ÉCRITURE ET CHAOS CHEZ KOUROUMA DANS ALLAH N'EST PAS OBLIGÉ

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ÉCRITURE ET CHAOS CHEZ KOUROUMA
                DANS ALLAH N’EST PAS OBLIGÉ

LIMINAIRES
       Après les heures glorieuses de la Négritude, la littérature négro-africaine a
subi des innovations artistiques. La révolution la plus manifeste est celle inaugurée
par Kourouma avec ses Soleils des indépendances (1968), Sony Labou Tansi et
Yodi Karone : Le premier avec la malinkisation du français, le deuxième avec ses
tropicalités baroques et le troisième dont le naturalisme devient incandescent dans
le romanesque. Tous s’inscrivent dans la littérature du désenchantement sur le plan
thématique avec le chaos de la post colonie.
       S’agissant de Ahmadou Kourouma, son roman Allah n’est pas obligé dépasse
les limites de la simple critique telle que matérialisée par les écrivains de la seconde
génération (J. J. Séwanou Dabla, 1986). C’est un roman publié dans la foulée du
chaos généralisé qui a embrasé le Liberia, la Côte d’Ivoire et la Sierra Leone durant
les guerres tribales des années 90. Un enfant soldat, Birahima, âgé de douze ans,
raconte. Son patrimoine linguistique est tiré de quatre dictionnaires différents. Ceci
amène le lecteur à évaluer si les choix linguistiques de l’énonciateur sont adaptés au
niveau de celui-ci et surtout au thème.
       Ainsi, évaluer l’écriture et le chaos nous invite à répondre à un double
questionnement : d’abord analyser la particularité linguistique du roman sur les
plans stylistique et rhétorique ; ensuite comprendre l’effet du thème sur les faits
langagiers purement romanesques et vice-versa.
       Trois méthodes lectorales se dessinent : d’abord La stylistique ballyenne nous
aidera à analyser la langue du roman pour en déceler l’effet expressif du corpus.
Ensuite la rhétorique sera palliative. Enfin, la thématique.
Mots –clés : Chaos, écriture, style, thème et figure de style

1. ASPECTS PERITEXTUELS
1.1. De l’écriture
        L’écriture est un instrument de communication car elle représente la parole
et la pensée par des signes conventionnels destinés à durer (…) en tant que manière
personnelle de s’exprimer (Le Petit Robert, 1998 : 383). L’écriture remédie aux
failles de l’oralité et de la mémoire toujours fugaces. Ainsi, l’écriture devient-elle
cet artéfact, ce medium qui réalise l’architecture des textes. De même, elle imprime
une particularité en remplissant la fonction poétique et stylistique en tant que
matériau langagier du texte. Si les signes graphiques de l’écriture sont

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ANALYSES
conventionnels, impliquant le code, ils deviennent ainsi des « signes linguistiques »
(J. M. Klinkenberg, 1996 : 170).
        L’écriture africaine s’inscrit dans la civilisation universelle car, quelle que
soit la langue, elle véhicule matériellement la pensée, l’imaginaire, la culture et
l’identité personnelle (et /ou collective) des peuples.

1.2. Le chaos
       Le chaos, selon le Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse, est une
confusion, un abime, un désordre et un trouble complet qui caractérise une société
(1992 : 917).
       Le chaos est historiquement un thème universel dans la littérature mondiale.
En littérature africaine, le chaos était déjà chez A. Césaire, Tchicaya U’Tamsi,
W. Soyinka, etc. Avec les écrivains supposés de la seconde génération (J. J.
Séwanou Dabla), le chaos s’exacerbe dans le malaise social. La thématique est
absurde avec des personnages marginaux : englués dans une fange méphistophélique
de la vie et dans une (e)sc(h)atologie, les personnages n’ont rien à envier à ceux de
F. Kafka ou de J. Joyce. La langue subirait cet état de choses. Si la langue
s’apparente au social, Pierre N’Da, cité par L. Kesteloot (2001 : 275), note :
               À société dégradée parole débridée. L’usage de la débauche langagière
               s’avère nécessaire pour dire la débauche sociale. En cela le dévergondage
               textuel a valeur d’acte iconoclaste.

