DANSES AU-DESSUS DES VOLCANS - FRANCE, EUROPE, MONDE 3 - Regards

 
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DANSES AU-DESSUS DES VOLCANS - FRANCE, EUROPE, MONDE 3 - Regards
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MARS 2018

            FRANCE, EUROPE, MONDE
                DANSES
               AU-DESSUS
              DES VOLCANS
Les Éditions Regards
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                                                 Photo de couverture CC

FÉVRIER 2018 | Regards | 2
SOMMAIRE
FRANCE, EUROPE, MONDE :
DANSES AU-DESSUS
DES VOLCANS
LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION
      # Comment partis et syndicats peuvent-ils refaire front ?
      # Jean-Claude Mailly déclare forfait
      # Qui veut la peau des syndicats ?

L’EUROPE EN ÉBULLITION
      # Italie, les leçons d’un tsunami
      # Europe : danse au-dessus du volcan
      # Grèce : le bilan discuté du gouvernement Tsipras
      # L’Espagne s’enfonce dans la crise indépendantiste

PAR DELÀ NOS FRONTIÈRES
     # Forum Social Mondial 2018 au Brésil :
     fabrique de résistance mondiale
     # Argentine : l’imposture économique
     du président Macri
     # Abandon des Kurdes à Afrin :
     la faute d’Emmanuel Macron

                       FÉVRIER 2018 | Regards | 3
LES SYNDICATS
À L’HEURE DE
LA MOBILISATION
Comment partis et
syndicats peuvent-ils
   refaire front ?
      Enclins à se jeter la pierre ou à se renvoyer la balle,
      partis et syndicats peuvent-ils dépasser le constat de
       leurs limites respectives pour créer une nouvelle
       dynamique ? Leila Chaibi (France insoumise] et
            Karl Ghazi (CGT) engagent le dialogue.

Leila Chaibi est oratrice nationale de la    Cette histoire fait parfois “surréagir” les
France insoumise, initiatrice de Nuit De-    organisations syndicales lorsqu’elles
bout, co-fondatrice des collectifs Jeudi     estiment qu’un parti piétine leurs plates-
noir, Génération précaire et L’Appel et la   bandes ou tente de leur forcer la main.
pioche. Karl Ghazi est porte-parole de la    Et si les syndicats n’ont pas réussi à
CGT commerce Paris.                          s’adapter aux nouvelles formes d’exploi-
                                             tation et à construire de nouveaux points
Regards. Partis politiques et syndi-         de force pour remplacer ceux qui ont été
cats sont-ils fâchés à jamais ? Pour-        amoindris ou ont disparu, ils ont aussi
quoi cette défiance réciproque ?             pâti des échecs politiques de la gauche.
                                             Faire le procès des syndicats comme
Karl Ghazi. Toutes les grandes cen-          s’ils étaient seuls responsables de l’état
trales “historiques” ont connu des pé-       des rapports de forces est aussi vain
riodes durant lesquelles elles ont été       que de prôner l’autarcie du mouvement
en lien étroit avec des partis politiques.   syndical.

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Leila Chaibi. La défiance des syndi-            transformation sociale. Pas celle de son
cats et des syndicalistes vis-à-vis des         isolationnisme !
partis politiques est légitime – la société
entière est en défiance à leur égard ! À        Leila Chaibi. Je suis d’accord. Mais
juste titre, ils sont perçus comme des          franchement, ce genre de débat est
machines électorales déconnectées de            l’illustration même de l’entre-soi de ce
la réalité, qui ne servent que leur intérêt     qu’on appelle le “mouvement social”.
propre. D’un autre côté, partout où les         L’important est la manière dont on arrive
syndicats sont présents et en capacité          à mobiliser un maximum de gens. Là où
de mobiliser, ils sont utiles. Le problème      il y a des syndicats qui mettent des sala-
est qu’une majorité des gens qui tra-           riés en mouvement, très bien. Mais si,
vaillent aujourd’hui dans ce pays passe         ailleurs, des gens descendent manifes-
sous les radars des syndicats. De la            ter ou s’organisent pour défendre leurs
même manière, une part presque majo-            conditions de travail après avoir entendu
ritaire de la population ne voit plus l’inté-   Mélenchon à la télé ou parce que des in-
rêt de se déplacer pour aller voter. Les        soumis sont venus leur donner un coup
mouvements et partis politiques doivent         de main, je ne me vois pas leur dire : «
aller chercher ces abstentionnistes.            Bon les gars, oubliez-nous, attendez que
                                                les syndicats viennent vous voir, parce
Regards. Faut-il, comme le suggère              qu’on est obligé de respecter un accord
Jean-Luc Mélenchon, remettre en                 qui date de 1906 et qui s’appelle la
cause la charte d’Amiens ?                      Charte d’Amiens ».

Karl Ghazi. La Charte d’Amiens n’est ni         Karl Ghazi. Ni “entre-soi”, ni secta-
à considérer comme un livre saint, ni à         risme ! Je répète qu’il ne faut pas faire
jeter aux orties, même si elle fait l’objet     dire à la Charte d’Amiens ce qu’elle ne
d’un fétichisme suspect et qu’elle est          dit pas. Il ne faut pas confondre, non
citée à tort et à travers. Elle est souvent     plus, grève et manifestation de rue. Faire
brandie comme un emblème du refus de            grève, bloquer la production, demande
la politisation de la lutte syndicale alors     une présence physique de délégués
qu’elle affirme, à l’inverse, le rôle poli-     dans l’entreprise. Le volontarisme venu
tique propre du syndicat. Une chose est         de l’extérieur, ça a déjà été testé : ça ne
de défendre l’autonomie du mouvement            marche pas ! On n’innove pas en faisant
syndical. Une autre est de se servir de         fi de l’expérience.
la Charte afin d’exiger sa totale “imper-
méabilité”. La question, toujours ouverte,      Leila Chaibi. Je voulais juste rappeler
est celle de la place et du rôle de l’orga-     que si la France insoumise a été accu-
nisation syndicale dans la lutte pour la        sée de marcher sur les plates-bandes

