Le cadrage politique et l'ethos de Justin Trudeau sur Instagram : un storytelling héroïque entre émotion et celebrity politics Political Framing ...
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Document generated on 05/08/2020 11:28 a.m. Communiquer Revue de communication sociale et publique Le cadrage politique et l’ethos de Justin Trudeau sur Instagram : un storytelling héroïque entre émotion et celebrity politics Political Framing and the Ethos of Justin Trudeau on Instagram: An Heroic Storytelling Between Emotion and Celebrity Politics Kelly Céleste Vossen Varia 2019 Article abstract Number 26, 2019 In the light of the growing presence of political actors on Instagram, it seems essential to tackle the use of the platform by political leaders. This article URI: https://id.erudit.org/iderudit/1065377ar explores the way in which communication advisors have framed the ethos of Justin Trudeau on Instagram during its campaign and through the first 100 See table of contents days of its government. With that purpose in mind, we have adopted a largely quantitative approach, supported by a discourse analysis. The results shed the light on an ethos based on authenticity, compassion and competence. Justin Trudeau is presented thanks to strategies based on pathos and celebrity Publisher(s) politics, through a heroic and positive storytelling. Communiquer ISSN 2368-9587 (digital) Explore this journal Cite this article Vossen, K. (2019). Le cadrage politique et l’ethos de Justin Trudeau sur Instagram : un storytelling héroïque entre émotion et celebrity politics. Communiquer, (26), 1–22. Tous droits réservés © Communiquer, 2019 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Le cadrage politique et l’ethos de Justin Trudeau sur Instagram : un storytelling héroïque entre émotion et celebrity politics Kelly Céleste Vossen, M. A. Étudiante, Département de sciences de l’information et de la communication Université libre de Bruxelles (ULB), Belgique Kelly Céleste Vossen est une étudiante belge diplômée en sciences politiques (baccalauréat) à l’Université Saint-Louis Bruxelles (UCL) et en communication politique et lobbying (master) à l’Université Libre Bruxelles. Ses intérêts de recherche se situent au croisement des sciences politiques et de la communication, notamment la médiation des acteurs politiques, la personnalisation politique, les moyens de communication numérique et la spectacularisation de la politique. Sur le plan de la méthode, elle se spécialise dans les approches mixtes, combinant les méthodes qualitatives et quantitatives. Un article sur le dispositif méthodologique développé pour cette recherche sera publié dans le courant de l’année 2019 au sein de la revue Approches inductives. Résumé Face à l’omniprésence croissante de certains acteurs politiques sur Instagram, il semble essentiel d’étudier son usage par les leaders politiques. Cet article explore la façon dont les conseillers en communication ont cadré l’ethos de Justin Trudeau sur Instagram durant sa campagne et les 100 premiers jours de son gouvernement. Dans cette optique, une méthode largement quantitative fut adoptée, consistant en une analyse de contenu catégorielle, soutenue par l’analyse de discours. Les résultats obtenus lèvent le voile sur un ethos axé sur l’authenticité, la compassion et la compétence. Justin Trudeau est présenté grâce aux stratégies reposant sur le recours au pathos et au celebrity politics, cela à travers un storytelling héroïque et positif. Mots-clés : ethos, Justin Trudeau, spectacularisation, celebrity politics, Instagram. Political Framing and the Ethos of Justin Trudeau on Instagram: An Heroic Storytelling Between Emotion and Celebrity Politics Abstract In the light of the growing presence of political actors on Instagram, it seems essential to tackle the use of the platform by political leaders. This article explores the way in which communication advisors have framed the ethos of Justin Trudeau on Instagram during its campaign and through the first 100 days of its government. With that purpose in mind, we have adopted a largely quantitative approach, supported by a discourse analysis. The results shed the light on an ethos based on authenticity, compassion and competence. Justin Trudeau is presented thanks to strategies based on pathos and celebrity politics, through a heroic and positive storytelling. Keywords: ethos, Justin Trudeau, celebrity politics, pathos, Instagram. Certains droits réservés © Kelly Céleste Vossen (2019) Sous licence Creative Commons (by-nc-nd). ISSN 2368-9587 communiquer.revues.org
K. C. Vossen Communiquer, 2019(26), 1-22 Le rôle des réseaux socionumériques en communication politique ne fait que croître depuis la campagne électorale de Barack Obama en 2008 (Towner et Muñoz, 2017). En 2017, Justin Trudeau, premier ministre canadien élu en 2015, chef du Parti libéral du Canada et fils du 15e premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau, détient la 13e place du classement des personnalités politiques les plus populaires sur Instagram (Annexe 1 ; Statistica, 2017). Si Facebook et Twitter bénéficient déjà de l’attention de nombreux chercheurs, l’état des recherches traitant du recours à Instagram en politique est encore à un stade exploratoire (Bossetta, 2018 ; Filimonov, Russman et Svensson, 2016 ; Jung, Tay et al, 2017 ; Lalancette et Raynauld, 2017 ; Liebhart et Bernhardt, 2017 ; López-Rabadan et Domenech-Fabregat, 2018 ; Towner et Muñoz, 2017). En outre, Instagram est surtout centré sur l’importance du visuel, souvent plus mémorable que les contenus verbaux et écrits (Grabe et Bucy, 2009, cité dans Lalancette et Tourigny-Koné, 2017). Selon Schill (2012), « the visual aspects of political communication remain one of the least studied and the least understood areas » (119). Or l’aspect visuel joue un rôle important dans la construction de l’ethos d’un acteur politique et dans la création d’une connexion émotionnelle. En effet, si le caractère-clé du visuel avait déjà été souligné par la prégnance de la télévision comme média d’information politique (Schill, 2012), l’usage d’Instagram et des autres réseaux socionumériques s’inscrit dans une nouvelle vague de la communication politique où le