DOSSIER Récits mythologiques et temps confondus - Aganetha Dyck
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ACTUALITÉ DES ARTS VISUELS N° 258 – PRINTEMPS 2020 DOSSIER Récits mythologiques et temps confondus In Memoriam Fernande Saint-Martin Le don d’œuvres en quatre étapes Images fabuleuses Galerie d’art Foreman Sporobole Àbadakone MBAC Jinny Yu Galerie UQO 978-2-920004-06-1 Poste publication 40007872
METTEZ VOS LUNETTES LA SAISON COMMENCE FIER PARTENAIRE DES FESTIVALS ARTISTIQUES DE MONTRÉAL EXAMENS DE LA VUE SUR PLACE 4012, RUE SAINT-DENIS 514-844-1919 1396, RUE SHERBROOKE O. 514-985-0015 2 VIE DES ARTS 258
Paris au temps du postimpressionnisme . Signac . Vallotton . Dufy . Monet . Lacombe . Picasso . Morisot . Gauguin . Luce . 28 mars – 27 sept. 500 œuvres provenant d’une collection privée exceptionnelle, 2020 pour la première fois exposée dans son ensemble. Une présentation de En collaboration avec Une exposition organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal. Celle-ci a reçu l’appui du ministère du Patrimoine canadien par le biais du Programme d’indemnisation pour les expositions itinérantes au Canada. Le Musée remercie le ministère de la Culture et des Communications et le Conseil des arts de Montréal pour leur soutien constant. | Paul Signac, Juan-les-Pins. Soir (première version) (détail), 1914. Collection particulière
JO ANN LANNEVILLE Brûler ses désirs, 2015, sérigraphie, 69,5 x 56 cm ESTAMPES ORIGINALES 21MAI – 14 JUIN 2020 150, rue St-Patrick, Ottawa ON K1N 5J8 Tél. : 613 562-7836 info@galeriejeanclaudebergeron.ca – www. galeriejeanclaudebergeron.ca
MADE IN FRANCE VII Léger, Fernand, : Composition, 1947, lithographie, 42 x 32 cm œuvres de Pierre Alechinsky, Karel Appel, Mario Avati, Antoni Clavé, Sonia Delaunay, Fernand Léger, Joan Miró, Jean Paul Riopelle, Pablo Picasso, Bram van Velde, Zao Wou-Ki et autres 16 AVRIL - 17 MAI 2020 150, rue St-Patrick, Ottawa ON K1N 5J8 Tél. : 613 562-7836 info@galeriejeanclaudebergeron.ca – www. galeriejeanclaudebergeron.ca VIE DES ARTS 258 3
REVUE TRIMESTRIELLE NUMÉRO 258 • VOL. LXV PRINTEMPS 2020 DIRECTION ET RÉDACTION BUREAU ADMINISTRATIF CONSEIL D’ADMINISTRATION Présidente : Louise D’Anjou DIRECTEUR GÉNÉRAL ET ÉDITEUR COORDONNATRICE ADMINISTRATIVE Vice-président : Simon Y. Parent Julien Abadie Maria Pirès Trésorier : Michel Lanctôt Président émérite : Charles S. N. Parent RÉDACTRICE EN CHEF ADMINISTRATION Jade Boivin 5605, avenue de Gaspé, suite 603 ADMINISTRATEURS Montréal (Québec) Marc Bou-Jaoudé, Marilyse Dionne, Andrée Lajoie, Louis Villeneuve, Peter Young RESPONSABLE DES COMMUNICATIONS Canada H2T 2A4 Marie-Ève Leclerc-Parker Téléphone : 514 282-0205 MEMBRES FONDATEURS Courriel : admin@viedesarts.com Louis-Joseph Barcelo, Jules Bazin†, Claude Beaulieu†, Gérard Beaulieu†, André Blouin, RÉVISION LINGUISTIQUE Noël Bureau, Julien Déziel, Paul Gouin, Jacques Melançon†, Gérard Morisset†, Andrée Paradis†, Anne Charpentier ABONNEMENT Claude Picher, Marie Raymond-Roberge†, Jacques Simard, Jean-Philippe Toupin Sylvie Lallier viedesarts.com/abonnement.php SODEP GOUVERNEURS COPY EDITING C.P. 160 André Bachand†, Luc Beauregard†, Michel Blouin, Gérald Budner†, Pierre Dalcourt, Käthe Roth Succ. Place d’Armes Robert de Fougerolles, Maurice Jodoin, Reine Johnson†, Raymond D. LeMoyne†, Montréal (Québec) Bernard Nantel, Marc Régnier, Marc Saint-Jean†, Régent Watier ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Canada H2Y 3E9 Guillaume Adjutor Provost, Pascale Beaudet, Téléphone : 514 397-8670 MEMBRE HONORAIRE Camille Bédard, Manon Blanchette, H.-Marcel Caron Marie-Claude Bourdon, Claire Caland, TARIF D’ABONNEMENT Collectif Blanc, Noémie Fortin, CANADA AMIS DE VIE DES ARTS Marie-Charlotte Franco, Gilbert Gosselin, 1 an 32 $ taxes applicables Michèle Duguay, Richard G. Gervais, Richard Harnois, Claudette Hould, Louise Julien, Charles Guilbert, Virgil Hammock, Eve 2 ans 56 $ taxes applicables Georges Laoun, Jocelyne Légaré, Claire Léger, Robert C. Nadeau, Robert Parizeau, Laliberté, Marie-Ève Leclerc-Parker, Danielle 3 ans 81 $ taxes applicables John Porter, Céline Robitaille, Léo Rosshandler, Louise Roy, Michel P. Salbaing, Legentil, Caroline Loncol Daigneault, Patrice Francine Sarrazin, Gabor Szilasi, Louise Vernier-Blouin Loubier, Joni Low, Evgeniya Makarova, Josh ÉTUDIANTS Marchesini, Geneviève Marcil, Deborah 1 an 24 $ taxes applicables La revue VIE DES ARTS est publiée par La Société La Vie des Arts, organisme à but non lucratif. Margo, Claudie Maynard, Pierre-Olivier Elle paraît quatre fois par an : juillet (été), octobre (automne), janvier (hiver) et avril (printemps). ÉTATS-UNIS Ouellet, Sevia Pellissier, Christian Roy, Elle bénéficie de l’aide du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts et des lettres 1 an 60 $ taxes incluses Benoit Solbes, Hannah Tar du Québec et du Conseil des arts de Montréal. Elle est indexée dans Érudit et Canadian ÉTRANGER Periodical Index et est membre de SODEP et de CMPA. COMITÉ DE RÉDACTION 1 an 80 $ taxes incluses Manon Blanchette, Claire Caland, Jean