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LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION

des syndicats, c’est parce qu’elle avait      ans, si on était parvenu à faire la jonction
osé appeler les salariés, mais aussi plus     entre Nuit debout et le mouvement syndi-
largement tous les citoyens qui n’avaient     cal traditionnel, on aurait peut-être réussi
pas la possibilité de se rendre aux manifs    à faire tomber la loi El Khomri. Mais la
syndicales du mardi après-midi, à une         priorité, c’est d’arriver à mobiliser tous
marche en week-end contre la loi Travail.     ceux qu’on ne voit ni dans les manifs, ni
                                              dans les syndicats, ni aux urnes. Parce
Regards. Quelles convergences                 que l’addition des forces militantes exis-
sont possibles à l’avenir entre syn-          tantes ne suffit pas aujourd’hui à peser
dicats, politiques, intellectuels, etc.       suffisamment dans le rapport de forces.
? Comment redonner du souffle au              Ce n’est pas en se réunissant entre elles
mouvement social ? Et à quelle(s)             dans un entre-soi nombriliste que les
échéance(s) ?                                 forces sociales deviendront suffisam-
                                              ment fortes pour faire tomber le gou-
Karl Ghazi. Le gouvernement estime            vernement. Il s’agit au contraire d’être
pouvoir se passer de toute concession,        tourné vers l’extérieur, inclusif.
mettant au passage en difficulté même
les idiots utiles d’autrefois. C’est la       Karl Ghazi. Il ne s’agit pas d’addition,
conséquence d’un rapport de forces très       mais de dynamique. Donner des pers-
défavorable. Cela pourrait devenir insur-     pectives unitaires aux militants, ce n’est
montable si un élan unitaire et salutaire     pas une condition suffisante, mais né-
ne conduit pas tous ceux qui veulent ré-      cessaire ! Sauf à penser que l’on peut
sister à Macron à proposer une autre po-      se passer de militants… Ce qui serait le
litique. Les forces politiques, syndicales,   comble du nombrilisme.
intellectuelles et associatives anticapi-
talistes et / ou antilibérales connaissent    Regards. Il y a eu plusieurs appels à
une phase de faiblesse historique. Elles      la grève ces derniers mois, mais au-
ne peuvent s’en sortir qu’en réunissant       cun appel à la grève reconductible
leurs forces plutôt qu’en échangeant          ou à la grève générale. Est-ce qu’il
des anathèmes. Pour y parvenir, il faut       ne faut pas renouveler les pratiques
favoriser l’émergence de lieux perma-         ? Et comment ?
nents de rencontres, de débats et sur-
tout… de prises de décisions concrètes        Karl Ghazi. L’obstacle ne se situe pas
! Quant à l’échéance, le plus vite sera le    principalement dans la forme que l’on
mieux.                                        donne à l’appel à la mobilisation, mais
                                              dans nos capacités à mobiliser. Est-il
Leila Chaibi. Évidemment que cette            nécessaire de rappeler qu’au congrès
convergence est importante. Il y a deux       de la CGT de mars 2016, son secrétaire

                                 MARS 2018 | Regards | 7
général avait appelé à « mettre partout        autour de revendications très concrètes,
en débat la grève reconductible » contre       et obtenir des victoires. En somme, faire
la loi El Khomri ? Notre première pré-         du syndicalisme urbain, à l’échelle d’un
occupation doit porter sur la présence         quartier !
réelle des organisations syndicales et
politiques dans les entreprises et parmi       Karl Ghazi. C’est ce que fait le syn-
les travailleurs les plus exploités. Quant     dicalisme. Nous avons multiplié ce
à la forme, la seule qui vaille est celle      genre d’actions dans les Monoprix, par
qui pèse sur les profits : en bloquant la      exemple. Mais nous tenons à le faire
production, en touchant à l’image et en        avec les salariés. Et le problème reste
veillant constamment à désenclaver les         l’absence des syndicats dans un grand
conflits. Une bonne pratique, c’est une        nombre d’établissements. À cela, point
pratique qui fonctionne.                       de raccourci.

Leila Chaibi. La grève générale ne se          Leila Chaibi. Le syndicalisme inscrit
décrète pas. Même lorsqu’on est en             son action sur les lieux de travail. Je
CDI ou fonctionnaire, il est compliqué         parle ici de développer en parallèle une
de se mettre en grève rien qu’une fois         approche territoriale, à l’échelle d’un
par mois, et de perdre une journée de          quartier, où il y a des opportunités de
salaire quand on a déjà du mal à bou-          mobilisation des habitants autour de re-
cler les fins de mois. Alors quand on          vendications qui cristallisent les contra-
est précaire, en CDD, en intérim, ou           dictions et la violence du capitalisme.
autoentrepreneur, vous imaginez... Pour
renverser le rapport de forces, il y a un      Karl Ghazi. Le syndicalisme ne se suf-
chantier prioritaire : casser la résignation   fit pas à lui-même. Développer d’autres
et le sentiment d’impuissance qui s’est        types d’action est indispensable : c’est
installé dans la tête des gens. En partant     le rôle des associations et des partis
de leurs préoccupations quotidiennes,          politiques. D’où la nécessité d’un front
locales, et en les aidant à mener des          large.
actions coup de poing ou médiatiques

                                 MARS 2018 | Regards | 8
LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION

Regards. Face à la violence sociale
et devant un gouvernement qui
refuse le dialogue, quelle violence
est légitime pour les militants et les
sympathisants syndicaux ?

Leila Chaibi. Quand les formes ins-
tituées du “dialogue social” ne fonc-
tionnent plus, quand, face à un pouvoir
qui vous ignore, on a épuisé en vain les
leviers classiques et légaux de la contes-
tation démocratique, il est légitime de
recourir à d’autres moyens pour se faire
entendre. En ayant toujours en tête que
pour être efficace et légitime, une action
doit à la fois exercer un pouvoir de nui-
sance sur l’adversaire, et obtenir un as-
sentiment populaire.

Karl Ghazi. La résistance de l’exploité
contre l’exploiteur ne soulève pas de
problème de légitimité. Ce sont ses
formes légales et institutionnelles qui
sont aujourd’hui remises en cause. La
vraie question porte sur les choix tac-
tiques : je considère que les seules
limites à l’action sont celles posées par
l’assentiment de ceux qu’elle concerne
et par le souci d’unir notre camp.
 entretien par pierre jacquemain

                                MARS 2018 | Regards | 9
Jean-Claude Mailly
    déclare forfait
    À en juger par son passage sur France Inter ce matin,
  le secrétaire général de FO ne croit plus en la lutte contre
   les réformes du gouvernement. S’il ménage ce dernier,
           est-ce pour ménager son propre avenir ?

