DANSES AU-DESSUS DES VOLCANS - FRANCE, EUROPE, MONDE 3 - Regards
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Les Éditions Regards 5, villa des Pyrénées, 75020 Paris 09-81-02-04-96 redaction@regards.fr Direction Clémentine Autain & Roger Martelli Directeur artistique Sébastien Bergerat - da@regards.fr Comité de rédaction Pablo Pillaud-Vivien, Pierre Jacquemain, Loïc Le Clerc, Guillaume Liégard, Roger Martelli, Gildas Le Dem, Catherine Tricot, Laura Raim, Marion Rousset, Jérôme Latta Administration et abonnements Karine Boulet - abonnement@regards.fr Comptabilité comptabilite@regards.fr Publicité Comédiance - BP 229, 93523 Saint-Denis Cedex Scop Les Éditions Regards Directrice de la publication et gérante Clémentine Autain Photo de couverture CC FÉVRIER 2018 | Regards | 2
SOMMAIRE FRANCE, EUROPE, MONDE : DANSES AU-DESSUS DES VOLCANS LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION # Comment partis et syndicats peuvent-ils refaire front ? # Jean-Claude Mailly déclare forfait # Qui veut la peau des syndicats ? L’EUROPE EN ÉBULLITION # Italie, les leçons d’un tsunami # Europe : danse au-dessus du volcan # Grèce : le bilan discuté du gouvernement Tsipras # L’Espagne s’enfonce dans la crise indépendantiste PAR DELÀ NOS FRONTIÈRES # Forum Social Mondial 2018 au Brésil : fabrique de résistance mondiale # Argentine : l’imposture économique du président Macri # Abandon des Kurdes à Afrin : la faute d’Emmanuel Macron FÉVRIER 2018 | Regards | 3
LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION
Comment partis et syndicats peuvent-ils refaire front ? Enclins à se jeter la pierre ou à se renvoyer la balle, partis et syndicats peuvent-ils dépasser le constat de leurs limites respectives pour créer une nouvelle dynamique ? Leila Chaibi (France insoumise] et Karl Ghazi (CGT) engagent le dialogue. Leila Chaibi est oratrice nationale de la Cette histoire fait parfois “surréagir” les France insoumise, initiatrice de Nuit De- organisations syndicales lorsqu’elles bout, co-fondatrice des collectifs Jeudi estiment qu’un parti piétine leurs plates- noir, Génération précaire et L’Appel et la bandes ou tente de leur forcer la main. pioche. Karl Ghazi est porte-parole de la Et si les syndicats n’ont pas réussi à CGT commerce Paris. s’adapter aux nouvelles formes d’exploi- tation et à construire de nouveaux points Regards. Partis politiques et syndi- de force pour remplacer ceux qui ont été cats sont-ils fâchés à jamais ? Pour- amoindris ou ont disparu, ils ont aussi quoi cette défiance réciproque ? pâti des échecs politiques de la gauche. Faire le procès des syndicats comme Karl Ghazi. Toutes les grandes cen- s’ils étaient seuls responsables de l’état trales “historiques” ont connu des pé- des rapports de forces est aussi vain riodes durant lesquelles elles ont été que de prôner l’autarcie du mouvement en lien étroit avec des partis politiques. syndical. MARS 2018 | Regards | 5
Leila Chaibi. La défiance des syndi- transformation sociale. Pas celle de son cats et des syndicalistes vis-à-vis des isolationnisme ! partis politiques est légitime – la société entière est en défiance à leur égard ! À Leila Chaibi. Je suis d’accord. Mais juste titre, ils sont perçus comme des franchement, ce genre de débat est machines électorales déconnectées de l’illustration même de l’entre-soi de ce la réalité, qui ne servent que leur intérêt qu’on appelle le “mouvement social”. propre. D’un autre côté, partout où les L’important est la manière dont on arrive syndicats sont présents et en capacité à mobiliser un maximum de gens. Là où de mobiliser, ils sont utiles. Le problème il y a des syndicats qui mettent des sala- est qu’une majorité des gens qui tra- riés en mouvement, très bien. Mais si, vaillent aujourd’hui dans ce pays passe ailleurs, des gens descendent manifes- sous les radars des syndicats. De la ter ou s’organisent pour défendre leurs même manière, une part presque majo- conditions de travail après avoir entendu ritaire de la population ne voit plus l’inté- Mélenchon à la télé ou parce que des in- rêt de se déplacer pour aller voter. Les soumis sont venus leur donner un coup mouvements et partis politiques doivent de main, je ne me vois pas leur dire : « aller chercher ces abstentionnistes. Bon les gars, oubliez-nous, attendez que les syndicats viennent vous voir, parce Regards. Faut-il, comme le suggère qu’on est obligé de respecter un accord Jean-Luc Mélenchon, remettre en qui date de 1906 et qui s’appelle la cause la charte d’Amiens ? Charte d’Amiens ». Karl Ghazi. La Charte d’Amiens n’est ni Karl Ghazi. Ni “entre-soi”, ni secta- à considérer comme un livre saint, ni à risme ! Je répète qu’il ne faut pas faire jeter aux orties, même si elle fait l’objet dire à la Charte d’Amiens ce qu’elle ne d’un fétichisme suspect et qu’elle est dit pas. Il ne faut pas confondre, non citée à tort et à travers. Elle est souvent plus, grève et manifestation de rue. Faire brandie comme un emblème du refus de grève, bloquer la production, demande la politisation de la lutte syndicale alors une présence physique de délégués qu’elle affirme, à l’inverse, le rôle poli- dans l’entreprise. Le volontarisme venu tique propre du syndicat. Une chose est de l’extérieur, ça a déjà été testé : ça ne de défendre l’autonomie du mouvement marche pas ! On n’innove pas en faisant syndical. Une autre est de se servir de fi de l’expérience. la Charte afin d’exiger sa totale “imper- méabilité”. La question, toujours ouverte, Leila Chaibi. Je voulais juste rappeler est celle de la place et du rôle de l’orga- que si la France insoumise a été accu- nisation syndicale dans la lutte pour la sée de marcher sur les plates-bandes MARS 2018 | Regards | 6
LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION des syndicats, c’est parce qu’elle avait ans, si on était parvenu à faire la jonction osé appeler les salariés, mais aussi plus entre Nuit debout et le mouvement syndi- largement tous les citoyens qui n’avaient cal traditionnel, on aurait peut-être réussi pas la possibilité de se rendre aux manifs à faire tomber la loi El Khomri. Mais la syndicales du mardi après-midi, à une priorité, c’est d’arriver à mobiliser tous marche en week-end contre la loi Travail. ceux qu’on ne voit ni dans les manifs, ni dans les syndicats, ni aux urnes. Parce Regards. Quelles convergences que l’addition des forces militantes exis- sont possibles à l’avenir entre syn- tantes ne suffit pas aujourd’hui à peser dicats, politiques, intellectuels, etc. suffisamment dans le rapport de forces. ? Comment redonner du souffle au Ce n’est pas en se réunissant entre elles mouvement social ? Et à quelle(s) dans un entre-soi nombriliste que les échéance(s) ? forces sociales deviendront suffisam- ment fortes pour faire tomber le gou- Karl Ghazi. Le gouvernement estime vernement. Il s’agit au contraire d’être pouvoir se passer de toute concession, tourné vers l’extérieur, inclusif. mettant au passage en difficulté même les idiots utiles d’autrefois. C’est la Karl Ghazi. Il ne s’agit pas d’addition, conséquence d’un rapport de forces très mais de dynamique. Donner des pers- défavorable. Cela pourrait devenir insur- pectives unitaires aux militants, ce n’est montable si un élan unitaire et salutaire pas une condition suffisante, mais né- ne conduit pas tous ceux qui veulent ré- cessaire ! Sauf à penser que l’on peut sister à Macron à proposer une autre po- se passer de militants… Ce qui serait le litique. Les forces politiques, syndicales, comble du nombrilisme. intellectuelles et associatives anticapi- talistes et / ou antilibérales connaissent Regards. Il y a eu plusieurs appels à une phase de faiblesse historique. Elles la grève ces derniers mois, mais au- ne peuvent s’en sortir qu’en réunissant cun appel à la grève reconductible leurs forces plutôt qu’en échangeant ou à la grève générale. Est-ce qu’il des anathèmes. Pour y parvenir, il faut ne faut pas renouveler les pratiques favoriser l’émergence de lieux perma- ? Et comment ? nents de rencontres, de débats et sur- tout… de prises de décisions concrètes Karl Ghazi. L’obstacle ne se situe pas ! Quant à l’échéance, le plus vite sera le principalement dans la forme que l’on mieux. donne à l’appel à la mobilisation, mais dans nos capacités à mobiliser. Est-il Leila Chaibi. Évidemment que cette nécessaire de rappeler qu’au congrès convergence est importante. Il y a deux de la CGT de mars 2016, son secrétaire MARS 2018 | Regards | 7
général avait appelé à « mettre partout autour de revendications très concrètes, en débat la grève reconductible » contre et obtenir des victoires. En somme, faire la loi El Khomri ? Notre première pré- du syndicalisme urbain, à l’échelle d’un occupation doit porter sur la présence quartier ! réelle des organisations syndicales et politiques dans les entreprises et parmi Karl Ghazi. C’est ce que fait le syn- les travailleurs les plus exploités. Quant dicalisme. Nous avons multiplié ce à la forme, la seule qui vaille est celle genre d’actions dans les Monoprix, par qui pèse sur les profits : en bloquant la exemple. Mais nous tenons à le faire production, en touchant à l’image et en avec les salariés. Et le problème reste veillant constamment à désenclaver les l’absence des syndicats dans un grand conflits. Une bonne pratique, c’est une nombre d’établissements. À cela, point pratique qui fonctionne. de raccourci. Leila Chaibi. La grève générale ne se Leila Chaibi. Le syndicalisme inscrit décrète pas. Même lorsqu’on est en son action sur les lieux de travail. Je CDI ou fonctionnaire, il est compliqué parle ici de développer en parallèle une de se mettre en grève rien qu’une fois approche territoriale, à l’échelle d’un par mois, et de perdre une journée de quartier, où il y a des opportunités de salaire quand on a déjà du mal à bou- mobilisation des habitants autour de re- cler les fins de mois. Alors quand on vendications qui cristallisent les contra- est précaire, en CDD, en intérim, ou dictions et la violence du capitalisme. autoentrepreneur, vous imaginez... Pour renverser le rapport de forces, il y a un Karl Ghazi. Le syndicalisme ne se suf- chantier prioritaire : casser la résignation fit pas à lui-même. Développer d’autres et le sentiment d’impuissance qui s’est types d’action est indispensable : c’est installé dans la tête des gens. En partant le rôle des associations et des partis de leurs préoccupations quotidiennes, politiques. D’où la nécessité d’un front locales, et en les aidant à mener des large. actions coup de poing ou médiatiques MARS 2018 | Regards | 8
LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION Regards. Face à la violence sociale et devant un gouvernement qui refuse le dialogue, quelle violence est légitime pour les militants et les sympathisants syndicaux ? Leila Chaibi. Quand les formes ins- tituées du “dialogue social” ne fonc- tionnent plus, quand, face à un pouvoir qui vous ignore, on a épuisé en vain les leviers classiques et légaux de la contes- tation démocratique, il est légitime de recourir à d’autres moyens pour se faire entendre. En ayant toujours en tête que pour être efficace et légitime, une action doit à la fois exercer un pouvoir de nui- sance sur l’adversaire, et obtenir un as- sentiment populaire. Karl Ghazi. La résistance de l’exploité contre l’exploiteur ne soulève pas de problème de légitimité. Ce sont ses formes légales et institutionnelles qui sont aujourd’hui remises en cause. La vraie question porte sur les choix tac- tiques : je considère que les seules limites à l’action sont celles posées par l’assentiment de ceux qu’elle concerne et par le souci d’unir notre camp. entretien par pierre jacquemain MARS 2018 | Regards | 9
