Développer la pensée critique avec les professionnels de la jeunesse et les jeunes adultes des quartiers populaires - GUIDE PRATIQUE
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AGIR UNE PROPOSITION PÉDAGOGIQUE Développer la pensée critique avec les professionnels de la jeunesse et les jeunes adultes des quartiers populaires GUIDE PRATIQUE OCTOBRE 2021
remerciements Joëlle Bordet est directrice de recherche émérite du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB). Psycho-sociologue, elle est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les jeunes des quartiers populaires urbains et a mené de nombreuses recherches-intervention dans le cadre de politiques publiques, en particulier celle de la ville. Elle a également fondé, en 2002, avec l’appui du CSTB, un réseau international de recherche-intervention intitulé Jeunes, inégalités sociales et périphérie. La reproduction de cette publication est soumise à autorisation de l’ANCT ; contact : info@anct.gouv.fr Directeur de publication : Yves Le Breton (ANCT) - Directeur éditorial : François-Antoine Mariani (ANCT) - Autrice : Joëlle Bordet - Collaboration : Éric Briat (ANCT), Michel Didier (ANCT) - Suivi d’édition : Muriel Thoin (ANCT) - Mise en page : Stratéact’ - Illustration de couverture : Silvia Colato (ANCT), Istock - Pictogrammes pp. 24 et 25 : www.flaticon.com Contact presse : Kathleen André (Equancy), kathleen.andre@equancy.com Dépôt légal : octobre 2021 - ISBN : 978-2-492484-16-2 2
sommaire P.5 INTRODUCTION P.7 PARTIE 1 DES CHOIX THÉORIQUES POUR CRÉER LA MÉTHODE, UNE PRISE EN COMPTE DES ANALYSES DES ENTRETIENS DES JEUNES MENÉS DANS LA RECHERCHE-INTERVENTION • Un étayage de la démarche proposée sur des repères théoriques • Une proposition pédagogique élaborée en fonction des résultats de la recherche-intervention Écouter les jeunes dans leur rapport au monde pour renforcer l’esprit critique • Les résultats de l’enquête menée auprès des jeunes pris en compte pour fonder cette pédagogie et pouvoir analyser ce qu’elle produit P.17 PARTIE 2 LA MÉTHODE DES ATELIERS DE LA PENSÉE CRITIQUE • Une visée pédagogique : développer pour les professionnels et pour les jeunes des possibilités de « penser critique » • Un partenariat de territoire pour mettre en œuvre l’expérimentation et créer une culture partagée au plan local P.27 PARTIE 3 DES « FIGURES » POUR DÉVELOPPER LA PENSÉE CRITIQUE, EXPLICITATION ET TÉMOIGNAGES DE SITUATIONS DÉJÀ RÉALISÉES • La controverse : échanger des arguments pour qu’un tiers puisse prendre une décision importante • Explorer « les rapports géopolitiques » sur un planisphère pour se situer soi-même par rapport au monde en lien avec les autres • Interroger les stéréotypes pour mieux connaître l’autre et sa complexité • Explorer les significations des valeurs des jeunes en fonction de situations vécues P.37 ANNEXE 1 • Mots clés et bibliographie « des ateliers de la pensée critique » ANNEXE 2 • Références pédagogiques de l’Éducation nationale (Clemi et Dgesco) sur le thème « citoyenneté et esprit critique » 4
C e document présente une pédagogie, en cours d’expérimentation, visant à développer la pensée critique des jeunes des quartiers populaires dans le cadre d’ateliers organisés par les professionnels de la Jeunesse, Celle-ci est déjà mise en œuvre sur plusieurs sites en France : Échirolles, Roubaix, Paris 20e, au Point accueil écoute jeunes (PAEJ) Tête à Tête du centre commercial Rosny 2 (Seine-Saint-Denis) ainsi qu’à Romainville (Seine-Saint-Denis) avec, pour ces 3 derniers sites, la Mission métropolitaine de prévention des conduites à risques1. D’autres Ateliers de la pensée critique vont également être développés sur dix nouveaux sites dans le cadre des Cités éducatives2. Le présent document propose un cadre de référence pour cette expérimentation nationale soutenue par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), en lien avec le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, en particulier avec le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi). Cette proposition peut être reprise par d’autres acteurs parallèlement à cette expérimentation. Cette proposition pédagogique est élaborée en fonction de la dynamique et des résultats de la recherche-intervention Ecouter les jeunes dans leur rapport au monde pour renforcer l’esprit critique menée pendant trois ans de 2015 à 2017 avec six villes : Gennevilliers (Hauts-de-Seine), Nantes (Loire-Atlantique), Échirolles (Isère), Strasbourg (Bas-Rhin), Lille (Nord) et Figeac (Lot). Soutenue par le Commissariat général de l’égalité des territoires (CGET), cette recherche-intervention a permis d’écouter près de trois cents jeunes. La méthode et le processus employés ainsi que l’analyse des entretiens menés sont présentés dans l’ouvrage publié en octobre 2021 par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT - qui a repris les missions du CGET depuis le 1er janvier 2020)3. Les choix pédagogiques des Ateliers de la pensée critique sont établis en fonction de ces analyses et de leurs significations et présentés dans ce document méthodologique. Celui-ci constitue un point d’appui et un repère pour la mise en œuvre de ces ateliers. Il pourra être complété ultérieurement par d’autres documents qui témoigneront des travaux conduits dans le cadre des Ateliers de la pensée critique dans les différents sites, de leurs dynamiques et de leurs apports. Il doit contribuer à ouvrir et renforcer ce champ pédagogique de la pensée critique, en prenant en compte la façon dont aujourd’hui les jeunes, adolescents et jeunes adultes, se saisissent du monde et y prennent position. Nos enquêtes et les analyses menées avec les professionnels de la jeunesse ont montré de grandes évolutions des représentations des jeunes dans leur rapport au monde. Nous avons donc élaboré cette proposition pédagogique en prenant en compte ces transformations. Nous souhaitons que cette expérimentation précise encore nos analyses concernant ces évolutions, et ouvre ainsi de nouvelles perspectives aux professionnels, mais aussi à tous ceux qui accueillent ces nouvelles générations de jeunes, dont les responsables institutionnels et politiques. 