Don et coopération dans Internet : une nouvelle organisation économique ?

 
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Don et coopération dans Internet : une
nouvelle organisation économique ?

                               G Dang-Nguyen et T Pénard1
                                     ENST Bretagne, ICI
                                          Octobre 1999

      Résumé : L’objet de cet article est d’étudier la place du don et de la
  coopération dans l’organisation économique d’Internet. Nous définissons Internet
  comme un réseau universel de co-production, de co-consommation et d’échanges
  de services sous forme électronique. Nous montrons que le contexte institutionnel
  dans lequel est né Internet ne suffit pas à expliquer le poids actuel des services non
  marchands et la vitalité des comportements coopératifs sur ce réseau. Selon nous,
  ces éléments sont consubstantiels de l’économie d’Internet, appelé aussi Net
  Economie. L’explication tient en grande partie à l’absence de séparation claire
  entre ceux qui sont producteurs de services et ceux qui sont clients. Cette
  réversibilité des rôles rend difficile l’émergence d’une logique classique de marché
  et favorise le don et la coopération sur une échelle mondiale.

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      godefroy.dangnguyen@enst-bretagne.fr, thierry.penard@enst-bretagne.fr

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1. Introduction

        Internet a longtemps été un réseau public de communication sans but lucratif, à
        l’usage de la recherche et de l’enseignement2. L’accès à ce réseau se faisait de
        manière restrictive selon les conditions définies par l’AUP (Acceptable Use
        Policy) : seuls les sites ayant des activités culturelles, éducatives et de recherche
        pouvaient se raccorder à un point d’accès régional du réseau Internet et échanger
        des données avec les autres sites connectés. L’arrivée des entreprises privées, à
        partir des années 90 et le développement d’activités commerciales de services en
        ligne ont quelque peu transformé la nature du « réseau des réseaux ». A l’heure
        actuelle, la communauté scientifique ne représente plus la majorité des utilisateurs.
        Cependant, son influence reste très prégnante dans l’organisation des relations
        entre les différents acteurs et utilisateurs. Les modes d’échange sont encore
        largement caractérisés par la gratuité et la coopération. Ce sont des dizaines de
        milliers d’utilisateurs qui consacrent bénévolement du temps à animer des forums
        de discussion, à créer des sites d’information gratuits ou à développer des logiciels
        pour Internet, en renonçant à leurs droits d’auteur.

            Dans cet article, nous souhaitons montrer que l’économie d’Internet, que l’on
        peut désigner par Net Economie, est largement fondée sur la coopération et le don.
        Internet est en effet un réseau universel de co-production, de co-consommation et
        d’échanges de services sous forme électronique.

            La co-production est caractéristique de la Net Economie car il est impossible
        sur Internet de fournir de manière non coopérative des services aux utilisateurs :
        chaque service sur Internet est en fait une combinaison de prestations et d’efforts
        de multiples acteurs. Par exemple, le courrier électronique est un service qui
        nécessite, pour un utilisateur, un logiciel de messagerie, un accès au réseau Internet
        depuis son ordinateur, et le transport du message vers le destinataire à travers
        différents réseaux interconnectés.

            La co-consommation est aussi un élément clé, car la caractéristique d’un
        service électronique (par exemple de l’information) est de pouvoir être partagée et
        consommée sans rivalité entre les utilisateurs, c’est à dire que ce service ne
        disparaît pas ou n’est pas altéré dans la consommation. Au contraire, il va pouvoir
        être réutilisé dans la production de nouveaux services. Chaque utilisateur participe
        donc directement à la production des services présents et futurs3. Finalement, dans
        la Net Economie, il n’existe pas de séparation claire entre ceux qui sont
        producteurs et ceux qui sont clients (Braman, 1997). Cette réversibilité des rôles
        rend difficile l’émergence d’une logique classique de marché. Ainsi, le contexte
        institutionnel dans lequel est né Internet ne suffit pas à expliquer le poids actuel
        des services non marchands4 et la vitalité des comportements de don et de
        2
          On peut consulter Huitema [1995] sur les origines de l’Internet.
        3
           La coproduction avec l’utilisateur n’est pas propre aux services en ligne. Elle est présente dans la
        plupart des prestations de service, par exemple entre le médecin et de son malade pour la
        détermination d’un diagnostic. Voir Gadrey [1990].
         4
           Il est important de préciser que le signe distinctif d’un service non marchand n’est pas forcément
        la gratuité mais l’absence de but lucratif. Un service non marchand peut très bien être payant, le
        prix devant alors permettre de couvrir les coûts. Ainsi, Renater, le réseau de recherche français fait

                                                   2
coopération sur ce réseau. Selon nous, ces éléments sont consubstantiels de la Net
Economie.

    Pour illustrer l’importance des phénomènes de coopération sur Internet, nous
proposons de distinguer deux grandes catégories de services dans la Net Economie
d’un côté, les services d’usage (communication, information et transaction) et de
l’autre les services de support (transport, accès et logiciel). Ce découpage se
justifie par des considérations techniques. Internet est, en effet, constitué d’une
multitude de réseaux hétérogènes, interconnectés les uns avec les autres, dans un
enchevêtrement dense (Kavassalis et Solomon, 1997). Tous ces réseaux peuvent
communiquer et échanger des données grâce à un langage commun défini par les
protocoles TCP-IP. Ces protocoles permettent d’établir une séparation nette entre
le transport des données d’un côté (services supports) , et la fourniture de services
d’usage de l’autre, les seconds pouvant se développer indépendamment des
premiers (Kavassalis et Lehr, 1998). Les services d’usage se décomposent en trois
grandes fonctions :

    1.   les services de communication qui comprennent le courrier
         électronique, les forums de discussion, les « news groups », les
         transferts de fichiers et la téléphonie sur Internet.