visuel prend encore plus d’importance. Ainsi, le 21e siècle est marqué par (1) des cultures représentationnelles et (2) des cultures de présentation, la culture en ligne agissant comme source d’expansion de cette culture de présentation (Marshall, 2010). Par ailleurs, le contenu iconographique matériel des profils officiels des personnalités politiques sur les réseaux socionumériques forme la base des images immatérielles, qui peuvent être utilisées comme premiers indicateurs pour une étude des images (Müller et Geise, 2015). Combinant à la fois le visuel et le discursif, Instagram pourrait se révéler être un outil de campagne efficace. C’est pourquoi, dans le cadre de cet article, nous nous intéressons à l’utilisation d’Instagram en tant qu’outil stratégique de communication politique. Plus particulièrement, à la façon dont l’ethos de Justin Trudeau se révèle à travers son discours et ses représentations photographiques sur Instagram. Cette recherche contribue ainsi à combler le vacuum scientifique quant à l’utilisation d’Instagram, et par extension du visuel, par nos dirigeants politiques. Concernant les limites temporelles de notre corpus, nous nous focalisons sur la campagne électorale fédérale canadienne (du 3 août 2015 au 19 octobre 2015), la période de campagne officielle constituant la communication politique dans sa forme la plus observable. Notre période d’analyse s’étend aux 100 premiers jours du gouvernement de Justin Trudeau (du 20 octobre 2015 au 12 février 2016), afin d’accroître le nombre de publications étudiées, mais aussi en raison de l’importance symbolique de cette période en communication. Passé ce délai, Justin Trudeau semble ne plus être considéré comme candidat nouvellement élu, mais comme ayant pris pleinement possession de son poste de premier ministre. Le compte Instagram du personnage politique 1 met lui-même en exergue l’importance symbolique de la fin de cette période, la considérant comme une « milestone » en utilisant les hashtags « #first100 » et « #100jours ». Il faut en effet attendre la fin des 100 premiers jours pour voir apparaître Trudeau dans son bureau pour la première fois. Selon Radio- 1. Dans ce cadre, nous parlerons de « personnage politique » (Goffman, 1959), l’ethos de la personne politique étant construite par ses consultants, la distinguant de la personne réelle pour former une figure autonome.
Le cadrage politique et l’ethos de Justin Trudeau sur Instagram | 3 Canada 2, cette tradition symbolique consistant à juger le gouvernement sur la base du travail accompli durant ses 100 premiers jours trouve son origine aux États-Unis durant les années 1930. Il est toutefois important de souligner que nous nous référons à ce délai dans un but pragmatique et que ce n’est en aucun cas l’affirmation de sa valeur de prédication. Finalement, il est important de rappeler le caractère permanent de la campagne électorale au 21e siècle (Marland, 2003). Cet article tente de répondre à la question suivante : « Comment l’ethos de Justin Trudeau est-il révélé à travers son discours et son contenu iconographique sur Instagram durant la campagne électorale canadienne de 2015 et les 100 premiers jours de son gouvernement ? » Notre article sera divisé en trois parties : la revue de la littérature et la définition des concepts- clé ; l’exposition de la méthodologie ; et la présentation et l’interprétation des résultats. 1. Cadre théorique : constructivisme, personnalisation et ethos numérique 1.1 Une approche constructiviste : le cadrage en politique Avant toute chose, nous souhaitons situer la recherche dans une épistémologie globale, celle de l’« approche constructiviste ». Nous adoptons un point de vue selon lequel la perception que nous avons des hommes et des femmes politiques n’est pas le reflet fidèle de la réalité, mais une co-construction entre récepteurs et énonciateurs, dans laquelle les conseillers en communication détiennent un rôle important (Lemieux, 2012). Nous pouvons faire un lien entre le rôle tenu par les conseillers en communication, ou spin doctors 3, et le « marketing politique », défini comme « l’application des techniques de marketing par les organisations politiques et les pouvoirs publics pour susciter le soutien concentré ou diffus de groupes sociaux ciblés » (Gerstle et Piar, 2010, p. 45). Ce domaine d’expertise suppose qu’il est possible de comparer le comportement des consommateurs et celui des citoyens. On vend un produit-candidat en persuadant la cible (les électeurs) de ses qualités qu’on adapte au préalable aux demandes de la cible. Or projeter les qualités désirées d’un personnage politique demande le contrôle du discours de l’information. Au minimum, il s’agit de se prémunir contre ce que Goffman (1959) appelle les « unmeant gestures », menant à une disruption de la performance. Ainsi, les conseillers en communication tentent de contrôler la façon dont leurs clients sont perçus publiquement grâce à la publicité, la gestion de l’actualité, les communiqués de presse, les interviews, l’usage du spin4, les formations aux médias et la campagne permanente (Coulomb-Gully, 2001 ; Gourévitch, 1998 ; Marland, 2013, 2017). Lorsque l’audience croit au « bon caractère » de l’orateur, ses opinions vont être acceptées plus rapidement (Holt, 2015). Il est dès lors important d’accroître sa crédibilité en tant que personnage politique. Il s’agit de mettre en lumière l’intentionnalité de la routine de sélection et de présentation sur Instagram. Les personnalités politiques ont leur photographe personnel, qui bénéficie d’un accès privilégié à leur vie professionnelle et semi- privée. Adam Scotti (photographe officiel de Justin Trudeau depuis 2010) déclare : « If the door’s closed, I don’t have to ask. I can also count on one hand the amount of times I’ve 2. Voir : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1030878/barometre-100-premiers-jours-president-americain. 3. Nous utilisons ici l’appellation de spin doctor comme synonyme du « consultant politique », du « conseiller en communication » ou du « responsable des relations publiques ». 4. Le spin peut être défini comme « la déformation stratégique de l’information en vue d’influencer l’opinion de l’audience » (Marland, 2017, p. 37).