1- « Créée en juillet 2013, la MMPCR met en œuvre la politique de la Mairie de Paris et du Conseil départe- mental de la Seine-Saint-Denis dans le domaine de la prévention des conduites à risques. » source : http:// mmpcr.fr/. 2- Le dispositif des Cités éducatives regroupe des initiatives menées sur le terrain par les élus locaux, les services de l’Etat et les associations dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Elles visent à intensifier la prise en charge éducative des enfants à partir de 3 ans et des jeunes jusqu’à 25 ans, avant, pendant, autour et après le cadre scolaire. Le label Cité éducative résulte de la co-construction d’un projet avec ces différents acteurs. Le dispositif est porté par le ministère chargé de la Ville et le ministère de l’Edu- cation nationale. Pour en savoir plus : https://www.citeseducatives.fr/ et https://www.cohesion-territoires.gouv. fr/la-grande-equipe-de-la-reussite-republicaine. 3- Document téléchargeable sur le site de l’ANCT https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/ rubrique « Ressources » 5
PARTIE 2. MÉTHODES ET EXPÉRIENCES
1.1 UN ÉTAYAGE DE LA DÉMARCHE PROPOSÉE SUR DES REPÈRES THÉORIQUES Nos réflexions et nos références une référence forte. Dans nos pas de comprendre les jeunes conceptuelles s’appuient sur les recherches-interventions, nous met- d’aujourd’hui. travaux des philosophes et des psy- tons au travail des apports théo- chologues de l’École de Francfort4, riques d’Hannah Arendt particuliè- Les échanges avec les psycha- à une époque où les théoriciens rement développés dans La crise de nalystes, en particulier Philippe pensent ensemble le sujet, en par- la culture9. Dans cet ouvrage, celle-ci Gutton10, Olivier Douville11 et Sophie ticulier l’adolescence, le politique, analyse les rapports entre le renou- de Mijolla12 nous permettent d’éta- les dynamiques singulières et col- vellement démocratique et l’ac- blir des liens entre cette pensée lectives. Leur inscription dans la cueil des générations. Elle souligne politique et les travaux cliniques philosophie permet ces liaisons de le double mouvement conflictuel et scientifiques sur l’adolescence. la pensée. nécessaire pour tenir ce processus : Ainsi, l’ouvrage écrit avec Philippe la société déjà-là doit être assez Gutton, Adolescence et idéal démo- La posture de recherche et la pen- solide pour assumer les nouvelles cratique. Accueillir les jeunes des sée d’Hannah Arendt constituent façons d’être-au-monde des jeunes. quartiers populaires13 propose une un étayage central de nos travaux. Les jeunes ne sont pas nécessaire- problématique à la charnière de Des travaux d’autres cliniciens ment de façon idéologique portés cette pensée clinique et politique, de l’adolescence comme Eric à remettre en cause l’existant, mais de la recherche et de l’accompa- Fromm5, Erik Erikson6, Alexandre de fait ils ne sont pas habités par gnement des jeunes. Nous visons Mitscherlich7 constituent des réfé- des schémas anciens comme les par ces échanges et ces réflexions rences historiques, tout comme générations précédentes. Dans cet à explorer comment et en quoi plus récemment ceux de Jacques ouvrage, elle remet en cause les les jeunes des quartiers populaires, Selosse 8 . Ils sont d’une grande transmissions par la reproduction et dans leur diversité, sont comme actualité pour tenir cette réflexion la tradition. Elle insiste sur l’impor- tous les adolescents des démocrates entre l’intime et le politique, entre tance des rapports intergénération- potentiels. Philippe Gutton analyse le singulier et l’universel, dans une nels et leur rôle dans la démocratie comment l’adolescence, en tant perspective démocratique. Faire comme système politique ; elle que processus de transformation face, transformer les peurs et les montre comment il n’y a pas « les du sujet intime et politique, peut projections multiples des adultes modernes » et « les anciens », mais contribuer à régénérer la démo- sur ces jeunes suppose de s’ap- des transformations nécessaires, cratie. Les adolescents ne naissent puyer sur des pensées du sens et construites dans une conflictualité pas au monde comme démocrates, de l’éthique. Ces chercheurs his- porteuse d’évolutions. Ses réflexions mais ils peuvent le devenir. Les pro- toriques ont été confrontés à la sur l’autorité sont particulièrement cessus de l’adolescence, tels que montée du fascisme, pour nombre intéressantes, car elles mettent en la séparation de l’adolescent avec d’entre eux ils ont vécu l’exil et n’ont lumière la nécessité de la respon- les instances parentales, le renfor- pas renoncé à penser la démocra- sabilité vis-à-vis de ces nouveaux cement des identifications hori- tie dans les dynamiques propres enjeux. zontales entre jeunes, le désir de à chaque sujet. Dans la période participation et la curiosité « pour politique actuelle, caractérisée par Toutefois, Hannah Arendt est prendre le monde », s’y situer et le le renforcement de la rationalité une philosophe politique : ses transformer, sont autant de facteurs instrumentale et les difficultés à travaux nous permettent de qui y contribuent. Dans le présent régénérer les dynamiques démo- construire une position d’éthique document, nous visons à analyser cratiques, ces penseurs constituent politique, mais ils ne permettent comment ces caractéristiques sont 4 - L’École de Francfort réunit à partir de 1950 un groupe de philosophes, de sociologues et de psychologues autour de l’Institut de recherche social, qui a rouvert ses portes en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. 