intégration de 1'artistique au romanesque consiste à faire référence aux arts à travers les Akofena çn°004, Vol.1 167
De l'intergénéricité et de l'interartialité dans Lumières de Pointe-Noire d'Alain Mabanckou ou le roman N'zassa en question discours des personnages. Lors de sa visite à son fils qui s'apprête à partir pour la France, maman Pauline fait, par exemple, allusion à la musique, le quatrième art, en rappelant le temps des orchestres comme l'orchestre national du Congo et celui des Trois frères de Youlou Mabiala, Loko Massengo et Michel Boyibanda. « Retrouvant sa voix, elle me parla des concerts de notre orchestre national. Les Bantous de la capitale, dans les années 1960, et surtout de l'orchestre Les Trois Frères de Youlou Mabiala, Loko Massengo et Michel Boyibanda. » Mabanckou (2011, P30). La sculpture, deuxième art selon le classement hégélien, est également évoquée à travers l'image du Penseur du sculpteur français Auguste Rodin collée sur l'attaché-case du professeur de philosophie de Mabanckou (pp. 248- 249). « Le surveillant général ancien professeur de philosophie on le croisait le long de l’avenue de l’indépendance, devant un abribus, avec son attaché-case sur lequel il avait collé une image du Penseur d’Auguste Rodin. » Mabanckou (2011, P248-249). Il en est de même du huitième art qualifié d'« arts médiatiques » vu ici par le détour de l'émission télévisée Apostrophes du journaliste français Bernard Pivot.« Plus tard, arrivé à Nantes pour poursuivre mes études de droit, je tombai un vendredi soir sur Apostrophes, une émission littéraire animée par Bernard Pivot » Mabanckou (2011, p.272). Le séjour à l'Institut français de Mabanckou lui rappelle aussi que ce lieu, qui fut la seule bibliothèque de la ville, lui a permis de prendre contact avec les livres, en commençant par les bandes dessinées. L'auteur revient sur ce neuvième art à travers l'énumération des personnages marquants de la bande dessinée Zembla que sont Rasmus, Petoulet, Bwana, Satanas, etc. (pp. 270-271). C'est dans ce bâtiment de l’Institut français que Mabanckou fait également un clin d' œil significatif au troisième art qu' est la peinture à partir d' un tableau inachevé à l’arrière-plan ou les oiseaux sont dépourvus d' ailes, et le ciel à peine esquisse . Ce tableau n'a pas été achevé à l'arrière-plan où quelques oiseaux sont dépourvus d'ailes, et le ciel est à peine esquissé. Je songe de temps à autre au film Le Tableau de Jean-François Laguionie, dans lequel un peintre a laissé un tableau inachevé et où l'on voit un château, des jardins et une étrange forêt. Il y a trois catégories de personnages dans l'œuvre : les Toupins - entièrement peints -, les Pafinis - dont il manque encore quelque chose - et les Reufs - qui sont tout juste ébauchés. Les Toupins traquent les Pafinis et prennent les Reufs en captivité. Il n'y a plus que le Peintre lui- même qui pourrait ramener la paix entre ses protagonistes. Ramo, Lola et Plume partent alors à la recherche de cet artiste pour que celui-ci vienne terminer le tableau […] Je ne voudrais pas, moi aussi, traquer le peintre de ce tableau congolais. Je me contenterai de ce que m'a dit Eric Miclet: ne jamais bousculer ce qui se fond dans le décor. Mabanckou (2011. p. 268) En dehors de ces références lapidaires et allusives aux arts, l'écrivain use surtout d'un découpage inhabituel nominalement pour ce qui est du genre romanesque qui affectionne les séquentialisations en parties et en chapitres. Son œuvre est ainsi subdivisée en deux grandes sections intitulées Première 168 Septembre 2021 ç pp. 163-174
