De l'insuffisance de la victoire militaire Une analyse politique du modèle afghan de la guerre - Érudit

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Études internationales

De l’insuffisance de la victoire militaire
Une analyse politique du modèle afghan de la guerre
Adrien Schu

Volume 44, Number 4, December 2013                                                     Article abstract
                                                                                       The “Afghan model” of warfare, first introduced during the war in Afghanistan
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1024653ar                                          (2001) and revived during the war in Libya (2011), involves the use of air
DOI: https://doi.org/10.7202/1024653ar                                                 power and Special Forces to support local forces. It enables the military to
                                                                                       launch interventions abroad without the need to deploy conventional troops,
See table of contents                                                                  which significantly decreases the financial and human costs of war. Moreover,
                                                                                       its military proficiency was clearly demonstrated with the overthrow of the
                                                                                       Taliban’s and Kadhafi’s regimes, thus making it an attractive model for future
                                                                                       interventions. However, on the political level, the track record of the Afghan
Publisher(s)
                                                                                       model is dubious at best : in Afghanistan and in Libya, it first and foremost
Institut québécois des hautes études internationales                                   enabled the rise of militias that have since then contributed to the general
                                                                                       instability in both countries.
ISSN
0014-2123 (print)
1703-7891 (digital)

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Schu, A. (2013). De l’insuffisance de la victoire militaire : une analyse politique
du modèle afghan de la guerre. Études internationales, 44(4), 597–619.
https://doi.org/10.7202/1024653ar

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De l’insuffisance de la victoire militaire
                      Une analyse politique
                  du modèle afghan de la guerre
                                        Adrien Schu*

       Résumé : Le « modèle afghan » de la guerre, inauguré lors de la guerre
       d’Afghanistan (2001) et ravivé lors du conflit en Libye (2011), se carac-
       térise par le recours à l’arme aérienne et aux forces spéciales en appui
       à des forces locales. Il permet de mener des interventions militaires à
       l’étranger sans avoir à déployer de troupes conventionnelles, ce qui réduit
       sensiblement les coûts financier et humain de la guerre. Qui plus est, son
       efficacité militaire a été démontrée contre les régimes des talibans et de
       Kadhafi, au point d’en faire un modèle de choix pour les futures inter-
       ventions occidentales. Toutefois, sur le plan politique, le bilan du modèle
       afghan est plus nuancé : en Afghanistan et en Libye, celui-ci a surtout per-
       mis le renforcement excessif de milices qui participent depuis à l’instabilité
       qui règne dans ces deux pays.
       Mots-clés : modèle afghan de la guerre, Afghanistan, Libye, intervention

       Abstract : The “Afghan model” of warfare, first introduced during the
       war in Afghanistan (2001) and revived during the war in Libya (2011), in-
       volves the use of air power and Special Forces to support local forces. It en-
       ables the military to launch interventions abroad without the need to deploy
       conventional troops, which significantly decreases the financial and human
       costs of war. Moreover, its military proficiency was clearly demonstrated
       with the overthrow of the Taliban’s and Kadhafi’s regimes, thus making it an
       attractive model for future interventions. However, on the political level, the
       track record of the Afghan model is dubious at best : in Afghanistan and in
       Libya, it first and foremost enabled the rise of militias that have since then
       contributed to the general instability in both countries.
       Keywords : Afghan model of warfare, Afghanistan, Libya, intervention

       Resumen : El « modelo afgano » de guerra, inaugurado durante la gue-
       rra de Afganistán (2001) y reutilizado en el conflicto en Libia (2011), se
       caracteriza por el recurso a la fuerza aérea y a las fuerzas especiales en
       apoyo de fuerzas locales. Dicho modelo permite dirigir las intervenciones
       militares al extranjero sin necesidad de desplegar tropas convencionales,

* Adrien Schu est doctorant en science politique, rattaché à l’Institut de recherches stratégiques
  de l’École militaire (irsem) et au Centre Montesquieu de recherche politique (cmrp – Univer-
  sité de Bordeaux). Il bénéfice d’une allocation de thèse de la Direction générale de l’armement.
  Les vues exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne représentent en aucun cas la
  position officielle du ministère de la Défense. L’auteur tient à remercier son directeur de thèse,
  Dario Battistella, ainsi que Thierry Dominici pour leurs relectures et commentaires.

Revue Études internationales, volume xliv, no 4, décembre 2013
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      lo que reduce sensiblemente los costos financieros y humanos de la guerra.
      Por otra parte, su eficacia militar ha sido demostrada contra el régimen
      talibán y contra el de Kadhafi, por lo que se ha vuelto un modelo a seguir
      en futuras intervenciones occidentales. Sin embargo, en el plano político,
      el balance del modelo afgano es más bien modesto : tanto en Afganistán
      como en Libia, permitió el fortalecimiento de milicias que fomentan desde
      entonces a la inestabilidad en sendos países.
      Palabras clave : modelo afgano de guerra, Afganistán, Libia, intervención