De ENVOI DE POSTE-PUBLICATIONS Julio-Paquin, Émilie Granjon, Louise Julien, Le numéro Dépôt légal : ISSN 0042-5435 Marie Claude Mirandette 10,50 $ + taxes applicables ISBN : 978-2-920004-06-1 TPS : R119009827 DESIGN GRAPHIQUE TVQ : 1000314621 ERRATUM GregoryBrossat.com Une erreur s’est glissée dans le crédit de la per- formance ramblin’ man (2001) de karen elaine PHOTOGRAVURE ET IMPRESSION Les auteurs conservent l’entière responsabilité de leurs textes et ne représentent pas nécessairement spencer, dans l’article intitulé « Muséaliser Solisco-Numérix les opinions de la Revue. La reproduction des œuvres des adhérents de la SODRAC est autorisée la performance » publié dans le numéro 257 en vertu d’une licence générale de reproduction. Tous droits réservés : reproduction interdite sans (hiver 2020), p. 35. Le crédit photo aurait dû se DISTRIBUTION l’autorisation de l’éditeur. lire : MNBAQ, Paul Litherland. Messageries Dynamiques Droits d’auteur et droits de reproduction : toutes les demandes de reproduction doivent être acheminées à Copibec (reproduction papier) – 514 288-1664 – 800 717-2022; SUIVEZ-NOUS SUR LES MÉDIAS SOCIAUX licences@copibec.qc.ca viedesarts AVANTAGES AUX ABONNÉS DE DEUX OU TROIS ANS viedesarts Deux billets au Musée des beaux-arts du Canada, au Musée national des beaux-arts du Québec et au Centre Canadien d’Architecture, une carte de membre annuelle au Musée McCord, un laissez- passer d’un an au Musée des beaux-arts de Sherbrooke et au Musée du Bas-Saint-Laurent PARTENAIRES DE VIE DES ARTS En couverture Véronique La Perrière M. The beauty of the icebergs (2018) Extrait de la série Les exploratrices Impression jet d’encre 31 x 42 cm Courtoisie de l’artiste Voir l’article en page 52. Nous reconnaissons l’appui LOGO FSC financier du gouvernement du Canada 4 VIE DES ARTS 258
Auteurs Guillaume Adjutor Provost est un artiste multidisciplinaire et chercheur Caroline Loncol Daigneault est auteure et commissaire indépendante. qui expérimente avec les formes de l’exposition et le commissariat. Sa pratique artistique, informée par la recherche et la libre association Critique, commissaire indépendant et professeur associé au d’idées, vise à examiner ce qui existe en périphérie des discours Département d’histoire de l’art de l’UQAM, Patrice Loubier s’intéresse historiques dominants. aux pratiques furtives et aux rapports entre art et mots. Pascale Beaudet est docteure en histoire de l’art, auteure et Joni Low is an independent curator and critic from Vancouver. Her commissaire d’exposition. research explores interconnection, intercultural conversations and contemporary sensory experience in relation to shifting technologies. Camille Bédard est une artiste, historienne de l’art et de l’architecture Recent curatorial projects include What Are Our Supports?, Hank Bull: qui dessine inlassablement depuis qu’elle est toute petite. Depuis 2017, Connexion and Underground in the Aether. elle est coordonnatrice générale à LA SERRE – arts vivants, organisme de soutien pour artistes émergents en arts vivants. Evgeniya Makarova est doctorante en histoire de l’art à l’Université McGill. Sa thèse porte sur les aspects institutionnels et esthétiques de Détentrice d’un doctorat en étude et pratique des arts de l’UQAM, la conformité artistique en Allemagne national-socialiste. Elle est Manon Blanchette a travaillé comme conservatrice et gestionnaire des également chercheuse associée à l’Institut central d’histoire de l’art de arts pour le Musée d’art contemporain de Montréal, Pointe-à-Callière, le Munich, où elle travaille sur la reconstitution de la collection et des Musée d’archéologie et d’histoire de Montréal ainsi que la Société des réseaux professionnels de Max Stern. directeurs des musées de Montréal. Based in Tio’tia:ke (Montréal), Josh Marchesini is a writer and Détentrice d’un baccalauréat en études littéraires (UQAM) et d’une Administrative Associate for the Teesri Duniya Theatre Company. His maîtrise en anthropologie (UdeM), Marie-Claude Bourdon est interests focuses on centering marginalized artistic perspectives. rédactrice en chef du site Actualités UQAM. Auparavant pigiste pour de nombreuses publications, elle travaille au Service des communications Geneviève Marcil est chercheuse, autrice et commissaire de l’UQAM depuis 2004. indépendante. Elle a effectué une maîtrise en histoire de l’art à l’UQAM et s’intéresse à l’étude des considérations matérielles, conceptuelles et Claire Caland, Ph. D., est écrivaine, conseillère littéraire et critique d’art. sociopolitiques dans les pratiques artistiques de l’après-guerre. Collectif Blanc est une plateforme curatoriale montréalaise, fondée en Deborah Margo lives in Ottawa. A visual artist, she has exhibited her 2014 par Catherine Métayer (commissaire et éditrice) et Marie Tourigny work across Canada; she also collaborates with Annette Hegel on (commissaire, directrice artistique et designer graphique). Son objectif : mixed media environmental installations. Her reviews have been faire la promotion de nouvelles