Kouakou Paul DABLE semaine, pour la première partie, et, pour la seconde, Dernière semaine. Ce morcellement à repères temporels arrime sur le mode cinématographique transpire dans les intitulés des chapitres de l'œuvre qui ne sont essentiellement que des titres de films. Dans la Première semaine, l'on découvre ainsi 16 titres de film : La Femme aux miracles (film américain de Franck Capra 1931); La Femme de nulle part (film français réalisé en 1922 par Louis Delluc); Va, vis et deviens (film franco- israélien de Radu Milhaileanu 2005) ; Les Mille et une Nuits (film américain de John Rawlins sorti en 1942); La Gloire de mon père (film français de Yves Robert 1990); La Femme d'à côté (film français de François Truffaut 1981); La Mort aux trousses (film américain d'Alfred Hitchcock 1959) ; Mademoiselle ma mère (film du Français Henri Decoin 1937) ; La Paysanne aux pieds nus (film franco-italien de Vittorio de Sica 1960) ; Le Château de ma mère (film réalisé par le Français Yves Robert en 1990); Pour une poignée de dollars (western spaghetti de l'Italien Sergio Leone sorti en 1964) ; La Femme aux deux visages (film américain de George Cukor 1941); Les Enfants du paradis (film du Français Marcel Carne 1945) ; Les Dragueurs (film français de Pierre Mocky 1959); Mon oncle (film français de Jacques Tati 1958) et Rencontre du troisième type (film américain de science-fiction réalisé en 1977 par Steven Spielberg). Dernière semaine, la deuxième partie du roman, renferme 10 chapitres dont les titres empruntent également aux titres d'œuvres cinématographiques : Le Pas suspendu de la cigogne (film réalisé en 1991 par le Grec Théo Angelopoulos) ; Cinéma paradiso (film italien de Guiseppe Tonatore réalisé en 1989) ; Les Nuits fauves (film franco-italien réalisé en 1992 par Cyril Collard); Guerre et Paix (film de guerre américano-italien d'inspiration historique de King Vidor sorti en 1956) ; Le Cercle des poètes disparus (film de l'Américain Peter Weir 1989) ; Les Dents de la mer (film d'horreur américain de Steven Spielberg 1975); Le Tableau (film français de Jean-François Laguionie 2011); La Maison des contes film franco-italien sorti en 2009 et réalisé par Dominique Monfery) ; Adieu ma concubine (film chinois de Chen Kaige 1993) et « Post-scriptum » (titre partiel du film Post-scriptum d’un vieux film réalisé en 1979 par l’Ukrainien Viktoras Starosas). Outre les titres de parties et de chapitres relevant du septième art, l'incorporation directe de photographies dans les pages de l'œuvre constitue également une des stratégies de prise en compte des arts dans le roman de Mabanckou. La photographie, partie intégrante des « arts médiatiques », le huitième art, parcourt de part en part Lumières de Pointe-Noire. Sur les vingt-six chapitres de l'œuvre, l'on dénombre dix-neuf photographies. Tous les chapitres ne sont certes pas illustrés, mais il y en a comme « La gloire de mon père » et « Le cercle des poètes disparus » qui renferment chacun deux photographies. Lumières de Pointe-Noire accueille ainsi, en plus des genres littéraires protéiformes qui le composent, diverses sortes d'arts. Cette écriture à la fois intergénérique et interatiale qui lui donne un caractère hybride et qui en fait un roman parfaitement n'zassa est, au demeurant, symbolique d'une véritable poétique de l'identité. Akofena çn°004, Vol.1 169
De l'intergénéricité et de l'interartialité dans Lumières de Pointe-Noire d'Alain Mabanckou ou le roman N'zassa en question 3. Le roman n'zassa, une poétique de l'identité Dans la langue agni, le terme n'zassa appartient au vocabulaire de la couture. Il désigne « un pagne africain, une sorte de tapisserie qui rassemble, qui récupère des petits morceaux perdus chez les tailleurs pour en faire un pagne multi pagne, un pagne caméléon qui a toutes les couleurs, qui a plusieurs motifs » (Ade,2000, p.6). Dans le contexte de la création littéraire, le n'zassa renvoie à cette écriture qui rassemble harmonieusement des genres littéraires aux formes, poétiques et fonctions différentes. A l'image du tailleur qui compose son pagne n'zassa au hasard des morceaux de tissus récupérés, le créateur de l'œuvre littéraire n'zassa recourt, au gré de son inspiration et de ses intentions esthétiques et idéologiques, aux genres constitutifs de sa compétence artistique. Il aboutit, selon l'expression d'Adiaffi, à un «genre sans genre ». Cette esthétique nouvelle est, en réalité, emblématique d'une identité africaine mouvante et dynamique, une identité plurielle. Le roman africain, en plus donc de sa propension à développer des thématiques orientées vers le pouvoir et le développement social, se pare, ces