5 - Eric Fromm, L’art de vivre, Desclée de Brouwer, Paris 2003 ; Avoir ou être, Robert Laffont, Paris 2004. 6 - Erik Erikson, Adolescence et crise. La quête de l’identité, Champs Flammarion Sciences, Paris, 1998. 7 - Alexandre Mitscherlich, Vers la société sans pères : essai de psychologie sociale, Gallimard, Paris, 1969. 8 - Jacques Selosse, Adolescence, violences et déviance, Matrice, Vigneux, 1997. 9 - Hannah Arendt, La crise de la culture, collection Folio essais (n° 113), Gallimard, Paris, 1989. 10 - Philippe Guton, Adolescents, PUF, 1996. 11 - Olivier Douville, De l’adolescence errante, Éditions Des Alentours, 2016. 12 - Sophie de Mijolla, « Le sacrifice adolescent », Revue Topique, n° 126, 2014 ; « Le héros adolescent et la mort », revue Topique n° 125, 2014 ; « Faire Grandir », revue Topique, n° 94, 2006. 13 - Joëlle Bordet, Philippe Gutton, Adolescence et idéal démocratique. Accueillir les jeunes des quartiers populaires, Éditions In Press, Paris, 2014. 8
à l’œuvre chez les jeunes entre seize parfois, certains d’entre eux sont capacité d’entendre ce qui disent et vingt-cinq ans qui vivent dans les pris dans les mêmes impasses que les jeunes et de pouvoir penser quartiers populaires urbains, dont les jeunes. En effet, la puissance avec eux ce qu’ils disent. nombre d’entre eux sont issus à la des évolutions actuelles, les événe- fois de familles ouvrières et de l’im- ments aussi graves que les atten- Les trois axes de travail qui étayent migration. Nous montrons comment tats, ou de façon très différente les Ateliers de la pensée critique ces jeunes sont confrontés à des la crise sanitaire de la COVID-19, sont les suivants : enjeux identitaires et sociaux spéci- créent des situations « qui ne sont • la capacité et le plaisir de penser ; fiques et communs à tous les jeunes, plus pensables ». • la capacité de jugement en éta- comment leur milieu de vie permet Tous, nous sommes en difficulté blissant des distinctions et des et empêche souvent de façon com- pour penser ces événements, mais catégories ; binée l’accès à ces qualités et à ces de fait, les habitants des quartiers • la capacité d’exercer la responsa- possibilités de devenir démocrate. populaires urbains sont confrontés bilité collective et individuelle par très fortement à ces événements le langage. Trois thèmes pour créer et certains jeunes développent Les situations pédagogiques propo- les Ateliers de la pensée alors des attitudes de défense sans sées prennent appui sur l’expérience critique et analyser leurs issue. Les attentats ont été sidé- des jeunes, des professionnels et de rants pour tous, mais nombre d’ha- ceux qui les accompagnent au quo- dynamiques de travail bitants des quartiers populaires de tidien. Elles visent à renforcer ou à Dans ces Ateliers, il ne s’agit pas culture ou de religion musulmane rendre plus conscientes par le déve- « d’apprendre » de nouveaux com- se sont sentis à la fois en partie loppement d’une culture partagée portements aux jeunes mais que responsables de ces situations, et ces capacités qui de fait sont déjà à leurs « accompagnateurs » quoti- perçus comme des boucs émis- l’œuvre pour vivre ensemble et pour diens puissent être mieux préparés saires par la société. Aujourd’hui la que les adolescents « grandissent ». à les écouter, à trouver les modes crise sanitaire de la Covid-19 crée, Grâce à l’implication des jeunes et de dialogue avec eux, et parfois pour certains habitants, des situa- des professionnels, ces capacités à qu’ils puissent, sur des dimensions tions économiques, sociales, voire soutenir et à renforcer sont mises à éthiques, ne pas accepter ce qu’ils alimentaires, très fragiles ; la peur jour par l’exploration et l’analyse de disent, tout en étant à même de de la maladie, pour certains d’entre façon critique de situations vécues, travailler avec eux ce qu’ils pensent eux, est devenue omniprésente. suffisamment communes aux jeunes inacceptables. Aujourd’hui, trop Face à cette situation, la croyance des quartiers populaires urbains souvent, les professionnels de la dans des théories complotistes pour qu’elles résonnent avec leurs jeunesse, mais aussi les enseignants, s’est fortement développée. Le but expériences et qu’elles fassent sens sont démunis par rapport à ce que de cette pédagogie est de mettre pour eux. disent les jeunes ; ils sont parfois toutes les personnes qui accom- sidérés, pour d’autres choqués ; pagnent les jeunes à grandir, en 1.2 UNE PROPOSITION PÉDAGOGIQUE ÉLABORÉE EN FONCTION DES RÉSULTATS DE LA RECHERCHE-INTERVENTION « ÉCOUTER LES JEUNES DANS LEUR RAPPORT AU MONDE POUR RENFORCER L’ESPRIT CRITIQUE » Une recherche-intervention Dès les premiers départs de jeunes Nous avons pensé à cette propo- mise en œuvre à l’initiative dans les rangs de Daech en 2014, sition en référence à l’expérience avec plusieurs municipalités et que nous menons dans le cadre de six villes au moment associations, nous avons mis en du réseau de recherche-interven- des premiers départs place une recherche-intervention tion international Jeunes, inégalités des jeunes dans les rangs pour ne pas se focaliser sur le sociales et périphérie, développée de Daech risque de la radicalisation et pour depuis quinze ans avec des cher- comprendre les significations de cheurs, des artistes et des acteurs de ces départs, en écoutant les jeunes l’éducation en tant que chercheuse dans leur rapport au monde. au Centre scientifique et technique du bâtiment. 9