formes d’édition imprimée, d’ici et previously published in Akimbo, Border Crossings and Vie des Arts. d’ailleurs. Par le truchement d’expositions thématiques et ponctuelles, de projets d’édition et d’un blogue quotidien, Collectif Blanc cherche à Claudie Maynard est titulaire d’une maîtrise en histoire de l’art sur les stimuler la rencontre entre le public, les éditeurs, les commissaires, les archétypes féminins dans l’œuvre de Paul Sérusier. Elle poursuit ses designers graphiques et les artistes. recherches au doctorat sur le thème des origines de l’Homme dans l’art de la fin du XIXe siècle. Noémie Fortin est candidate à la maîtrise en histoire de l’art à l’Université Concordia et coordonnatrice en arts visuels à la Fondation Pierre-Olivier Ouellet est professeur associé au Département d’histoire Grantham pour l’art et l’environnement. Elle s’intéresse au rôle des de l’art de l’UQAM. Il a achevé en 2013, à l’Université Rennes II, une artistes et institutions culturelles en milieux ruraux. thèse intitulée Circulation, usages et fonction des œuvres d’art par les civils et les militaires en Nouvelle-France (1608-1759). Ses travaux Marie-Charlotte Franco est allochtone. Actuellement doctorante en s’intéressent à différents thèmes en lien avec la production artistique muséologie, médiation et patrimoine à l’UQAM, elle est également au Québec et au Canada avant 1900. chargée de cours en muséologie et en histoire de l’art à l’UQAM et à l’UQO. Sevia Pellissier est candidate à la maîtrise en histoire de l’art à l’Université Laval et commissaire indépendante. Depuis 5 ans, elle Après avoir travaillé dans le domaine de l’imprimerie puis de anime et produit À l’est de vos empires, un magazine audio sur les arts la publicité, Gilbert Gosselin enseigne depuis quelques années les arts visuels à Québec. plastiques au secondaire et donne présentement un cours dans le programme de maîtrise en enseignement des arts de l’UQAM. Il siège Christian Roy est historien de la culture (Ph. D. McGill), traducteur au CA de l’AQÉSAP, et il y présente des ateliers. multilingue, critique d’art et de cinéma. Collaborateur régulier des magazines Vice Versa et Vie des Arts, il a aussi publié dans les revues Charles Guilbert est artiste multidisciplinaire, critique et professeur de esse arts + opinions, Ciel variable, ETC. littérature. Benoit Solbes est candidat au doctorat en histoire de l’art à l’UQAM Virgil Hammock is Professor emeritus of Fine Arts at Mount Allison sous la direction d’Itay Sapir. Sa thèse s’intitule Les morts de l’artiste : University in Sackville (New Brunswick), and President emeritus of the mythes et représentations. Canadian Section of the International Association of Art Critics (AICA). Hanna Tar a réalisé des études en histoire de l’art et en muséologie à Eve Laliberté détient un baccalauréat en histoire de l’art et poursuit l’École du Louvre. Elle a orienté ses recherches sur les questions de présentement des études de deuxième cycle en édition ainsi qu’en muséographie. Depuis janvier 2020, elle effectue une mission dans le journalisme. Elle s’implique de manière sensible dans divers projets service de la médiation culturelle du Centre Pompidou, à Paris. culturels à l’aide de ses mots et ses idées. À travers ses projets de recherche et de création, elle s’intéresse particulièrement aux notions d’immatériel, d’éphémère et d’imaginaire. Danielle Legentil est historienne de l’art et muséologue. Elle a travaillé de nombreuses années au Musée d’art contemporain de Montréal, notamment comme directrice des communications et du marketing. VIE DES ARTS 258 5
ÉDITORIAL Aux tragédies et aux combats L ’hiver a commencé avec les premiers blocages en soutien à la nation Wet’suwet’en, et s’est terminé avec l’annonce de la sen- tence d’Harvey Weinstein qui marque un précédent pour tous les cas d’agressions sexuelles portés en justice. Si cette deuxième nou- velle peut nous apporter un peu d’espoir, elle est vite tombée dans l’ou- Faudrait-il alors toujours considérer la distinction entre la repré- sentation et le réel, et maintenir la séparation entre ces choses qui décrivent, et ces autres qui font ? Sur cette question, Kleinmichel fait référence à la carte de l’Empereur telle que décrite par Jorge Luis Borges dans Del rigor en la ciencia (De la rigueur de la science) (1935). Une carte bli médiatique devant les déclarations sur la pandémie. C’est un drôle à l’échelle 1:1, tellement grande qu’elle s’apposerait sur tous les im- de climat – pour ne pas jouer avec les mots sur une autre crise omni- meubles, toutes les rues, les recouvrant totalement en se fondant direc- présente –, dans lequel nous vivons. Face à la sensation d’impuissance tement au territoire qu’elle cartographie. Une représentation tellement ou de colère, on peut toujours se demander quelles sont les actions que exacte qu’elle mettrait en danger à la fois sa propre matière et celle de nous pouvons faire – et je veux profiter de l’occasion ici pour discuter la ville représentée. Dans son essai Simulacres et