L’intervention internationale en Libye s’est soldée par un succès militaire indé-
niable. En mars 2011, les rebelles, à peine entraînés, mal équipés, incapables de
coordonner leurs actions, étaient sur le point d’être défaits à Benghazi. Quelques
mois plus tard, ils triomphaient de Mouammar Kadhafi et s’emparaient de Tripoli.
Cet incroyable retournement de situation est à mettre au crédit de la coalition
internationale créée à la suite de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des
Nations Unies, et coordonnée, à partir de la fin mars, par l’Organisation du
traité de l’Atlantique Nord (otan). Les différents pays de cette coalition sont
parvenus à inverser la tendance en Libye et, finalement, à obtenir la chute du
régime de Kadhafi grâce à une campagne essentiellement aérienne. Tout autant
que le succès final, la manière impressionne : les objectifs de la coalition ont été
atteints sans le déploiement de troupes conventionnelles au sol et, surtout, sans
subir la moindre perte humaine.
      Après une décennie caractérisée par les guerres insurrectionnelles d’Irak
et d’Afghanistan, le succès de l’opération libyenne apparaît comme un soulage-
ment : il démontre qu’il est possible de profiter de l’extraordinaire supériorité
militaire occidentale pour remporter des victoires rapides et à moindre coût.
Bien pressés de tourner la page des mésaventures irakienne et afghane, certains
parlent désormais d’un « modèle libyen » de l’intervention (Book 2012 ; Cooper
et Myers 2011 ; Etzioni 2012a). Dans un article pour la revue Foreign Affairs, le
représentant permanent des États-Unis auprès de l’otan, Ivo H. Daalder, et le
commandant suprême des forces alliées en Europe, l’amiral James G. Stavridis,
écrivent ainsi que « l’opération de l’otan en Libye a été saluée, à juste titre,
comme une intervention exemplaire » (Daalder et Stavridis 2012 : 2).
      En réalité, comme l’ont relevé de nombreux auteurs (Biddle 2011 ; Farley
2011 ; Borghard et Pischedda 2012 ; Chivvis 2012/2013 ; Wehrey 2013), ce
« modèle libyen » n’a rien de nouveau : il fut déjà employé, sous un autre nom,
celui de « modèle afghan » (Gordon 2001 ; Shanker 2002 ; Biddle 2003), lors
de l’intervention américaine en Afghanistan en 2001. Les États-Unis y avaient
mené une campagne essentiellement aérienne, permettant aux groupes afghans
d’opposition, encadrés par quelques unités des forces spéciales, de renverser le
régime taliban en deux mois à peine.
De l’insuffisance de la victoire militaire ...                                  599

      Le modèle afghan de la guerre se définit par trois éléments caractéris-
tiques : le recours à l’arme aérienne, le déploiement de forces spéciales et la
présence de forces alliées locales. Ces trois éléments sont présents dans le cas
libyen : la coalition internationale a adopté une stratégie de bombardements
aériens ; certains pays, notamment la France et la Grande-Bretagne, ont déployé
des unités des forces spéciales, chargées de faciliter les frappes aériennes et de
coordonner l’action des rebelles (Chivvis 2012/2013 ; Wehrey 2013) ; enfin, les
forces libyennes du Comité national de transition (cnt) menèrent les combats
au sol contre l’armée de Kadhafi.
      Le modèle afghan est donc un modèle de guerre à distance et par procu-
ration. C’est ce dernier élément qui le singularise véritablement par rapport aux
opérations essentiellement aériennes que les Occidentaux ont pu mener dans le
passé, notamment au Kosovo.
       Le modèle afghan a fait l’objet de nombreuses discussions dans la littéra-
ture, principalement anglo-saxonne. Un consensus net a émergé pour souligner
l’attractivité, pour les responsables politiques occidentaux, de ce modèle d’inter-
vention au coût humain et financier réduit (Borghard et Pischedda 2012). La pos-
sibilité de mener une intervention aérienne en soutien à des alliés locaux, plutôt
que de procéder au déploiement massif de troupes conventionnelles, apparaît
comme la réponse stratégique la mieux adaptée aux contraintes pesant actuelle-
ment sur le recours à la force. En effet, après dix ans de guerre contre-insurrec-
tionnelle en Irak et en Afghanistan, les responsables occidentaux sont réticents à
l’idée de recourir à des engagements militaires avec une forte empreinte au sol.
Qui plus est, la baisse des budgets consacrés à la défense, continue depuis la fin
de la guerre froide dans les pays européens, est encore accentuée aujourd’hui
dans un contexte de crise économique, limitant les moyens disponibles. Enfin, les
responsables politiques, européens et américains, craignent de perdre le soutien
d’opinions publiques réputées pour leur aversion aux pertes ainsi que pour leur
extrême impatience (Gelpi et al. 2009).
       Dans ce contexte, les dirigeants occidentaux souhaitent pouvoir mener des
interventions qui soient peu coûteuses humainement, matériellement et financiè-
rement, et qui puissent être brèves. Les expériences afghane et libyenne viennent
a priori démontrer la capacité du modèle afghan à répondre à ces exigences et à
offrir une victoire militaire rapide et à moindre coût. En conséquence, le modèle
afghan pourrait bien s’imposer comme l’une des méthodes privilégiées pour les
futures opérations militaires occidentales.
      Cette perspective légitime un examen plus approfondi du modèle afghan
qui n’a pas été conduit après l’intervention en Afghanistan. Les débats concernant
le modèle afghan se sont en effet focalisés sur la dimension militaire, autour
d’une problématique commune : quelles sont les conditions nécessaires pour que
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ce modèle permette aux États occidentaux de remporter une victoire militaire
rapide et à moindre coût ? Ce faisant, les conséquences politiques de la mise en
œuvre du modèle afghan ont été ignorées. Il convient de combler cette lacune en
déplaçant le débat autour du modèle afghan dans le champ de la science politique.
       L’objectif de cette contribution est d’évaluer une méthode d’intervention
militaire – le modèle afghan – à partir de nouveaux critères, de nature politique
et non pas militaire. Nous souhaitons notamment interroger les conséquences
politiques des choix stratégiques induits par le modèle afghan, au premier rang
desquels l’alliance avec des forces locales. Nous posons donc comme hypothèse
qu’en Afghanistan et en Libye le recours au modèle afghan a certes permis de
remporter de nettes victoires militaires, mais a dans le même temps favorisé le
renforcement de milices locales, au détriment d’un retour à l’ordre et à la sta-
bilité ; si l’on peut parler de victoires militaires, il est impossible de conclure à
des succès politiques.
      Nous montrerons dans une première partie que le modèle afghan consti-
tue une alternative efficace militairement, économique, et donc attractive, au
déploiement de troupes conventionnelles. Les deux parties suivantes viseront
à proposer une évaluation des conséquences politiques du recours au modèle
afghan. Dans un premier temps, nous contesterons l’usage de la victoire militaire
comme critère de réussite d’une guerre. Nous y substituerons un critère de nature
politique, fidèle à la conception clausewitzienne de la guerre. Une fois défini
théoriquement ce qui constitue le véritable critère de réussite dans une guerre,
nous pourrons évaluer les guerres d’Afghanistan et de Libye. Nous conclurons
à deux échecs politiques dus au renforcement excessif de milices locales qui
s’imposent depuis comme facteurs de perpétuation des violences et d’instabilité.
Nous établirons finalement la responsabilité du modèle afghan dans ces deux
échecs. Notre conclusion portera sur le piège que constitue le modèle afghan :
son attractivité est telle qu’elle risque bien d’inciter les responsables politiques
occidentaux à y recourir même lorsqu’il n’est pas adapté aux conditions locales.