K. C. Vossen Communiquer, 2019(26), 1-22 been told, “Don’t come in right now 5.” » Selon Scotti, Trudeau a l’habitude de la caméra et est à l’aise devant celle-ci. Il comprend l’importance des photos et à quoi elles servent. Les photos sont ensuite sélectionnées et agencées avec soin par l’équipe de relations publiques (Liebhart et Bernhardt, 2017, p. 16). Kate Purchase, la directrice de communication de Trudeau, considère Scotti comme « a great asset […] He really provides us with another medium to tell our story and to tell the Prime Minister’s story 6. » Toutefois, si certains consultants parlent de « création » de l’ethos d’un candidat, d’autres optent plutôt pour les termes d’encadrement ou d’ajustement (Giasson, 2006). Cette deuxième catégorie insiste sur l’impossibilité de créer un personnage politique de toutes pièces. L’ethos public se basant avant tout sur la personnalité de l’acteur politique, dont il s’agit alors de modérer les faiblesses et de souligner les forces. Une des préoccupations principales des conseillers politiques consiste à s’assurer du respect de l’authenticité de leur candidat : « il faut que l’image reflète la réalité. Il faut que ça colle à la réalité de la personne. On ne peut pas créer un personnage » (Giasson, 2006, p. 372). Nous pouvons ainsi établir un lien entre l’approche constructiviste et le concept de cadrage, qui peut être défini comme un processus par lequel certaines dimensions sont mises en évidence au détriment d’autres en vue de promouvoir une interprétation particulière, une construction d’un problème, ou une évaluation morale (Grabe et Bucy, 2009, cité dans Howe-Conlin, 2016). Selon Reese, Gandy et Grant (2001) « the special quality of visuals – their iconicity, their indexicality, and especially their syntactic implicitness – makes them very effective tools for framing and articulating ideological messages » (cité dans Howe- Conlin, 2016, p. 12). Le concept de cadrage est donc central dans la construction de l’ethos de Justin Trudeau sur Instagram. Le framing est ainsi effectué à travers la rhétorique, les images sélectionnées, la présentation des publications, etc., et peut avoir un impact fondamental sur les résultats politiques en privilégiant certains aspects de la réalité, et en en relayant d’autres au second plan (Howe-Conlin, 2016). Ce cadrage médiatique a pour fonction de décomplexifier la réalité, en la rendant compréhensible et chargée de sens. Malgré cela, il est important de nuancer cette approche en mettant l’accent sur le caractère négocié de cette construction. En effet, si les spin doctors mettent en place des stratégies de présentation de soi (Goffman, 1959), ce n’est pas sans tenir compte des retours de l’audience. En effet, le profil numérique ne traduit pas une vision rationaliste de l’individu, sélectionnant rigoureusement les aspects qu’il veut promouvoir sans prise en compte des participants. On se situe dans une négociation de la mise en scène de soi, contrainte par la norme sociale et le dispositif technique (Coutant et Stenger, 2010). 1.2 Un contexte marqué par la personnalisation et la spectacularisation Filimonov, Russmann et Svensson (2014) soulignent l’importance de la personnalisation sur Instagram, ainsi que la forte présence des candidats de tête. Au sein des démocraties industrielles avancées, la communication politique est de plus en plus personnalisée et l’attention médiatique s’oriente davantage vers la vie privée des politiciens (Stanyer, 2013). La personnalisation désigne le processus par lequel les personnages politiques deviennent le critère d’interprétation et d’évaluation des personnalités politiques au sein de l’arène politique (Balmas et Sheafer, 2011, dans Lalancette et Raynauld, 2017). Ainsi, la personnalité des candidats accroît de plus en plus son poids dans le choix électoral, aux dépens des considérations idéologiques et partisanes (Andre et al., 2015), tandis que 5. Andrew-Gee, E. (2016, 12 août). The unmediated photo is the message. The Globe and Mail. Repéré à https://www. theglobeandmail.com/news/national/the-unmediated-photo-is-themessage/article31389091/ 6. Op. cit.