L’idéal jeune se nourrissant de Notre recherche actuelle au liens adolescents psychosociologues animaient les sein de ce réseau concernant les participatifs porte, entretiens en présence des pro- jeunes des quartiers populaires fessionnels qui avaient pris la res- urbains s’intitule : De la possible face aux politiques ponsabilité d’inviter et de réunir destruction à l’émancipation et la des adultes, une ces jeunes. Ces entretiens ne sont réalisation de soi. À l’occasion de dimension politique : donc pas représentatifs de toute la ces travaux, nous avons accueilli la démocratie. jeunesse de la ville, mais des jeunes plus de cent jeunes des quartiers qui, de fait, fréquentent les struc- populaires urbains de pays diffé- tures d’accueil de la jeunesse. De rents : Brésil, Italie, Ukraine, Russie, PHILIPPE GUTTON façon un peu schématique, nous Portugal, Israël-Palestine, Sénégal, Introduction d’Adolescence et n’avons pas écouté les jeunes les idéal démocratique, Accueillir les France, dont Mayotte. Lors de ces jeunes des quartiers populaires plus à la marge, ni les jeunes qui séminaires, nous avons constaté (Press Eds, 2014) veulent vivre à distance de leur que les jeunes vivent dans la mon- quartier, mais plutôt des jeunes dialisation et se situent par rapport qui y sont fortement socialisés. au monde, même s’ils ont des posi- Ces entretiens semi-directifs qua- Cependant, le nombre de jeunes tions et des représentations diffé- litatifs ont tous été retranscrits interviewés, le souci de respecter rentes selon les pays représentés. et analysés. Ils visent à mieux la parité et la diversité des lieux où Leurs usages des réseaux sociaux y connaître les représentations des ont été menés les entretiens leur contribuent fortement. jeunes en prenant en compte donnent une valeur dans le cadre En référence à ce constat, nous le territoire local, la France et le de cette recherche-intervention. avons proposé aux responsables monde, à la fois dans leurs dimen- des municipalités et des associa- sions géopolitiques et dans les Dans ces entretiens, nous visons à tions d’écouter les jeunes dans dynamiques d’appartenance et ce que les jeunes créent des asso- leur rapport au monde, et à terme de construction identitaire des ciations d’idées. Ainsi la pensée de créer des pédagogies qui leur jeunes. Ces analyses partagées ont circule entre les jeunes en prenant permettent d’échanger entre eux, fait l’objet de multiples communi- en compte ce qui a été énoncé avec les adultes, pour interroger et cations et ont donné naissance aux précédemment. Il ne s’agit pas de construire davantage des cultures Ateliers de l’esprit critique. Plusieurs débattre pour échanger des points partagées de ces rapports au d’entre eux ont été réalisés à Lille, de vue. Ces associations leur per- monde. Cette recherche-interven- Roubaix, Échirolles et d’autres sont mettent de mettre à distance des tion a été menée sur plus de trois en cours, plus particulièrement stéréotypes et les impliquent pro- ans. Elle a associé des acteurs des dans le cadre du programme des gressivement par rapport à l’expres- villes d’Échirolles, de Gennevilliers, Cités éducatives. sion de leur propre subjectivité. Le de Nantes, de Strasbourg, de Lille rôle de l’intervieweur, mais aussi des et de Figeac. Elle a été accompa- Écouter les jeunes dans une professionnels présents, est de créer gnée par la Direction de la poli- les conditions à la fois de confiance dynamique collective sur tique de la Ville du Commissariat et d’écoute, et qu’ainsi les associa- général à l’égalité des territoires « leurs rapports au monde » tions des jeunes « résonnent » entre (CGET). A l’issue de cette pre- Au cours de ces enquêtes, nous elles et les fassent penser pour eux- mière phase de l’enquête, le CGET avons écouté trois cents jeunes mêmes, en lien avec les pensées des a souhaité que nous menions, de entre seize et vingt-cinq ans et autres. Pour dépasser des situations manière complémentaire, des recueilli plus de cinq cents pages défensives et stéréotypées, nous entretiens avec des jeunes en d’entretiens retranscrits. Ces avons créé pendant l’enquête des milieu semi-rural : aussi, nous avons entretiens semi-directifs, à carac- situations projectives. Afin d’ex- mené des entretiens à Figeac et tère exploratoire, réunissaient plorer leur intérêt pour les rapports dans le Finistère. des groupes de huit à douze géopolitiques, nous leur avons dis- jeunes, en référence aux tra- tribué des planisphères et ils ont vaux de dynamiques de groupes indiqué les pays qui portent pour sur les groupes restreints 14 et eux les différents enjeux du monde. duraient environ deux heures. Des La plupart ont exprimé une grande 14- Anzieu D., La dynamique des groupes restreints, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007. 15- Joëlle Bordet, « Points communs et divergences des jeunes des milieux populaires urbains et semi-ruraux », Revue Diversité n° 199, septembre-décembre 2020. 10