Tout va pour le mieux dans le meilleur des    Il n’y a pas d’alternative parce que selon
mondes possibles ? À en croire le grand       le syndicaliste il n’y aurait pas non plus
entretien de ce matin, sur France Inter,      « d’opposition crédible » dans le pays.
du secrétaire général de Force ouvrière,      Jean-Luc Mélenchon appréciera. Et ça
c’est ce que nous serions en mesure de        n’est pas tout. Interrogé par Léa Salamé
penser des réformes en cours, imaginées       sur la mobilisation à venir concernant la
et rédigées sous les ors de la République.    réforme de la SNCF et plus générale-
Des ors que, visiblement, Jean-Claude         ment sur l’ensemble des réformes, l’ap-
Mailly affectionne tout particulière-         prenti devin dit « ne pas sentir les salariés
ment puisqu’il avoue lui-même avoir un        avoir envie de descendre massivement
contact régulier et constructif avec le       dans la rue de manière interprofession-
chef de l’État : « Un dialogue est pos-       nelle », tout en concédant être « prudent
sible avec Emmanuel Macron (…). C’est         en termes de météo sociale ».
très cash mais ce n’est pas le ni oui ni      Sans doute Jean-Claude Mailly se sou-
non comme avant ».                            viendra-t-il longtemps de cette séquence,
                                              très largement critiquée par les auditeurs
DÉFAITISME ET                                 et sur les réseaux sociaux pour sa com-
COMPLAISANCES                                 plaisance à l’égard du pouvoir en place.
Comprenne que pourra. S’il reconnaît          Nicolas Demorand lui lancera même un :
quelques points de désaccord ici et là        « Vous êtes plus réformistes que les réfor-
avec l’actuelle majorité, de toute manière    mistes ».
« il n’y a pas d’alternative », lance-t-il.   Voilà plusieurs mois déjà que la stratégie
Donc pas d’autres choix que d’avancer.        de Jean-Claude Mailly à l’égard du gou-
Et d’acquiescer sans broncher, doit-on        vernement laisse les commentateurs poli-
comprendre.                                   tiques pantois. Ainsi a-t-on entendu le pa-

                                MARS 2018 | Regards | 10
LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION

tron de FO saluer régulièrement le travail    été négocié, dealé, concerté, consulté –
de l’actuelle ministre Murielle Pénicaud,     et tout autre chose qu’un syndicaliste ha-
cheville ouvrière des réformes en cours.      bitué des ors de la République sait faire.
« Il se cherche une autre posture, c’est un   Ce matin, vu le ton, les mots et l’humeur
peu illisible », a-t-on même entendu sur      choisis par Jean-Claude Mailly pour abor-
l’antenne de RTL.                             der une fois encore les contre-réformes
                                              en cours, les militants de Force ouvrière
ATTERRISSAGE EN VUE                           ont dû se sentir bien seuls. Presque
Pourtant, en se projetant quelques se-        abandonnés. Trahis ? L’avenir le dira. Ils
maines en avant, la lecture pourrait s’avé-   se réjouiront sans doute d’avoir compris
rer bien plus lisible. Après quatorze an-     à travers ce discours si poli que l’atterris-
nées à la tête de FO, Jean-Claude Mailly      sage de leur patron est assuré.
quittera son mandat actuel de secrétaire      Au cours de ce grand entretien sur les
général en avril prochain. Lors de la loi     ondes du service public, Jean-Claude
travail version Pénicaud – sur laquelle       Mailly a également lancé : « On ne peut
il s’était montré fort peu exigeant – plu-    pas laisser entendre que les difficultés de
sieurs mauvaises langues le projetaient       la SNCF soient liées au statut du chemi-
en mission gouvernementale, voire à la        not ». Et même s’il n’est pas le seul, on est
tête du Bureau international du travail, ce   désormais en droit de laisser entendre
qu’il a démenti.                              que les difficultés du syndicalisme fran-
Il a redit ce matin sur Inter son intention   çais sont pour partie liées à l’abandon
de travailler à l’avenir sur l’implantation   par Jean-Claude Mailly – en bout de
syndicale à l’étranger et à l’insertion des   course – de la défense des travailleurs.
jeunes. Dont acte. Le message est passé.      Triste sort pour ceux et celles qui luttent
Nul doute que tout cela a d’ores et déjà      aujourd’hui. pierre jacquemain

                                MARS 2018 | Regards | 11
Qui veut la peau
        des syndicats ?
     À la veille de la journée de mobilisation des retraités
  et des personnels des Ehpad, les syndicats sont malmenés
      et fragilisés par un gouvernement qui entend bien
  les contourner. En témoigne, l’évolution sémantique de
 ces dernières décennies, où l’on est passé de la négociation
                      à la seule consultation.

Les syndicats ont bon dos. Ils sont ac-        médiaires peuvent-elles être autre chose
cusés de tout et (presque) n’importe           que des rouages à l’intérieur d’une réalité
quoi. Tantôt de servir de faire-valoir des     qui fonctionne comme un bloc ? » Le lea-
politiques gouvernementales – la CFDT          der de la France insoumise dénonçait-il
en tête de gondole. Tantôt montrés du          le décalage entre la base des syndicats,
doigt pour n’être que les idiots utiles        leurs militants et sympathisants et leurs
d’une gauche qui ne saurait dépasser le        directions ? Comme un appel au déga-
seul cadre de la contestation – et dans        gisme… Ce qui est vrai pour la classe
laquelle la CGT serait devenue maîtresse       politique l’est aussi pour le (vieux) monde
en la matière.                                 syndical, pensait-il. Avait-il tort ? En tout
Dans le paysage éclaté d’un syndica-           cas, le message est très mal passé. Cha-
lisme qui peine à se renouveler, Jean-Luc      cun se souviendra du « Keep cool mec ! »
Mélenchon ajoute une autre lecture, cri-       du patron de Force ouvrière, Jean-Claude
tique, des principales centrales : la dé-      Mailly.
sunion. « La bataille syndicale a été mal
conduite », avait-il lancé après les mobili-   METTRE À L’ÉCART
sations contre les ordonnances sur la loi      LES SYNDICATS, METTRE FIN
Travail, tout en ajoutant craindre « la plus   À LA NÉGOCIATION
grosse défaite du mouvement ouvrier            En réalité, le conflit qui oppose les orga-
». Et de lancer aux responsables syndi-        nisations syndicales entre elles et aux
caux : « Les directions des corps inter-       forces politiques de gauche est le résul-