simulation (1981), Jean d’un enjeu central : le rôle de l’art dans l’action sociale. Selon Philipp Baudrillard écrivait ainsi que la parfaite simulation n’est plus celle d’un Kleinmichel dans l’ouvrage collectif The Art of Direct Action (2019, p. territoire, d’un référent ou d’une substance. Elle est la génération du 228-229), la généalogie des formes contemporaines d’activisme poli- réel au moyen d’un modèle qui n’a ni origine ni réalité : un hyperréel. tique peut être retracée dans les arts, dans des techniques esthétiques C’est la carte qui engendre le territoire. Et à travers la représentation, et symboliques qui ont été développées sur le long terme, et qui l’iconographie, le symbole et le langage aussi, on cartographie nos ima- préparaient déjà les territoires aujourd’hui occupés par l’activisme. Du ginaires et notre psyché. théâtre de rue à la création d’événements publics spontanés, en passant par la diffusion médiatique alternative, les happenings, sit-ins, etc., l’ac- Récits mythologiques et temps confondus tivisme politique partage des frontières parfois très minces avec l’art Il y a un moment déjà que les artistes ont commencé à revoir ces contemporain, et vice versa. grandes iconographies qui trouvent leurs origines dans les mytho- Il est vrai que depuis plusieurs décennies déjà, l’art est très tourné logies, et ce n’est pas anodin, car l’ensemble des significations qui sous- vers le faire, orienté sur l’idée que les œuvres devraient littéralement tendent un récit vient aussi cadrer notre relation aux choses, à la agir dans l’espace public et social, et non simplement en créer des nature, à l’identité collective, aux crises, aux corps, aux espaces vides et représentations. Principalement à cause du tournant qui advient à ceux habités. Les mythologies sont un terrain riche dans lequel peut au courant des années 1990, où la performativité est devenue un être invoquée une pléthore de significations propres à notre temps, des leitmotiv pour plusieurs artistes et commissaires, l’art, désormais telle- éléments visuels et textuels auxquels on accorde un sens en constante ment ancré dans le réel, y trouve aussi son champ d’action. Les actualisation. C’est pourquoi tant d’artistes contemporains et actuels pratiques artistiques qui ont une composante spatiale et temporelle sont revenus vers les grands et les petits mythes, ceux qui unissent les peuvent plus facilement s’adjoindre à ce type d’ambition : la perfor- nations tout comme ceux qui les déchirent brutalement : pour repérer mance, l’installation, la vidéo, l’intervention dans l’espace public… là où il est possible de s’immiscer en remplissant les failles ou en les Mais reste que l’on voit aussi advenir un regain d’intérêt pour la narra- ouvrant plus grandes encore. Les bestiaires et les monstres, l’hybrida- tion, pour le langage et le symbole, et dans ce contexte où l’on demande tion et la métamorphose, le besoin de répondre aux énigmes, aux aux œuvres d’avoir un certain effet sur le réel, qu’en est-il donc de la angoisses et aux questions existentielles… sont certainement les points place de la représentation, de l’iconographie et de l’imaginaire ? communs de ces récits. On le constatera d’ailleurs avec les textes de Plusieurs artistes présentés dans ce numéro semblent avoir cette Claire Caland, Claudie Maynard, Benoit Solbes, Guillaume Adjutor même motivation, soit celle d’avoir un impact, et cela passe aussi par Provost et Evgeniya Makarova présentés dans le dossier « Récits my- des stratégies qui ne sont pas directement activistes et qui puiseraient thologiques et temps confondus », qui proposent une lecture bien plutôt dans l’intimité et l’expérience personnelle. Anahita Norouzi, actuelle des pratiques artistiques de toutes disciplines dans lesquelles Stanley Février, Hyung-min Yoon, Jinny Yu, toutes celles et ceux ayant resurgissent des interrogations et des figures millénaires : le vampire, participé aux expositions collectives Un dos tres por mí y mis compañeras le trickster, les origines de l’humanité, les limites du corps et de l’esprit, à Optica, Images fabuleuses à la Galerie d’art Foreman, Àbadakone au et les mécanismes visuels qui les sous-tendent tous. Musée des beaux-arts du Canada, pour n’en nommer que quelques- L’imaginaire, les grands narratifs, l’hybridation, la métamorphose unes, font dialoguer leur vécu avec des désirs beaucoup plus larges de et tout le bestiaire qui se tapit dans ces concepts arrivent encore une voir survenir des changements sociaux profonds. Il n’y a qu’à suivre fois à point, pour rendre compte de nos émois. l’actualité pour comprendre à quel point l’état du monde nous ébranle : Aux tragédies et aux combats, il traverse nos corps et notre chair, et génère des affects qui sont tels Bonne lecture ! que l’on peut désormais intimement constater que oui, nous sommes Jade Boivin en période trouble – et c’est même là un euphémisme. 6 VIE DES ARTS 258
CLÉMENT DE GAULEJAC MODERNE ET BEAU Jules n’était pas tant à l’écoute de ses émotions qu’il ne s’écoutait les écouter.