I –	Destruction à distance et sous-traitance du combat au sol :
    les ingrédients d’une victoire à moindre coût
       L’intervention américaine de 2001 en Afghanistan se solde par une victoire
impressionnante. Certes, il est possible d’y trouver une explication dans la fai-
blesse de l’opposition talibane. Toutefois, la plupart des analystes de l’époque
relèveront surtout les écueils surmontés par les États-Unis – l’Afghanistan est
un pays enclavé, difficile d’accès – ainsi que la manière avec laquelle le succès
fut atteint : un usage soi-disant révolutionnaire de la technologie qui permit de
remporter la guerre sans le déploiement massif de troupes conventionnelles,
avec, en conséquence, un coût humain et financier limité : « Pour les États-Unis,
De l’insuffisance de la victoire militaire ...                                     601

ce nouveau modèle réduit significativement les coûts associés à la guerre. [En
Afghanistan], un petit nombre d’unités des forces spéciales a conduit des mis-
sions que les [responsables] militaires avaient précédemment cru devant impli-
quer plusieurs divisions des forces américaines, plusieurs dizaines de milliards de
dollars et un nombre significatif de pertes humaines » (Andres et al. 2005/2006 :
41).
      L’intervention en Libye voit pour la deuxième fois la mise en œuvre du
modèle afghan de la guerre. Les États occidentaux n’ont pas été confrontés aux
mêmes difficultés géographiques et logistiques qu’en Afghanistan. Toutefois, le
contexte politique se caractérisait par une réticence au déploiement de troupes au
sol ainsi que par une volonté forte de limiter les coûts humain et financier de l’in-
tervention. Le fait de recourir à l’arme aérienne plutôt qu’à un large contingent
conventionnel a permis de satisfaire ces exigences politiques ; dans le même
temps, la présence d’alliés locaux a été un gage de victoire militaire.

A — La présence d’alliés locaux :
    une alternative au déploiement de troupes conventionnelles

Les obstacles géographiques et politiques
au déploiement de troupes conventionnelles
       En Afghanistan, le Pentagone avait initialement soumis au président Bush
un plan prévoyant une vaste opération conventionnelle avec la mobilisation de
plusieurs dizaines de milliers de militaires américains (Woodward 2002). Cette
option est rapidement abandonnée, pour trois raisons principales. Tout d’abord,
la lenteur de sa mise en œuvre : mobiliser et déployer autant de militaires améri-
cains auraient probablement pris plusieurs mois, dans un contexte où la pression
populaire est forte en faveur d’une réaction rapide aux attaques terroristes du
11-Septembre. Ensuite, les responsables américains sont confrontés à un pro-
blème logistique : l’envoi de troupes en Afghanistan s’est heurté à des difficultés
géographiques et politiques. L’Afghanistan est un pays enclavé, parmi les plus
difficiles d’accès. Qui plus est, il est alors bordé par des États hostiles aux États-
Unis, avec lesquels il aurait donc été difficile de négocier un droit de passage.
Enfin, l’administration Bush est convaincue qu’une force d’invasion américaine
entraînerait une réaction nationaliste afghane et devrait alors faire face à une
guérilla prolongée (Woodward 2002). En conséquence, l’idée d’un déploiement
massif de troupes américaines est écartée.
      Un deuxième plan est alors soumis au président Bush, par la Central
Intelligence Agency (cia), la principale agence du renseignement extérieur
américain. Tirant les conclusions de l’impossibilité de déployer rapidement un
vaste contingent américain en Afghanistan, la cia privilégie une intervention
602                                                                       Adrien Schu