Le cadrage politique et l’ethos de Justin Trudeau sur Instagram | 5 la privatisation, ou intimisation, désigne l’attention médiatique sur les caractéristiques et la vie intime des candidats. Selon Corner (2003, cité dans Street, 2004), les hommes et les femmes politiques agissent dans trois sphères différentes, mais chevauchantes : la sphère du publique et populaire, la sphère des institutions politiques et des procédures et la sphère privée. La dernière croise la sphère publique au niveau de la projection stratégique publicitaire de la vie privée et des révélations journalistiques sur la vie privée des candidats (Corner, 2003, cité dans Street, 2004). C’est ce chevauchement que Stanyer (2013) désigne par le concept d’intimisation : flux d’informations et d’images circulant entre la sphère privée et la sphère publique médiatisée. Par ailleurs, la spectacularisation désigne la transformation de la politique en spectacle opérée par les médias (Pellisser et Pineda, 2014). Celle-ci entraîne une modification du discours public sur le plan de sa forme, de la mise en scène de l’information et, a fortiori, du contenu. En effet, avec l’arrivée de la télévision dans les années 1960, les politiques se sont professionnalisés en vue d’apprendre à maîtriser (media trainings) le langage télévisuel, comment interagir avec la caméra, etc. Cela dans un contexte de post-vérité, défini par l’encyclopédie d’Oxford comme « relating to or denoting circumstances in which objective facts are less influential in shaping public opinion than appeals to emotion and personal belief. » Pellisser et Pineda (2014) définissent cinq indicateurs de la spectacularisation : 1) la présence de thèmes légers ; 2) l’intense personnalisation ; 3) la tendance vers l’émotionnel et l’approche humaine ; 4) la proéminence d’actions individuelles sur l’explication d’idées ; et 5) l’usage d’images au format spectaculaire (filtres, perspectives, localisations, mise en scène, etc.). Ainsi, la spectacularisation permet de simplifier le message et de créer une connexion émotionnelle avec l’audience (Balmas et Sheafer, 2013). Cette réflexion s’insère dans l’extension du concept de sphère publique développée par Jürgen Habermas (1962), selon qui la sphère publique était dominée par le débat critique et argumentatif, caractéristique de la démocratie. Aujourd’hui, cette sphère publique ne se limite plus à la rationalité et y lie l’émotivité orientant l’ensemble des communications médiatiques et sociétales. Selon McGuigan (2000), la spectacularisation, la personnalisation et l’importance croissante du pathos sont symptomatiques d’un type particulier de sphère publique qu’il désigne sous le nom de « sphère publique culturelle », « which operates routinely according to affectivity, emotionally and sensuously, alongside the effectivity of the official public sphere of politics where questions of information flow, popular cognition and rational debate are paramount matters of concern » (p. 2). Ce contexte est inextricablement lié au concept de célébrité, désignant ceux qui, par les médias de masse, profitent d’une plus grande présence et d’un spectre plus large d’activité et d’agence que le reste de la population. Nous nous concentrerons ici sur un type de phénomène lié à la célébrité et nommé par John Street (2004) sous le terme de « celebrity politico ». Celui-ci désigne les acteurs politiques qui utilisent les artefacts, les icônes et l’expertise de la culture populaire pour améliorer leur ethos et communiquer leurs messages. 1.3 L’ethos numérique en communication politique Tout d’abord, il est important de délimiter l’usage de la notion d’ethos dans le cadre de notre recherche. Amossy (1999) définit la construction de l’ethos comme l’activité consistant à faire bonne impression, à l’élaboration d’une image de soi favorable en vue de lui conférer crédibilité et autorité. Il distingue trois plans disciplinaires liés à la notion d’ethos : l’ethos d’Aristote, étudié à travers la rhétorique en tant qu’effet d’une stratégie du locuteur ; la conception linguistique, portée par Ducrot (1984) et Maingueneau (2002) à travers l’analyse
K. C. Vossen Communiquer, 2019(26), 1-22 de discours ; et l’approche sociologique de la « présentation de soi » descendant de Goffman (1959) et s’intéressant à l’ethos dans le contexte des interactions sociales. Introduite par Aristote dans son œuvre la Rhétorique, l’ethos peut-être défini comme « l’image de soi que le locuteur construit dans son discours pour exercer une influence sur son allocutaire » (Charaudeau et Maingueneau, 2005, p. 82). La théorie aristotélienne place l’ethos au cœur d’un triangle de moyens de persuasion-clé, aux côtés du logos et du pathos. Le logos fait référence à « la capacité de construire un discours rationnel et argumenté », tandis que le pathos renvoie à « la capacité d’utiliser le registre de l’émotion pour toucher son public » (Koutroubas et Lits, 2011, p. 231). L’ethos est ainsi désigné comme un moyen de persuasion technique, issu d’un travail discursif du locuteur et lié à l’énonciation même. L’ethos d’Aristote est à distinguer du savoir extradiscursif sur l’orateur en tant qu’être empirique (Burbea, 2014 ; Maingueneau, 2002), chaque nouveau discours faisant table rase des opinions et savoirs passés. Parallèlement, la linguistique distingue l’« ethos préalable » ou « prédiscursif », qui désigne ce que l’on perçoit du locuteur en tant qu’être empirique, en tant que sujet psychosocial, tandis que l’« ethos discursif » d’Aristote est rattaché aux rôles énonciatifs tenus par le locuteur, en fonction de la scénographie de ses actes de langage (Perrin, 2012). Dans le domaine des sciences sociales et à la suite d’Amossy (1999), Lalancette (2012) insiste sur l’interdépendance des deux points de vue, considérant l’ethos au croisement de l’ethos préalable et de son équivalent discursif. En outre, dans le domaine politique, la plupart des orateurs sont constamment présents sur la scène médiatique, l’ethos discursif devient donc difficilement dissociable des représentations de l’ethos préalables à l’acte d’énonciation (Maingueneau, 2002). À l’instar de la définition d’Isocrate, dans le cadre de la construction d’un profil sur les réseaux socionumériques, l’ethos ne peut être considéré comme limité à un artefact rhétorique spécifique. En effet, l’accessibilité et la disponibilité des profils numériques a un impact non négligeable lorsque nous considérons la construction de l’ethos. Chaque nouvelle énonciation va infirmer ou confirmer les représentations antérieures de l’ethos de l’orateur. Ainsi, parallèlement à Amossy (1999) et à Holt (2015), nous situons d’abord l’ethos dans le contexte de sa construction perpétuelle. Ensuite, en parallèle avec l’approche sociologique de Goffman (1959) et par contraste avec les approches aristotéliennes et linguistiques (Ducrot, 1984), nous adoptons ici une définition multimodale du concept d’ethos. Celle-ci prend en compte non seulement l’ethos discursif construit au travers des légendes des publications Instagram, mais aussi les signes émanant de la communication non verbale sur la plateforme. L’ethos renvoie donc tant aux indices verbaux (le choix des mots, les arguments mobilisés, les modalisateurs, les embrayeurs, etc.) par lesquels l’orateur pose sa marque sur l’énoncé (Burbea, 2014), qu’aux éléments extraverbaux ou coverbaux, tels que la voix, le ton, les gestes, la tenue vestimentaire, la posture, etc. (de Chanay et Turbide, 2011). En effet, si la rhétorique souligne la dimension technique du discours, l’usage des comportements coverbaux fait également l’objet d’une réflexion stratégique (de Chanay et Turbide, 2011). Par ailleurs, l’approche sociologique de Goffman (1959) insiste sur la dimension interactionnelle de l’ethos à travers le concept de la présentation de soi. Il s’agit d’une représentation qu’on a de soi-même et qu’on tente de projeter sur les autres dans les contextes de présence sociale, à travers une performance. Comme chez Aristote, l’ethos préalable est renégocié à chaque nouvelle interaction ; il peut être confirmé, modifié, voire invalidé (Amossy, 1999). Toutefois, dans le cas de notre recherche sur Instagram, nous nous concentrons sur la rhétorique et l’analyse des publications du compte Instagram de Justin Trudeau comme partie intégrante d’une stratégie politique, sans prendre en compte l’engagement ou les réactions suscitées par celles-ci (commentaires, partages, likes).