Sommaire 6 22 52 70 Éditorial Stanley Février Entretien avec Véronique Robert Walker – Musée McCord Charles Guilbert La Perrière M. Christian Roy 7 Jade Boivin Moderne et beau 26 72 Clément De Gaulejac Montserrat Duran Muntadas Armand Vaillancourt – Art public CRITIQUES Pascale Beaudet Geneviève Marcil 10 56 IN MEMORIAM 30 74 Un dos tres por mí y mis Hommage à Fernande Hyung-min Yoon COZIC – Musée national compañeras – Optica Saint-Martin Joni Low des beaux-arts du Québec Camille Bédard (1927-2019) Patrice Loubier Marie-Claude Bourdon DOSSIER 59 77 Récits mythologiques Jinny Yu – Galerie UQO Images fabuleuses. Quand ACTUALITÉS et temps confondus Deborah Margo la fiction prend racine – 11 36 62 Galerie d’art Foreman et Sporobole Gérard Morisset et la création Récits mythiques dans l’art Trousse Mystique – Noémie Fortin d’une histoire de l’art Claire Caland Galerie d’art Stewart Hall 80 « canadien-français » Eve Laliberté 40 Fairy Tails – Owens Art Gallery Pierre-Olivier Ouellet Œil pour œil : Mike Cahill 64 Virgil Hammock 13 et Odilon Redon Àbadakone – Musée Material Critiques Claudie Maynard des beaux-arts du Canada LIVRES of Canadian History Marie-Charlotte Franco 43 82 Josh Marchesini Le mythe au service de l’art 66 Les habitants de la nuit 14 postmoderne Frida Kahlo, Diego Rivera Collectif Blanc Gabrielle Goyette, Evgeniya Makarova et le modernisme mexicain – 84 portrait d’une artiste inconnue Musée national des beaux-arts 46 Recensions Hanna Tar du Québec Les récits vampires dans les Sevia Pellissier 16 performances de Guillaume B.B. AQÉSAP Le don d’œuvres : un art en soi Guillaume Adjutor Provost 68 86 Danielle Legentil Geneviève Cadieux – 49 Le ressourcement d’un enseignant 1700 La Poste 2Fik : une pratique artistique en arts plastiques PROFILS Manon Blanchette dans l’esprit du trickster? Gilbert Gosselin 18 Benoit Solbes Anahita Norouzi Caroline Loncol Daigneault ENCAN 2020 21e édition Au profit du Musée du Bas-Saint-Laurent de Rivière-du-Loup 65 ŒUVRES EN VENTE ZAO WOU-KI, JEAN-PAUL RIOPELLE, DIMANCHE 19 AVRIL 14H SERGE LEMONDE, MICHEL LABBÉ ET PLUS SEMAINE PRÉ-ENCHÈRES: 11 AU 18 AVRIL CATALOGUE EN LIGNE AU MBSL.QC.CA Crédit de l’œuvre: Michel Labbé - Frissons 2, 2010 (détail) VIE DES ARTS 258 9
IN MEMORIAM En 1989, elle reçoit, dans la salle des Boise- ries du pavillon Judith-Jasmin, le prestigieux prix Molson du Conseil des arts du Canada, qui récompense une carrière en sciences hu- maines. Elle déclare, selon le journal L’UQAM de l’époque (4 décembre 1989), que ce prix l’encourage à poursuivre dans la voie de l’art créateur, « avec les frissons et les risques que cela comporte ». Elle prend sa retraite de l’UQAM en sep- tembre 1996 pour se consacrer principalement à l’écriture, mais elle demeurera associée au Département d’histoire de l’art. Lors d’un hom- mage qui lui est rendu en janvier 1997, elle dit s’ennuyer du contact avec les étudiants, « une drogue », et heureuse d’avoir œuvré au pro- gramme de doctorat en sémiologie. « Il y a en recherche autant de création qu'en art, soute- nait-elle alors. C'est la possibilité de proposer quelque chose que les gens n'ont jamais vu ou entendu. Faire de la recherche, c'est se mettre en contradiction avec ce qui nous entoure et avec les orthodoxies qui veulent se maintenir. Mais c'est aussi choisir le dialogue... » (L’UQAM, 13 janvier 1997). Fernande Saint-Martin, 13 janvier 1997. Source : Actualités UQAM « Fernande Saint-Martin a été une grande inspiratrice pour plusieurs générations d’histo- Fernande Saint-Martin : riens et historiennes de l’art et pour moi-même en particulier, alors qu’elle a été ma professeure décès d’une pionnière et directrice de maîtrise à l’Université Laval, confie Louise Déry, directrice de la Galerie de l'UQAM et professeure associée au Départe- ment d'histoire de l'art. Elle a favorisé ma dé- La théoricienne de l’art Fernande mandat de restructurer l'institution afin d'en couverte de l’art contemporain et actuel, a fait Saint-Martin, qui a enseigné à l’UQAM pen- accroître le rayonnement et de l'ouvrir à toutes éclore mon approche de l’œuvre dans son lien dant près de deux décennies, s’est éteinte à les tendances de l'art actuel. En parallèle, elle au regard, donc à l’exposition et au commissa- l’âge de 92 ans. retourne aux études et obtient un doctorat en riat, en plus d’orienter ma découverte du fémi- Figure incontournable de l’art contempo- lettres de l’Université McGill. C’est ainsi nisme. Elle nous laisse en héritage une œuvre rain au Québec, Fernande Saint-Martin est décé- qu’après un bref passage à l'Université Laval, théorique d’une grande rigueur et d’une ex- dée le 11 décembre dernier à l’âge de 92 ans. elle entre à l’UQAM comme professeure, où trême pertinence et le souvenir d’une femme Journaliste, militante féministe, galériste (elle a elle connaîtra une carrière très active, axée sur de caractère aux exigences impressionnantes, fondé avec son mari, le peintre Guido Molinari, la recherche et l’enseignement, en plus d’agir au sens critique bien