satisfaction à réaliser ces cartes et de leurs parents et de ce qu’ils collectif avec les professionnels les échanges ont été très investis. envisagent pour eux-mêmes. C’est de la jeunesse nous a permis col- Un résultat important pour cette de fait un enjeu qui mobilise leur lectivement d’identifier ces chan- recherche est que, quels que soient rapport d’appartenance. gements. Certains nous ont surpris les quartiers populaires urbains, les Ces détours projectifs et ce qu’ils par la puissance des transforma- pays indiqués sur les différentes ont permis avec les jeunes nous tions et nous avons repéré qu’il catégories sont très proches, alors ont déjà montré lors de l’enquête n’était pas possible de les renvoyer qu’ils sont très différents en milieu l’intérêt à favoriser les associations à une causalité unique, comme rural15. entre eux et ces projections sur des celle de la pratique des réseaux Pour éviter les réponses stéréo- situations, pour favoriser la mise sociaux, même si cette entrée des typées soumises à l’expression à distance des représentations jeunes dans les espaces virtuels collective du groupe, concernant stéréotypées dépendantes de la joue un rôle majeur. leur rapport à la France et à « être culture du groupe de pairs. français », nous leur avons pro- Les processus qui créent ces évolu- posé une autre situation projec- tions sont complexes et supposent Une visée collective : tive : « Imaginez que vous soyez en d’autres études. Dans cette visée Australie, pays qui est souvent objet créer une pédagogie pédagogique, nous avons souhaité d’admiration et d’attirance, et que partagée pour soutenir et formuler les changements majeurs vous êtes dans une soirée avec des former les professionnels que nous observions pour les jeunes qui ne vous connaissent pas, de la jeunesse des quartiers prendre en compte dans la défi- comment vous présentez-vous ? » nition de la proposition pédago- populaires urbains Après avoir parlé de leur ville, d’où gique. Les identifier contribue à ils viennent, ils se sont présentés En référence à l’analyse de contenu pouvoir mieux analyser les effets comme Français. Nous avons et à l’interprétation des entretiens produits par cette pédagogie, et alors exploré avec eux ce que cela collectifs avec les jeunes, nous ainsi de mieux identifier ce que représente pour eux. Plus tard dans avons retenu certains résultats nous mettons au travail avec les l’entretien, ils ont parlé de ce rap- significatifs de l’évolution de leurs jeunes. port à la France, à la devise de la représentations pour « se saisir du République, aux parcours igratoires monde et s’y situer ». Ce travail 1.3 LES RÉSULTATS DE L’ENQUÊTE MENÉE AUPRÈS DES JEUNES PRIS EN COMPTE POUR FONDER CETTE PÉDAGOGIE ET POUVOIR ANALYSER CE QU’ELLE PRODUIT Un rapport au temps la société contribue à les enfermer immédiat et spéculatif, dans des catégories essentialistes En relation permanente avec le une dynamique et stéréotypées. Etre victime est monde dans sa dimension spatiale d’historicité à développer alors une explication globale à et dans la multiplicité des événe- leur situation et montre qu’ils sont ments qui s’y produisent, les jeunes L’analyse des entretiens montre un peu pris dans une trame politique visent d’abord à être ouverts à rapport à la temporalité où les rap- et historique. Dans le cadre de ces toutes les opportunités. Ils se ports passé-présent-avenir tendent pédagogies, il peut être intéressant placent, pour beaucoup d’entre à s’effacer. Les jeunes parlent très de travailler avec eux ce sentiment eux, dans un temps spéculatif, peu, à la fois de leur histoire per- et cette colère d’être victime de comme si la question était « où sonnelle et de l’histoire collective. situations vécues souvent comme faut-il que je sois pour que ce soit le Les éléments de mémoire sont humiliantes, mais aussi d’être mieux pour moi ? » même si dans la évoqués par bribes et viennent confrontés à une position pour vie réelle ils sont aux prises avec de souvent soutenir des sentiments eux historique et qui les dépasse. multiples contraintes qui tendent d’injustice ou de faire l’objet de Des situations comme celle de la à les assigner au territoire où ils discriminations raciales. Cette controverse ou de l’analyse des vivent. Cependant, presque tous approche très limitée du temps rapports géopolitiques peuvent y les jeunes ont affirmé que dans historique pour eux-mêmes et pour contribuer. dix ans « ils auraient une famille et 11
Faire tiers un travail ». Nos travaux actuels, éprouvent des sentiments de soli- sur les effets de la crise sanitaire pour créer avec darité avec les populations du de la Covid-19 auprès des jeunes et des familles, modifient pour les adolescents Moyen-Orient en tant que musul- mans. Pour autant, ils tiennent à certains de façon importante leur de nouvelles leur condition « d’être Français » et rapport à leur temporalité. Pris à la ne pensent pas s’impliquer dans fois dans l’incertitude et l’urgence images d’eux- ces pays, encore moins s’y rendre. des situations de survie familiales, Les raisons de ces évolutions beaucoup d’entre eux mettent en mêmes. sont complexes, cependant nous doute un projet autonome pour pensons que le rapport qu’ils éta- eux et visent à rapporter tout de blissent entre le monde de l’expé- suite de l’argent aux familles. À ce rience en présentiel et celle du vir- propos la position des jeunes filles tuel les confronte immédiatement et des jeunes garçons n’est pas la victimes dans le traitement social à la mondialisation du monde : même actuellement. Nombre de et politique qui leur est fait indi- c’est alors une façon de se présen- jeunes hommes quittent les projets viduellement et collectivement. À ter à lui. qui supposent un investissement la différence d’il y a quinze ans, ils long et « s’ubérisent ». Malgré la ne s’affirment pas d’abord comme Au-delà de l’affirmation reven- perte des lieux d’autonomie, plus « jeunes des cités ». Cette façon de diquée « d’être musulman », ce de jeunes filles semblent continuer s’affirmer n’est pas spécifique aux que signifie pour eux être musul- à investir le désir de réaliser des jeunes des quartiers populaires man recouvre des points de vue études. Dans les pédagogies des urbains, mais est commune à tous très différents : certains disent Ateliers, il est nécessaire d’écou- les jeunes que nous rencontrons, être croyants, d’autres religieux, ter ces temporalités, ce qu’elles dès lors qu’ils sont dans une pos- d’autres de culture musulmane ; peuvent