                                 MARS 2018 | Regards | 12
LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION

tat d’une stratégie gouvernementale             Négocier avec les décideurs publics. Né-
vieille de plusieurs décennies qui, tant        gocier avec les entreprises.
sur le fond que sur la forme, empêche           La loi Travail, achevée via ordonnances
les partenaires sociaux d’exercer pleine-       par le gouvernement Philippe II, donne
ment leurs prérogatives. Tout a été pensé       désormais un coup d’accélérateur à cette
pour réduire la place des syndicats dans        tendance – qui vise à affaiblir le pouvoir
l’élaboration des grandes réformes qui          de négociation des partenaires sociaux
structurent la vie de l’entreprise et des       dans l’entreprise. Pour favoriser un meil-
travailleurs. Jusque dans l’usage des           leur équilibre et une meilleure égalité des
mots. Ainsi est-on passé de la “négocia-        droits des travailleurs, les négociations
tion” à la “concertation” pour aboutir à la     s’établissaient auparavant à l’échelle
“consultation”. À l’instar d’une visite médi-   des branches professionnelles, c’est-à-
cale, les syndicats sont désormais convo-       dire que les personnels d’une entreprise
qués pour des analyses spécifiques. Le          qui comptabilisait moins de dix salariés
diagnostic est établi de manière unila-         – dans laquelle il n’y avait pas de repré-
térale et le traitement est imposé par le       sentants syndicaux – bénéficiaient des
médecin-ministre en chef – sans dosage          accords collectifs négociés au sein de la
négociable.                                     branche.
Le trait semble légèrement grossi et            Désormais, depuis la loi Travail dite “XXL”,
pourtant, dans les faits, sur des réformes      la négociation se fait à l’échelle de l’en-
aussi structurantes que la loi El Khomri,       treprise. Or, 98 % des entreprises fran-
par exemple, les syndicats n’ont été que        çaises ont moins de cinquante salariés.
consultés. Certains hauts fonctionnaires        Parmi celles-ci, seules 4 % comptent un
ont même évoqué des “auditions”. Il est         délégué syndical. Pour ces entreprises,
utile de rappeler, dans ce contexte, que        largement majoritaires dans le paysage
si les syndicats ont à la fois un rôle de       économique français, cela signifie que
représentation et de proposition, ils ont       les salariés se retrouvent désormais
principalement pour mission de négocier.        seuls à négocier, parfois en tête-à-tête,

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avec leur patron. Les syndicats, désor-       jeunesse, une exaspération, une colère,
mais écartés de l’objet de la négociation     une crise, un mot de trop et tout s’em-
dans l’entreprise, n’auront donc plus         balle. Sans que l’on parvienne toujours à
prise sur les rapports de domination qui      l’expliquer. Et en même temps (sic), c’est
existent – et qui font la chair des parte-    aussi une intention bien mal dissimulée
naires sociaux – entre l’employé et l’em-     de l’exécutif : renvoyer les syndicats à
ployeur. C’est toute une conception des       la seule posture contestataire. Ainsi les
rapports de forces au sein de l’entreprise    mots « archaïques » et « conservateurs
qui s’écroule.                                » bruissent-ils de la bouche de ceux qui
                                              nous gouvernent lorsqu’il s’agit d’évo-
DU PARITARISME                                quer les syndicats.
À L’AUTORITARISME                             C’est pourtant ignorer les 42 200 ac-
Et ce n’est pas fini. Emmanuel Macron         cords entre les employeurs et les repré-
est plein de ressources. Le président de      sentants du personnel dans l’entreprise
la république à même envisagé un temps        et le millier d’accords de branche conclus
de toucher à l’une des prérogatives les       au cours de l’année 2016 (selon les der-
plus importantes des partenaires sociaux,     nières données accessibles du ministère
la gestion de l’assurance chômage. Une        du Travail). Signe d’une certaine vitalité du
nouvelle manière de dessaisir, voire de       dialogue social et du rôle des partenaires
désavouer, les syndicats et leur histoire     sociaux, près de 80 % des accords sont
sociale. La menace était provocante, la       d’ailleurs signés par les syndicats. Une
méthode brutale.                              politique du compromis largement plé-
L’enjeu pour Emmanuel Macron, comme           biscitée et qui peut en étonner plus d’un.
ça l’était déjà pour Nicolas Sarkozy et       Suivez mon regard, à gauche.
François Hollande, c’est d’affaiblir les
syndicats. De les mettre sur la touche.       CONTRE-RÉVOLUTION
Et de les ringardiser. « Un monde pous-       DANS LE MONDE DU TRAVAIL
siéreux fait de postures », avait lancé un    Mais au fond, pourquoi Emmanuel Ma-
conseiller ministériel de l’ère El Khomri.    cron en veut-il autant aux syndicats ?
« Désormais, quand il y a une grève en        Pourquoi les met-il sur la touche ? Pour-
France, personne ne s’en aperçoit », avait    quoi verrouille-t-il le dialogue social ?
déjà prétendu le chef de l’État en juillet    Pour lire le Macron dans le texte, il faut al-
2009. Six mois plus tard, il faisait face à   ler à l’essentiel. Son essentiel. Et l’essen-
l’une des plus grandes manifestations de      tiel, pour lui, c’est l’efficacité. Or pour le
salariés depuis deux décennies.               président de la République, les syndicats
Car c’est aussi la force des syndicats :      ne sont essentiellement pas efficaces.
l’imprévu. Parfois, le mouvement social       Parce qu’il convient avant tout de créer
ne prend pas. Et puis, tout à coup, une       de la richesse. De favoriser la croissance.