dernières décennies, d'une certaine exigence scripturale qui donne à lire une poétique singulière, signe caractéristique d'une identité mutante, une identité rhizomique, à la fois endogène et transculturelle, qui intègre la condition humaine cosmopolite du XXIe siècle. Le cosmopolitisme est, en effet, le mélange de plusieurs identités, et donc le sentiment d'être un citoyen du monde au-delà des nations, sans être rivé à l'une d'elles. Il consiste à considérer comme sa patrie aussi bien sa nation d'origine que d'autres pays. Pour Beck (2001), la cosmopolitisation renvoie à un processus multidimensionnel et complexe caractérisé par les interdépendances qui relient de fait les hommes les uns aux autres, de gré ou de force. Il pense ainsi que la vie quotidienne, le travail, et même les rapports amoureux deviennent cosmopolitiques au sens où ils sont le mélange de différentes cultures. La distinction analytique entre nous et les autres est donc désormais brouillée. Les personnages qui se meuvent dans Lumières de Pointe-Noire et les différentes situations qui y sont campées laissent éclore ce cosmopolitisme actuel vers lequel semble tendre le continent africain, s'il ne le caractérise pas déjà. Ces personnages dont l'origine congolaise est incontestable demeurent pourtant culturellement extravertis. Leurs préférences cinématographiques d'emblée tournées vers les aventures américaines de Bud Spencer et Terence Hill dans On l'appelle Trinita, On continue à l'appeler Trinita, et les westerns spaghettis américains Le bon, la brute et le truand de Clint Eastwood, Lee Van Cleef et Eli Wallach sont remplacées, avec la venue des films asiatiques d’arts martiaux, par les affiches de Bruce Lee dans La fureur du dragon, Opération dragon ou Le jeu de la mort (pp. 187-189). Les réminiscences littéraires de Mabanckou logé à l'Institut français, l'unique bibliothèque de la ville à l'époque, demeurent elles aussi essentiellement braquées sur des œuvres et auteurs français : Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier, Antigone de Jean Anouilh, Les Contes du chat perché de Marcel Aymé, Une tête de chien de Jean Dutourd, les textes poétiques Le Pont Mirabeau et Les Yeux d' Eisa respectivement de 170 Septembre 2021 ç pp. 163-174
Kouakou Paul DABLE Guillaume Apollinaire et Louis Aragon, et les allusions à Balzac et Zola (pp. 271-272). Cet éclectisme augure de la culture cosmopolite de Mabanckou et, partant, de celle des Africains aujourd'hui. Par le jeu des nombreux commerces qu'il a entretenus durant sa vie de migrant en France et aux Etats-Unis, Mabanckou est, à l'image des Africains actuels, un citoyen du monde. Il n'occulte pas, de ce fait, son identité plurielle quand bien même il exprimerait et réclamerait ouvertement son appartenance congolaise à travers la confidence qu'il fait sur sa naissance : « [...] Je me délivrai de son ventre dans un bâtiment délabré de la maternité du district de Mouyondzi en cette nuit à la fois torride et glaciale du 24 février 1966 » (p. 24). Congolais déterritorialisé depuis vingt- trois ans, devenu français par naturalisation, vivant et exerçant désormais sa profession d'enseignant chercheur aux Etats-Unis, Mabanckou se retrouve dorénavant dans une véritable spatialisation identitaire dont les traces sont outre-Atlantique. Cette identité par le territoire, du fait que le lieu érigé en territoire contribue à la formation d'une identité nouvelle, se décline aussi bien à travers le regard porté par les autres sur lui que par le caractère singulier de l'inconscient qui parle en lui. Mabanckou apparait, pour les autres Congolais, comme un inconnu. Au restaurant « Chez Gaspard », par exemple, la seule personne qui se vante de le connaître ne le sait que par ses occurrences à la télévision, et non en tant que compatriote congolais : « Vous êtes écrivain, je vous ai parfois vu à la Télé ! Tous ces gens qui mangent là sont des incultes, ils ne savent pas qui vous êtes ! Mais moi je suis un type qui suit l'actualité ! » (p. 219). Ses parents, eux-mêmes, ne l'identifient que par rapport à un univers identitaire autre. La visite qu'il effectue sur la parcelle de tonton Albert concourt a le présenter comme un extraterrestre pour ses propres neveux : Pour ces mômes je suis une apparition, une ombre qui s'évanouira lorsque le soleil se couchera. Dans leur esprit je ne suis qu'un personnage habilement construise par leurs parents [...]