essentiellement aérienne en appui aux forces afghanes d’opposition. Pour coor-
donner l’action des composantes américaines et afghanes de l’opération, la cia
préconise l’envoi de quelques unités des forces spéciales sur place. Ce plan a
l’avantage de pouvoir être mis en place en quelques semaines, de ne pas néces-
siter le déploiement massif de troupes américaines, et donc, de fait, de limiter
les risques d’insurrection nationaliste. En conséquence, « en Afghanistan […],
le nouveau modèle a permis aux États-Unis de surmonter des obstacles géogra-
phiques et politiques afin de remporter la victoire dans une situation où les formes
préférées d’usage de la force étaient impossibles » (Andres et al. 2005/2006).
       Dans le cas libyen, les États occidentaux n’ont pas été confrontés à des
difficultés d’ordre géographique et politique concernant l’acheminement des
troupes. En cela, le recours au modèle afghan ne peut pas, dans ce cas, être
compris comme la solution à des problèmes d’accès au théâtre d’opérations,
comme cela fut le cas en Afghanistan. Le non-déploiement de forces conven-
tionnelles résultait d’un choix politique ainsi que des contraintes établies par la
résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations Unies. Politiquement, les États
occidentaux ont privilégié une intervention limitée, ne souhaitant pas renouveler
les coûteuses expériences irakiennes et afghanes. Cette volonté forte de limiter
le déploiement de troupes conventionnelles n’est pas propre au cas libyen, mais
semble devoir s’imposer comme une constante des futures interventions occiden-
tales. Ainsi, le document-cadre énonçant les nouvelles orientations stratégiques
du ministère de la Défense américain, publié en janvier 2012, annonce qu’« [à]
la suite des guerres en Irak et en Afghanistan, les États-Unis vont privilégier les
moyens non militaires et la coopération entre forces armées pour gérer les situa-
tions d’instabilité et réduire la nécessité d’un engagement significatif des forces
américaines dans des opérations de stabilisation » (United States Department of
Defense, 2012). Après une décennie de guerres insurrectionnelles ayant mobilisé
plusieurs centaines de milliers de militaires occidentaux, la tendance est à une
substitution du modèle d’engagement massif et durable de troupes au sol par
d’autres formes de recours à la force privilégiant des actions ponctuelles : drones,
raids des forces spéciales, modèle afghan, etc.

La présence d’alliés locaux :
une condition sine qua non de l’efficacité des opérations aériennes
      Pour différentes raisons, d’ordre géographique ou politique, les États occi-
dentaux peuvent être amenés à recourir à un autre modèle d’intervention que
celui de la guerre conventionnelle au sol. L’alternative la plus populaire est
sans conteste la guerre aérienne. Celle-ci trouve ses origines théoriques dans
l’entre-deux-guerres, notamment avec les travaux de l’Italien Giulio Douhet.
Mais il faudra attendre les années 1990 pour la voir s’imposer comme modèle
d’intervention à part entière dans les doctrines et la pratique.
De l’insuffisance de la victoire militaire ...                                   603

      Toutefois, le triomphe de l’arme aérienne comme modalité principale des
interventions militaires au Koweït, en Bosnie et au Kosovo révèle également les
limites de cet outil et notamment son incapacité à « garantir seule la victoire »
(McInnes 2001 : 48). Quels que soient les progrès technologiques réalisés ces
dernières décennies en ce qui concerne la surveillance ainsi que la précision des
frappes, les bombardements aériens demeurent incapables d’éliminer totalement
l’adversaire (McInnes 2001 ; Biddle 2003 et 2005/2006). En conséquence, les
combats au sol conservent une importance décisive. « Si un territoire doit être
(re)conquis, puis tenu, en fin de compte des forces terrestres devront être utili-
sées. L’arme aérienne peut donc s’avérer nécessaire, mais seule elle ne sera pas
suffisante » (McInnes 2001 : 46). Pour déloger les derniers combattants ennemis,
une seule solution : le combat rapproché, au sol.
      Dans ce contexte, une intervention strictement aérienne risque de ne pas
produire de résultats probants. Au Koweït, plusieurs semaines de bombardements
n’ont pas fait plier Saddam Hussein ; quelques jours d’opérations terrestres ont
mis fin au conflit. Au Kosovo, l’intervention aérienne aura duré plus longtemps
que prévu et il est probable que ce n’est que la menace du déploiement de troupes
au sol qui aura fait céder Milosevic (Coutau-Bégarie 2008).
       La présence d’alliés locaux permet de contourner cette faiblesse de l’arme
aérienne. En Afghanistan, les forces de l’Alliance du Nord ont profité de l’af-
faiblissement des talibans obtenu par les bombardements aériens occidentaux
pour reconquérir le pays. En Libye, l’otan a progressivement usé les troupes
de Kadhafi, permettant de rééquilibrer le rapport de force en faveur des rebelles.
C’est donc la combinaison de l’action aérienne des Occidentaux avec l’action
terrestre des forces locales qui émerge comme la principale caractéristique du
modèle afghan ainsi que comme la principale raison de ses victoires militaires,
en Afghanistan et en Libye. Le modèle afghan s’inscrit donc comme une alter-
native au déploiement de troupes conventionnelles au sol sans pour autant courir
le risque d’inefficacité qui accompagnerait une campagne strictement aérienne.
Dans le même temps, il bénéficie des avantages du très faible déploiement de
troupes au sol : un coût humain et financier réduit.

B — Une intervention aux coûts réduits

Un coût humain réduit
       Le non-déploiement de troupes conventionnelles au sol a une première
conséquence positive pour la puissance intervenante : le risque de pertes humaines
est très largement réduit. En Afghanistan, d’octobre à décembre 2001, les États-
Unis n’ont perdu que onze militaires, dont huit du fait d’accidents et trois du fait
d’une bavure. Durant cette période, un seul Américain, un agent de la cia, fut
604                                                                      Adrien Schu