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LES SYNDICATS À L’HEURE DE LA MOBILISATION

De libérer les contraintes des entre-              de luttes et de victoires sociales s’est
prises. Et le syndicat est une contrainte          effondré. Et si les conséquences sur les
quand il faut au contraire « laisser faire,        conditions de vie de l’immense majorité
laisser passer ». C’est-à-dire intervenir le       des travailleurs ne sont pas encore tota-
moins possible. Sans régulation et sans            lement perceptibles et restent de nature
contre-pouvoir.                                    “idéologiques” pour certains, la révolu-
Dans cette perspective, le social ne peut          tion, ou plutôt la contre révolution que
être que la remorque de l’économie. Il             vient de connaitre le monde du travail,
s’agit, pour les libéraux de cette trempe,         sur la régulation des rapports de force
de distribuer les miettes issues des               au sein de l’entreprise, laisse augurer du
richesses produites. La fameuse théo-              pire. La masse des travailleurs n’a rien à
rie du ruissellement. Le social est ainsi          gagner, tout à perdre au contraire, devant
subordonné à l’économie. Et dans cette             des syndicats fragilisés aux pouvoirs limi-
pensée complexe, la régulation ne peut             tés.
se faire que par les compétences. Adieu,           Reste aux partenaires sociaux de se
donc, aux corps intermédiaires. Lorsqu’il          réinventer pour mieux s’imposer. Et aux
remet en cause la gestion paritaire de             travailleurs de prendre conscience des
l’Unedic par exemple, Emmanuel Macron              rapports de domination qui s’imposent à
ne pense pas une politique sociale. Il             eux. Ce qui devrait advenir très vite une
pense «économies d’échelle”, il pense              fois passés quelques accords d’entre-
“gestion“. Sans doute pense-t-il aussi             prise sur le temps de travail, sur les sa-
“austérité”. Il pense “gouvernance”. Il            laires ou sur le licenciement économique,
pense “technostructure”. Il pense comme            après validation et imposition à tous – par
un chef d’entreprise qui doit gérer un             exemple, une augmentation du temps de
intérêt particulier. Et pas l’intérêt collectif.   travail pour une rémunération en baisse
Ainsi sommes-nous passés d’une répu-               et une suppression d’effectifs dans l’en-
blique sociale dans laquelle la place des          treprise, comme certains en font les frais
syndicats était centrale et structurante           en ce moment…
pour la défense des intérêts collectifs –          Pendant ce temps, Outre-Rhin, le très
et ceux des travailleurs – à une start-up          puissant syndicat de la métallurgie IG
nation dans laquelle les “gestionnaires“           Metall, après négociations, vient d’obte-
de Berçy et autres cost killers, tout droit        nir une réduction négociable du temps
sortis de l’ENA, règnent en maîtres pour           de travail et une hausse des salaires de
assurer la jouissance des intérêts de              4,3% pour près de quatre millions de
quelques-uns – ceux des entrepreneurs.             salariés. Une hausse qui pourrait même
En quelques mois seulement, face à la              se propager. Voilà qui devrait, si ce n’est
désunion des syndicats, mais aussi à               en convaincre, au moins en inspirer plus
un pouvoir jusqu’au-boutiste, un siècle            d’un.  pierre jacquemain

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L’EUROPE
EN ÉBULLITION
Italie, les leçons
           d’un tsunami
     Les élections italiennes, marquées par la poussée de
  l’extrême droite et du populisme du M5S, ont sanctionné
    aussi bien la droite que la gauche de gouvernement et
   la gauche radicale. Ces échecs font place à l’inquiétude.

Les élections italiennes du 4 mars tra-        président du Conseil, mais aussi de la
duisent un bouleversement majeur du            Lega, projection nationale de l’ancienne
champ politique italien. Selon les chiffres    Ligue du Nord et d’un petit parti post-
quasi définitifs, la coalition de droite re-   fasciste Fratelli d’Italia, héritier du MSI,
cueille 37% des voix, le Mouvement 5           c’est peu dire que l’appellation centre-
étoiles (M5S) 32,64% et la coalition de        droit pour cette coalition est pour le
centre-gauche 22,85%.                          moins exagérée.
C’est un réel succès pour le M5S qui           Le résultat des élections dimanche
s’impose comme la première force – et          témoigne d’une réorganisation com-
de loin – de la péninsule et peut raison-      plète des rapports de forces au sein
nablement prétendre gouverner le pays,         de la droite italienne. Le parti de Ber-
s’il trouve des alliés pour former une         lusconi, qui obtenait encore 22% aux
majorité.                                      précédentes élections de 2013, atteint
                                               péniblement les 14%, quand la Lega
MAELSTROM À DROITE                             recueille 17,4% des suffrages contre
La coalition de droite était emmenée           seulement 4,08% en 2013.
par l’inusable Silvio Berlusconi, 82 ans,      Le pari de sortir de ses bastions du Nord
revenu de tout sauf de lui-même. Com-          en surfant sur la question des migrants
posée de Forza Italia, le parti de l’ancien    permet donc à ce parti d’extrême droite

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de s’imposer comme la principale force          DÉSERT DE LA GAUCHE
à droite. Si l’on ajoute les 4,3% de Fra-       RADICALE
telli d’Italia, qui fait plus que doubler son   À la gauche de Renzi, rien ou presque
score, il apparaît clairement que la coa-       rien. La coalition Libres et égaux, pour
lition est nettement marquée à l’extrême        l’essentiel issue de scissions de gauche
droite.                                         du Parti démocrate et emmenée par
                                                Pietro Grasso obtient 3,39% et devrait
LES APPRENTIS SORCIERS                          obtenir 14 sièges à la Cchambre des
DU MODE DE SCRUTIN                              députés.
Pour ces élections, le mode de désigna-         Pour Potere al Popolo, c’est encore
tion des députés et sénateurs avait été         pire, totalisant 1%, ce regroupement
modifié, 37% des parlementaires étant           soutenu par le Parti de la refondation
élus au scrutin uninominal à un tour, le        communiste (PRC) n’aura pas de par-
reste à la proportionnelle.                     lementaires dans la prochaine législa-
Selon une note de la fondation Terra            ture. Quand on se rappelle que le Parti
Nova, rédigée par Marc Lazar, le nou-           communiste italien comptait encore plus
veau mode de scrutin « devrait avantager        de 1,2 million de membres en 1990, on
les partis du centre-droit bien implantés       mesure l’ampleur de la bérézina pour la
dans le Nord du pays, favoriser le Parti        gauche radicale.
démocrate dans la partie centrale du            Aucune des trois forces principales en
pays, son grand bastion qui tend néan-          présence n’a de majorité à elle seule à
moins à se lézarder, et a priori il pénalise    la Chambre ou au Sénat. Se dirige-t-on
le Mouvement 5 étoiles (M5S, Movimen-           vers de nouvelles élections après des
to 5 Stelle), qui est fort mais reste seul. »   tractations infructueuses, ou bien un
La carte des élus du scrutin uninominal,        accord sera-t-il finalement conclu – mais
ci-dessous, montre que les Diafoirus            avec qui et sur quelle orientation ? Diffi-
du centre-gauche, à l’initiative de cette       cile à dire.
modification, ont été particulièrement          Comme dans nombre de pays, l’élection
mal inspirés. Raz-de-marée à droite au          italienne donne un nouvel exemple de
Nord, raz-de-marée 5 étoiles au Sud             ce qu’est la force du «dégagisme» en
et un centre-gauche réduit à presque            Europe. Mais le résultat de ce scrutin
rien. Avec 18,7% le Parti démocrate             montre aussi que dégager les sortants
de Matteo Renzi est en chute libre. Lui         n’est pas toujours synonyme de fin du
si moderne, si dynamique, si aimé de la         «vieux monde». La poussée et la vitalité
presse française s’est donc révélé pour         de l’extrême droite en Italie montrent au
ce qu’il est : un Hollande à l’italienne qui    contraire qu’un très, très vieux monde,
dissout son camp en moins d’une man-            rance et inquiétant, refait surface.
dature.                                          guillaume liégard