Jean-Claude Mailly déclare forfait À en juger par son passage sur France Inter ce matin, le secrétaire général de FO ne croit plus en la lutte contre les réformes du gouvernement. S’il ménage ce dernier, est-ce pour ménager son propre avenir ? Tout va pour le mieux dans le meilleur des Il n’y a pas d’alternative parce que selon mondes possibles ? À en croire le grand le syndicaliste il n’y aurait pas non plus entretien de ce matin, sur France Inter, « d’opposition crédible » dans le pays. du secrétaire général de Force ouvrière, Jean-Luc Mélenchon appréciera. Et ça c’est ce que nous serions en mesure de n’est pas tout. Interrogé par Léa Salamé penser des réformes en cours, imaginées sur la mobilisation à venir concernant la et rédigées sous les ors de la République. réforme de la SNCF et plus générale- Des ors que, visiblement, Jean-Claude ment sur l’ensemble des réformes, l’ap- Mailly affectionne tout particulière- prenti devin dit « ne pas sentir les salariés ment puisqu’il avoue lui-même avoir un avoir envie de descendre massivement contact régulier et constructif avec le dans la rue de manière interprofession- chef de l’État : « Un dialogue est pos- nelle », tout en concédant être « prudent sible avec Emmanuel Macron (…). C’est en termes de météo sociale ». très cash mais ce n’est pas le ni oui ni Sans doute Jean-Claude Mailly se sou- non comme avant ». viendra-t-il longtemps de cette séquence, très largement critiquée par les auditeurs DÉFAITISME ET et sur les réseaux sociaux pour sa com- COMPLAISANCES plaisance à l’égard du pouvoir en place. Comprenne que pourra. S’il reconnaît Nicolas Demorand lui lancera même un : quelques points de désaccord ici et là « Vous êtes plus réformistes que les réfor- avec l’actuelle majorité, de toute manière mistes ». « il n’y a pas d’alternative », lance-t-il. Voilà plusieurs mois déjà que la stratégie Donc pas d’autres choix que d’avancer. de Jean-Claude Mailly à l’égard du gou- Et d’acquiescer sans broncher, doit-on vernement laisse les commentateurs poli- comprendre. tiques pantois. Ainsi a-t-on entendu le pa- MARS 2018 | Regards | 10
LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION tron de FO saluer régulièrement le travail été négocié, dealé, concerté, consulté – de l’actuelle ministre Murielle Pénicaud, et tout autre chose qu’un syndicaliste ha- cheville ouvrière des réformes en cours. bitué des ors de la République sait faire. « Il se cherche une autre posture, c’est un Ce matin, vu le ton, les mots et l’humeur peu illisible », a-t-on même entendu sur choisis par Jean-Claude Mailly pour abor- l’antenne de RTL. der une fois encore les contre-réformes en cours, les militants de Force ouvrière ATTERRISSAGE EN VUE ont dû se sentir bien seuls. Presque Pourtant, en se projetant quelques se- abandonnés. Trahis ? L’avenir le dira. Ils maines en avant, la lecture pourrait s’avé- se réjouiront sans doute d’avoir compris rer bien plus lisible. Après quatorze an- à travers ce discours si poli que l’atterris- nées à la tête de FO, Jean-Claude Mailly sage de leur patron est assuré. quittera son mandat actuel de secrétaire Au cours de ce grand entretien sur les général en avril prochain. Lors de la loi ondes du service public, Jean-Claude travail version Pénicaud – sur laquelle Mailly a également lancé : « On ne peut il s’était montré fort peu exigeant – plu- pas laisser entendre que les difficultés de sieurs mauvaises langues le projetaient la SNCF soient liées au statut du chemi- en mission gouvernementale, voire à la not ». Et même s’il n’est pas le seul, on est tête du Bureau international du travail, ce désormais en droit de laisser entendre qu’il a démenti. que les difficultés du syndicalisme fran- Il a redit ce matin sur Inter son intention çais sont pour partie liées à l’abandon de travailler à l’avenir sur l’implantation par Jean-Claude Mailly – en bout de syndicale à l’étranger et à l’insertion des course – de la défense des travailleurs. jeunes. Dont acte. Le message est passé. Triste sort pour ceux et celles qui luttent Nul doute que tout cela a d’ores et déjà aujourd’hui. pierre jacquemain MARS 2018 | Regards | 11
Qui veut la peau des syndicats ? À la veille de la journée de mobilisation des retraités et des personnels des Ehpad, les syndicats sont malmenés et fragilisés par un gouvernement qui entend bien les contourner. En témoigne, l’évolution sémantique de ces dernières décennies, où l’on est passé de la négociation à la seule consultation. Les syndicats ont bon dos. Ils sont ac- médiaires peuvent-elles être autre chose cusés de tout et (presque) n’importe que des rouages à l’intérieur d’une réalité quoi. Tantôt de servir de faire-valoir des qui fonctionne comme un bloc ? » Le lea- politiques gouvernementales – la CFDT der de la France insoumise dénonçait-il en tête de gondole. Tantôt montrés du le décalage entre la base des syndicats, doigt pour n’être que les idiots utiles leurs militants et sympathisants et leurs d’une gauche qui ne saurait dépasser le directions ? Comme un appel au déga- seul cadre de la contestation – et dans gisme… Ce qui est vrai pour la classe laquelle la CGT serait devenue maîtresse politique l’est aussi pour le (vieux) monde en la matière. syndical, pensait-il. Avait-il tort ? En tout Dans le paysage éclaté d’un syndica- cas, le message est très mal passé. Cha- lisme qui peine à se renouveler, Jean-Luc cun se souviendra du « Keep cool mec ! » Mélenchon ajoute une autre lecture, cri- du patron de Force ouvrière, Jean-Claude tique, des principales centrales : la dé- Mailly. sunion. « La bataille syndicale a été mal conduite », avait-il lancé après les mobili- METTRE À L’ÉCART sations contre les ordonnances sur la loi LES SYNDICATS, METTRE FIN Travail, tout en ajoutant craindre « la plus À LA NÉGOCIATION grosse défaite du mouvement ouvrier En réalité, le conflit qui oppose les orga- ». Et de lancer aux responsables syndi- nisations syndicales entre elles et aux caux : « Les directions des corps inter- forces politiques de gauche est le résul- MARS 2018 | Regards | 12
LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION tat d’une stratégie gouvernementale Négocier avec les décideurs publics. Né- vieille de plusieurs décennies qui, tant gocier avec les entreprises. sur le fond que sur la forme, empêche La loi Travail, achevée via ordonnances les partenaires sociaux d’exercer pleine- par le gouvernement Philippe II, donne ment leurs prérogatives. Tout a été pensé désormais un coup d’accélérateur à cette pour réduire la place des syndicats dans tendance – qui vise à affaiblir le pouvoir l’élaboration des grandes réformes qui de négociation des partenaires sociaux structurent la vie de l’entreprise et des dans l’entreprise. Pour favoriser un meil- travailleurs. Jusque dans l’usage des leur équilibre et une meilleure égalité des mots. Ainsi est-on passé de la “négocia- droits des travailleurs, les négociations tion” à la “concertation” pour aboutir à la s’établissaient auparavant à l’échelle “consultation”. À l’instar d’une visite médi- des branches professionnelles, c’est-à- cale, les syndicats sont désormais convo- dire que les personnels d’une entreprise qués pour des analyses spécifiques. Le qui comptabilisait moins de dix salariés diagnostic est établi de manière unila- – dans laquelle il n’y avait pas de repré- térale et le traitement est imposé par le sentants syndicaux – bénéficiaient des médecin-ministre en chef – sans dosage accords collectifs négociés au sein de la négociable. branche. Le trait semble légèrement grossi et Désormais, depuis la loi Travail dite “XXL”, pourtant, dans les faits, sur des réformes la négociation se fait à l’échelle de l’en- aussi structurantes que la loi El Khomri, treprise. Or, 98 % des entreprises fran- par exemple, les syndicats n’ont été que çaises ont moins de cinquante salariés. consultés. Certains hauts fonctionnaires Parmi celles-ci, seules 4 % comptent un ont même évoqué des “auditions”. Il est délégué syndical. Pour ces entreprises, utile de rappeler, dans ce contexte, que largement majoritaires dans le paysage si les syndicats ont à la fois un rôle de économique français, cela signifie que représentation et de proposition, ils ont les salariés se retrouvent désormais principalement pour mission de négocier. seuls à négocier, parfois en tête-à-tête, MARS 2018 | Regards | 13
avec leur patron. Les syndicats, désor- jeunesse, une exaspération, une colère, mais écartés de l’objet de la négociation une crise, un mot de trop et tout s’em- dans l’entreprise, n’auront donc plus balle. Sans que l’on parvienne toujours à prise sur les rapports de domination qui l’expliquer. Et en même temps (sic), c’est existent – et qui font la chair des parte- aussi une intention bien mal dissimulée naires sociaux – entre l’employé et l’em- de l’exécutif : renvoyer les syndicats à ployeur. C’est toute une conception des la seule posture contestataire. Ainsi les rapports de forces au sein de l’entreprise mots « archaïques » et « conservateurs qui s’écroule. » bruissent-ils de la bouche de ceux qui nous gouvernent lorsqu’il s’agit d’évo- DU PARITARISME quer les syndicats. À L’AUTORITARISME C’est pourtant ignorer les 42 200 ac- Et ce n’est pas fini. Emmanuel Macron cords entre les employeurs et les repré- est plein de ressources. Le président de sentants du personnel dans l’entreprise la république à même envisagé un temps et le millier d’accords de branche conclus de toucher à l’une des prérogatives les au cours de l’année 2016 (selon les der- plus importantes des partenaires sociaux, nières données accessibles du ministère la gestion de l’assurance chômage. Une du Travail). Signe d’une certaine vitalité du nouvelle manière de dessaisir, voire de dialogue social et du rôle des partenaires désavouer, les syndicats et leur histoire sociaux, près de 80 % des accords sont sociale. La menace était provocante, la d’ailleurs signés par les syndicats. Une méthode brutale. politique du compromis largement plé- L’enjeu pour Emmanuel Macron, comme biscitée et qui peut en étonner plus d’un. ça l’était déjà pour Nicolas Sarkozy et Suivez mon regard, à gauche. François Hollande, c’est d’affaiblir les syndicats. De les mettre sur la touche. CONTRE-RÉVOLUTION Et de les ringardiser. « Un monde pous- DANS LE MONDE DU TRAVAIL siéreux fait de postures », avait lancé un Mais au fond, pourquoi Emmanuel Ma- conseiller ministériel de l’ère El Khomri. cron en veut-il autant aux syndicats ? « Désormais, quand il y a une grève en Pourquoi les met-il sur la touche ? Pour- France, personne ne s’en aperçoit », avait quoi verrouille-t-il le dialogue social ? déjà prétendu le chef de l’État en juillet Pour lire le Macron dans le texte, il faut al- 2009. Six mois plus tard, il faisait face à ler à l’essentiel. Son essentiel. Et l’essen- l’une des plus grandes manifestations de tiel, pour lui, c’est l’efficacité. Or pour le salariés depuis deux décennies. président de la République, les syndicats Car c’est aussi la force des syndicats : ne sont essentiellement pas efficaces. l’imprévu. Parfois, le mouvement social Parce qu’il convient avant tout de créer ne prend pas. Et puis, tout à coup, une de la richesse. De favoriser la croissance. MARS 2018 | Regards | 14
LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION De libérer les contraintes des entre- de luttes et de victoires sociales s’est prises. Et le syndicat est une contrainte effondré. Et si les conséquences sur les quand il faut au contraire « laisser faire, conditions de vie de l’immense majorité laisser passer ». C’est-à-dire intervenir le des travailleurs ne sont pas encore tota- moins possible. Sans régulation et sans lement perceptibles et restent de nature contre-pouvoir. “idéologiques” pour certains, la révolu- Dans cette perspective, le social ne peut tion, ou plutôt la contre révolution que être que la remorque de l’économie. Il vient de connaitre le monde du travail, s’agit, pour les libéraux de cette trempe, sur la régulation des rapports de force de distribuer les miettes issues des au sein de l’entreprise, laisse augurer du richesses produites. La fameuse théo- pire. La masse des travailleurs n’a rien à rie du ruissellement. Le social est ainsi gagner, tout à perdre au contraire, devant subordonné à l’économie. Et dans cette des syndicats fragilisés aux pouvoirs limi- pensée complexe, la régulation ne peut tés. se faire que par les compétences. Adieu, Reste aux partenaires sociaux de se donc, aux corps intermédiaires. Lorsqu’il réinventer pour mieux s’imposer. Et aux remet en cause la gestion paritaire de travailleurs de prendre conscience des l’Unedic par exemple, Emmanuel Macron rapports de domination qui s’imposent à ne pense pas une politique sociale. Il eux. Ce qui devrait advenir très vite une pense «économies d’échelle”, il pense fois passés quelques accords d’entre- “gestion“. Sans doute pense-t-il aussi prise sur le temps de travail, sur les sa- “austérité”. Il pense “gouvernance”. Il laires ou sur le licenciement économique, pense “technostructure”. Il pense comme après validation et imposition à tous – par un chef d’entreprise qui doit gérer un exemple, une augmentation du temps de intérêt particulier. Et pas l’intérêt collectif. travail pour une rémunération en baisse Ainsi sommes-nous passés d’une répu- et une suppression d’effectifs dans l’en- blique sociale dans laquelle la place des treprise, comme certains en font les frais syndicats était centrale et structurante en ce moment… pour la défense des intérêts collectifs – Pendant ce temps, Outre-Rhin, le très et ceux des travailleurs – à une start-up puissant syndicat de la métallurgie IG nation dans laquelle les “gestionnaires“ Metall, après négociations, vient d’obte- de Berçy et autres cost killers, tout droit nir une réduction négociable du temps sortis de l’ENA, règnent en maîtres pour de travail et une hausse des salaires de assurer la jouissance des intérêts de 4,3% pour près de quatre millions de quelques-uns – ceux des entrepreneurs. salariés. Une hausse qui pourrait même En quelques mois seulement, face à la se propager. Voilà qui devrait, si ce n’est désunion des syndicats, mais aussi à en convaincre, au moins en inspirer plus un pouvoir jusqu’au-boutiste, un siècle d’un. pierre jacquemain MARS 2018 | Regards | 15
L’EUROPE EN ÉBULLITION
Italie, les leçons d’un tsunami Les élections italiennes, marquées par la poussée de l’extrême droite et du populisme du M5S, ont sanctionné aussi bien la droite que la gauche de gouvernement et la gauche radicale. Ces échecs font place à l’inquiétude. Les élections italiennes du 4 mars tra- président du Conseil, mais aussi de la duisent un bouleversement majeur du Lega, projection nationale de l’ancienne champ politique italien. Selon les chiffres Ligue du Nord et d’un petit parti post- quasi définitifs, la coalition de droite re- fasciste Fratelli d’Italia, héritier du MSI, cueille 37% des voix, le Mouvement 5 c’est peu dire que l’appellation centre- étoiles (M5S) 32,64% et la coalition de droit pour cette coalition est pour le centre-gauche 22,85%. moins exagérée. C’est un réel succès pour le M5S qui Le résultat des élections dimanche s’impose comme la première force – et témoigne d’une réorganisation com- de loin – de la péninsule et peut raison- plète des rapports de forces au sein nablement prétendre gouverner le pays, de la droite italienne. Le parti de Ber- s’il trouve des alliés pour former une lusconi, qui obtenait encore 22% aux majorité. précédentes élections de 2013, atteint péniblement les 14%, quand la Lega MAELSTROM À DROITE recueille 17,4% des suffrages contre La coalition de droite était emmenée seulement 4,08% en 2013. par l’inusable Silvio Berlusconi, 82 ans, Le pari de sortir de ses bastions du Nord revenu de tout sauf de lui-même. Com- en surfant sur la question des migrants posée de Forza Italia, le parti de l’ancien permet donc à ce parti d’extrême droite MARS 2018 | Regards | 17
de s’imposer comme la principale force DÉSERT DE LA GAUCHE à droite. Si l’on ajoute les 4,3% de Fra- RADICALE telli d’Italia, qui fait plus que doubler son À la gauche de Renzi, rien ou presque score, il apparaît clairement que la coa- rien. La coalition Libres et égaux, pour lition est nettement marquée à l’extrême l’essentiel issue de scissions de gauche droite. du Parti démocrate et emmenée par Pietro Grasso obtient 3,39% et devrait LES APPRENTIS SORCIERS obtenir 14 sièges à la Cchambre des DU MODE DE SCRUTIN députés. Pour ces élections, le mode de désigna- Pour Potere al Popolo, c’est encore tion des députés et sénateurs avait été pire, totalisant 1%, ce regroupement modifié, 37% des parlementaires étant soutenu par le Parti de la refondation élus au scrutin uninominal à un tour, le communiste (PRC) n’aura pas de par- reste à la proportionnelle. lementaires dans la prochaine législa- Selon une note de la fondation Terra ture. Quand on se rappelle que le Parti Nova, rédigée par Marc Lazar, le nou- communiste italien comptait encore plus veau mode de scrutin « devrait avantager de 1,2 million de membres en 1990, on les partis du centre-droit bien implantés mesure l’ampleur de la bérézina pour la dans le Nord du pays, favoriser le Parti gauche radicale. démocrate