aiguisé, à l’humour cer- la Galerie L’Actuelle, dont la brève existence, de comme critique d’art et de poésie, collaborant à tain et à l’affection sans mesure pour les jeunes 1955 à 1957, sera marquante dans le déploie- de nombreuses publications, dont Vie des Arts, qu’elle soutenait de nombreuses manières. » ment de l’art non figuratif au Québec) et ex-di- Les Herbes rouges, Art international et Liberté. Fernande Saint-Martin était membre de rectrice du Musée d’art contemporain de Mon- Elle-même poète à ses heures, elle s’inté- l’Académie des lettres du Québec (1974), de la tréal (1972-1977), la théoricienne de l’art avait resse aux courants artistiques contemporains, Société royale du Canada (1982), de l’Ordre du déjà un riche parcours derrière elle lorsqu’elle à la sémiologie, aux explorations percep- Canada (1988), et elle avait également obtenu s’est jointe au Département d’histoire de l’art de tuelles de l’art visuel, à l’expérience non ver- le prix André-Laurendeau en sciences hu- l’UQAM, en 1979. bale. Elle publie de nombreux essais et ana- maines de l’Acfas (1988). l Marie-Claude D’abord journaliste à La Presse, dans les an- lyses, dont La littérature et le non-verbal (1958), Bourdon nées 1950, Fernande Saint-Martin met sur La femme et la société cléricale (1967), Struc- pied l’édition française du magazine Châte- tures de l’espace pictural (1968), Sémiologie du Ce texte a été publié initialement sur Actuali- laine en 1960. Elle dirigera le magazine langage visuel (1987) et L’immersion dans l’art. tés UQAM et peut être consulté en ligne à l’adresse jusqu’en 1972, y menant plusieurs luttes en Comment donner sens aux œuvres de 7 artistes : suivante : https://www.actualites.uqam.ca/2019/ faveur des droits des femmes. Nommée direc- le Maître de Flémallo, O. Leduc, Magritte, Mon- deces-de-fernande-saint-martin-figure-mar- trice du Musée d’art contemporain, elle a le drian, Lichtenstein, Rothko, Molinari (2010). quante-en-art-contemporain 10 VIE DES ARTS 258
ACTUALITÉS Gérard Morisset et la création d’une histoire de l’art « canadien-français » L’année 2020 marque le 50e De fait, les dizaines de milliers de pages d’écri- France (1941). Témoignages vibrants de son ture et les nombreux clichés photographiques, engagement dans la valorisation du patri- anniversaire de décès de l’historien dont plusieurs sont le résultat d’une prise de moine, ses ouvrages, tout comme ses multiples de l’art Gérard Morisset (1898- vue par Gérard Morisset lui-même, forcent l’ad- articles, offraient alors un discours basé en miration. Il est même étonnant, considérant les grande partie sur son propre connoisseurship 1970) et constitue un moment ressources réduites de l’époque, que l’équipe de des œuvres produites localement, ses déduc- approprié pour aborder, en l’Inventaire des œuvres d’art, parfois limitée à tions, de même que sur l’usage d’une trame Morisset et à son collègue et ami Jules Bazin2 chronologique permettant de faire ressortir rétrospective, l’œuvre de cette figure (1905-1995), soit parvenue à cumuler une telle certaines transformations artistiques dans incontournable de l’histoire de l’art masse d’informations à force de voyages sur les le développement d’un art spécifiquement routes du Québec, d’études des objets, de « canadien-français ». En quelque sorte, il met- au Canada. Largement connu pour fouilles dans les archives, de sondages auprès tait en place et développait un volet national à son parcours professionnel à titre des individus conservant la mémoire (orale) l’histoire de l’art. des lieux, et de quêtes documentaires dans les de directeur du Musée de la diverses publications disponibles, en particuli- L’histoire de l’art et ses méthodes Province (actuel Musée national er les monographies paroissiales. Certes, au décès de ce pionnier en 1970, le Tirant parti des multiples renseignements paysage de l’histoire de l’art au Québec avait des beaux-arts du Québec) de 1953 colligés, Morisset a publié dix livres à compte bien changé. La génération suivante de spécia- à 1965, et reconnu par nombre d’auteur sur les arts au Québec au cours des listes, formée à l’université et souvent influen- années 1940 et 1950, dont son premier essai cée par les approches culturelles et sociales dé- de spécialistes et amateurs d’art, de synthèse, Coup d’œil sur les arts en Nouvelle- veloppées dès les années 1960, allait alors Morisset a joué un rôle primordial I dans la diffusion de l’histoire de l’art au Québec, tant par ses conférences et ses nombreux écrits (plus de 350 textes) que par la fondation de la revue Vie des Arts, dont il devenait le premier directeur en 1956. Plus encore – malgré l’oubli de la ministre de la Culture et des Communications du Québec, en 2018, lors de la tourmente culturelle et médiatique entourant la possible vente du tab- leau représentant Saint Jérôme de Jacques-Lou- is David (1748-1825), qui avait alors plaidé en faveur d’entamer « un processus pour faire un inventaire des biens mobiliers qui se trouvent dans [l]es églises1 » –, il s’avère essentiel d’in- sister de nos jours sur un important legs de Morisset à la société québécoise, soit l’Inven- taire des œuvres d’art de la province, réalisé entre 1937 et 1969. Cet inventaire se trouve d’ailleurs partiellement numérisé et accessible en ligne sur le site Web de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec. L’ensemble rend compte de la multitude des objets d’art conservés, en particulier dans les lieux de culte et les couvents (catholiques) du Québec, et de- meure une source à la fois incontournable et inestimable pour les chercheurs en patrimoine. VIE DES ARTS 258 11