signifier des conflits aux- ture où ils se sentent minoritaires. certains d’entre eux disent que quels sont confrontés les jeunes Ils sont tous dans une très grande c’est leur choix, d’autres que c’est pour établir leur propre choix. Ces demande de reconnaissance mais dans la tradition familiale, d’autres espaces peuvent leur permettre, ils expriment très peu de reven- qu’ils ont vécu une conversion. par le travail collectif des Ateliers, dications politiques en référence Mais cela leur confère à tous une de réfléchir personnellement à ces à des processus de domination fierté, pour certains une morale, tensions et à leur résolution. sociale. Dans les entretiens, l’accès pour d’autres une voie vers l’au- à des conditions de vie sociale plus delà. Il nous paraît très important favorables est abordé de façon de les écouter dans cette com- Une affirmation pour individuelle, dans un chemin per- plexité et de pouvoir mettre à dis- exister et une identité sonnel. Ceci transforme profon- tance pour certains professionnels plastique pour se dément le rapport au politique et les stéréotypes et les peurs qu’ils construire doivent être aux organisations politiques et syn- génèrent. Pour d’autres profession- entendues et prises en dicales ; les jeunes s’adressent en nels, le chemin à faire est d’analy- premier lieu au champ médiatique, ser leur propre rapport complexe compte et souhaitent se faire entendre et à leur façon d’être et de se définir L’analyse des entretiens des jeunes reconnaître du lieu de ces affirma- comme musulman. Dans les deux montre leur désir d’affirmer à tions. Leur implication au plan poli- dynamiques, accueillir les jeunes et leurs interlocuteurs, mais aussi tique se développe au plan local et penser avec eux suppose de dépas- « au monde », ce qui les caracté- des listes de jeunes des quartiers ser ces mécanismes défensifs et rise. Ainsi nombre d’entre eux ont populaires urbains se constituent d’être curieux de les accompagner affirmé qu’ils sont tout d’abord pour être actifs en direction des dans cette complexité. « musulmans », mais d’autres municipalités. Au-delà de cette affirmation seront « vegans », d’autres seront « compacte » et de la complexité « binaires », en référence au rap- L’analyse des entretiens montre de ce qu’elle recouvre, les jeunes port de genre. C’est aussi souvent que nombre de jeunes interviewés interviewés combinent souvent de une identification qui correspond dans les quartiers populaires façon singulière et parfois surpre- à un groupe pour eux minoritaire, urbains s’affirment « musulmans » nante des catégories idéologiques ou mal reconnu, ou qui leur per- et l’analyse de leurs rapports géo- qui semblent a priori incompa- met d’affirmer qu’ils se sentent politiques au monde montre qu’ils tibles. Pourtant, ils circulent de 12
façon singulière dans ces combi- Face à la multiplicité des Pour faire face à ces dynamiques naisons et leur donnent des signi- informations, un rapport qui les submergent, nous pensons fications. Je pense à cette jeune des jeunes aux approches que nous pouvons aider les jeunes femme qui porte le voile, reven- à prendre de la distance par rap- dique très fort sa recherche d’être complotistes, qui peut port à cette dynamique de l’infor- à la hauteur de son idéal moral être transformé par les mation. Très souvent, pour y parve- d’être musulmane, et qui en même possibilités de distinguer nir, ils se demandent si « ce qui est temps s’affirme féministe et reven- et d’utiliser des catégories dit est vrai ou faux ? » pour savoir dique son souhait d’égalité avec les de la connaissance s’ils sont manipulés. Nous propo- hommes et avec son futur mari. En sons d’interroger cette question fait, ils ne s’inscrivent pas dans des Au quotidien, les jeunes sont sub- de la vérité/mensonge par le déve- courants idéologiques et dans leur mergés par des informations des loppement de la prise de distance histoire, mais ils se situent dans l’ici événements du monde entier ; avec ce champ des informations. et maintenant de ce qui fait idéal, l’analyse des rapports géostraté- Par des pédagogies, nous pouvons de ce qui leur ouvre des perspec- giques montre qu’ils sont intéres- les aider à faire des distinctions tives et qui aussi, pour certains, les sés par cette « marche du monde », dans ces registres d’informations protège de l’attirance de proces- mais qu’ils vivent aussi de grandes et qu’ils parviennent à les classifier. sus de destructions et de mise en inquiétudes et de grandes impuis- C’est alors un temps pour « se faire danger. Ces combinaisons sont très sances face à celle-ci. Les entretiens un jugement » au sens où Hannah instables et peuvent bouger très menés auprès des jeunes pendant Arendt le propose. Nos observa- rapidement. Les jeunes avec les- la pandémie actuelle montrent que tions ont montré qu’au cours de quels nous faisons ces enquêtes ne ces angoisses se sont beaucoup leur scolarité ils ont créé des caté- sont pas sous l’emprise de groupes renforcées, car cette pandémie est gories d’analyse et qu’ils ont acquis idéologiques organisés pour la mondiale, elle est pour tous. Ils sont des connaissances, mais qu’ils ont plupart, mais ils construisent leur eux-mêmes, comme nous tous, aux justement des difficultés à les uti- rapport au monde et leurs dyna- prises avec ce phénomène et les liser pour prendre cette distance. miques identitaires dans le regard incertitudes qu’il génère. Dans ce Des pédagogies comme celle de la de leurs pairs, souvent à distance temps de pandémie, la temporalité projection de leurs représentations des adultes. Le regard spéculaire a repris beaucoup d’importance ; sur un planisphère leur permettent sur les réseaux sociaux y joue un nombre de familles