                                  MARS 2018 | Regards | 18
L’EUROPE EN ÉBULLITION

   Europe : danse
 au-dessus du volcan
Les élections allemandes et italiennes confirment la montée
       de l’extrême droite, l’effondrement des partis
socio-démocrates et l’aggravation des fractures inégalitaires
          et identitaires au sein des États-membres.
      L’Union européenne poursuit sa désintégration.
Emmanuel Macron peut-il encore espé-          européen : celle qui verrait, comme on
rer relancer le processus d’intégration       nous l’annonce depuis des décennies,
de l’Union européenne ? À l’évidence,         l’Union européenne couronnée par un
non. La Grande-Bretagne sortie de l’UE,       véritable gouvernement économique,
le président français ne pouvait guère        doublé d’une harmonisation sociale et
imaginer, en effet, s’appuyer que sur         fiscale.
deux autres «grands» partenaires histo-       À supposer que cette promesse des
riques : l’Allemagne et l’Italie. Seulement   dirigeants français ait un jour été d’ac-
les récentes reconfigurations des pay-        tualité, ou même qu’ils aient un jour
sages politiques allemands et italiens        travaillé à la traduire dans la réalité, la
viennent largement oblitérer cette pers-      chancelière – en annonçant, dimanche
pective.                                      soir vouloir ouvrir les rangs de son gou-
                                              vernement aux contestataires de l’aile la
MERKEL AFFAIBLI,                              plus conservatrice de son parti – vient à
LE SPD DISCRÉDITÉ                             l’évidence de refermer la porte.
Les résultats électoraux en Allemagne         Quant au SPD, qui s’est une fois de plus
ont, on le sait, considérablement affaibli    rallié au consensus au centre en accep-
l’autorité d’Angela Merkel. La chance-        tant de participer à une énième grande
lière allemande ne dispose sans doute         coalition, son crédit est plus que jamais
plus du crédit nécessaire pour se lancer      entamé auprès des classes populaires,
dans une nouvelle étape du processus          mais aussi de la jeunesse allemande (et

                                MARS 2018 | Regards | 19
d’abord auprès de sa jeune base mili-         a donc logiquement démissionné de la
tante qui, derrière Kevin Kühnert, avait      direction du PD après avoir été évincé
mené campagne contre cette nouvelle           de celle du gouvernement.
grande coalition et le consensus ordo-        Et, si le PD n’est pas encore devancé
libéral).                                     par la Ligue (qui le talonne tout de même
Bien plus : le SPD s’est à ce point ef-       avec 17,4% des suffrages), il est deve-
fondré dans l’opinion que le parti social-    nu, de toute évidence, un astre mort face
démocrate est désormais devancé dans          au Mouvement populiste 5 Étoiles qui,
les sondages par une formation popu-          avec plus de 30% des suffrages, est
liste de droite extrême et ce, pour la        apparu comme une option massivement
première fois depuis la fin de la seconde     mais raisonnablement dégagiste : articu-
guerre mondiale. En cas d’élections           lée autour du slogan « Mandiamoli tutti a
anticipées, l’AfD recueillerait en effet      casa » (« Renvoyons-les tous à la maison
aujourd’hui 16,5% des suffrages, contre       »), la formation populiste promettait en
15% au SPD.                                   effet de renvoyer le PD de Renzi et For-
C’est dire combien la reconduction de la      za Italia à leurs travaux européens, sans
grande coalition et de l’ordolibéralisme      pour autant céder une voix à la Ligue.
le plus orthodoxe, loin de réduire les pro-   Si le mouvement M5S, avec Luigi Di
grès de l’AfD, représente au contraire,       Maio, ne promet sans doute plus une
pour le parti de la sinistre Alice Weidel,    sortie des traités européens, son hégé-
l’assurance et la promesse de pouvoir se      monie rend en revanche impossible
présenter comme la seule forme d’oppo-        l’hypothèse d’un «renzusconisme»,
sition possible au consensus au centre.       d’une alliance Renzi-Berlusconi ou, si
                                              l’on préfère, PD/Forza Italia, qui aurait,
DOUBLE FRACTURE                               en dépit des séismes qui secouent toute
EN ITALIE                                     l’Europe et singulièrement l’Italie, remis
L’effondrement de la social-démocratie        cette dernière sur les voies de l’intégra-
italienne est, pour sa part, vertigineux.     tion européenne. En Allemagne comme
Le PD de Matteo Renzi, qui recueillait        en Italie, Emmanuel Macron voit donc se
encore près de 40% des suffrages aux          dérober le sol sous ses pieds.
élections européennes de 2014, voit           Il y a pire. Si l’on en croit, en effet, l’ana-
son score réduit de moitié, avec 19%          lyse des résultats de la carte des élus du
des suffrages exprimés ce dimanche.           scrutin uninominal publiée par La Stam-
Matteo Renzi, qui représentait il y a         pa, l’Italie, comme tous les pays euro-
quelques mois encore un modèle pour           péens, est aujourd’hui doublement frac-
Manuel Valls et Emmanuel Macron (il           turée, divisée. En l’espèce, divisée entre
s’était lancé dans une réforme du droit       une Italie du Nord vieillissante d’une part
du travail et avait cherché à réformer        qui, avec la Ligue, s’est massivement
la constitution par la voie référendaire)     prononcée en faveur de la poursuite des