    2.   les services d’information qui correspondent essentiellement à
         la consultation des sites Web.

    3.   les services de transaction qui englobent le commerce
         électronique et les échanges de données informatisées entre clients
         et fournisseurs.

Pour permettre aux utilisateurs de bénéficier de ces différents usages, trois
services-support sont nécessaires :

    1.   les services d’accès au réseau.

    2.   Les services de transport des données électroniques à travers le
         réseau.

    3.   Les services et logiciels d’application qui rendent possibles ou
         facilitent les usages de l’Internet, transport et accès compris : moteurs
         de recherche, navigateurs, logiciels d’exploitation de serveurs
         d’information, logiciels de messagerie électronique ou de paiement
         électronique, création et maintenance de sites Web,...

Si on adopte une représentation d’Internet en couches, les services de transport
correspondent aux couches basses, les services d’accès aux couches intermédiaires et
les usage aux couches supérieures. Quant aux services d’application, ils interviennent
dans toutes les couches.

payer le service non marchand de transport et d’interconnexion qu’il fournit aux Universités et
centres de recherche. Les services marchands, eux, sont fournis par des entreprises qui ont pour
objectif de faire des profits : les services sont généralement payants, mais ils peuvent aussi être
gratuits. Dans ce dernier cas, l’entreprise opte pour un financement indirect (publicité) ou propose
des services complémentaires qui sont, eux, payants (assistance, conseils ...).

                                          3
La section suivante est consacrée à l’analyse des formes de coopération et de
         don dans les services d’usage. Les services de support sont analysés dans la section
         3. Il ressort de cette étude que la Net Economie se caractérise par une diversité de
         formes relationnelles et transactionnelles dans lesquelles la coopération et le don
         occupent une place essentielle : c’est le cas dans les accords d’interconnexion entre
         opérateurs de réseaux Internet ou dans le développement de logiciels et
         applications à l’usage d’Internet. Cette diversité tient au poids des acteurs non
         marchands et aux caractéristiques techniques d’Internet combinant des « effets de
         réseau » propres aux industries de télécommunications et une dynamique
         d’innovations propres à l’industrie de l’informatique.

2 Les services d’usage

2.1) Les services de communication

         Les services de communication sont par essence la pierre angulaire de tous les
         phénomènes de coopération sur Internet. En effet, comment imaginer une relation
         coopérative sans communication ? Internet a d’ailleurs été conçu à l’origine pour
         permettre à des chercheurs dispersés géographiquement de collaborer sur des
         projets scientifiques : il devait faciliter le travail à distance et les échanges de
         documents5. La communauté scientifique a été rapidement séduite par la rapidité et
         la gratuité de cet outil de communication. La propension des chercheurs à partager
         leurs idées et à participer à des projets collectifs n’a fait qu’accélérer sa diffusion
         (effet de réseau classique).

             Avec l’essor mondial d’Internet, les services de communication ont pris une
         nouvelle dimension. Un des phénomènes les plus remarquables a été la
         constitution d’innombrables communautés virtuelles et groupes de discussion
         autour de thèmes divers, entre des individus ne se connaissant pas a priori. Ces
         communautés fonctionnent toutes sur des principes coopératifs de partage
         d’information et d’entraide. Tous les services rendus à l’intérieur d’une
         communauté sont gratuits. Par exemple, une communauté d’utilisateurs d’un
         logiciel donné permet de soumettre des questions auxquelles s’efforceront de
         répondre les membres les plus compétents. Dans d’autres communautés, il s’agit
         de partager des expériences personnelles ou d’apporter des conseils pratiques. Au
         sein de ses groupes, il est souvent de règle de recourir à l’auto-contrôle ou à l’auto-
         discipline. Chaque nouveau membre doit préalablement consulter et accepter la
         NetEtiquette du groupe, c’est à dire les règles de bonne conduite et les objectifs
         définis lors de la création. Le nouveau membre doit aussi prendre connaissance des
         questions fréquemment posées (FAQ) avant d’intervenir dans les discussions. Il
         doit absolument éviter les attaques personnelles et les messages publicitaires, ou
         envoyer un article en dehors du sujet du groupe. Celui qui ne respecte pas ces
         règles ou cette éthique, s’expose aux foudres de l’ensemble de la communauté et
         peut être sanctionné par une flame war qui consiste à inonder sa boite aux lettres
         de messages agressifs (Dufour, 1995). On peut imaginer les conséquences lorsque
         le groupe est composé de plusieurs milliers d’individus. Il s’est donc créé, sur le
         « Net », un principe de coordination par les règles (Livet et Thévenot, 1994), dont
         5
           Sur la communauté initiale des chercheurs et leurs rapports avec Arpanet et NSFNet, voir par
         exemple Hauben et Hauben [1998].

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le caractère auto-organisé est patent6, et qui est fortement marqué par les principes
          de sa communauté d’origine, celle des chercheurs. L’irruption de considération
          marchandes n’a pas remis en cause ces principes. Au contraire, ces communautés
          bénéficient des faveurs et attentions des acteurs marchands conscients que le
          moyen le plus rapide d’entrer sur le Net est de recevoir l’adhésion de ces
          communautés.

              L’esprit coopératif qui règne dans les services de communication pourrait être
          menacé par la croissance exponentielle des utilisateurs d’Internet. L’arrivée en
          masse de nouveaux participants, ignorant les règles de comportements et de bonne
          conduite ne peut que perturber le fonctionnement de ces communautés virtuelles.
          Leurs membres les plus actifs pourraient délaisser ces lieux d’échanges gratuits et
          de coopération dans lesquels se glisseraient trop de passagers clandestins7. De plus,
          la possibilité de changer facilement d’identité sur Internet pourrait limiter les
          mécanismes de réputation, essentiels dans toute coopération8. Internet est donc un
          réseau de coopération qui présente quelque signe de fragilité et qui n’est pas à
          l’abri d’individus mal intentionnés, même si les règles édictées dans chaque
          communauté visent à réduire les risques d’opportunisme.