dans la partie centrale du Aucune des trois forces principales en pays, son grand bastion qui tend néan- présence n’a de majorité à elle seule à moins à se lézarder, et a priori il pénalise la Chambre ou au Sénat. Se dirige-t-on le Mouvement 5 étoiles (M5S, Movimen- vers de nouvelles élections après des to 5 Stelle), qui est fort mais reste seul. » tractations infructueuses, ou bien un La carte des élus du scrutin uninominal, accord sera-t-il finalement conclu – mais ci-dessous, montre que les Diafoirus avec qui et sur quelle orientation ? Diffi- du centre-gauche, à l’initiative de cette cile à dire. modification, ont été particulièrement Comme dans nombre de pays, l’élection mal inspirés. Raz-de-marée à droite au italienne donne un nouvel exemple de Nord, raz-de-marée 5 étoiles au Sud ce qu’est la force du «dégagisme» en et un centre-gauche réduit à presque Europe. Mais le résultat de ce scrutin rien. Avec 18,7% le Parti démocrate montre aussi que dégager les sortants de Matteo Renzi est en chute libre. Lui n’est pas toujours synonyme de fin du si moderne, si dynamique, si aimé de la «vieux monde». La poussée et la vitalité presse française s’est donc révélé pour de l’extrême droite en Italie montrent au ce qu’il est : un Hollande à l’italienne qui contraire qu’un très, très vieux monde, dissout son camp en moins d’une man- rance et inquiétant, refait surface. dature. guillaume liégard MARS 2018 | Regards | 18
L’EUROPE EN ÉBULLITION Europe : danse au-dessus du volcan Les élections allemandes et italiennes confirment la montée de l’extrême droite, l’effondrement des partis socio-démocrates et l’aggravation des fractures inégalitaires et identitaires au sein des États-membres. L’Union européenne poursuit sa désintégration. Emmanuel Macron peut-il encore espé- européen : celle qui verrait, comme on rer relancer le processus d’intégration nous l’annonce depuis des décennies, de l’Union européenne ? À l’évidence, l’Union européenne couronnée par un non. La Grande-Bretagne sortie de l’UE, véritable gouvernement économique, le président français ne pouvait guère doublé d’une harmonisation sociale et imaginer, en effet, s’appuyer que sur fiscale. deux autres «grands» partenaires histo- À supposer que cette promesse des riques : l’Allemagne et l’Italie. Seulement dirigeants français ait un jour été d’ac- les récentes reconfigurations des pay- tualité, ou même qu’ils aient un jour sages politiques allemands et italiens travaillé à la traduire dans la réalité, la viennent largement oblitérer cette pers- chancelière – en annonçant, dimanche pective. soir vouloir ouvrir les rangs de son gou- vernement aux contestataires de l’aile la MERKEL AFFAIBLI, plus conservatrice de son parti – vient à LE SPD DISCRÉDITÉ l’évidence de refermer la porte. Les résultats électoraux en Allemagne Quant au SPD, qui s’est une fois de plus ont, on le sait, considérablement affaibli rallié au consensus au centre en accep- l’autorité d’Angela Merkel. La chance- tant de participer à une énième grande lière allemande ne dispose sans doute coalition, son crédit est plus que jamais plus du crédit nécessaire pour se lancer entamé auprès des classes populaires, dans une nouvelle étape du processus mais aussi de la jeunesse allemande (et MARS 2018 | Regards | 19
d’abord auprès de sa jeune base mili- a donc logiquement démissionné de la tante qui, derrière Kevin Kühnert, avait direction du PD après avoir été évincé mené campagne contre cette nouvelle de celle du gouvernement. grande coalition et le consensus ordo- Et, si le PD n’est pas encore devancé libéral). par la Ligue (qui le talonne tout de même Bien plus : le SPD s’est à ce point ef- avec 17,4% des suffrages), il est deve- fondré dans l’opinion que le parti social- nu, de toute évidence, un astre mort face démocrate est désormais devancé dans au Mouvement populiste 5 Étoiles qui, les sondages par une formation popu- avec plus de 30% des suffrages, est liste de droite extrême et ce, pour la apparu comme une option massivement première fois depuis la fin de la seconde mais raisonnablement dégagiste : articu- guerre mondiale. En cas d’élections lée autour du slogan « Mandiamoli tutti a anticipées, l’AfD recueillerait en effet casa » (« Renvoyons-les tous à la maison aujourd’hui 16,5% des suffrages, contre »), la formation populiste promettait en 15% au SPD. effet de renvoyer le PD de Renzi et For- C’est dire combien la reconduction de la za Italia à leurs travaux européens, sans grande coalition et de l’ordolibéralisme pour autant céder une voix à la Ligue. le plus orthodoxe, loin de réduire les pro- Si le mouvement M5S, avec Luigi Di grès de l’AfD, représente au contraire, Maio, ne promet sans doute plus une pour le parti de la sinistre Alice Weidel, sortie des traités européens, son hégé- l’assurance et la promesse de pouvoir se monie rend en revanche impossible présenter comme la seule forme d’oppo- l’hypothèse d’un «renzusconisme», sition possible au consensus au centre. d’une alliance Renzi-Berlusconi ou, si l’on préfère, PD/Forza Italia, qui aurait, DOUBLE FRACTURE en dépit des séismes qui secouent toute EN ITALIE l’Europe et singulièrement l’Italie, remis L’effondrement de la social-démocratie cette dernière sur les voies de l’intégra- italienne est, pour sa part, vertigineux. tion européenne. En Allemagne comme Le PD de Matteo Renzi, qui recueillait en Italie, Emmanuel Macron voit donc se encore près de 40% des suffrages aux dérober le sol sous ses pieds. élections européennes de 2014, voit Il y a pire. Si l’on en croit, en effet, l’ana- son score réduit de moitié, avec 19% lyse des résultats de la carte des élus du des suffrages exprimés ce dimanche. scrutin uninominal publiée par La Stam- Matteo Renzi, qui représentait il y a pa, l’Italie, comme tous les pays euro- quelques mois encore un modèle pour péens, est aujourd’hui doublement frac- Manuel Valls et Emmanuel Macron (il turée, divisée. En l’espèce, divisée entre s’était lancé dans une réforme du droit une Italie du Nord vieillissante d’une part du travail et avait cherché à réformer qui, avec la Ligue, s’est massivement la constitution par la voie référendaire) prononcée en faveur de la poursuite des MARS 2018 | Regards | 20