tué par des militants talibans (dans le contexte particulier d’une révolte des pri-
sonniers à Mazar-e-Sharif, à la fin novembre). Le premier soldat américain mort
sous feu hostile n’est à déplorer qu’en janvier 2002, trois mois après le début des
opérations (iCasualties, s. d.) ! En Libye, le bilan est encore plus remarquable :
la coalition internationale n’a enregistré aucune victime. En comparaison, entre
le début de l’invasion de l’Irak et la « fin des combats majeurs » annoncée par
le président Bush (20 mars – 1er mai 2003) 172 militaires de la coalition, dont
139 Américains, ont été tués (iCasualties, s. d.).
      Le modèle afghan de la guerre permet de réduire l’exposition des armées
occidentales aux risques inhérents au combat. Toutefois, ces risques ne dispa-
raissent pas. C’est aux armées alliées locales, sur le terrain, d’être confrontées
à ces dangers et, surtout, de payer le prix humain de la guerre. En Afghanistan,
du 7 octobre 2001 au 10 janvier 2002, au moins 600 combattants des milices
antitalibanes ont été tués (Conetta 2002). En Libye, les rebelles auraient subi
environ 4 700 pertes confirmées et quelque 2 000 d’entre eux seraient disparus
(Black 2013). Ces chiffres viennent rappeler que la confrontation meurtrière des
armées est une voie obligée vers la victoire finale.
      Depuis la fin de la guerre du Vietnam, l’idée d’une aversion pour les pertes
des opinions publiques occidentales s’est développée dans les milieux acadé-
mique, militaire et politique (Gelpi et al. 2009). Les retraits américains du Liban
(1983) puis de Somalie (1993) ont été perçus comme la preuve décisive de l’exis-
tence du « body bag syndrome », l’idée selon laquelle le soutien de l’opinion
publique à une intervention « disparaît rapidement et irrémédiablement à la vue
de sacs mortuaires » (Gelpi et al. 2009 : 8). Dans ce contexte, le modèle afghan,
prônant l’élimination de l’ennemi de loin ou par procuration, concrétisant ainsi
l’idée d’une guerre presque « zéro mort », apparaît extrêmement attractif pour
les responsables gouvernementaux.

Un coût financier réduit
      En plus du faible coût humain, le non-déploiement de forces convention-
nelles a pour conséquence une limitation du coût financier de l’intervention.
Certes d’importants coûts structuraux, concernant principalement l’acquisition
et l’entretien des avions de combat, mais aussi l’achat des bombes guidées,
doivent être pris en compte. Toutefois, il convient de nuancer la portée de cet
argument : les opérations conventionnelles au sol mobilisent systématiquement
une composante aérienne, en amont de celles-ci, puis en soutien. Ces coûts struc-
turaux ne sont donc pas spécifiques de la guerre aérienne, mais se révèlent une
caractéristique de la guerre « moderne » interarmées.
     Dès lors, l’absence de déploiement de troupes conventionnelles au sol
constitue la principale différence entre intervention terrestre et intervention
De l’insuffisance de la victoire militaire ...                                   605

aérienne : cette différence a un impact financier évident. Au cours des trois pre-
miers mois de l’intervention en Afghanistan, les États-Unis n’ont déboursé que
3,8 milliards de dollars (O’Hanlon 2002). À titre de comparaison, pour calculer
le coût de la guerre en Afghanistan aujourd’hui, il est admis qu’en moyenne
un million de dollars sont dépensés par soldat et par an (Ollivant 2013). Les
États-Unis disposaient en janvier 2013 d’environ 66 000 soldats déployés sur
ce théâtre pour un coût total avoisinant donc les 66 milliards de dollars par an
(plus ou moins 10 %).
      L’opération en Libye a quant à elle coûté 1,1 milliard de dollars aux
Américains, 502 millions aux Français et environ 330 millions aux Britanniques
(Chivvis 2012/2013). En moyenne, la France a dépensé 1,6 million d’euros par
jour, pour une campagne presque exclusivement aérienne. Au Mali, où Paris a
été contraint de déployer plusieurs milliers de militaires, la facture s’élevait, au
début février 2013, à environ 2,7 millions d’euros par jour (Le Monde.fr 2013).
      Dans un contexte de crise économique et de pressions sur les budgets
consacrés à la défense, le modèle afghan s’affirme comme une alternative écono-
mique au déploiement de troupes conventionnelles au sol. Pour Amitai Etzioni,
professeur de relations internationales à l’Université George Washington, « le
succès militaire de la campagne de l’otan en Libye démontre que même dans
le contexte actuel de difficultés économiques, […] des missions humanitaires
peuvent être conduites efficacement » (Etzioni 2012a : 53).
      Efficace militairement et économique, le modèle afghan s’impose comme
un modèle particulièrement attractif pour des responsables politiques occidentaux
cherchant à limiter le coût de leurs interventions militaires. Confrontés à des
événements qui vont à l’encontre de leurs valeurs morales, tels des massacres de
populations civiles, les responsables politiques occidentaux ne restent pas tou-
jours indifférents et peuvent souhaiter réagir. Pour autant, « ils ne sont pas prêts
à risquer un engagement sérieux pour régler ces situations » et ne déclencheront
qu’une « intervention bon marché » (Biddle 2011). En cela, le modèle afghan
répond à un besoin politique d’intervention abordable.

II – Une définition politique du succès dans la guerre
      Nous avons jusqu’à présent dressé le portrait d’un modèle attractif qui
a permis aux États-Unis puis à l’otan de remporter deux victoires militaires,
en Afghanistan et en Libye, à un faible coût humain et financier. L’absence de
déploiement de troupes conventionnelles au sol garantit une intervention écono-
mique ; la sous-traitance du combat terrestre à des alliés locaux s’impose comme
un facteur d’efficacité militaire.
606                                                                         Adrien Schu

       Ce bilan élogieux souffre toutefois de ne pas être complet. Les débats
autour du modèle afghan demeurent focalisés sur la dimension militaire. Nous
ne contestons pas les impressionnants résultats militaires acquis grâce au modèle
afghan en Afghanistan et en Libye. Mais nous considérons qu’il s’agit là d’un
critère qui n’est pas pertinent pour dresser le bilan de ce modèle. En effet,
Clausewitz nous enseigne que la guerre n’est que la « simple continuation de la
politique par d’autres moyens » (2006 : 56). Dès lors, sa finalité est de nature
politique et non pas militaire. Le résultat de la confrontation violente des armées
ne saurait être qu’un moyen au service de cette finalité politique. En conséquence,
il est nécessaire de définir de nouveaux critères, se référant à la nature politique
de la guerre, pour évaluer le résultat de chaque conflit.