1.3. Au sujet du Corpus
        Allah n’est pas obligé est le quatrième roman de l’Ivoirien Ahmadou
Kourouma, auteur des Soleils des indépendances (1968). Publié en 2000, (Allah
n’est pas obligé, ANO, notre sigle) fut auréolé d’un succès comme le Prix Renaudot
des lycéens, la même année. S’inscrivant dans la classe narrative, ce roman est
inclassable génériquement suite à sa protéiforme : Il est picaresque dans la mesure
où le personnage raconte ses mésaventures même si la vantardise s’estompe non pas
comme chez Daniel Defoe. Il est aussi historique dans la mesure où la démarcation
se gomme entre la fiction purement romanesque et la trame racontée, les
personnages, les repères historico-géographiques réels et connus. Un autre le
qualifierait de baroque ou roman d’initiation ou même biographique. Cette difficulté
de classer cette œuvre est une grande révolution artistique dans les lettres africaines.
        Il s’agit d’une sorte de picaro du nom de Birahima, orphelin qui quitte sa
Côte d’Ivoire natale pour le Libéria, à la recherche d’une tutrice, sa tante. Kidnappé
en plein voyage par les coupeurs de routes, certainement des rebelles, Birahima
deviendra désormais enfant-soldat en participant aux atroces guerres tribales, aux
coups d’État qui ont embrasé la Sierra Leone et le Liberia dans les décennies 1980 et
90. En fin observateur, Birahima devient le narrateur intradiégétique et omniscient
du récit. Il raconte l’apocalypse généralisée, les agissements de tristes dictateurs
et/ou seigneurs de guerres comme Charles Taylor, Foday Sankoh, Sany Abacha,
Ahmed Tejan Kabbah, Blaise Compaoré, Kadhafi, Eyadema, Johnny Koroma,
Houphouët Boigny qui ont été impliqués de loin ou de près dans le chaos : les uns
dans des maffias politico-militaires, les viols, l’exploitation illicite des minerais ; les
autres dans les guerres à barbarie inouïe.
        La langue est fortement métissée avec usage de trois langues : le malinké, le
français et l’anglais. Le récit compte six veillées et la trame est circulaire. De part et
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d’autre, le récit est émaillé de propos pessimistes dénotant l’incapacité humaine face
à l’implacable destin.
        S’agissant du titre, celui figurant sur la couverture est elliptique
comparativement à celui de l’incipit : « je décide le titre définitif de mon blablabla
est Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes les choses ici-bas » (ANO : 9). Si
ce titre s’affiche long, c’est par une volonté d’être précis. La première proposition, la
principale, contient un lexème religieux : « Allah ». Transparait donc l’illusion du
réel, car les pays présents dans le romanesque sont musulmans. Quoi qu’il en soit,
cela est une volonté affichée d’impliquer Dieu dans les tristes événements et le titre
pose la question du destin, du désespoir d’un homme qui se remet à un Être suprême
comme ultime rempart.
        La négation absolue vient renforcer le déterminisme du verbe « obligé » :
Dieu est libre. Cette principale inaugure le chaos avec le sentiment d’amertume et un
aveu d’échec total. Toujours est-il que l’énoncé titrant, tout en proclamant la
souveraineté providentielle, laisse planer un vide et invite le lecteur à saisir le sens
dans l’autre face de l’iceberg contenu dans l’infinitive prépositive. En effet,
l’attribut « juste » contient une charge sémantique juridique pour juger la
Providence. Par ailleurs, le mot « choses » dont le pluriel évoque le tohu-bohu relève
du langage parlé et il est imprécis. Cette imprécision se profile dans l’indéfini
« toutes » et une façon de sélectionner les choses dont il s’agit. Le titre de l’incipit se
termine par la précision énonciative rendue possible par le déictique spatial « ici-
bas » relevant encore du langage parlé. Ce lexème désigne ce monde par opposition
au Ciel : Ce monde symbolise les sèmes d’imperfections, de désorganisation et de
déchéance totale.
        Somme toute, le télescopage d’une suite syntagmatique met en exergue le
vide et le flou. Par ailleurs, l’invariant de la principale possède plusieurs avatars qui
donnent au texte une polychromie et la forme du chaos.