2.2) les services d’information

              Pendant longtemps, les informations de nature scientifique et académique ont
          représenté l’essentiel des contenus sur Internet. Ces informations sont par essence
          libres d’accès et gratuites, chaque chercheur ayant intérêt à ce que ses travaux
          soient diffusés le plus largement possible pour recueillir des commentaires d’autres
          chercheurs et obtenir la reconnaissance de ses pairs. Cette gratuité s’inscrit dans le
          modèle de concurrence universitaire basée sur le nombre de publications9 « publish

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             Il existe des mécanismes de contrôle plus formels. Certains groupes peuvent disposer de
          modérateurs qui filtrent les discussions et les messages. Ils sont désignés par cooptation : bénévoles,
          ils consacrent de nombreuses heures par semaine à cette tâche. Un autre exemple est la procédure
          de vote pour la création d’un nouveau groupe de discussion dans la communauté des groupes
          Usenet. Dans un premier temps, le créateur du nouveau groupe indique la motivation de son projet,
          le positionnement du groupe par rapport aux groupes existants et les sujet qui y seront discutés.
          Puis, les membres de la communauté Usenet expriment leur opinion par courrier électronique
          (approbation ou refus). Si la création recueille 80 oui de plus que les non et si les oui représentent
          plus des trois quarts des suffrages exprimés, la création du groupe est entérinée après une semaine
          de délai pour permettre les contestations.
          7
             Le concept de passager clandestin renvoie au comportement opportuniste d’un individu qui
          chercherait à bénéficier d’un service ou d’un bien collectif sans fournir d’efforts ou de contribution.
          En effet, un bien collectif bénéficie autant à ceux qui ont contribué, qu’à ceux qui n’ont pas
          contribué : si tout le monde devient passager clandestin, alors le bien collectif ne sera pas produit.
          Voir Olson [1978] sur cette question.
          8
             Dans une communauté non virtuelle (une entreprise, un village, ...), le souci de réputation
          dissuade les individus d’adopter des comportements opportunistes ou de violer les règles du groupe.
          Dans une communauté virtuelle, ce même individu peut échapper aux sanctions en se présentant
          sous une autre identité comme le souligne Friedman [1998].
          9
            En cas de publication, les auteurs ont aussi intérêt à mettre en libre accès sur Internet toutes les
          informations et sources relatives à leur article (annexes non publiés, détails d’une démonstration ou
          d’une expérience, programme utilisé pour les simulations ou les estimations économétriques) afin
          que le lecteur puisse vérifier la validité ou le sérieux des résultats.

                                                     5
or perish ». Elle s’inscrit en outre dans une démarche plus large décrite par Callon
[1989], où l’activité de recherche consiste, en particulier, à diffuser toute nouvelle
information technique ou scientifique aux pairs, indépendamment du contexte
marchand ou non marchand dans lequel ceux-ci travaillent.

Avec le développement d’Internet, l’offre d’information est devenue abondante et
beaucoup plus diversifiée qu’auparavant. Les informations de nature commerciale
(site d’entreprise,...) ou ludique (pages personnelles, site de divertissement, ... ) ont
pris une place significative. Toutefois, la plupart de ces informations sont libres
d’accès et gratuites, même sur les sites marchands. Plusieurs raisons peuvent être
avancées à cela. La volonté de reconnaissance et de notoriété ne se limite pas à la
communauté scientifique et se retrouve chez la plupart des personnes privées et
des entreprises. Internet constitue une vitrine et un moyen de promotion10.
L’information sur Internet est ainsi parée de toutes les caractéristiques d’un bien
public : non seulement c’est un bien non rival par essence11, mais dans la majorité
des cas c’est aussi un bien non exclusif (gratuit et libre d’accès). Paradoxalement,
cela ne semble pas poser de problème majeur de « passager clandestin »12. La
plupart des utilisateurs trouvent un intérêt à fournir de l’information publique et à
supporter une partie des efforts pour la produire, même si ils savent que tous les
autres en bénéficieront gratuitement. De plus, les progrès technologiques, au
niveau de la numérisation et de la mise en forme des informations, rendent de plus
en plus facile et peu coûteuse la production d’informations numérisées. Internet
contribue donc à abolir la frontière entre celui qui produit et celui qui consomme et
permet de faire coïncider l’intérêt privé (se faire connaître), avec l’intérêt collectif
(contribuer à la production d’informations publiquement disponibles).

    Dans ce contexte, il est difficile pour un site commercial de prendre l’initiative
de faire payer ses informations, le risque étant de perdre ses visiteurs qui peuvent
migrer vers des sites gratuits proposant des services équivalents. Slate, un journal
d’informations politiques et culturelles en ligne (www.slate.com) appartenant à
Microsoft, en a fait l’expérience. Fort de ses 140 000 lecteurs, le journal est devenu
payant en février 1998 avec un abonnement modique de 19.95 dollar par an. Un an
plus tard, il ne comptait plus que 30 000 lecteurs abonnés, alors que dans le même
temps son grand concurrent Salon Magazine connaissait une forte hausse
d’audience, revendiquant 150 000 lecteurs. Ce phénomène s’analyse très
simplement, en partant de la structure de coût d’un producteur d’information.