L’EUROPE EN ÉBULLITION politiques d’austérité néolibérale, et une DÉSINTÉGRATION politique hostile aux migrants. Et une Ita- SOCIALE ET POLITIQUE lie du Sud encore jeune, d’autre part qui, Or c’est bien cette double fracture qui avec le M5S, affiche la volonté, même traverse, aujourd’hui, toute l’Europe : vague et par défaut, d’une mise à dis- une fracture inséparablement inégali- tance du consensus au centre ; la volon- taire et identitaire. Tout se passe en effet té de freiner le processus d’intégration comme si l’aggravation des inégalités en européenne ; une position relativement Europe, après quarante années, bientôt, neutre sur les migrants1; une volonté de politiques d’austérité néolibérale, de d’unité nationale enfin (« Nous sommes démantèlement de l’État social au nom une force politique qui représente toute de l’intégration européenne conduisait la nation, du Val d’Aoste à la Sicile », a inéluctablement, non seulement à plus déclaré dimanche soir Luigi di Magio). de tensions entre les États européens. C’est qu’en effet, la Ligue ne fait pas Mais aussi à des tensions à l’intérieur seulement passer une violente ligne de de ces États, que celles-ci prennent la fracture entre Italiens et migrants d’une forme de tensions identitaires internes part, mais Italiens du nord et Italiens ou à l’égard des migrants, mais égale- du sud d’autre part, c’est-à-dire entre ment la forme de tensions entre des po- une population vieillissante et économi- pulations de plus en plus âgées et riches quement dominante d’une part, et une d’une part, et des populations de plus en population jeune et économiquement plus jeunes et pauvres d’autre part. dominée d’autre part. De récentes études d’Eurostat tendent en effet à montrer que les quelques 18 millions de femmes et d’hommes sans 1. On pointera sans doute le fait que le M5S n’a pas opposé de contre-discours puissant au dis- travail dans l’Union européenne sont cours violemment anti-migrants de la Ligue. Que aujourd’hui de plus en plus exposés au le mouvement populiste s’est parfois tu, quand il « risque de pauvreté ». Et sur ce point, n’a pas laissé se développer des discours anti- la tendance est à l’aggravation conti- immigrationnistes dans ses rangs. Et c’est vrai. Reste que le M5S a, du moins, tenté d’articuler nue depuis une quinzaine d’années : le discours sur la crise des migrants à un dis- le risque de pauvreté est passé dans cours sur les réseaux mafieux qui, de la Calabre l’UE et la zone euro de respectivement à Vintimille, ont fait des déplacements des mi- 40% et 37% en 2005 à 48,7% dans les grants vers la France, notamment, un marché, et corrompent l’appareil d’État italien. Quand le deux ensembles fin 2016 (avec un taux PD de Matteo Renzi a au contraire, en pratique, qui explose notamment en Allemagne à durement réprimé les tentatives d’auto-organi- 70%, en raison des jobs à un euro, des sation des migrants, et s’est refusé (tout comme temps partiels imposés, etc.). du reste comme Emmanuel Macron, d’ailleurs célébré par Robert Ménard) à reconnaître la Quant aux inégalités entre générations réalité d’un véritable trafic humain, organisé par en Europe, c’est une étude du FMI lui- des européens en Europe. MARS 2018 | Regards | 21
même qui lance aujourd’hui l’alerte : si avant la crise de 2008, la pauvreté touchait de façon comparable les gé- nérations, les jeunes européens y sont aujourd’hui nettement plus exposés. Un sur quatre fait face à un tel risque, avec un revenu inférieur à 60% du revenu médian. Selon la même étude du FMI, les 16-34 ans détiennent moins de 5% de la richesse nette des Européens et sont aussi les plus endettés, au point que sa directrice (Christine Lagarde, qu’on soupçonnera difficilement de gau- chisme), évoque « une génération qui risque de ne jamais se relever ». C’est dire que les tensions politiques qui fracturent aujourd’hui l’Europe, et qui rendent de plus en plus improbable une relance du processus d’intégration européenne ne sont pas, ou pas seule- ment, de simples accidents électoraux nationaux. Mais qu’ils sont le symptôme d’une désintégration à l’échelle euro- péenne – une désintégration aussi bien sociale que politique. Loin d’avoir apporté la paix et la prospé- rité promises par ses fondateurs, l’Union européenne se révèle être un processus d’intégration désintégrateur. Et c’est sur cet abîme qu’Emmanuel Macron, et avec lui tous les dirigeants de la vieille Europe néolibérale, dansent, pareils à des hommes ivres, comme au-dessus d’un volcan. guillaume liégard MARS 2018 | Regards | 22