1.4. La méthode et son opérativité
        Étudier l’écriture suppose une méthode d’obédience linguistique. En ce nous
concerne il s’agira de la stylistique dans la mesure où c’est le style qui habille le
texte. Il faudra donc évaluer la particularité de ce roman sur le chaos, car le style
suppose un écart par rapport à la norme. Cette rupture est appelée « déviation » par
O. Ducrot et T. Todorov (1972 : 383). L’analyse ne se limite pas à la particularité
mais à cerner l’effet que produisent les énoncés linguistiques du corpus. C’est
Charles Bally, disciple de F. de Saussure, qui est le père de la stylistique moderne
même si cette discipline a existé depuis l’Antiquité sous le nom de rhétorique. Ainsi,
le style consistera-t-il à cerner les choix du scripteur aux niveaux phonique, lexical,
syntaxique, discursif et rhétorique, lesquels choix singularisent son écriture.
        La stylistique sera épaulée par la rhétorique pour déceler la valeur expressive
des figures de style. Nous prenons en compte les avis d’Olivier Reboul et du Groupe
µ de Liège. Le chaos est un thème : L’analyse thématique recèlera les constantes du
chaos et le retour des motifs pouvant dégager la cohérence de l’imaginaire de ce
roman. Il s’agira de décrypter le thème archétypal du chaos sur les champs
sémantique et lexical.

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ANALYSES
2. LES ASSISES LEXICO-SYNTAXIQUES DU CHAOS
2.1. Melting-pot et babélisme lexicaux
2.1.1. Le métalangage
        Le narrateur du récit, Birahima, se présente comme un enfant sans instruction
ni automatismes du langage sérieux. La plupart de ses mots relèvent du registre
enfantin, vulgaire, voire ordurier. Il utilise quatre dictionnaires : Le Dictionnaire
Larousse, Le Petit Robert, Le Harrap’s et l’Inventaire des particularités lexicales du
français en Afrique noire.
        Tous ces dictionnaires sont de langue, visant la maîtrise des moyens
d’expression par la syntaxe. Les deux premiers sont du français, le troisième est
bilingue entre l’anglais et le français : « le dictionnaire Harrap’s explique les gros
mots pidgin à tout francophone qui ne comprend rien au pidgin » (ANO : 11). Cette
pidginisation du français constitue un écart dans le roman africain et qui dénote
l’insécurité linguistique dans le choix des mots.
        Le dernier dictionnaire est quasiment dialectal. Il étale le métissage
linguistique que le narrateur adapte au français ce qu’il pense en malinké. Cela
occasionne une trahison dans la traduction comme le dit la paronomase italienne :
« Traduttore, traditore ». Souvent, l’usage de ces dictionnaires a une visée
métalinguistique. Comme l’atteste cet extrait :
              « J’emploi des mots malinkés comme fafaro ! (Fafaro ! signifie sexe de mon
              père ou du père de ton père) comme walahé ! (Walahé signifie au nom
              d’Allah), comme gnamokodé ! (gnamokodé signifie bâtard ou bâtardise »
              (ANO : 10).
        La metatextualité ne fonctionne pas sans affecter la syntaxe et même
certaines explications sont tâtonnantes. En effet, tout le roman est truffé de
parenthèses. Or la graphie de celles-ci réduit le texte à l’accessoire, à en croire la
Grammaire normative (Grevisse M., 1986 : 274). Évaluons leurs effets dans ces trois
extraits :
              1. « Et personne strictement (strictement signifie rigoureux, qui ne laisse
              aucune attitude) strictement personne ne doit manger ce qu’il a égorgé »
              (ANO : 16)
              2. « Il discutait sous l’appatam (appatam, c’est une construction légère...). Il
              discutait sous l’appatam » (ANO : 40)
              3. « La façon franchement scandaleuse dont Patrice Lumumba (le premier
              président congolais) a été éliminé lui donne la nausée » (ANO : 56-57).
        Ces parenthèses explicatives affectent le cours normal de la syntaxe et pour
dissiper cela il tente de revenir au mot expliqué avec risque de redites. L’explication
de la troisième citation est très erronée sur la fonction de Lumumba qui fut Premier
Ministre et non Président.
        Somme toute, le recours aux parenthèses s’explique par le discours mixé en
plusieurs (niveaux de) langues. Cela est une rupture innovatrice propre à Kourouma.
Ainsi l’impression stylistique provoque un amoncellement de matériaux
linguistiques. Cela justifie le chaos verbal, voire sémantique, qui se confirme avec le
melting-pot langagier. De même, le métalangage de langues (malinké, français et
pidgin) rend le texte fade voire incompréhensible pour le lecteur lambda.