    Les services d’information relèvent principalement d’une économie de coûts
fixes, les coûts variables étant négligeables. Les premiers comprennent l’achat du
matériel (hardware et software), la configuration et la maintenance du serveur et sa
connexion à Internet (abonnement auprès d’un fournisseur d’accès), la conception
du site lui-même et la mise en ligne des informations. Les coûts variables liés aux
nombres de visiteurs sont négligeables13. Le coût marginal de distribuer une

10
   Les administrations et organismes publics, voient aussi dans Internet un moyen de prolonger et de
démultiplier leur action institutionnelle, souvent à un coût marginal relativement faible. Avec les
nombreuses sources d’informations publiques (rapport, étude, statistiques), Internet est devenu une
véritable mine de connaissances.
11
   Du fait que l’information est un bien reproductible, chaque utilisateur peut consommer la plupart
des informations sur Internet sans diminuer la consommation d’informations des autres utilisateurs.
12
   Ici, le passager clandestin est celui qui obtient des informations sur le Net, mais n’en fournit
jamais, même pas sur qui il est.
13
   En pratique, si le site connaît un grand succès, il faudra sans doute redimensionner le serveur et
augmenter les débits d’accès. Cela engendre des coûts fixes par palier de visiteurs.

                                          6
information à un utilisateur est donc quasiment nul (Srinagesh, 1997) : une fois
          que l’information est disponible sur un site, la consultation de cette dernière par un
          visiteur supplémentaire ne coûte quasiment rien. L’absence de coût et de contrainte
          de capacité sur la reproduction de l’information incite donc les sites commerciaux
          à pratiquer la gratuité, dans leur course à l’audience. Si l’un de ces sites décidait de
          tarifer ses informations, il encourrait le risque de voir les utilisateurs aller sur un
          site concurrent gratuit. D’autant que les sites non marchands sont très nombreux
          sur Internet et limite le pouvoir de marché des sites commerciaux. Seul un site en
          situation de monopole sur certaines informations pourrait se permettre de faire
          payer ses services.

              Les difficultés de tarifer l’information tiennent aussi au paradoxe énoncé par
          Arrow en 1962 : lorsque le client ne connaît pas l’information, il ne peut pas
          estimer sa valeur et donc le prix qu’il est prêt à payer pour l’acquérir. Mais
          lorsqu’il connaît l’information, il n’a plus envie de la payer, puisqu’il l’a déjà. Ceci
          constitue un réel obstacle à l’émergence d’un marché de l’information14.

              La gratuité de l’information pose le problème de sa qualité et de sa fiabilité15.
          Même si certains intermédiaires comme les moteurs de recherche, peuvent jouer un
          rôle de sélection et de certification, il n’en reste pas moins que des formes
          extrêmes de basse qualité peuvent exister (thèses révisionnistes, ou rumeurs
          infondées mettant en cause les personnes physiques ou morales...). Au delà de ces
          cas limites, la régulation de la qualité est en fait assurée par les utilisateurs eux-
          mêmes. Dans les sites d’information, dès lors qu’un objectif de notoriété est
          poursuivi, un mécanisme d’« auto-sélection » de la qualité se met en place.
          L’entreprise ou l’individu cherche à donner la meilleure image de soi même, de
          peur que l’effet accélérateur de diffusion dans Internet, ne conduise à un résultat
          contraire à l’objectif recherché.

              Au total, l’information, gratuite sur Internet, n’engendre pas trop de
          mécanismes opportunistes conduisant à l’effondrement de ce bien collectif.
          Assurément, les effets de notoriété que peuvent trouver les acteurs économiques à
          faire diffuser rapidement et à très faible coût cette information, et la tradition de
          coopération sans contrepartie financière suffisent à stabiliser la production de ce
          bien « public ».

2.3) les services de transaction

              Internet est aussi devenu un instrument de transaction entre les agents
          économiques. Mais les services de transactions peinent à se développer et à
          bénéficier de l’effet réseau, faute de standards au niveau des paiements
          électroniques et des échanges de données informatisées. Là encore, les marchés ne
          semblent pas (encore ?) au rendez vous.

             Bien que la gratuité soit a priori antinomique des services de transaction, on
          voit apparaître dans certains modèles de transaction expérimentés sur le Web, des
          14
             Sauf quand on est en situation d’utilisation répétée d’informations qui doivent être mises à jour
          régulièrement ou qui ne peuvent être « consommés » en une seule fois (par exemple, les base de
          données).
          15
             Lorsque les mécanismes de marché fonctionnent efficacement, les prix sont un bon indicateur de
          qualité.

                                                    7
logiques de don et contre-don. De nombreux biens et services sont proposés
gratuitement (informations, messagerie, assistance, animation de communautés,...)
en contrepartie d’informations fournies par les utilisateurs, soit volontairement en
remplissant des formulaires d’identification, soit à leur insu (systèmes de traçage
des utilisateurs sur le Web avec les cookies16). Le modèle de transaction dominant
sur Internet se ramènerait donc à des échanges d’informations sans contrepartie
financière : celles fournies gratuitement par les sites commerciaux, contre celles
fournies par les utilisateurs sur leur profil17. La société Mypoints.com a d’ailleurs
mis en place un système de bons d’achat pour stimuler ces échanges d’information
: les internautes se voient proposer des bons sur le site de Mypoints.com à chaque
fois qu’ils cliquent sur un des bandeaux publicitaires et qu’ils visitent
attentivement les sites des annonceurs. Tout le monde est gagnant : les annonceurs
qui ont l’assurance d’être visités par de nombreux internautes (Mypoints.com
revendique près d’un million d’adhérents), les internautes qui obtiennent des bons
à valoir sur des voyages ou des livres, et la société Mypoints.com qui peut faire
payer plus cher ses bandeaux d’annonce ou réclamer une commission sur les
transactions effectuées par ses adhérents sur les sites des annonceurs18.