ACTUALITÉS osciller entre la reconnaissance et le discrédit thèse à Morisset. Sans doute incité à suivre les entre autres, comment rédiger les informations jeté sur l’œuvre littéraire de Morisset. Ainsi, cours de son directeur, Morisset se révèle un nécessaires à la création d’un inventaire mu- plusieurs études des années 1970 et 1980 ne élève assidu entre 1931 et 1933. Il assiste aux séal (numéro de l’inventaire, nom de l’auteur, manquaient pas de souligner les erreurs d’attri- séances dispensées par le professeur sur la indication du sujet, dimensions, etc.), mettant bution, de datation ou de contextualisation de peinture espagnole aux XVIIIe et XIXe siècles et ainsi en place les éléments d’une méthode qui l’auteur, voire de lui reprocher une absence de la peinture allemande. L’étude de ses notes de allait ponctuer sa carrière à son retour au Qué- rigueur. Cela dit, s’il est évident que les ou- cours, combinée aux archives de Rouchès et bec, en particulier lors de la création de l’In- vrages de Gérard Morisset doivent aujourd’hui aux ouvrages publiés par ce dernier, ne manque ventaire des œuvres d’art. En réalité, Rouchès être utilisés avec précaution, il demeure qu’il pas de pointer les similitudes avec la pratique n’hésitera pas à aider davantage son élève était un historien de l’art de son époque, appli- subséquente de Morisset. De fait, Rouchès dans ce vaste projet. Ainsi, dans un mémoire quant une méthode et développant un savoir offre une compréhension de la discipline telle rédigé en 1940 sur cette grande entreprise de en fonction de certains biais contextuels et une interprétation chronologique des diffé- recherche, Morisset soulignait d’emblée à ses culturels qui s’amalgamaient naturellement à rents moments de l’art selon une découpe na- supérieurs du gouvernement provincial qu’il sa conception de l’art au Québec. À partir de tionale du corpus et une vision organique de avait adopté une méthode suggérée par son ces considérations permettant de saisir autre- l’art (début, temps forts, périodes de stagna- ancien directeur de thèse. ment l’écriture de Morisset, les vingt dernières tion, décadence). Les différentes écoles (pein- En somme, même s’il va de soi que ces années ont vu poindre des études menant à ture espagnole, peinture allemande, etc.) sont prémisses demeurent à étoffer, elles suscitent une compréhension plus fine de l’univers in- alors examinées en relation avec la définition néanmoins l’intérêt de l’examen de l’enseigne- tellectuel de l’historien de l’art. La contextuali- du caractère propre d’une nation et avec l’étude ment offert à l’École du Louvre, voire de sation et l’approche historiographique ont des influences étrangères. Plus encore, tant l’étude des méthodes et des conceptions ainsi ouvert de riches possibilités interpréta- dans son enseignement que dans ses livres, le de Gabriel Rouchès, afin de mieux com- tives que nous sommes loin d’avoir épuisées. conservateur du Louvre regroupe les artistes en prendre l’œuvre subséquente de Gérard Partageant cette curiosité pour l’œuvre de section, tandis que d’autres peintres, jugés plus Morisset. Ouvrant de nouvelles possibilités Gérard Morisset, des recherches ont été amor- importants, font l’objet d’une attention plus d’études historiographiques, une telle investi- cées sur un pan de sa vie qui n’avait pas en- soutenue. Les œuvres sont décrites et les dé- gation permet, finalement, de reconsidérer core fait l’objet d’études approfondies : sa tails significatifs de la main des différents créa- l’une des plus importantes pratiques profes- formation à la prestigieuse École du Louvre à teurs sont mis en valeur afin de développer sionnelles dans la fondation de l’histoire Paris, de 1930 à 1934. l’œil des connaisseurs. Ainsi, nous retrouvons de l’art au Québec. l Pierre-Olivier Ouellet Le dépouillement des archives parisiennes un ensemble de considérations techniques, (École du Louvre, Archives nationales de méthodologiques et idéologiques qui, ensuite, France, INHA), l’étude des archives dispo- trouvent un écho dans l’écriture de Morisset, et nibles au Québec et la lecture des carnets de ce, même lors de la publication de son dernier notes de Gérard Morisset lors de ses études en ouvrage en 1960, soit La peinture traditionnelle France permettent alors de mieux saisir, voire au Canada français. de révéler sous un nouveau jour, plusieurs as- L’influence de l’enseignement