2.1.2. L’incandescence du chaos dans les lexèmes
        Voici quelques extraits dont nous goûtons la teneur sémique des mots :

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              1. « l’école ne vaut plus rien, pas même un pet d’une veille grand-mère »
              (ANO : 2)
              2. « on n’est pas fichu d’être infirmier ou instituteur dans des républiques
              bananières corrompues de l’Afrique francophone » (ANO : 9)
              3. « … je m’en fous des coutumes du village, entendu que j’ai été au Liberia,
              j’ai tué beaucoup de gens… avec ma vie de merde, de bordel de vie » (ANO :
              11)
        Les mots que choisit le scripteur textualisent un chaos. En effet, la scatologie
(merde, pet) conduit à une eschatologie existentielle au sens freudien. Qui plus est,
les épithètes provocantes dans « républiques bananières corrompues » expriment une
amère satire. Et une malédiction implacable hante le narrateur dont la vie n’est
qu’un « bordel ». Ces échantillons non exhaustifs ne permettent donc pas
d’envisager un chaos dans le discours ?

2.1.3. Le chaos phrasé et discursif
        Apprécions la teneur expressive des phrases dans ces quatre extraits :
              1. « Le point noir a commencé à faire mal. On l’a percé… On a soigné la
              petite plaie. Elle n’a pas guerre. Mais a commencé à bouffer le pied. » (ANO :
              24)
              2. « Et le forӗt environnante a commencé à cracher tralala…de la
              mitraille…la mitraillette continuera tralala… ding ! Et la route, par terre, on
              voyait déjà le gâchis : la moto flambait et les corps qui étaient remitraillés et
              partout du sang, beaucoup du sang, le sang ne se fatiguait pas de couler. »
              (ANO : 54)
              3. « C’est la guerre tribale qui veut ça » (ANO : 59)
              4. « Aujourd’hui, ce 25 septembre 199… J’en ai marre. Marre de raconter ma
              vie (…) Je me fais, je dis plus de mère ! A fafaro, sexe de mon père ! » (ANO :
              130)
        Le constat est que les phrases simples expriment l’émotion d’un chaos
thématique. Le narrateur intériorise le discours qu’il étale en monologue intérieur
cogitatif mersaultien. De même, la brièveté des phrases permet de décrire les faits
concrets comme au deuxième extrait. La même expressivité se profile dans les
phrases complexes car il s’agit d’autres éléments pour amplifier l’argumentaire sur
le chaos.
        S’agissant de la ponctuation, les points de suspension relèvent du langage
parlé. Ils voilent un vide du chaos qu’on ne veut pas étaler mais qui se dévoile dans
les mots plaie, mitraille, marre et tralala. Par ailleurs, le gommage temporel est une
des marques scripturales postmodernes théorisées par Alain Robbe Grillet et le
Nouveau Roman. Ainsi s’instaure un problème de datation. Quelle réécriture du
lecteur ?