    De manière plus générale, les bandeaux publicitaires donnent lieu à des accords
de partenariats entre sites consistant à s’échanger leurs propres bandeaux. Le
moteur de recherche Yahoo revendique ainsi plus de 300 accords de promotions
croisées avec des sites d’informations. Ce référencement mutuel renvoie à l’une
des innovations clé du Web, les liens hypertexte qui permettent de passer d’un site
à l’autre très facilement. On constate combien le principe de liens et
référencements croisés qui répondait à l’esprit coopératif des premiers utilisateurs
de l’Internet, a été récupéré par les sites commerciaux et sert désormais à créer de
l’audience et accroître ainsi les revenus publicitaires.

           En résumé, les services d’usage (communication, information ou
transaction) semblent être caractérisés par des éléments qui inhibent quelque peu la
formation de marchés ou qui leur donnent une structure particulière, celle du
financement indirect. Ces éléments sont l’absence de standardisation dans les
services de transaction, les caractéristiques de bien public des services
d’information, ainsi que la forte présence de coûts fixes par rapport aux coûts
marginaux d’usage. En outre, l’environnement institutionnel ayant présidé à
l’émergence d’Internet continue à faire sentir ses effets : les caractéristiques de la
communauté scientifique (utilisateurs actifs et compétents) ont pu se transposer
dans une certaine mesure à l’utilisateur moyen. Chacun est tour à tour offreur et
demandeur. Cette réversibilité est certainement une nouveauté à une telle échelle.
Internet démultiplie les relations de dépendance et de réciprocité entre les
différents acteurs : chaque service, chaque information sur Internet est en lien (on
pourrait même dire en hyperlien) avec une multitude d’autres services et d’autres
informations.

16
   Les cookies sont des programmes qui s’introduisent dans la mémoire vive, puis le disque dur de
l’ordinateur de l’Internaute lors de la consultation d’un site et qui permettent ensuite de suivre ce
dernier et de recueillir des informations sur son profil (sites visités, fréquence, ...).
17
   Les sites commerciaux peuvent ensuite exploiter cette information pour offrir à l’utilisateur des
informations et des services sur-mesure (Gensollen, 1998).
18
   La société Cybergold a choisi elle de stimuler les échanges d’informations en rémunérant
l’attention de ses membres par de l’argent. Chaque membre peut obtenir des dollars sur un compte
ou sur une carte visa en allant visiter les sites des annonceurs et en remplissant des questionnaires
pour ces sites.

                                          8
3 Les services de support

             Les services de support comprennent les services d’accès et de transport et les
          services et logiciels d’application. Bien que les fonctions de support soient offertes
          en priorité par des entreprises commerciales, il est surprenant de constater qu’ici
          aussi, les éléments de coopération jouent un rôle non négligeable.

3.1) les services et logiciels d’application

              C’est sans aucun doute le développement de logiciels qui a suscité les
          phénomènes de coopération les plus intéressants. Sans Internet, les « logiciels
          libres » n’auraient jamais connu un tel succès au point d’ébranler Microsoft. Linux,
          un système d’exploitation libre concurrent de Windows NT, détenait plus de 17%
          du marché des serveurs en février 1999 et plus de la moitié des sites sur le Web
          sont gérés par le logiciel libre Apache. Avant d’analyser ce phénomène, il est
          important de définir ce qu’est un logiciel libre.

              Un logiciel libre se caractérise avant tout par la libre disponibilité des codes
          sources (c’est à dire les lignes de programme) et donc la possibilité pour chaque
          utilisateur de le modifier et de l’améliorer. En revanche, il est faux d’associer libre
          avec gratuit, parce que d’une part, il existe des logiciels gratuits qui ne sont pas
          libres (l’utilisateur n’a pas accès aux codes sources) et d’autre part, un logiciel
          libre peut être payant ou commercialisé19.

              La disponibilité des codes sources des logiciels libres est protégée par
          différentes licences (Berkeley, BSD, GNU Public License, ...). La GNU Public
          License (GPL) étend même cette libre disponibilité à toutes les versions dérivées,
          modifiées ou adaptées. Ces licences sont en définitif des contrats collectifs
          réglementant les relations entre les développeurs, les distributeurs et les
          utilisateurs.

              Au delà de ces questions de licence, les logiciels libres sont d’abord le fruit
          d’un travail coopératif entre de nombreux développeurs qui ne se connaissent
          parfois que de manière virtuelle. Les projets ont généralement un fonctionnement
          décentralisé, avec ou sans coordinateur. C’est le cas de Linux dont le coordinateur
          est Linus Thorval. Raymond [1998] dans « The cathedral and the Bazaar » analyse
          le succès des projets de développement décentralisé sur Internet qui relèvent d’un
          modèle bazar, par opposition au modèle centralisé, en cathédrale, des logiciels
          propriétaires commerciaux. Le principe du développement bazar est de diffuser
          rapidement des versions préliminaires et imparfaites pour bénéficier de l’avis des
          utilisateurs qui sont souvent eux-mêmes des développeurs. Lorsqu’un problème est
          signalé, plusieurs solutions-programmes sont proposées par les développeurs de la
          communauté. Chaque programme fait l’objet d’une évaluation et de commentaires
          de la part des autres développeurs. Finalement, la meilleure solution est retenue sur
          un principe consensuel. Si ce mode de développement n’est pas très économique
          en temps et en efforts puisque des dizaines de programmes, représentant des
          centaines d’heures de travail peuvent être proposés pour un problème mineur, il

          19
             c’est le cas de Linux qui est commercialisé par des sociétés comme RedHat. Le langage de
          programmation Java est un cas limite de logiciel libre, dont la licence est vendue par son créateur,
          la société Sun Microsystems, mais dont le code source est fourni.