vivent dans de catégoriser par la spatialisation rôle central, l’image de soi dans le l’incertitude pour faire face aux sur la carte. Il est alors possible, regard des autres est au cœur de enjeux de vie quotidienne et sont dans le dialogue avec eux, d’éta- ces dynamiques. Repérer les com- face à des situations d’urgence blir de nouveaux liens entre les binaisons de ces catégories idéolo- immédiates. Dans ce contexte, connaissances qu’ils ont acquises giques et ne pas les refuser permet les angoisses par rapport à l’envi- et cette activité de la pensée. avec les jeunes de faire tiers, afin ronnement proche et lointain s’in- qu’ils puissent mieux interroger tensifient et beaucoup de jeunes Prendre en compte ces relations entre pairs en lien et de familles visent à imputer la avec des adultes. Les séminaires responsabilité de cette épidémie leur désir de prendre où nous accueillons de nombreux à des groupes ou des personnes. position sur les rapports jeunes de différents pays nous ont Alors elles s’inscrivent parfois dans géopolitiques et créer montré comment cette présence des dynamiques de complots. les conditions d’exercice des adultes comme tiers les rassure du pouvoir et leur permet de prendre une dis- D’autres jeunes, depuis des années, tance critique par rapport à leurs ont établi des stratégies d’usage Les entretiens montrent que la propres affirmations. pour ne pas être submergés par plupart des jeunes ont un grand l’information et tiennent « à ne pas plaisir à prendre position sur les se tenir tout le temps au courant ». rapports géopolitiques et à échan- Ils choisissent les médias et les ger sur ce sujet. Cette préemp- moments où ils reçoivent les infor- tion du monde est une façon de mations, d’autres sont quasi-addic- se présenter à lui et d’y tenir une tifs et ne peuvent pas prendre la place. Nous avons remarqué que distance avec ce temps immédiat plus ils vivent une assignation à de l’information. un territoire, plus ils s’intéressent 13
au monde et y prennent position des sentiments ambivalents en Créer des situations imaginairement, tout en exprimant termes d’identification. Nous ne de réassurance pour qu’ils ne peuvent pas bouger. À connaissons pas encore les effets transformer leurs angoisses l’inverse, les jeunes qui « circulent » du débat politique et médiatique dans le monde, à la fois par une sur « le séparatisme ». La loi n’est pas face au devenir du monde expérience concrète et par le encore votée, et il faudra encore et leurs difficultés suivi des informations, créent des attendre les décrets d’application à se projeter représentations du monde qui pour en connaître les effets, non ajustent les deux approches. Lors seulement juridiques, mais en Lors des entretiens les jeunes ont des séminaires internationaux termes de perception concrète exprimé une grande inquiétude où nous accueillons plus de cent par la population. À ce stade, en pour l’avenir collectif du monde et trente jeunes de neuf pays, nous revanche, il y a bien eu un débat pour eux-mêmes. Certains d’entre mettons en place des pédago- politique et médiatique autour eux ont dit leurs difficultés de se gies qui leur permettent de relier du thème du séparatisme, qui a projeter vers l’avenir. Je pense à ce l’expérience phénoménologique, produit des effets. Nous pouvons jeune d’une vingtaine d’années à sensible, concrète, de l’autre étran- craindre qu’il ne permette pas de Figeac qui dit « si c’est l’holocauste ger, aux informations qu’ils ont des travailler les ambivalences, mais les généralisé, je veux mourir en pre- situations sociopolitiques. Ainsi il amènent « à choisir leur camp » très mier, sinon je veux voyager ». Face ne suffit pas que des jeunes se ren- tôt. Il sera alors plus difficile d’éta- à la peur de la catastrophe, beau- contrent dans une mobilité pour blir des rapports de pensée critique. coup d’entre eux souhaitent vivre qu’ils puissent créer des représen- immédiatement une vie intéres- tations de circulation entre des uni- Créer des dynamiques de circu- sante, d’autres au contraire sou- vers différents ; des pédagogies qui lations entre les échelles locales, haitent se donner les moyens pour créent une prise de conscience de nationales et internationales sou- construire une famille comme lieu l’altérité de l’autre en rapport au tient la découverte et l’exercice de de sécurité. L’aspiration au voyage monde sont nécessaires pour tenir la citoyenneté. Ainsi le programme est souvent énoncée ; les jeunes un tel enjeu. C’est un objectif des Jeunes entre les deux rives mis en qui acquièrent une autonomie figures de penser que nous propo- œuvre par Solidarité laïque avec sociale sont curieux du monde et sons dans ces séminaires. le soutien de l’Agence française de cherchent à le découvrir. Souvent Pour nombre de jeunes interviewés, développement (AFD) et de l’ANCT conscient d’échapper à l’assigna- influencer la « marche du monde », vise à impliquer les jeunes dans des tion au territoire de là où ils vivent, sur des enjeux comme le climat par dynamiques de solidarités pour les circuler, voyager constituent une exemple, leur semble hors de por- ouvrir à l’exercice de citoyennetés aspiration. Elle est commune aux tée, même s’ils peuvent être intéres- actives. Ce programme interna- jeunes des milieux populaires sés par les mobilisations des jeunes tional rassemble des associations urbains et semi-ruraux. Avant la de leur génération sur ces thèmes. françaises, tunisiennes et maro- Covid-19, de nombreux séjours Souvent, ils estiment qu’ils peuvent caines du champ de l’éducation européens, grâce à Erasmus étaient exercer du pouvoir au niveau local, populaire, et développe des péda- organisés ; grâce à ces dispositifs en particulier en lien avec la