2.2 La syntaxe du temps romanesque
       Evaluons la teneur temporelle dans ces extraits :
              1. « Je décide le titre définitif de mon blablabla est Allah n’est pas obligé »
              (ANO : 2)
              2. « Quand mon bras a braisé, maman a pleuré a trop gonflé la gorge et la
              poitrine avec les sanglots » (ANO : 18)
              3. « Maman marchait sur ses fesses (…) Elle s’appuyait sur les deux mains
              et la jambe gauche… elle avançait par à-coups su les fesses comme une
              chenille » (ANO : 14)

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ANALYSES
              4. « La kalach, parce que c’était la guerre tribale au Liberia et où on tuait
              les gens comme si la personne ne valait le pet d’une vieille grand-mère »
              (ANO : 63)
              5. « Les chiens se précipitèrent sur la charogne, la happèrent et se la
              partagèrent. » (ANO1 :39)
        Le présent inaugure le récit. Sa présence est éphémère dans le roman pour
actualiser le monologue. Le passé composé semble dominer le récit comme dans le
deuxième extrait. Il exprime l’antériorité des faits dont les conséquences se
perpétuent au moment de la parole. Ce passé composé devient donc perfectif.
L’imparfait décrit les événements de façon énumérative comme dans les séquences
2 et 3. En effet, dans d’autres récits du roman, le descriptif devient caricatural.
Enfin, le perfectif de la dernière séquence insiste sur le narratif successif. Ici,
concrètement, il s’agit des actes barbares perpétrés sur l’ancien président libérien
Samuel Doe en cette nuit du 25 décembre 1989 : il avait subi les pires atrocités
jusqu’au cannibalisme et sa dépouille mortelle livrée aux chiens tout cela en direct à
la télévision nationale. Ce chaos s’inscrit dans une pure sauvagerie eschatologique.

2.3 Le sociolinguistique du chaos
       Le narrateur du récit est un enfant sans instruction. Ce small soldier actualise
un langage particulier. L’alchimie du verbe du narrateur est affectée par
l’événementiel.

2.3.1. Le registre scatologique et ordurier
        Entrent dans ce registre les jurons couramment utilisés comme bordel, pisser,
pet, bâtard, merde, chier, gnoussougnoussou, fafaro, bangala.

2.3.2. Le registre vulgaire
        Il s’agit de l’usage de « ça » pour chosifier les personnages, l’emploi répété
des termes blablabla, les grands quelqu’un, foutu, cafard, etc. Ces mots marquent la
piètre vie des personnages englués dans un chaos. Les termes qui relèvent du
langage familier dénotent une certaine docilité des personnages vulnérables ou en
crise d’affection familiale comme le narrateur.

2.3.3. Les néologies et la malinkisation
        Les africanismes sont récurrents dans ce récit. En effet, le narrateur forge des
structures lexicales et syntaxiques qui violent parfois le discours normatif. En voici
quelques illustrations :
              1. « Je décide le titre définitif de mon blablabla est Allah n’est pas obligé »
              (ANO : 9)
              2. « ce garçon termine » (ANO : 97)
              3. « Papa le Bon dormait les femmes de ses subalternes… il les violait »
              (ANO : 66)
       Les viols syntaxiques et sémantiques sont criants. Dans la première séquence,
l’absence de la particule « que » rendant la phrase orale renforce un désordre
syntaxique. S’agissant de la deuxième séquence, le verbe terminer est un calque au
modèle malinké pour signifier mourir. Enfin, la transitivité de dormir change le sens
du verbe qui devient « faire l’amour » par métonymie calquée au malinké.

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       Au-delà de ces extraits non exhaustifs, d’autres créations lexicales méritent
une attention particulière. Il s’agit de camer (ignorer), féticher (jeter un sort, des
fétiches), kalachnikover (tuer avec la AK-47 ou la kakachnikov), viander
(consommer la chair humaine), déhonté (avec honte), déviriliser (émasculer).
       De tous ces registres, il se profile le chaos linguistique issu du chaos social.
La récurrence des propos scatologiques conduit à l’eschatologie verbale où le
langage débridé débouche sur un terrible délire chaotique, désordonné. Il sied
d’évaluer la portée rhétorique de ce discours.

3. LA RHÉTORIQUE DU CHAOS
       Nous considérons avec Meyer M. (2004 : 70) qu’une figure modifie le
discours. L’analyse rhétorique dépassera ainsi les querelles babéliennes sur la
terminologie pour se focaliser sur la teneur expressive de ces figures.