                                                    9
permet d’obtenir un logiciel de qualité, très fiable. Chaque développeur qui
contribue à un logiciel libre oeuvre bénévolement et renonce à ses droits d’auteur :
il se contente de voir figurer son nom sur la licence du logiciel. Selon Linus
Thorval, le coordinateur du projet Linux, ce n’est pas la recherche des honneurs
qui fait travailler bénévolement autant de développeurs sur des projets coopératifs :
c’est le plaisir de programmer et surtout le souci de disposer de logiciels
performants et adaptés à leur besoin.

    Le succès de cette démarche tient aussi à des raisons techniques. Les
programmes informatiques sont de l’information codifiée par nature (codage
binaire), beaucoup plus aisée à transmettre et à partager que l’information tacite
(Winter, 1987). La programmation en commun et le partage « des codes sources »
ont toujours existé en informatique. Mais Internet a donné une nouvelle dimension
à ce phénomène, en permettant à des milliers de programmeurs dans le monde
entier de s’auto-organiser (abolition des distances) et de travailler ensemble sur des
projets ambitieux. Les logiciels libres sont donc indissociables d’Internet. C’est
ainsi que sont nés le Web ou les moteurs de recherche dont l’ancêtre était le
navigateur Mosaic. Java, mis au point par Sun et dont le code source est livré aux
utilisateurs qui détiennent une licence, participe aussi de cette démarche
coopérative, quoique dans un contexte « marchand ». Ce phénomène illustre la
concrétisation de ce que M. Callon [1994] appelle des réseaux technico-
économiques : « ces réseaux mélangent humains et non humains, inscription de
toutes sortes et monnaie sous toute ses formes ».

    Stallmann, fondateur de la FSF, Free Software Foundation qui a pour but de
promouvoir les logiciels libres, souligne d’ailleurs que la philosophie du libre n’est
pas tant la copie systématique des logiciels, que l’appropriation collective des
éléments de créativité contenus dans ces logiciels (le code source du programme),
afin qu’ils fassent l’objet d’une amélioration ultérieure. L’abandon des droits de
propriété intellectuelle, pour surprenant qu’il soit par rapport au système
traditionnel des brevets et droits d’auteur, peut également s’expliquer. Dans un
système classique, les brevets ont en général une durée finie, et les droits d’auteurs
finissent par disparaître, pour permettre à la communauté de s’approprier
l’information au bout d’un certain temps. Or dans les technologies de l’information
les progrès sont si rapides et la capacité à créer de nouvelles informations si aisée
que les brevets ont peu de sens, car ils protègeraient trop longtemps quelque chose
qui s’avèrerait rapidement obsolète . Dans ces conditions, les seules formes de
protection que pratiquent les producteurs de logiciels, sont la compilation des
programmes (qui rend le contenu hermétique car codé en langage machine), et leur
protection par des méthodes de cryptage, et/ou des contrats de cession locative très
restrictifs, donnant lieu à des clauses répressives censées discipliner le
comportement des acquéreurs de licence20. Les partisans des logiciels libres sont
de l’avis que ces méthodes sont antiéconomiques, dans le contexte de progrès
rapide des technologies de l’information, et qu’elles interviennent au détriment des
consommateurs. Ils proposent donc une production collective, sans droit de
propriété explicite sur le fruit codifié de l’effort (c’est à dire le code source). Une

20
  Encore qu’il est possible de breveter des logiciels aux Etats-Unis, ce qui n’est pas sans poser de
problèmes, car les grandes sociétés commerciales de logiciels en profitent pour breveter tout ce qui
peut être brevetable, même des programmes qui font partie du « patrimoine commun » des
développeurs. Le risque est d’annihiler la créativité, l’innovation et l’essor des petites sociétés. Car
pratiquement, tout nouveau logiciel aux Etats-Unis est susceptible de violer au moins un ou deux
brevets. Voir Zimmermann [1999] pour une comparaison de la protection juridique des logiciels en
Europe et aux Etats-Unis.

                                           10
vision pragmatique invite à penser que l’approche des partisans du logiciel libre
         n’est pas utopique, et peut être réconciliée avec le fonctionnement d’un marché : la
         marchandisation peut intervenir en aval ou en complément de la phase de création
         de l’information codifiée. Si véritablement cette méthode de production est plus
         efficace, elle finira par s’imposer, compte tenu des possibilités récurrentes que
         fournissent les technologies de l’information pour remettre à plat les positions et
         les équilibres de marché.

             La véritable menace vient en réalité des dissensions internes à la communauté
         des logiciels libres. Il existe une ligne de fracture entre les tenants d’une
         organisation plus centralisée des projets, autour notamment de la FSF (Free
         Software Foundation) qui pourrait collecter des fonds et orienter les projets, et les
         tenants du modèle bazar d’auto-organisation (Browne, 1998). Des dissensions
         existent aussi sur le choix des licences (GPL ou BSD licence) et sur la place des
         acteurs marchands dans le développement de ses logiciels. Le résultat pourrait être
         une fragmentation des projets qui nuirait à la crédibilité et la lisibilité des logiciels
         libres (notamment auprès des entreprises)

3.2) Les services d’accès

             Les services d’accès à Internet proposés aux entreprises et au grand public, sont
         des services marchands à part entière. Seul l’accès dans les réseaux public de
         recherche et d’enseignement demeure encore un service non marchand21. Mais
         pour les autres utilisateurs, l’accès passe nécessairement par un contrat
         d’abonnement auprès d’une société. Il n’existe pratiquement plus aucun service
         d’accès associatif, à but non lucratif. Les nombreuses expériences qui se sont
         développées dans les débuts de l’Internet n’ont pas résisté aux phénomènes de
         passager clandestin et à la technicité croissante. En effet, la fourniture d’accès est
         une activité connaissant des économies d’échelle22 qui exige une taille critique. Or
         plus une communauté croît, plus il est difficile d’entretenir un esprit de
         coopération volontaire. Les adhérents sont alors de plus en plus incités à être
         simples consommateurs. Ce désengagement s’accompagne d’une rivalité sur les
         usages. En effet, l’accès est une ressource limitée à partager entre les abonnés ou
         adhérents. Si quelques uns utilisent intensivement leur accès à Internet, les
         capacités et la qualité d’accès pour les autres utilisateurs peuvent diminuer
         dramatiquement. Dans les services d’accès, on rencontre clairement les limites de
         la coopération entre utilisateurs d’Internet.