munici- gogies de circulation même dans nous avons accueilli, dans le cadre palité. Les municipalités constituent ce temps de pandémie où la mobi- de la recherche-intervention un espace à la fois social et poli- lité est interdite, par l’usage des Jeunes, inégalités sociales et péri- tique qui permet aux jeunes d’exer- espaces numériques, en espérant phéries, des jeunes de neuf pays cer à la fois des capacités sociales pouvoir reprendre les rencontres dans des séminaires internatio- et du pouvoir. C’est un espace très en présentiel. naux. En prenant en compte leur important pour le renouvellement curiosité, leur désir de la décou- de la démocratie. De nombreuses verte, nous avons créé des péda- initiatives intéressantes sont prises à gogies de l’interconnaissance et ce propos. L’échelle nationale mobi- avons mis au travail de nombreux lise des représentations complexes stéréotypes. C’est un axe très et porteuses de nombreuses ambi- important pour soutenir avec des valences. Tous se reconnaissent idéaux démocratiques et le déve- comme Français et ils tiennent à loppement de la pensée critique la nationalité, qui représente une parce qu’ils les éprouvent alors en sécurité, même s’ils expriment situation vécue. 14
On doit commencer penser comme à Nos travaux actuels sur les effets si personne Lorsque les jeunes peuvent être de la Covid-19 sur les socialisa- n’avait jamais reçus à ce propos et expriment tions des jeunes dans les quartiers leurs inquiétudes, ils sont très populaires urbains montrent un pensé auparavant contents car ils se sentent moins risque renforcé de séparation entre et commencer seuls ; il est alors possible de déve- ceux qui peuvent encore aspirer à à apprendre de lopper des réflexions, de créer des l’autonomie, aux circulations et tous les autres. situations qui vont leur permettre à la découverte et ceux qui sont d’être plus actifs avec ces situa- encore plus aux prises avec des tions ou de construire des straté- situations d’urgence immédiates HANNAH ARENDT gies personnelles et familiales pour pour eux-mêmes et pour leurs Penser librement (Payot, 2021) mieux s’en protéger. Au Sénégal, familles. Ces derniers s’enferment le ministère de la Jeunesse et les alors dans leur territoire de proxi- associations d’éducation populaire mité pour survivre. C’est pourquoi, ont mené un travail pour que les dès aujourd’hui, il faut soutenir les Face à cela, plusieurs jeunes nous jeunes soient « les ambassadeurs familles par rapport aux condi- ont dit au cours des enquêtes « qu’il de la santé » et contribuent à tions primaires de vie pour que ces fallait bien qu’il y ait un au-delà car expliquer la Covid-19 et comment jeunes puissent continuer à aspirer sinon tout cela n’a pas de sens ». s’en protéger. En France, les jeunes à l’autonomie et à ce goût des cir- Entendre leurs inquiétudes permet interviewés nous ont dit s’être culations et du voyage. de mieux comprendre pourquoi ils beaucoup impliqués dans la réa- Pour tous les jeunes interviewés ne s’ancrent plus, comme les géné- lisation d’actions de solidarité de actuellement, ce moment de la rations passées, dans une vision de proximité, mais peu sur ce registre Covid-19 vient rendre réelle cette progrès collectif, et comment cer- de la santé. appréhension de la catastrophe, et tains cherchent dans la croyance à au-delà de l’affirmation immédiate la fois un sens et une façon de vivre Dans cette expérimentation, nous d’un déni des dangers qu’elle repré- pour faire face à leurs angoisses. Ce souhaitons à la fois qu’ils puissent sente, ils vivent cette situation n’est pas simple pour les profes- exprimer leurs inquiétudes pour avec une grande peur, renforcée sionnels de faire face à ces dyna- être entendus et être moins au cours du temps par la présence miques, car elles convoquent nos seuls, et ouvrir ensemble d’autres de la maladie dans leur entourage propres inquiétudes et nos propres voies créatives pour transformer familial. La famille devient à la fois impuissances. Mais les entendre les effets de la Covid-19 et plus un lieu de repli et une solidarité et les recevoir ouvre un champ généralement, les enjeux envi- nécessaire pour tenir ensemble. de travail : celui de la réassurance ronnementaux ou de paix dans le Leur impossibilité à vivre dans des collective et individuelle. De fait, monde. Dans le cadre du réseau de groupes de pairs ou dans des lieux si nous vivons collectivement des recherche-intervention Jeunes, iné- de socialisation tiers, comme les événements difficiles et destructifs galités sociales et périphéries, nous clubs de sports ou les services jeu- importants comme la pandémie mettons en place des travaux sur nesse, les empêchent d’accéder actuelle, comment pouvons-nous le thème « Comment accueillir les et de construire leur autonomie. les comprendre et y faire face pour jeunes entre guerre et paix ? », qui Quelles seront les conséquences vivre le mieux possible et transfor- ont donné lieu en 2019 à un sémi- sur leurs socialisations adultes, mer à terme ces dangers ? naire à Brasilia avec nos collègues nous ne le savons pas. Mais de fait, brésiliens. l’insécurité du monde et le risque I l e s t i m p o r t a n t q u ’e n t a n t de catastrophes environnemen- qu’adultes et professionnels nous tales se conjuguent pour nombre soyons nous-mêmes en capacité d’entre-eux pour déboucher sur de traiter ces enjeux difficiles et des situations d’urgence person- nous devons créer les conditions nelle aggravées par la Covid-19. pour y travailler ensemble. Ces Ceci restreint considérablement expérimentations de la pensée leur possibilité de projection per- critique y contribuent. sonnelle et de prise d’autonomie. 15
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