3.1. Chaos métaphorisé
       Voici quelques cas précis non exhaustifs du récit :
              1. « Les mouches se sont envolées dans un vacarme d’un avion qui rase
              découvert un cadavre dans le sang » (ANO : 128)
              2. « Ça hurlait les noms de tous les mânes » (ANO : 56)
              3. « Tout de suite il a voulu nous envoyer à l’abattoir » (ANO : 117)
        Dans ces extraits, la métaphore devient manifeste. La première séquence
textualise les mouches se posant sur un cadavre. Dans ces guerres tribales où on
distribue la mort comme on veut, les mouches sont présentes en symbolisant la
saleté de putréfaction, de la scatologie et donc du chaos. Le deuxième extrait met en
exergue le chaos comportemental qui bestialise cruellement les personnages quant
ils sont dépassés par les événements. En effet, le verbe hurler imprime au texte une
dimension d’une violence chaotisante. Enfin, le troisième extrait est une autre
bestialisation, car les humains sont destinés à l’abattoir.

3.2. La métonymie du chaos
       Même si la métonymie se confond à la synecdoque (Meyer M., Op. cit. : 73),
la métonymie est plus étendue que celle-ci. Estimons leurs valeurs dans ces extraits :
              1. « La forêt environnante a commencé à cracher tralalas… tralalas… et les
              tralalas arrosèrent la moto et les gars. »(ANO : 53)
              2. « Le camp était limité par des cranes humains portés par pieux » (ANO :
              113)
        La première séquence montre que ce sont les occupants de la forêt qui ont tiré
à partir de celle-ci. Qui plus est, cette métonymie du contenu est renforcée par le
verbe craché dont le sens métaphoriquement hyperbolique marque la violence avec
laquelle les armes crépitaient comme un volcan qui crache ses laves pour causer la
catastrophe. Par ailleurs, cracher sur quelqu’un est un signe de mépris. Dans le
deuxième extrait les cranes qui limitent le camp est une métonymie du pouvoir de la
mort qui est omniprésente. C’est la métonymie du signe pour le signifié.

3.3. Les comparaisons et les tapinoses du chaos
        Les comparaisons sont multiples dans ce roman et le constat est que la
bestialisation semble dominer au-delà de simples assimilations. Évaluons leur portée
dans ces extraits non exhaustifs :

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ANALYSES
              1. « Des fois, je tombais dans l’ulcère. Maman hurlait comme l’hyène dont les
              pattes sont coincées dans les dents d’un gros piège à loup » (ANO : 16)
              2. « Il lui a envoyé une rafale dans les jambes et l’a désarmée. Elle a hurlé
              comme un veau, comme un cochon qu’on égorge » (ANO : 89)
              3. « Au lever du jour, devant la presse internationale, il les fusilla comme des
              lapins » (ANO : 101)
      Ces extraits assimilent le chaos de souffrance à celui des animaux. Ce chaos
permet de passer de l’humanité à la sauvagerie. La comparaison est rendue par des
hyperboles négatives que O. Reboul appelle tapinoses (op. cit : 130).