             Dans l’espace marchand, les services d’accès donnent lieu actuellement à une
         concurrence intense entre fournisseurs. Cette course à l’abonné se traduit par une
         guerre des prix, de faibles marges23 et par des mouvements de concentration.
         Certains fournisseurs d’accès vont même jusqu'à proposer un accès gratuit à
         Internet. Leur raisonnement est le suivant : avec une offre d’accès gratuite, ils
         peuvent espérer augmenter le nombre de leurs abonnés, et donc leur audience
         qu’ils peuvent vendre plus cher auprès des annonceurs. Les pertes de revenus liés à
         21
            Concrètement, pour les étudiants et les chercheurs, l’accès à Internet se fait gratuitement, même si
         les institutions de recherche et les universités financent en partie les coûts d’accès.
         22
            On parle d’économies d’échelle lorsque les coûts moyens par abonnés diminuent avec le nombre
         d’abonnés.
         23
            AOL perdait 500 millions de dollars en 1997, sur un chiffre d’affaires de 1700 millions de
         dollars, et dégageait un résultat à peine positif de 92 millions de dollars sur un CA de 2,6 milliards
         en 1998, et ce malgré ses 11 à 12 millions d’abonnés.

                                                    11
l’abonnement gratuit seraient alors plus que compensées par la hausse des recettes
          publicitaires24. On peut aussi retrouver, comme dans la fourniture d’informations
          gratuites, des motifs de notoriété et de promotion. C’est par exemple le cas de la
          chaîne de distribution Dixons en Grande-Bretagne, qui considère son service
          d’accès gratuit, non comme une source de perte, mais comme un investissement
          citoyen de démocratisation de l’Internet ; ce qui n’est pas sans arrière pensée.

              En résumé on peut dire que l’accès ne relève que de façon très limitée d’une
          logique de don. Nous avons au contraire un marché assez bien établi où la
          concurrence sur les abonnés tire les prix vers le bas, sans que les fournisseurs
          d’accès soit assurés de conserver ces abonnés dans leur club, dans une relation
          marchande exclusive (un abonné peut en effet aller librement sur n’importe quel
          site une fois connecté sur Internet).

3.3) Les services de transport

              Le service de transport est de tous les services, le plus invisible ou le plus
          transparent pour l’utilisateur, bien qu’il soit indissociable des services d’usage25.
          Les opérateurs de réseaux Internet qui assurent le transport et le routage des
          données s’appellent des ISP (Internet Service Provider). Leur principale
          caractéristique est d’être tous dépendants les uns des autres dans leur activité. En
          effet, aucun ISP ne peut garantir à ses clients une connectivité universelle : son
          réseau doit être interconnecté directement ou indirectement avec les autres réseaux
          composant l’Internet26. Les opérateurs de réseaux sont donc dans l’obligation de
          coopérer, tout en étant généralement concurrents dans les services d’accès (Huston,
          1999). Une des formes les plus intéressantes de coopération entre ISPs concerne
          les accords de peering. Il s’agit d’accords d'échange de trafic sans compensation
          financière : chaque ISP prend en charge gratuitement l’ensemble du trafic qui lui
          est adressé par les autres ISP, et tire ses recettes des abonnements que lui versent
          ses clients27. Cette forme de troc tranche avec les pratiques d’interconnexion dans
          les télécommunications. Les opérateurs de téléphonie ont recours, en effet, à des
          accords de compensation avec une comptabilité des durées des appels entrants et
          sortants de leurs réseaux et des reversements en faveur du réseau déficitaire.

              Plusieurs arguments permettent de comprendre pourquoi le peering s’est
          imposé dans les accords d’interconnexion entre ISP. La première raison tient au
          fait que c’est un accord techniquement et économiquement efficace. En effet, de
          par ses principes de fonctionnement28, Internet ne peut garantir un délai ou une

          24
             Une autre source de revenus pour les fournisseurs d’accès gratuit peut provenir de reversement
          par l’opérateur local d’une partie des recettes liés aux communications locales de ses abonnés à
          chaque connexion. Voir Le Nagard-Assyag et Sommer [1998] sur ces questions de financement
          indirect de l’accès à Internet.
          25
             Un e-mail, la consultation d’un site ou une transaction impliquent nécessairement du transport de
          données entre les utilisateurs.
          26
             Internet se définit d’ailleurs comme un réseau de réseaux interconnectés.
          27
             Il s’agit d’un mode de rétribution du type « Sender Keeps All » : le réseau à l’origine du trafic
          garde pour lui tout l’argent que lui versent ses clients pour accéder aux autres réseaux. Voir Bailey
          [1997].
          28
              Les données sur Internet sont transportées sous forme de paquets qui peuvent emprunter des
          routes différentes. Ces paquets passent par des routeurs qui les aiguillent vers d’autres routeurs
          jusqu'à la destination finale selon un principe de best effort. En cas de congestion, ces paquets

                                                    12
qualité de livraison, ce qui rend difficile la mise en place d’un système de
rémunération de l’acheminement, quoiqu’en disent certains économistes29. En
particulier une comptabilisation des paquets entrants et sortants des réseaux serait
coûteuse à mettre en place et aurait pour effet de ralentir le débit de transmission.
Le peering présente donc l’avantage d’être un accord coopératif souple et
largement informel qui améliore la fluidité des réseaux IP à moindre coût30. Dans
Dang Nguyen et Pénard [1998], nous montrons que ce type d’accord peut être
stable et durable. Nous l’analysons comme un phénomène dynamique de
coopération tacite qui repose sur des menaces de sanction ou d’exclusion de tout
partenaire ISP qui adopterait une attitude opportuniste (stratégie de type donnant-
donnant, Axelrod, 1984). Ici, un comportement opportuniste consisterait à sous-
investir dans son réseau et à utiliser le réseau de ses partenaires pour acheminer
une partie de son trafic vers des réseaux tiers, en réalisant des économies
substantielles. Mais une telle attitude serait vite détectée et « punie », par rupture
de l’accord de peering.