Le cadrage politique et l’ethos de Justin Trudeau sur Instagram | 7 Cependant, nous considérons une dimension interactionnelle, dans la mesure où Justin Trudeau et ses conseillers en communication prennent en compte les réactions et le public auquel ils s’adressent pour établir la stratégie qui orientera les publications sur Instagram. Selon Coutant et Stenger (2010), le profil des utilisateurs sur les réseaux socionumériques est « une face que l’individu va construire et négocier avec autrui » (p. 49). Enfin, il nous semble important de distinguer le terme d’ethos de celui d’image. Parallèlement, Müller et Geise (2015) désignent l’image comme une construction mentale d’un objet ou d’une personne, générée sur la base d’images, de faits, d’associations, d’expériences de jugement (médiatiques) perçues consciemment ou inconsciemment. Ainsi, si les concepts d’image et d’ethos sont inextricablement liés, l’ethos se réfère davantage aux représentations négociées à propos de la crédibilité et du caractère de l’orateur, tandis que l’image désigne davantage l’impression psychologique (Marland, 2013) résultant de ces représentations. Dans le cadre de cet article, nous optons donc pour une conception de l’ethos située au croisement de l’ethos prédiscursif social et de l’ethos discursif. En outre, à la suite de Turbide et de Chanay (2011), cette recherche s’inscrit dans une volonté d’articulation des dimensions multimodales des discours politiques, en combinant l’analyse des indices verbaux et visuels. Il est aussi nécessaire de mettre en évidence le caractère « socionumériquement » construit de l’ethos faisant l’objet de notre étude, lequel est contraint par des codes médiatiques intrinsèquement liés à la plateforme. Finalement, il nous semble important de lever le voile sur l’« hyperconscience » des personnalités politiques à propos de leur ethos, faisant l’objet d’une stratégie dans un contexte de spectacularisation (Ebacher et Lalancette, 2012). 2. Entre analyse de contenu catégorielle et analyse de discours Le dispositif prend forme à travers une analyse de contenu catégorielle consistant à comptabiliser et à comparer l’occurrence de certains éléments iconographiques et textuels, regroupés en catégories significatives. Selon l’analyse de contenu catégorielle, plus fréquemment une catégorie est utilisée, plus significative celle-ci est. Cette méthode rentre dans le cadre des démarches quantitatives (Van Campenhoudt et Quivy, 2011) et a été réalisée à l’aide du logiciel de tabulations Excel de la suite bureaucratique Microsoft Office. En complément de l’analyse de contenu catégorielle, les légendes des publications Instagram du compte de Justin Trudeau ont été analysées suivant certains éléments issus de l’analyse de discours. En effet, notre dessein est d’étudier les publications Instagram sous leur forme la plus exhaustive, en nous penchant non seulement sur le visuel, mais également sur le discours qui « ne se contente pas de décrire un réel qui lui préexiste mais construit la représentation du réel que le locuteur souhaite faire partager par son allocutaire […]. Le discours a donc un objectif performatif : c’est un acte volontariste d’influence » (Seignour, 2011, p. 31). Les légendes Instagram de Justin Trudeau sont donc considérées en tant que parties intégrantes de la stratégie de campagne et de communication gouvernementale postélectorale. L’unité d’analyse est la publication Instagram, comprenant l’image, mais aussi la légende et les hashtags, ou le discours dans le cas de la vidéo de l’échantillon. À travers l’analyse discursive, notre rôle est d’identifier les marqueurs de la visée persuasive du corpus textuel, sous le prisme de la construction de l’ethos du candidat et premier ministre nouvellement élu (Seignour, 2011). Cette étape méthodologique inclut l’analyse quantitative du système d’énonciation, des champs sémantiques, de la nature des arguments et du discours en général, ces éléments étant ensuite interprétés de façon qualitative.