3.4. Le chaos dans la paronomase et la satire
       La paronomase joue sur les sons des mots quasi identiques. Quant à la satire,
nous la considérons non comme un genre de la classe poétique mais en tant que
figure de la pensée consistant à ridiculiser les travers. Voici quelques illustrations
textuelles :
              1. « Me voici présenté en six points pas un de plus en chair et en os avec
              une plume ma façon incorrecte et insolente de parler (ce n’est pas en plume
              qu’il faut dire mais en prime) » (ANO : 12)
              2. « Comparé à Compaoré, le dictateur de Burkina… » (ANO : 68)
              3. « On n’est pas fichu de gagner de l’argent comme agent d’une république
              foutue et corrompue comme la Guinée et la Côte d’Ivoire » (ANO : 102)
              4. « Il est embêté, très embêté ; il joue le jeu de la démocratie. Il autorise les
              partis politiques, organise la conférence nationale (la conférence nationale,
              c’est la foire politique qu’on a organisée dans tous les pays africains vers
              1994 au cours de laquelle chacun a raconté tout ce qui lui passait par la
              tête » (ANO : 169)
        Dans ces séquences, nous lisons des paronomases à suggestivité satirique.
Dans la première séquence, ce sont les mots prime et plume qui instaurent un chaos
linguistique car le narrateur tâtonne sur le véritable mot qu’il faut choisir. Le
métatexte lève l’équivoque.
        De même, la deuxième séquence met en exergue un jeu de mots réussi par
souci artistique. C’est donc avec l’anthroponyme Compaoré qu’on réalise cette
comparaison successive. Celle-ci s’ancre dans le questionnement sur les mobiles
précis du soutien dont bénéficie le dictateur sanguinaire et président tristement
célèbre Charles Taylor. Le chaos est instauré en complicité avec les Africains eux-
mêmes.
        Dans les séquences suivantes, les concepts « argent » et « agent » étalent la
déliquescence des États dont les fonctionnaires pillent le trésor public. Il se profile
une satire à travers les épithètes « bananières » et « foutues ». La médiocrité s’y
insère dès lors qu’on banalise les conférences des années 90, réduites
aux « racontars » et donc vouées à l’échec.
        L’usage des figures radicalise l’expression d’un thème du chaos. Le discours
satirique frise la catastrophe collective et morale. Ce qui suscite un perpétuel
questionnement sur le « mal de vivre ».

4. CONCLUSION
       Le chaos tel que thématisé d’abord a son versant expressif dans le style
ensuite. Les mots, la syntaxe et la volonté de dissiper les insécurités linguistiques
créent un cocktail du bruissement chaotique marqué par de courtes phrases

22
ÉCRITURE ET CHAOS CHEZ KOUROUMA DANS ALLAH N’EST PAS OBLIGÉ
monologuées. À ces monologues suivent des jérémiades sous forme de deuils. Le
travail de deuil semble inachevé. Ce même chaos s’exprime dans les figures de style
qui se particularisent par des tapinoses et une amère cinglante satire des mœurs.
Ainsi le style de Kourouma dans ce roman est de peindre un sujet d’eschatologie
africaine en une période où les personnages réellement connus ont excellé dans la
sauvagerie après les soleils des indépendances.
        De même le thème affecte la langue psychanalytiquement parlant : Raconter
le chaos hante la parole qui débouche sur un étymon spirituel. Le chaos s’ancre dans
la psyché du narrateur qui semble se défouler. Cela exige donc un travail de
mémoire. On est englué dans un vase clos et l’incapacité à s’en sortir rend le récit
circulaire. Cet éternel recommencement est un cycle d’interminables
questionnements sur les agissements de l’homme africain incapable de jouir de la
civilisation après le départ du Blanc. Daniel Defoe pose déjà ce délicat problème
chez Vendredi dans Robinson Crusoé. C’est la question de l’afro pessimisme et la
conception européocentriste sur l’Africain.
        Somme toute, le chaos littéraire est une question qui ouvre le débat sur les
rebondissements de la littérature africaine. Ce roman suscite des questionnements
concernant surtout la vitesse dialogale du monologue intérieur.

                                                  LUKOGHO Vagheni Gratien
                    Institut Supérieur Pédagogique de Kirumba en RD du Congo
                                                          vlukogho@gmail.com

Bibliographie
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DABLA Séwanou, J. J. ; Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la seconde
génération,Paris, L’Harmattan,1986.
DELCROIX, M et HALLYN, F. (Sous la direction de) ; Introduction aux études littéraires.
Méthodes du texte, Louvain-La- Neuve, Duculot, 1987.
DUCROT, O et TODOROV, T ; Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris,
Seuil, 1972.
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GROUPE µ, Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970.
HIGOUNE, C ; L’écriture, Paris, PUF, 1979.
KESTELOOT, L ; Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala, 2001.
KLINKENBERG, J.M ; Précis de sémiotique générale, Bruxelles, De Boeck, 2001.
KOUROUMA, A ; Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000.
Notre Librairie, No 155-156, Juillet-Décembre 2004.
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