A — De la finalité politique de la guerre

La victoire militaire : un simple moyen au service d’une finalité politique
      Historiquement, les analyses de Brodie (1973) et de Fuller (1961) ont
démontré que de nombreux hommes d’État et militaires ont eu tendance à faire
de la victoire la finalité première de la guerre. L’un des partisans les plus célèbres,
mais surtout les plus explicites, de cette tendance est évidemment le général
américain MacArthur, déclarant qu’« il n’y a pas d’alternative à la victoire ».
Mais même l’un des grands chefs d’État du siècle passé, le Britannique Winston
Churchill, a pu faire preuve d’une réflexion similaire, défendant au début de la
Seconde Guerre mondiale la nécessité de rechercher « la victoire à tout prix ».
      Objectif couramment poursuivi, la victoire est de fait communément identi-
fiée comme le principal critère de réussite d’une guerre. Ce raccourci est toutefois
vivement critiqué par Clausewitz et ses commentateurs, comme Aron (1989),
Brodie (1973) ou Fuller (1961).
      Il est une subtilité de vocabulaire rarement relevée dans le fameux ouvrage
de Clausewitz De la guerre : l’auteur réserve le terme de « victoire » au niveau
tactique et non pas stratégique ou politique (Aron 1989 et 2005 ; Echevarria
2007). Il l’écrit explicitement dans le chapitre iii du livre vi, consacré à la
défensive : « il n’y a pas de victoire au niveau stratégique » (Clausewitz 2006 :
268). La victoire se rapporte uniquement à la bataille, à l’affrontement physique
des forces armées. En cela, chez Clausewitz, ce terme relève de la dimension
militaire et non pas politique de la guerre.
      Or, Clausewitz ne conçoit le recours à la violence que comme un moyen
au service d’une finalité politique : « La guerre n’est pas simplement un acte
politique, mais véritablement un instrument politique, une continuation des rap-
ports politiques, la réalisation des rapports politiques par d’autres moyens. […]
De l’insuffisance de la victoire militaire ...                                     607

L’intention politique est la fin recherchée, la guerre en est le moyen » (2006 : 56).
Dès lors, logiquement, on ne peut concevoir la recherche de la victoire militaire,
et la victoire elle-même, que comme un moyen.
       Il s’agit d’ailleurs d’un moyen qui n’est même pas indispensable. Les expé-
riences américaines au Vietnam et françaises en Algérie sont venues démontrer
que la victoire militaire pouvait être soit insuffisante soit inutile. Ainsi, Harry G.
Summers (1995 : 1) rapporte cette réponse d’un colonel nord-vietnamien auquel
il avait fait remarquer que les Américains n’avaient jamais été battus sur le champ
de bataille : « Cela est peut-être vrai, mais ce n’est pas pertinent ». Du côté de
l’Algérie, la défaite militaire du Front de libération nationale n’a pas empêché
l’indépendance accordée par la France à son ancienne colonie.
      Dès lors, et si « la guerre n’est pas une fin en elle-même, [et que] la vic-
toire militaire n’est pas le but en soi » (Aron 2004 : 35), il nous faut en conclure
que la victoire militaire n’est pas un critère suffisant pour juger de la réussite de
chacune des parties au conflit : il convient donc d’y substituer une réflexion en
termes de succès/échec politique.

La paix, véritable finalité de la guerre
      Sur quelles bases doit-on conclure au succès ou à l’échec politique d’une
guerre ? Le critère qui s’impose à première vue comme le plus évident consiste à
déterminer si les objectifs politiques à l’origine de l’intervention ont été réalisés.
Cette position est par exemple défendue par le général Desportes (2001 : 16) :
      L’efficacité d’un outil se jugera in fine dans la comparaison des résultats
      de son action et des motifs qui ont présidé à son emploi ; de la même
      manière, les résultats de l’action de guerre ne peuvent être jugés qu’en
      fonction des objectifs politiques qu’elle était censée atteindre. Le fait
      de « gagner la guerre » ne saurait avoir de sens qu’au regard de ses
      buts initiaux.
      Cette position est toutefois problématique, sur un plan pratique, mais
également théorique. Tout d’abord, on constate historiquement qu’il n’est pas
toujours facile de déterminer quels sont les objectifs politiques poursuivis par
un État qui a recours à la force. De nombreux conflits se caractérisent par une
ambiguïté – volontaire ou non – quant à leurs finalités politiques. L’un des cas les
plus emblématiques est celui de la Première Guerre mondiale : « En août 1914,
il n’existait pas de point de vue politique commun à la France et l’Angleterre ;
de fait, le point de vue militaire fut subordonné à un vide, qu’il a sans tarder
comblé pour devenir le seul point de vue : en d’autres mots, les moyens ont
monopolisé les fins » (Fuller 1961 : 152). On pourrait également citer le cas de
la guerre en Libye : l’objectif politique était-il la protection des civils ou bien le
renversement de Kadhafi ?
608                                                                          Adrien Schu