. Un d’entre eux le plus grand de taille me renifle tel un chien essayant de connaître son maître trop longtemps absent. Mabanckou (2011, p.31) Cette extranéité identitaire se lit dans la présence de Mabanckou au Congo sur invitation de la France, en tant qu'expert français et non parce que natif de ce pays. Il bénéficie, à ce titre, des avantages que lui offre sa citoyenneté française. Il le clame lui-même à son oncle venu lui rendre une visite de courtoisie : « Je lui explique que l'Institut français m'a invité pour quelques jours de conférences [...] je ne paye rien » (p. 167). Bien plus encore, l'identité de Mabanckou déborde le cadre français pour s'étendre aux États-Unis. Koblavi, le propriétaire du cinéma Rex qui, « autrefois, [...] garantissait le rêve [à Mabanckou et aux enfants de son âge] » (p. 24), ne le désigne que sous le pseudonyme de « l'Américain » : « L'Américain ! Je n'en crois pas mes yeux ! Tu as pensé à venir voir le vieux Koblavi ! [...] Gilbert et madame, vous pouvez aller filmer la salle pendant que je discute avec mon Américain... » (p. 198). Mieux, Koblavi termine leur conversation par une conception de l'identité qui semble bien traduire celle de l'auteur, voire des Africains actuels : Akofena çn°004, Vol.1 171
De l'intergénéricité et de l'interartialité dans Lumières de Pointe-Noire d'Alain Mabanckou ou le roman N'zassa en question C'est vrai que je suis d'origine ghanéenne par mes parents, mais je me suis toujours senti monténégrin. Tu entends mon accent ? Il n'y a pas plus monténégrin que moi dans cette ville ! Je n'ai jamais été victime d'une quelconque exclusion de la part de la population. C'est ici que je vis, et c'est ici qu'on m'enterrera. Mabanckou (2011, p.202) Ce sentiment d'appartenir à la fois à un ici et a un ailleurs qui se vit à travers, le regard des autres se retrouve incidemment chez l'auteur. Celui-ci est, à plusieurs reprises, choqué par les attitudes des gens qu'il rencontre pendant son séjour. Ainsi en est-il de la réflexion qu'il fait en son for intérieur la nuit de la conférence à l'Institut français quand Yaya Gaston pp. (113-114). Son grand frère, parce qu'ayant démesurément consommé de la boisson alcoolisée, crée un scandale et crie qu'ils sont du même père et de la même mère : « Pensait-il que seul le sang rapprochait deux êtres et non ce qu'ils avaient vécu ensemble ?». Mabanckou n'est donc plus exclusivement de ce monde dans lequel vivent ses parents; il baigne désormais dans une identité à ressorts multiples. M’Bembe (2006, p. 13) qualifie ce genre de reconstruction identitaire centrée sur une sensibilité culturelle, historique et même esthétique de l’ici et de l’ailleurs par le terme néologique d'afropolitanisme qu’il décrit comme : la conscience de cette imbrication de l'ici et de l’ailleurs, la présence de l’ailleurs dans l'ici et vice- versa, cette relativisation des racines et des appartenances primaires et cette manière d'embrasser, en toute connaissance de cause, l'étranger et le lointain, cette capacité à reconnaître sa face dans le visage de l'étranger et de valoriser les traces du lointain dans le proche, de domestiquer l’in-familier, de travailler avec ce qui a tout l'air des contraires. Pour la Camerounaise Miano (2014), Mabanckou serait certainement afropéen, terme par lequel elle qualifie certaines personnes d'ascendance subsaharienne ou caribéenne, mais de culture européenne, des individus qui, selon elle, mangent certes des plantains frits, mais dont les particularismes ne sont pas tellement différents de ceux qu'on peut trouver dans les régions de France. Mabanckou demeure, dans tous les cas, porteur d'une identité cosmopolite du fait que son humanité demeure partagée entre le Congo, son pays natal, la France, son pays d'adoption, et les Etats-Unis où il vit et travaille. Il n'est ni