                                MARS 2018 | Regards | 20
L’EUROPE EN ÉBULLITION

politiques d’austérité néolibérale, et une           DÉSINTÉGRATION
politique hostile aux migrants. Et une Ita-          SOCIALE ET POLITIQUE
lie du Sud encore jeune, d’autre part qui,           Or c’est bien cette double fracture qui
avec le M5S, affiche la volonté, même                traverse, aujourd’hui, toute l’Europe :
vague et par défaut, d’une mise à dis-               une fracture inséparablement inégali-
tance du consensus au centre ; la volon-             taire et identitaire. Tout se passe en effet
té de freiner le processus d’intégration             comme si l’aggravation des inégalités en
européenne ; une position relativement               Europe, après quarante années, bientôt,
neutre sur les migrants1; une volonté                de politiques d’austérité néolibérale, de
d’unité nationale enfin (« Nous sommes               démantèlement de l’État social au nom
une force politique qui représente toute             de l’intégration européenne conduisait
la nation, du Val d’Aoste à la Sicile », a           inéluctablement, non seulement à plus
déclaré dimanche soir Luigi di Magio).               de tensions entre les États européens.
C’est qu’en effet, la Ligue ne fait pas              Mais aussi à des tensions à l’intérieur
seulement passer une violente ligne de               de ces États, que celles-ci prennent la
fracture entre Italiens et migrants d’une            forme de tensions identitaires internes
part, mais Italiens du nord et Italiens              ou à l’égard des migrants, mais égale-
du sud d’autre part, c’est-à-dire entre              ment la forme de tensions entre des po-
une population vieillissante et économi-             pulations de plus en plus âgées et riches
quement dominante d’une part, et une                 d’une part, et des populations de plus en
population jeune et économiquement                   plus jeunes et pauvres d’autre part.
dominée d’autre part.                                De récentes études d’Eurostat tendent
                                                     en effet à montrer que les quelques 18
                                                     millions de femmes et d’hommes sans
1. On pointera sans doute le fait que le M5S n’a
pas opposé de contre-discours puissant au dis-       travail dans l’Union européenne sont
cours violemment anti-migrants de la Ligue. Que      aujourd’hui de plus en plus exposés au
le mouvement populiste s’est parfois tu, quand il    « risque de pauvreté ». Et sur ce point,
n’a pas laissé se développer des discours anti-
                                                     la tendance est à l’aggravation conti-
immigrationnistes dans ses rangs. Et c’est vrai.
Reste que le M5S a, du moins, tenté d’articuler      nue depuis une quinzaine d’années :
le discours sur la crise des migrants à un dis-      le risque de pauvreté est passé dans
cours sur les réseaux mafieux qui, de la Calabre     l’UE et la zone euro de respectivement
à Vintimille, ont fait des déplacements des mi-
                                                     40% et 37% en 2005 à 48,7% dans les
grants vers la France, notamment, un marché,
et corrompent l’appareil d’État italien. Quand le    deux ensembles fin 2016 (avec un taux
PD de Matteo Renzi a au contraire, en pratique,      qui explose notamment en Allemagne à
durement réprimé les tentatives d’auto-organi-       70%, en raison des jobs à un euro, des
sation des migrants, et s’est refusé (tout comme
                                                     temps partiels imposés, etc.).
du reste comme Emmanuel Macron, d’ailleurs
célébré par Robert Ménard) à reconnaître la          Quant aux inégalités entre générations
réalité d’un véritable trafic humain, organisé par   en Europe, c’est une étude du FMI lui-
des européens en Europe.

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même qui lance aujourd’hui l’alerte :
si avant la crise de 2008, la pauvreté
touchait de façon comparable les gé-
nérations, les jeunes européens y sont
aujourd’hui nettement plus exposés. Un
sur quatre fait face à un tel risque, avec
un revenu inférieur à 60% du revenu
médian. Selon la même étude du FMI,
les 16-34 ans détiennent moins de 5%
de la richesse nette des Européens et
sont aussi les plus endettés, au point
que sa directrice (Christine Lagarde,
qu’on soupçonnera difficilement de gau-
chisme), évoque « une génération qui
risque de ne jamais se relever ».
C’est dire que les tensions politiques
qui fracturent aujourd’hui l’Europe, et
qui rendent de plus en plus improbable
une relance du processus d’intégration
européenne ne sont pas, ou pas seule-
ment, de simples accidents électoraux
nationaux. Mais qu’ils sont le symptôme
d’une désintégration à l’échelle euro-
péenne – une désintégration aussi bien
sociale que politique.
Loin d’avoir apporté la paix et la prospé-
rité promises par ses fondateurs, l’Union
européenne se révèle être un processus
d’intégration désintégrateur. Et c’est
sur cet abîme qu’Emmanuel Macron, et
avec lui tous les dirigeants de la vieille
Europe néolibérale, dansent, pareils à
des hommes ivres, comme au-dessus
d’un volcan.
 guillaume liégard

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L’EUROPE EN ÉBULLITION

            Grèce :
       le bilan discuté
      du gouvernement
            Tsipras
Alors que l’économie grecque affiche de meilleurs résultats,
   la situation sociale reste critique. Près de trois ans après
 le mémorandum de juillet 2015, Alexis Tsipras a-t-il trahi
     ses idées ou obtenu le meilleur compromis possible ?