    On assiste cependant à une nette évolution dans les services de transport,
depuis l’annonce en mai 1997 d’UUNet, propriétaire d’un des plus grands réseaux
Internet, de ne plus faire de peering avec les petits ISP. Si ces derniers veulent
échanger du trafic, ils devront payer des droits d'accès comme n'importe quel client
(accord de transit). La position d’UUNet a été reprise par la plupart des grands
ISP. Doit-on l'interpréter comme une volonté de domination ou de cartellisation
d'Internet par les grands ISP31 ? Ou au contraire faut-il n’y voir qu’une exigence
légitime de rentabiliser les investissements consentis ? En fait ce que l’on observe
c’est une asymétrie croissante entre les réseaux, avec d’un côté une poignée de
réseaux transcontinentaux, pour la plupart américains, et de l’autre, de nombreux
petits ISP dont le réseau se limite à quelques liaisons louées vers le noeud
d’interconnexion le plus proche. Ces ISP se contentent d'acheter des accès aux
grands réseaux et de les revendre à leurs clients, d’où le nom d’ISP revendeurs
(Srinagesh, 1997). Les grands ISP dénoncent l’utilisation abusive de leurs réseaux
par ces ISP et pointent le peering comme responsable de cette situation. Les grands
ISP refusent de financer des réseaux qui servent à acheminer du trafic pour
lesquels ils ne touchent aucun revenu. Ils estiment à juste titre que les petits ISP ne
respectent pas la règle de réciprocité implicite dans les accords de peering et
doivent payer un droit d’accès.

    Les accords de peering ne cèdent pas seulement du terrain dans les relations
entre petits et grands ISP, mais aussi dans les relations entre ISP de taille identique
lorsque ces derniers sont concurrents directs. Les sources de conflit sont
nombreuses et la lutte est souvent acharnée pour conquérir de nouveaux clients : il
arrive que certains ISP démarchent les clients d’autres ISP ou bradent les tarifs
d’accès. Cette rivalité peut conduire deux ISP à refuser toute interconnexion
directe. Les échanges de trafic transitent alors par des réseaux tiers, avec une

peuvent être détruits par un des routeurs.
29
   Voir à ce propos le livre de Bailey et Mc Knight « Internet Economics », MIT Press, 1997, qui
fait le point des différentes doctrines de tarification de l’usage sur Internet.
30
   Un accord de peering se fait généralement par échanges de mail ou par téléphone, sans signer de
contrats.
31
   La fourniture de transport comme d’accès exhibe des coûts fixes, ou tout au moins de fortes
indivisibilités. Dans ces conditions, les services d’accès et de transport sont soumis à une
concurrence en rendements croissants qui favorise la survie d’un petit nombre de fournisseurs
intégrés d’accès et de transport, différenciés géographiquement. Voir Dang-Nguyen et Pénard
[1999] pour une analyse de l’évolution du marché des ISP en France.

                                         13
qualité de transmission moindre (Baake et Wichmann, 1998, Dang-Nguyen et
        Pénard, 1999).

           Dans les services support au total, les éléments qui poussent à l’intégration sont
        particulièrement forts en ce qui concerne les services d’accès et de transport, tandis
        que les services applicatifs sont sujets à des phénomènes de développement
        coopératif par l’usage.

4 Conclusion :

            Pour résumer notre propos, nous proposons le tableau suivant qui met en
        évidence les différentes formes de relations que l’on peut rencontrer sur Internet.
        Nous établissons une distinction entre d’une part les relations à dominante
        marchande et celle à dominante non marchande d’une part et les relations
        fortement contractuelles et celle faiblement contractuelles. Une relation faiblement
        contractuelle est définie comme une relation à dominante informelle. Le plus
        souvent, elle prend la forme d’une relation de don, c’est à dire d’un échange sans
        contrepartie financière.

            Nous avons vu qu’initialement, Internet était un réseau d’acteurs non
        marchands, dominé par des échanges faiblement contractuels (case du haut à
        droite). Avec l’arrivée des entreprises dans les années 90, nombreux sont ceux qui
        ont pensé qu’Internet allait basculer vers un réseau marchand organisé autour de
        relations contractuelles fortes, dont l’expression la plus emblématique est le
        commerce électronique (case du bas à gauche). Or nous avons montré dans cet
        article que l’essor d’Internet s’est accompagné d’une diversité de formes
        relationnelles et transactionnelles. On a vu apparaître en particulier des formes
        hybrides de relations dans lesquelles la coopération et le don occupent une place
        essentielle : c’est le cas du peering qui est un accord d’interconnexion non
        contractuel entre opérateurs de réseaux (case du haut à gauche) ou du
        développement de logiciels libres qui impliquent des acteurs non marchands liés
        par des relations contractuelles32 de licences (case du bas à droite).

         32
           Même si on retrouve aussi des acteurs marchands dans le logiciel libre, le non marchand reste
         dominant.

                                                14
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