européen, ni africain, il est beaucoup plus créole. À l’image des Africains du continent et de ceux de la diaspora partagés entre afropolitanisme et afropeanisme, il se présente désormais comme un citoyen du monde, un citoyen façonné dans un monde cosmopolitique. Conclusion L'une des originalités des œuvres littéraires africaines réside aujourd'hui dans la pratique intertextuelle. Cette technique scripturale qui se joue à divers niveaux permet aux écrivains en général, et aux romanciers en particulier, de donner libre cours à une inspiration débordante perceptible par le détour de la déconstruction générique et de l'entrée par effraction des arts dans le champ littéraire africain. À ce jeu, Lumières de Pointe-Noire d'Alain Mabanckou se présente comme un des parangons de ce nouveau roman africain qui se 172 Septembre 2021 ç pp. 163-174
Kouakou Paul DABLE construit en déconstruisant les cloisons anciennement étanches entre les genres classiques écrits ou oraux que sont le roman, le théâtre, la poésie, la légende, le proverbe, le mythe, etc. et des pratiques discursives modernes comme la dépêche journalistique, les hymnes et les paroles de mélodies. Bien plus encore, cette œuvre romanesque fait interagir en son sein différents arts tels que la peinture, la musique, la sculpture, la bande-dessinée, la photographie, le cinéma. Par cette pratique littéraire de la polyphonie générique et artiale, elle entre pleinement dans l'écriture n’zassa, une écriture qui apparaît finalement comme une véritable poétique de l'identité. L'éclectisme textuel qui fait de cette œuvre littéraire un roman n’zassa résumé, de fait, l'identité plurielle de Mabanckou, et par ricochet, celle des Africains actuels du continent et de la diaspora, une identité composite qui s'en source à la fois dans la culture africaine et les multiples apports cognitifs reçus du commerce des autres cultures et races. Mabanckou manifeste dès lors, à l'image de tous les Africains engagés aujourd'hui dans cette culture de la mobilité caractérisée par des migrations constitutives des diasporas, des échanges commerciaux de tous genres, une identité, sinon afropolitaine, du moins afropéenne, et donc assurément cosmopolite. Références bibliographiques Ade, A. J. M. (2000). Les Naufragés de L’intelligence, Abidjan CEDA Assi, D.V. (2003). Africultures n°56 p68. Bakhtine, M. (1987). Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard. Beck, U. (2001). La société du risque sur la voie d’une autre modernité, édition Flammarion, Librairie Eyrolles. Durand, G. (1971). Les structures anthropologiques de L’imaginaire, Paris, Bordas. Guiyoba, F. (2012). Littérature médiagénique, Paris, L’harmattan. Harvey, F. & Alain, R. G. (2011). Roman composite. Intergénéricité et intermédialité, Paris, Editions L’harmattan, coll. « Critiques littéraires ». Mabanckou, A. (2011). Lumières de Pointe-noire, Paris, Seuil. Mariniello, S. (2003). Présentation des cinéma et intermédialité, Cinemas, cinéma et intermedialité (10)2.3, 7. Mbembe, A. (2006). De la postcolonie essai sur L’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris Karthala. Méchoulan, E. (2003). Intermédialités : le temps des illusions perdues , dans Intertextualités 1, 22. Miano, L. (2014). Histoire d’une résistance sonore, Kindle édition. Moser, W. (2000). Puissance baroque dans les nouveaux médias, dans Cinémas, (10)2-3, 44-70. Müller, J.E. (1996). intermedialität : formen modern kulturellerkommunikation, münster : Nodus publikationen, 5. Akofena çn°004, Vol.1 173
De l'intergénéricité et de l'interartialité dans Lumières de Pointe-Noire d'Alain Mabanckou ou le roman N'zassa en question Müller, J.E. (2000). Intermédialité , une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l’exemple de la vision de la télévision Cinemas, (10)2-3, 106. Müller, J.E. (2006). Vers l’intermédialité ; histoire, positions et options d’un axe de pertinence », Métamorphoses. L’identité des médias en question, 16, Piegay, G.N. (1995). Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod. 174 Septembre 2021 ç pp. 163-174
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