« La Grèce est de retour ! », a lancé        « NOUS SOMMES À GAUCHE
Alexis Tsipras, le premier ministre grec     EN PRATIQUE, PAS
issu de Syriza (parti de la gauche           SEULEMENT EN PAROLES »
grecque), vendredi 2 mars au Forum           Ce retour de la Grèce, Alexis Tsipras
économique de Delphes. À ce «Davos           l’avait déjà invoqué le 14 février. « Nous
des Balkans», le parterre de dirigeants      sommes plus à gauche que Mélenchon,
économiques et politiques n’était pas        a déclaré le leader grec. Nous, nous
vraiment acquis à sa cause.                  sommes à gauche en pratique, pas seu-
Mais le chef du gouvernement a pour-         lement en paroles. Nous avons créé plus
suivi : « La Grèce est passée en 2017        de 300.000 emplois depuis 2015 (...)
de la récession à la croissance. Le taux     Greece is back. Notre obsession n’est
est estimé supérieur à 2% pour 2018          pas de revenir à l’époque où les gou-
comme pour les prochaines années. Le         vernements ne pensaient qu’à dépenser
chômage, en trois ans, a chuté de 7% et      plus, mais de créer plus d’emplois. »
la tendance est à la baisse ». Le lundi 5    Esquisse de bilan, donc, en réponse
mars, l’Autorité grecque des statistiques    à Jean-Luc Mélenchon et au Parti de
(Elstat), confirmait ce propos : en 2017,    gauche qui, le 31 janvier, avaient récla-
le Produit intérieur brut (PIB) national a   mé dans un communiqué que Syriza soit
progressé de 1,4% après une récession        exclu du Parti de la gauche européenne
inédite de huit ans.                         (PGE). « Pour le PG, comme sans nul

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doute beaucoup d’autres partis du           naspismos, un des ancêtres de Syriza
PGE, il est en effet devenu impossible      – a comme ligne la critique radicale des
de côtoyer, dans un même mouvement,         mesures prises en Grèce.
Syriza d’Alexis Tsipras. ». Et d’ajouter
que le premier ministre grec poussait       « TSIPRAS N’A PAS ÉPOUSÉ
« sa logique austéritaire jusqu’à limiter   LE NÉOLIBÉRALISME »
le droit de grève, répondant ainsi tou-     Il en est de même avec Cap vers la liber-
jours plus servilement au diktat de la      té, le mouvement créé par Zoe Konstan-
commission européenne ». Quel est le        topoulou, présidente du Parlement grec
prix social, politique et idéologique de    entre janvier et septembre 2015. Enfin,
cette évolution de la Grèce, interrogeait   Yannis Varoufakis, qui fut ministre des
en substance le chef de file de la France   Finances entre janvier et juillet 2015,
insoumise…                                  dénonce aussi l’orientation du gouver-
Cette question est aussi posée en           nement et devrait présenter des listes
Grèce où Alexis Tsipras est controver-      aux élections européennes de 2019
sé. Par son opposition parlementaire, la    avec son mouvement Diem 25.
Nouvelle démocratie (droite) et le Pasok    Malgré leurs divergences actuelles, ils
(social-démocrate), d’abord. Ces deux       critiquent tous la signature par Alexis
partis se sont partagés le pouvoir depuis   Tsipras, le 13 juillet 2015, d’un troisième
la chute de la dictature des colonels, en   mémorandum, c’est-à-dire un accord de
1974 ; ils n’ont toujours pas pardonné à    prêt entre la Grèce et ses créanciers
Syriza et à son leader d’avoir conquis la   (UE et BCE) en échange de mesures
majorité en 2015.                           d’austérité à appliquer. Il s’ensuivit une
À gauche de Syriza, le KKE, parti com-      rupture au sein de la «coalition de la
muniste particulièrement dogmatique, a      gauche radicale». Car les scissionnistes
d’emblée refusé toute alliance. Il conti-   avaient une conviction : la force de la
nue d’affirmer que la seule voie possible   Grèce était les résultats du référendum
est la sortie de l’Union Européenne.        du 6 juillet. Les Grecs avaient alors
Unité populaire – qui regroupe notam-       voté à plus de 61% contre un nouveau
ment Panayotis Lafazanis, Christos Issy-    mémorandum et une politique de mise
chos... et d’autres figures phares de Sy-   sous tutelle du pays par les créanciers.

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L’EUROPE EN ÉBULLITION

Malgré tout, Alexis Tsipras est rentré          « Bien sûr, Alexis Tsipras va s’en sortir »
avec, dans ses bagages, un nouvel ac-           Reste qu’en septembre 2015, Alexis
cord... qu’il a demandé aux députés de          Tsipras a provoqué des élections et
voter. « Nous ne pensons pas que ce             demandé aux électeurs de soutenir sa
soit un changement idéologique d’Alexis         stratégie : le vote en faveur du moins
Tsipras. Il n’a pas épousé le néolibéra-        pire des accords qu’il a pu obtenir,
lisme. Mais c’est le résultat d’un rapport      l’application des réformes exigées, le
de forces au détriment d’un petit pays          développement d’un «programme paral-
dans un UE très majoritairement menée           lèle» comportant des mesures sociales
par les libéraux et les conservateurs,          pour les plus démunis, et une sortie
allemands notamment », explique à Re-           des mémorandums en août 2018, date
gards Anne Sabourin, en charge de la            à partir de laquelle il espère appliquer
politique européenne du PCF et repré-           sa propre politique. Syriza les remporte
sentante de ce parti au PGE.                    avec un score sensiblement identique
Christos Kanellopoulos, membre du               à celui de janvier, mais avec un nombre
département international de Syriza,            d’électeurs moindre.
partage ce point de vue : « Un gouver-          Depuis, Alexis Tsipras et son gouverne-
nement de gauche ne peut pas réussir            ment suivent la voie promise. La straté-
seul surtout si son pays est petit et au        gie de la signature s’avérera-t-elle ga-
bord de la faillite ». Il ajoute qu’en outre,   gnante ? Christos Kanellopoulos veut y
le gouvernement a dû affronter « l’obs-         croire : « Alexis Tsipras est l’un des meil-
truction des institutions étatiques et de       leurs stratèges et tacticiens en Europe.
l’oligarchie ». Le gouvernement issu de         Il a même réussi à diviser ND ».
Syriza et allié au petit parti de droite        « Bien sûr, Alexis Tsipras va s’en sortir
souverainiste des Grecs indépendants            », admet Yannis Albanis. Ancien membre
s’est donc retrouvé isolé sur les scènes        de Syriza et du bureau de presse d’Alexis
européenne et nationale. Aux yeux de            Tsipras, y compris pendant le premier se-
Christos Kanellopoulos, ce sont là les          mestre 2015, il s’interroge toutefois sur
principaux éléments explicatifs de la «         le prix que Syriza et son leader ont payé
défaite » qu’incarne la signature du mé-        « pour survivre ». Pour lui, un « nouveau
morandum.                                       système de partis a émergé en Grèce : il

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