     Qui plus est, les objectifs politiques ne sont pas fixés une fois pour toutes
au début des hostilités : ils peuvent évoluer. L’exemple coréen vient immédia-
tement à l’esprit : les États-Unis ont d’abord cherché à repousser l’invasion
nord-coréenne, avant de tenter de réunifier les deux Corées en conquérant le
Nord. Le premier objectif a été atteint, le second a échoué : doit-on parler de
succès ou d’échec ?
      De plus, cette approche se révèle tout aussi problématique sur le plan théo-
rique. Elle repose en effet sur une interprétation erronée de la célèbre citation de
Clausewitz sur la guerre comme continuation de la politique, liée à une confu-
sion quant au sens même du terme politique. Faire de la réalisation des objectifs
politiques le principal critère de succès d’une guerre revient implicitement à
considérer la guerre comme un moyen d’action utilisé pour réaliser un objectif
défini par soi-même. La guerre s’apparenterait alors à une politique (publique).
L’unilatéralisme qu’implique cette conception ignore ce qui fait l’essence de
la guerre chez Clausewitz, c’est-à-dire sa dimension dialectique. La guerre est
l’une des formes que prennent les relations entre entités souveraines ; elle ne se
distingue de la diplomatie que par les moyens qui lui sont propres : la violence.
La guerre n’est pas la concrétisation d’une politique, elle est la continuation de
la politique, entendue comme les rapports qu’entretiennent entre eux les groupes
sociaux organisés.
       Cette importante distinction amène logiquement à élargir notre conception
de ce qui constitue les fins de la guerre. Pour Clausewitz, ni la victoire militaire
ni la réalisation des objectifs définis par les responsables politiques ne constituent
une réponse satisfaisante. Selon lui, la véritable finalité de la guerre est le réta-
blissement de la paix. Il convient d’ajouter, à la suite de Raymond Aron (1989 :
170) une « certaine paix », puisque, « de toute évidence, chacun des belligérants
[veut] une autre paix ou [conçoit] la paix autrement » (Aron (1989 : 164). Même
l’un des critiques les plus fervents du penseur prussien, Liddell Hart (2007 : 559),
s’accorde avec lui sur ce point :
      L’objet de la guerre est d’obtenir une paix meilleure, même si cette paix
      n’est meilleure que selon notre point de vue personnel. C’est pourquoi il
      est essentiel de conduire la guerre en ne perdant jamais de vue quelle paix
      vous souhaitez obtenir. Ceci constitue la vérité sous-jacente à la défini-
      tion que Clausewitz donne de la guerre, « continuation de la politique par
      d’autres moyens ».
       En conséquence, l’on ne peut parler de succès dans une guerre que si l’état
final de paix atteint nous est plus favorable que l’état de paix initial. La réalisation
des objectifs fixés par les responsables politiques participe évidemment à rendre
la paix meilleure pour nous. Toutefois, l’on comprend aisément que la réalisa-
tion de ces objectifs politiques constitue une condition qui n’est ni nécessaire
De l’insuffisance de la victoire militaire ...                                     609

ni suffisante pour parler de succès. Elle n’est pas nécessaire en cela que, même
en l’absence de réalisation des objectifs fixés en début de conflit par les respon-
sables politiques, l’on peut parvenir à un état de paix final plus favorable que
l’état de paix initial. Dans cette optique, la guerre de Corée, même si elle ne s’est
pas soldée par la réunification du Sud et du Nord, constitue un succès pour les
Américains. Enfin, atteindre ses objectifs politiques n’est pas toujours suffisant
pour mener à une paix meilleure, notamment parce que la façon dont on réalise
ces objectifs peut nuire à nos intérêts. Liddell Hart (2007 : 559) donne ainsi
l’exemple d’un État qui accepterait de payer un coût disproportionné pour la
réalisation de ces objectifs : « un État qui dilapide ses forces jusqu’à l’épuisement
mène à la ruine […] son avenir même ». Il faut également considérer ici les
possibles effets contre-productifs politiquement de nos choix stratégiques.

B — Le danger d’une autonomisation de la stratégie
    vis-à-vis de la politique

La subordination du point de vue militaire
au point de vue politique chez Clausewitz
      Clausewitz se distingue de nombre de ses contemporains, dont Jomini,
qui avaient également relevé l’origine politique de la guerre, en considérant
que la conséquence logique de ce constat initial est la subordination du point
de vue militaire au point de vue politique : « Puisque la guerre est causée par
une fin politique, il est normal que cette cause première qui l’a suscitée soit la
considération première et suprême de sa conduite » (Clausewitz 2006 : 56). Le
stratège ne doit pas rechercher la victoire militaire pour la victoire militaire ; il
doit au contraire utiliser « les combats et les victoires en vue d’une fin que le chef
d’État détermine et qui ne se confond pas avec la victoire militaire et n’exige
pas toujours la destruction des forces armées de l’ennemi » (Aron 2005 : 33). Le
stratège ne doit pas perdre de vue la finalité politique de la guerre et ne doit pas
engager d’actions qui, quand bien même elles favoriseraient militairement son
camp, pourraient à terme nuire à ses intérêts politiques. Clausewitz est sur ce
dernier point d’une clarté qu’ignorèrent nombre de militaires à travers l’histoire :
      une grande entreprise militaire, ou son esquisse, ne peuvent être laissées
      aux seuls critères militaires : ce serait inacceptable et même dangereux.
      Quand le gouvernement ébauche les plans de guerre, c’est une absurdité
      complète de demander conseil aux militaires pour qu’ils apportent un point
      de vue purement militaire. Les théoriciens qui exigent que l’intégralité des
      moyens militaires soit remise aux généraux, afin qu’ils puissent dresser
      des plans de guerre ou de campagne sur une base strictement militaire,
      profèrent une absurdité pire encore (Clausewitz 2006 : 398-399).
610                                                                        Adrien Schu

       Clausewitz ne fait pas de la politique un « législateur tyrannique » (2006 :
56) qui irait jusqu’à décider de l’envoi de patrouilles ; son propos s’adresse avant
tout aux stratèges, ceux qui conduisent le conflit : ces derniers ne doivent pas
adopter un point de vue strictement militaire ; ils doivent conserver à l’esprit
la finalité politique de la guerre et doivent ainsi être attentifs aux conséquences
politiques de leurs choix stratégiques.