K. C. Vossen Communiquer, 2019(26), 1-22 Nous nous appuyons sur le logiciel de sémantique Tropes, créé par des chercheurs en psychologie sociale (Seignour, 2011), qui facilite et objective le processus analytique « en faisant apparaître de façon systématique, sans qu’aucun choix ne soit opéré, les « nuances invisibles à l’œil nu » (Baudelot, cité dans Seignour, 2011, p. 43). Il est important de noter que le logiciel ne fut qu’un outil dans le calcul de la présence des catégories discursives. Une fois identifiées grâce au logiciel, cela de façon isolée dans les deux langues, les catégories et les tendances discursives ont été réincorporées au corpus et analysées dans leur globalité, en connexion avec les documents iconographiques. Enfin, notre étude peut être catégorisée comme une étude de cas qui porte sur la personnalité politique de Trudeau, et constitue donc une analyse d’un cas particulier, ne pouvant être généralisée à l’ensemble des personnages de la classe politique (Cresswell et Clark, 2007). À l’instar de Lee Cronbach (1975), nous souhaitons souligner l’importance de l’évaluation du degré de transférabilité entre deux contextes avant toute transposition. La transférabilité renvoie à la concordance entre le contexte d’émission et celui de destination. Ainsi, nous transformons un problème de représentativité en une question de transférabilité (Latzko-Toth, 2009). Dès lors, si le contexte d’une étude A est suffisamment congruent au contexte de l’étude B, il sera possible de transférer certains résultats d’une recherche à l’autre (Gomm, Hammersley et Foster, 2000). En effet, l’étude de cas est caractérisée par la description dense du terrain et fait le lien entre l’empirique et le théorique. Concernant notre corpus, 46 publications (45 photos et une vidéo) ont été archivées pour la période considérée dans cette étude (du 3 août 2015 au 12 février 2016). Nous avons développé une grille de catégories de codage inductive et déductive pour déterminer comment l’ethos de Trudeau fut cadré sur Instagram durant les deux périodes préalablement déterminées (la campagne électorale du 3 août 2015 au 19 octobre 2015 et les 100 premiers jours du gouvernement de Justin Trudeau, du 20 octobre 2015 au 12 février 2016). Les commentaires sous les publications de Trudeau n’ont pas été pris en compte dans l’analyse. Les stories Instagram n’ont pas non plus été considérées, celles-ci ayant été lancées par Instagram le 2 août 2016 (Lalancette et Raynauld, 2017). Pour éviter une interprétation subjective des publications, les indicateurs ont été développés pour l’entièreté des variables et testés sur un petit échantillon de cinq photos du fil Instagram de Justin Trudeau. Les catégories de codes ont ensuite été adaptées, ajoutées ou enlevées afin de décrire et d’analyser de façon adéquate le cadrage de l’ethos de Trudeau sur Instagram. Un total de 41 catégories ont été prises en compte dans la recherche. Elles peuvent être regroupées en sept groupes : 1) les caractéristiques générales de la photographie (ex. : couleurs, format) ; 2) le recours aux fonctionnalités d’Instagram (ex. : likes et hashtags) ; 3) les caractéristiques générales de la scène représentée (ex. : lieu, sphère, activité) ; 4) les caractéristiques strictement politiques (ex. : symboles patriotiques ou présence du parti) ; 5) la description de la situation sociale (ex. : interaction, nombre de personnes) ; 6) la représentation de Trudeau (ex. : vêtements et expression) ; et 7) les caractéristiques discursives (ex. : langue(s), temporalité, ponctuation). Concernant la fiabilité du codage, celle-ci peut être définie comme le degré de consistance dont fait preuve le codeur en classifiant le contenu selon des valeurs définies sur des variables spécifiques (Bell, 2001). Elle peut être démontrée grâce à la fiabilité « inter- codeur » (la corrélation des jugements du même échantillon par plusieurs codeurs) ou « intra-codeur » (la corrélation des jugements du même échantillon par un seul codeur, à plusieurs moments) (Bell, 2001). En effet, l’analyse de contenu se revendique fiable et donc susceptible d’être répliquée, montrant ainsi la minimisation du nombre d’erreurs. Dans le cadre de notre recherche, après avoir testé le procédé de codage des données iconographiques et discursives grâce à un échantillon de cinq publications du compte
Le cadrage politique et l’ethos de Justin Trudeau sur Instagram | 9 Instagram officiel de Justin Trudeau 7, le procédé fut appliqué à l’entièreté des données, cela à trois reprises différentes, de façon à assurer au maximum la fiabilité du codage et donc des résultats de la recherche. Parmi les catégories, l’ensemble des éléments discursifs a été analysé dans les deux langues. Les fréquences et les pourcentages des 41 catégories ont ensuite été calculés en distinguant deux périodes d’analyse : la campagne électorale (3 août 2015 au 19 octobre 2015) et les 100 premiers jours du gouvernement Justin Trudeau (20 octobre 2015 au 12 février 2016). Nous avons procédé à une évaluation simultanée du texte et de l’image offrant une impression globale. 3. Présentation et interprétation des résultats À l’instar de López-Rabadan et Doménech-Fabregat (2018), nous avons choisi d’organiser nos résultats selon la structure des « 5 W + H » journalistiques (qui a fait quoi (who did what), où et quand (where and when), pourquoi et comment (why and how) ; Cramerotti, 2009) afin de proposer une vue complète et cohérente de la mise en scène stratégique de l’ethos de Justin Trudeau sur son profil Instagram. 3.1 Quoi ? Activité En période de campagne, les rencontres avec les citoyens (35 %) sont les activités les plus partagées sur le compte Instagram de Trudeau, suivies par les temps d’intimité familiale (31 %). Par contraste, les moments de travail, dans un contexte strictement professionnel (hors rencontre avec les citoyens), prennent la première place (47 %) en post-élections, pour seulement 15 % durant la campagne. Par ailleurs, le contexte exclusivement familial et de loisirs diminue sensiblement, passant respectivement de 31 % à 11 %, et de 8 % à 0 %. Toutefois, de façon constante durant la période de l’analyse, un tiers des publications (33 %) lève le voile sur un homme social et compassionnel, montrant Trudeau sur la « scène publique et populaire » (Corner, 2003, cité dans Stanyer, 2013, p. 12-14) allant à la rencontre des citoyens et confortable dans tous les contextes sociaux. Ces publications soulignent l’empathie et la compassion de l’homme politique. On est face à l’ethos d’un politicien gérant les événements émotionnels (pathos) avec élégance (Lalancette et Raynauld, 2017). Politique Si, en période de campagne, la majorité des publications ne se concentrait guère sur la politique à proprement parler (35 %), cela change durant les 100 premiers jours, où 74 % y sont dédiés. Concernant les thèmes politiques privilégiés, on retrouve le pluralisme culturel et l’immigration en première place durant la campagne, permettant de le distinguer de la politique conservatrice de son prédécesseur et adversaire Stephen Harper. Durant sa première année de gouvernement, Trudeau a surtout mis en évidence les politiques de l’emploi et du développement social sur son compte Instagram, juste avant l’économie. La présence de ces thèmes peut participer à accroître la fiabilité de l’homme politique, le montrant à la hauteur de ses promesses de campagne, digne de confiance (Lalancette et Raynauld, 2017). En outre, environ un tiers (31 %) des publications présente un symbole patriotique. 7. Voir : https://www.instagram.com/justinpjtrudeau/.