L’EUROPE EN ÉBULLITION Grèce : le bilan discuté du gouvernement Tsipras Alors que l’économie grecque affiche de meilleurs résultats, la situation sociale reste critique. Près de trois ans après le mémorandum de juillet 2015, Alexis Tsipras a-t-il trahi ses idées ou obtenu le meilleur compromis possible ? « La Grèce est de retour ! », a lancé « NOUS SOMMES À GAUCHE Alexis Tsipras, le premier ministre grec EN PRATIQUE, PAS issu de Syriza (parti de la gauche SEULEMENT EN PAROLES » grecque), vendredi 2 mars au Forum Ce retour de la Grèce, Alexis Tsipras économique de Delphes. À ce «Davos l’avait déjà invoqué le 14 février. « Nous des Balkans», le parterre de dirigeants sommes plus à gauche que Mélenchon, économiques et politiques n’était pas a déclaré le leader grec. Nous, nous vraiment acquis à sa cause. sommes à gauche en pratique, pas seu- Mais le chef du gouvernement a pour- lement en paroles. Nous avons créé plus suivi : « La Grèce est passée en 2017 de 300.000 emplois depuis 2015 (...) de la récession à la croissance. Le taux Greece is back. Notre obsession n’est est estimé supérieur à 2% pour 2018 pas de revenir à l’époque où les gou- comme pour les prochaines années. Le vernements ne pensaient qu’à dépenser chômage, en trois ans, a chuté de 7% et plus, mais de créer plus d’emplois. » la tendance est à la baisse ». Le lundi 5 Esquisse de bilan, donc, en réponse mars, l’Autorité grecque des statistiques à Jean-Luc Mélenchon et au Parti de (Elstat), confirmait ce propos : en 2017, gauche qui, le 31 janvier, avaient récla- le Produit intérieur brut (PIB) national a mé dans un communiqué que Syriza soit progressé de 1,4% après une récession exclu du Parti de la gauche européenne inédite de huit ans. (PGE). « Pour le PG, comme sans nul MARS 2018 | Regards | 23
doute beaucoup d’autres partis du naspismos, un des ancêtres de Syriza PGE, il est en effet devenu impossible – a comme ligne la critique radicale des de côtoyer, dans un même mouvement, mesures prises en Grèce. Syriza d’Alexis Tsipras. ». Et d’ajouter que le premier ministre grec poussait « TSIPRAS N’A PAS ÉPOUSÉ « sa logique austéritaire jusqu’à limiter LE NÉOLIBÉRALISME » le droit de grève, répondant ainsi tou- Il en est de même avec Cap vers la liber- jours plus servilement au diktat de la té, le mouvement créé par Zoe Konstan- commission européenne ». Quel est le topoulou, présidente du Parlement grec prix social, politique et idéologique de entre janvier et septembre 2015. Enfin, cette évolution de la Grèce, interrogeait Yannis Varoufakis, qui fut ministre des en substance le chef de file de la France Finances entre janvier et juillet 2015, insoumise… dénonce aussi l’orientation du gouver- Cette question est aussi posée en nement et devrait présenter des listes Grèce où Alexis Tsipras est controver- aux élections européennes de 2019 sé. Par son opposition parlementaire, la avec son mouvement Diem 25. Nouvelle démocratie (droite) et le Pasok Malgré leurs divergences actuelles, ils (social-démocrate), d’abord. Ces deux critiquent tous la signature par Alexis partis se sont partagés le pouvoir depuis Tsipras, le 13 juillet 2015, d’un troisième la chute de la dictature des colonels, en mémorandum, c’est-à-dire un accord de 1974 ; ils n’ont toujours pas pardonné à prêt entre la Grèce et ses créanciers Syriza et à son leader d’avoir conquis la (UE et BCE) en échange de mesures majorité en 2015. d’austérité à appliquer. Il s’ensuivit une À gauche de Syriza, le KKE, parti com- rupture au sein de la «coalition de la muniste particulièrement dogmatique, a gauche radicale». Car les scissionnistes d’emblée refusé toute alliance. Il conti- avaient une conviction : la force de la nue d’affirmer que la seule voie possible Grèce était les résultats du référendum est la sortie de l’Union Européenne. du 6 juillet. Les Grecs avaient alors Unité populaire – qui regroupe notam- voté à plus de 61% contre un nouveau ment Panayotis Lafazanis, Christos Issy- mémorandum et une politique de mise chos... et d’autres figures phares de Sy- sous tutelle du pays par les créanciers. MARS 2018 | Regards | 24
L’EUROPE EN ÉBULLITION Malgré tout, Alexis Tsipras est rentré « Bien sûr, Alexis Tsipras va s’en sortir » avec, dans ses bagages, un nouvel ac- Reste qu’en septembre 2015, Alexis cord... qu’il a demandé aux députés de Tsipras a provoqué des élections et voter. « Nous ne pensons pas que ce demandé aux électeurs de soutenir sa soit un changement idéologique d’Alexis stratégie : le vote en faveur du moins Tsipras. Il n’a pas épousé le néolibéra- pire des accords qu’il a pu obtenir, lisme. Mais c’est le résultat d’un rapport l’application des réformes exigées, le de forces au détriment d’un petit pays développement d’un «programme paral- dans un UE très majoritairement menée lèle» comportant des mesures sociales par les libéraux et les conservateurs, pour les plus démunis, et une sortie allemands notamment », explique à Re- des mémorandums en août 2018, date gards Anne Sabourin, en charge de la à partir de laquelle il espère appliquer politique européenne du PCF et repré- sa propre politique. Syriza les remporte sentante de ce parti au PGE. avec un score sensiblement identique Christos Kanellopoulos, membre du à celui de janvier, mais avec un nombre département international de Syriza, d’électeurs moindre. partage ce point de vue : « Un gouver- Depuis, Alexis Tsipras et son gouverne- nement de gauche ne peut pas réussir ment suivent la voie promise. La straté- seul surtout si son pays est petit et au gie de la signature s’avérera-t-elle ga- bord de la faillite ». Il ajoute qu’en outre, gnante ? Christos Kanellopoulos veut y le gouvernement a dû affronter « l’obs- croire : « Alexis Tsipras est l’un des meil- truction des institutions étatiques et de leurs stratèges et tacticiens en Europe. l’oligarchie ». Le gouvernement issu de Il a même réussi à diviser ND ». Syriza et allié au petit parti de droite « Bien sûr, Alexis Tsipras va s’en sortir souverainiste des Grecs indépendants », admet Yannis Albanis. Ancien membre s’est donc retrouvé isolé sur les scènes de Syriza et du bureau de presse d’Alexis européenne et nationale. Aux yeux de Tsipras, y compris pendant le premier se- Christos Kanellopoulos, ce sont là les mestre 2015, il s’interroge toutefois sur principaux éléments explicatifs de la « le prix que Syriza et son leader ont payé défaite » qu’incarne la signature du mé- « pour survivre ». Pour lui, un « nouveau morandum. système de partis a émergé en Grèce : il MARS 2018 | Regards | 25
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