Alliés permanents et alliés occasionnels
       Cette dernière remarque s’applique tout particulièrement aux alliances
conclues lors d’un conflit. Dans cette perspective, Raymond Aron (2004)
établit une importante distinction entre alliés permanents et alliés occasion-
nels : les premiers, « quelle que soit l’opposition de certains de leurs intérêts, ne
conçoivent pas, dans l’avenir prévisible, qu’ils puissent se trouver dans des camps
opposés » ; à l’inverse, les seconds « n’ont d’autre lien qu’une commune hostilité
à l’égard d’un ennemi, capable d’inspirer une crainte suffisante pour surmonter
les rivalités qui opposaient la veille et qui opposeront de nouveau le lendemain
des États provisoirement amis » (Aron 2004 : 40). Pour Aron, il convient de ne
pas négliger cette différence au cours de la guerre : en effet, si le renforcement
d’un allié permanent n’a pas de conséquence néfaste, il n’en va pas de même
quant au renforcement d’un allié occasionnel, qui constitue « en tant que tel,
une menace à terme », puisqu’il se peut que ces « alliés occasionnels soient, en
profondeur, des ennemis permanents : nous entendons par là des États qui, en
raison de leur place sur l’échiquier diplomatique ou de leur idéologie, sont voués
à se combattre » (Aron 2004 : 40).
       Le meilleur exemple pour illustrer cette situation est assurément la
politique américaine et britannique vis-à-vis de l’Union soviétique lors de la
Seconde Guerre mondiale. Les Alliés, dans la seule optique militaire d’éliminer
l’Allemagne nazie, ont favorisé la montée en puissance de l’urss : « Roosevelt,
refusant de conduire la guerre aussi en fonction de l’après-guerre […] confon-
dait un allié occasionnel avec un allié permanent et se dissimulait à lui-même
l’hostilité essentielle, cachée sous une coopération temporaire » (Aron 2004 :
40). Churchill, tardif dénonciateur de ces dérives, fut au début du conflit un
fervent défenseur de la « victoire à tout prix », promettant à ses concitoyens « la
défaite, la ruine, le massacre d’Hitler, à l’exclusion de tous les autres objectifs,
loyautés ou fins » (Fuller 1961 : 296). Le premier ministre britannique se foca-
lisait tellement sur l’Allemagne nazie que la destruction de celle-ci justifiait à
ses yeux tous les moyens et surtout toutes les alliances : « Je n’ai qu’un seul but,
la destruction d’Hitler […]. Si Hitler envahissait l’Enfer, je ferais au moins une
référence favorable au Diable à la Chambre des communes » (Fuller 1961 : 265).
      Certes, les Américains et les Britanniques sont parvenus à remporter une
victoire militaire décisive contre l’Allemagne nazie ; cependant, pour ce faire,
De l’insuffisance de la victoire militaire ...                                    611

ils ont permis l’essor de l’Union soviétique comme puissance mondiale. Face
au « renforcement excessif de l’allié occasionnel – ennemi permanent », Aron
(2004 : 40), fidèle à la tradition clausewitzienne, ne peut qu’évoquer « [la défaite
politique des Occidentaux], succédant […] au triomphe des armes ». Fuller,
notant que des cendres d’Hitler surgissait Staline, parlait quant à lui d’une
« défaite par la victoire » (1961 : 303).

III – Les faiblesses politiques du modèle afghan
      Résumons les deux principaux enseignements tirés de la théorie clausewit-
zienne de la guerre et voyons en quoi ils peuvent nous aider à analyser le modèle
afghan. Tout d’abord, le succès ne se définit pas en termes militaires mais poli-
tiques. En cela, la défaite des armées talibanes et libyennes ne constitue pas un
critère suffisant pour parler de succès. Qui plus est, la distinction entre alliés
permanents et alliés occasionnels nous rappelle que le renforcement d’un allié,
s’il peut permettre de remporter rapidement et à moindre coût la victoire, peut
également avoir des conséquences politiques défavorables à terme. Dès lors, la
question qui se pose est de savoir si l’alliance avec des forces locales – élément
constitutif du modèle afghan – a eu un effet politique positif ou négatif en
Afghanistan et en Libye.
     Il convient donc de déplacer le débat autour du modèle afghan dans le
champ de la science politique et d’évaluer ce modèle d’intervention selon ses
conséquences politiques et non plus seulement selon ses résultats militaires.

A — Les échecs afghans et libyens

En Afghanistan, le retour des seigneurs de la guerre
      L’Alliance du Nord, que les États-Unis ont soutenue contre les talibans,
regroupait de nombreux seigneurs de la guerre. Beaucoup étaient d’anciennes
gloires de la lutte contre les Soviétiques. Mais leurs luttes intestines et leur
comportement prédateur, à l’origine de la dévastation du pays dans les années
1990, les avaient décrédibilisés aux yeux d’une population qui fut leur première
victime. C’est en réponse à leurs violentes dérives que les talibans, promettant
un retour à l’ordre et la fin de la guerre civile afghane, parvinrent à mobiliser les
communautés pachtounes. Chassés du pouvoir, les seigneurs de la guerre furent
repoussés dans le nord de l’Afghanistan, où ils s’unirent contre leur ennemi
commun (Rashid 2009).
     En 2001, la décision de Washington de recourir à cette opposition armée
afghane en substitution au déploiement de forces conventionnelles américaines
s’accompagna du versement d’une aide financière, matérielle et militaire. Dès
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