K. C. Vossen Communiquer, 2019(26), 1-22 3.2 Qui ? Personnes représentées et interactions Tout d’abord, il est important de noter qu’à travers le fil Instagram analysé, Justin Trudeau est rarement représenté seul (9 %), respectivement 12 % en campagne et 5 % en post-campagne. Ensuite, en période de campagne, 35 % des photographies de Trudeau le montrent entouré d’enfants. C’est toujours le cas pour 26 % des photographies durant les 100 premiers jours post-campagne, pour une moyenne de presque un tiers des publications au total (29 %). Parallèlement à ce que nous révèle l’analyse iconographique, le mot enfant apparaît également à plusieurs reprises dans le matériau discursif (10 %). Concernant le nombre de personnes, la catégorie la plus mise en avant représente l’homme politique entouré d’un groupe important de personnes, avec plus de 10 personnes, soit, au total, 44 % des publications et, à travers les deux périodes analysées, la plus grande catégorie (38 % et 53 % respectivement), suivie dans les deux cas par environ un tiers des photographies reflétant une scène entre un cercle restreint privilégié, entre 3 et 5 personnes (31 % et 26 %). De plus, la quasi-totalité (93 %) des publications insiste sur le caractère social et amical de Trudeau grâce à ses interactions avec une multitude de citoyens, sa famille et ses collègues (Grabe et Bucy, cité dans Lalancette et Tourigny-Koné, 2015). Dans l’ensemble, 60 % de ces interactions incluent un contact physique : près d’un tiers (27 %) montre un enlacement de Trudeau avec une autre personne, suivi par la main dans la main (16 %), à distinguer de la poignée de main (9 %), plus officielle et moins affectueuse, à égalité avec le regard ou l’écoute (16 %). Les personnes avec qui ces interactions se déroulent sont pour près d’un tiers d’entre elles des enfants (31 %), insistant sur le rôle de père-modèle du candidat, bienveillant et fiable (Grabe et Bucy, cité dans Lalancette et Tourigny-Koné, 2015), avant des hommes ou des femmes, de façon quasiment paritaire (22 % et 18 % respectivement), mettant en avant l’importance de la parité entre les genres. Sophie Grégoire Par ailleurs, sur environ la moitié des publications (47 %), son statut d’époux est mis en avant, soit grâce à l’apparition de Sophie Grégoire (29 %) ou de son alliance (18 %), soit à travers l’utilisation discursive du prénom de « Sophie » (10 %). Nous pouvons tout de même noter que son rôle d’époux est davantage mis en avant en période post-élections (58 %) que durant la campagne (39 %). Tenue vestimentaire et expression En période de campagne, la catégorie majoritaire (42 %) des photographies présente Trudeau en chemise et manches relevées, avec ou sans cravate. Devenu premier ministre canadien, il est davantage représenté en costume et cravate (53 %, contre seulement 12 % avant les élections). On passe donc d’un candidat « décontracté », se rapprochant de l’apparence du citoyen lambda (Lalancette et Tourigny-Koné, 2015), à un premier ministre plus sérieux et dédié à sa fonction, revêtant les habits commandés par celle-ci. De plus, la majorité (67 %) des publications de son compte Instagram présente un homme souriant et amical, renforçant son capital sympathie. Sur 47 % des photographies, Trudeau porte un large sourire, tandis que 20 % le montrent avec un léger sourire. Une part plus restreinte met en avant un visage compatissant (4 %), concentré (4 %) ou à l’écoute (4 %).
Le cadrage politique et l’ethos de Justin Trudeau sur Instagram | 11 Analyse de l’énonciation L’analyse de la narration du contenu discursif (et oral de la vidéo faisant partie du corpus) met en évidence une tendance vers (1) la narration neutre (42 % des publications) 8, suivie par (2) la première personne du pluriel (30 %), (3) la première personne du singulier (27 %) 9 et, enfin (4), la deuxième personne du singulier (9 %). Si le nous inclusif apparaît dans seulement 21 % des publications en période de campagne (15 % en français et 27 % en anglais), il est présent dans 43 % en post-campagne (45 % en français et 40 % en anglais). En campagne, l’utilisation de la première personne du pluriel (voir Tableau 1) permet d’inclure Trudeau dans un « nous » faisant référence : (1) au parti libéral (44 %) et (2) aux citoyens canadiens (39 %). En tant que premier ministre, il est majoritairement décrit comme partie intégrante : (1) du gouvernement (52 %), (2) des citoyens (17 %), ou encore (3) de la classe politique en général (17 %). Cela concorde avec l’étude du fil Instagram de Trudeau durant sa première année de gouvernement réalisée par Lalancette et Raynauld (2017) selon laquelle la majorité des publications adopte une approche inclusive. Tableau 1. Sujet auquel fait référence la première personne du pluriel utilisée au sein du contenu discursif du compte Instagram de Justin Trudeau Campagne Post-campagne Gouvernement Trudeau 0% 52 % Parti libéral 44 % 0% Citoyens canadiens 39 % 17 % Classe politique 0% 17 % Autre 0% 9% Indéfini 17 % 4% Par ailleurs, la première personne du singulier est présente au sein de 27 % des unités analytiques discursives 10 de façon équilibrée entre les deux périodes. L’usage de la première personne du singulier permet de communiquer une présence personnelle du personnage politique (Endres et Warnick, 2004). Ainsi, Trudeau conserve un style narratif personnel au sein de plus d’un quart de ses publications, de façon inchangée entre son statut de candidat et celui de premier ministre. Concernant la seconde personne (du singulier ou du pluriel 11), elle est utilisée dans seulement 9 % des publications, en référence aux citoyens canadiens (67 %) ou à un membre de la famille de Trudeau (33 %). Il faut néanmoins distinguer les deux périodes d’analyses, la période de campagne s’appuyant davantage sur une logique d’intimisation ou de privatisation, avec 50 % des pronoms de la deuxième personne s’adressant à ses proches, 8. Remarque méthodologique : dans le codage, la légende a été comptée comme possédant un indicateur « pronom personnel » dès son apparition. Une légende peut donc être codée comme possédant à la fois un indicateur « première personne du pluriel » et « première personne du singulier » (ex. : « Excellente visite à mon ami Denis Coderre aujourd’hui. Nous avons discuté de notre plan pour investir dans Montréal. »). De la sorte, les légendes de narration neutre sont celles qui ne contiennent aucun indice de personne. 9. Remarque méthodologique : dans le codage a été compté comme possédant un indicateur « première personne du singulier » les légendes des publications sous-entendant un tel pronom personnel (ex. : « Fier de défendre l’égalité des droits des gais/lesbiennes/bisexuels/transgenres/allosexuels canadiens !). 10. Remarque méthodologique : chaque légende accompagnant une photographie étant codée comme une unité analytique discursive. Les vidéos ont également été recensées comme unité analytique discursive. 11. Remarque méthodologique : nous avons fait le choix de ne pas différencier les usages de la deuxième personne du singulier ou du pluriel dans aucune des deux langues, la distinction ne s’opérant pas en anglais.
K. C. Vossen Communiquer, 2019(26), 1-22 tandis qu’en tant que premier ministre, Trudeau s’adresse exclusivement aux citoyens canadiens (100 %). L’analyse de l’énonciation met en évidence une grande variation au sein de la narration, avec une distinction nette entre les deux moments d’analyse. En effet, au travers de la campagne électorale, Trudeau est présenté sous un angle plus intime et humain, grâce à des publications dédiées à ses proches et à une stratégie de minimisation de la distance entre le candidat et les citoyens canadiens, grâce à l’usage du nous inclusif. En tant que premier ministre, Trudeau est avant toute chose le chef du gouvernement, ce qui se reflète à travers l’usage de la première personne du pluriel (43 %) afin de souligner les accomplissements de l’équipe gouvernementale. 3.3 Quand ? Spontanéité Sur l’entièreté de la période analysée, on observe un style photographique « croqué sur le vif », comme si la photo avait été prise par un téléphone intelligent. En effet, seulement cinq des 45 photographies (11 %) paraissent officielles, avec des protagonistes qui « posent ». Cela vient appuyer les analyses de Filimonov, Russmann et Svensson (2016) et de Lalancette et Raynauld (2017), selon lesquelles les publications Instagram des dirigeants politiques favorisent une « spontanéité stratégique » (López-Rabadan et Doménech-Fabregat, 2018) induisant l’authenticité, en contraste avec les photos officielles, soulignant la distance entre les citoyens et les personnages politiques. Selon Arbour (2014, cité dans Lalancette et Raynauld, 2017), dans un contexte de campagne permanente, projeter un ethos authentique peut aider les personnages politiques à s’assurer un soutien auprès des citoyens. 3.4 Où ? Lieu Concernant le lieu, la période de campagne se concentre davantage sur un environnement extérieur (46 %) par rapport aux 100 premiers jours (32 %). En outre, en post-campagne, plus d’un quart des publications le montre dans un environnement interne de travail du type bureau ou salle officielle (26 %). Enfin, les deux périodes conservent un taux presque inchangé de publications (15 % et 16 %), accentuant le côté mobile et dynamique de Justin Trudeau, le présentant dans ou à proximité d’un moyen de transport (avion, autobus, voiture, ou train), « en chemin » entre plusieurs lieux. Sphère D’une part, Trudeau « le candidat » privilégie son rôle d’époux et de père à travers des publications dévoilant des moments d’intimité avec Sophie Grégoire et leurs enfants (46 %). Il incarne également la figure du fils dévoué grâce à la publication affectueuse dédiée à sa mère. Il s’agit de l’unique photographie qui possède une légende en anglais, non traduite, comme s’il s’adressait directement à sa mère (Figure 1).
Vous pouvez aussi lire