du profes- pects de la pratique de l’historien de l’art. seur est également palpable lorsqu’en 1932, À titre d’exemple, examinons brièvement la dans le cadre du nouveau cours de l’École du figure de Gabriel Rouchès (1879-1958), Louvre intitulé « Muséographie », alliant conservateur au Louvre et responsable des la théorie à la pratique, Morisset assiste à une cours de peinture portant sur les écoles étran- fascinante séance de son directeur intitulée gères à l’École du Louvre. Celui-ci, en 1931, « Formation et rôle d’un conservateur » dans le I impose la peinture canadienne comme sujet de cabinet des dessins du Louvre. Il apprend, Artiste français inconnu, La France apportant la foi aux Hurons-Wendat de Nouvelle-France (vers 1670) Huile sur toile II III Collection et Archives | Pôle culturel du Monastère des Ursulines Cette œuvre faisait partie de l’Inventaire des œuvres d’art de la province réalisé par G. Morisset entre 1937 et 1969. II Pages de l’un des carnets de notes de G. Morisset à l’École de Louvre en 1932-1933, consignant les informations dispensées par Gabriel Rouchès lors d’un cours sur la peinture allemande. Source : collection privée III Couverture du livre Coup d’œil sur les arts en Nouvelle- France, présentant la typique couleur jaune ocre des ouvrages publiés à compte d’auteur par G. Morisset. Source : collection de l’auteur 1 Journal des débats de la Commission de la culture et de l’éducation, vol. 44, no 111, lundi 30 avril 2018. 2 Jules Bazin fait également partie des membres fondateurs de Vie des Arts. 12 VIE DES ARTS 258
ACTUALITÉS I Karin Jones, (body of work) (2018). Installation view In foreground: Untitled, 2018. Steel, human hair, brass, used horse tack [leather]. W 61 cm, H 122 cm, D 30.5 cm. Photo: Katarina Marinic II Karin Jones, Yoke (2017) (detail) Steel, corn, sterling silver, brass, leather, handmade brass mount on wood panel. W 61 cm, H 122 cm, D 30.5 cm. Photo: Anthony McLean III Karin Jones, Scale (2018) (detail) I Found object (arm from weigh scale), steel, used horse tack (leather), handmade brass mount on wood panel. W 61 cm, H 122 cm, D 30.5 cm. Photo: Anthony McLean 1 The themes expressed in this article were first articulated through email correspondence with the artist and from her artist talk for (body of work) at Galerie La Centrale Powerhouse, Montreal, November 2, 2019. III II Material Critiques of Canadian History Despite material breakthroughs, ness’ of craft materials—positioned as super- and restrictive materializes the destructive fluous, decorative and unnecessary in traditio- force of colonialism and slavery. Rendered at hierarchies persist in Canadian art. nal and modernist art histories—make them neck level, each piece (installed on a black pa- Textiles and crafts are slowly being the perfect materials for the representation of nel) functions as a mirror directly reflecting ostensible excesses in the lived experiences enslaved bodies. Made with unorthodox ma- welcomed under the umbrella, of women. Thus materiality is crucial to the terials such as steel, leather (repurposed horse and jewellery is joining them. In understanding of radical decadence. Subject tack) and silver, the neckpieces surface a de- matter and materials are inextricably woven sire to wear these objects; yet, they will never the gendering of applied arts as together.” be worn—a paradox underlining Jones’s prac- “women’s work,” their potential to In this framework of materiality, multidis- tice. Works such as Dread (2018) incorporate ciplinary artist Karin Jones draws on her human hair, directly referencing her African visualize narratives emerged with expertise in jewellery to visibilize bodies ren- Canadian identity. “When I was working with artists such as Faith Ringgold and dered invisible in the gallery space. In the in- them, the locks really felt like little individual terplay of adornment and restraint, her latest beings or bodies,” she writes. “In Pendant Louise Bourgeois. Yinka Shinobare project, (body of work) (2018), elicits a related (2018), it feels even more literally like a body and Lorna Simpson established question: How can jewellery within an art hanging from a noose.” In Scale (2018), Jones context provide lessons about histories that incorporates an arm from a weight scale, spea- key precedents in the interplay can no longer be ignored? (body of work) does king to racist categorization, reinforcing sys- among identity, culture, and not feature bodies, but it suggests presence in tems of enslavement and indentured labour; absence. In Yoke (2017), Jones visualizes the its consequences are still seen today. historical memory, but Canadian neckpiece, accentuating baby teeth like corn In considering her own African Canadian art scholars should consider similar pieces around its border. “I love the hominy identity, Jones asks, “Why do we wear this corn as well because it reminds me so much of identity so proudly?” Interrogating the ten- developments with jewellery, which cowry shells, and one of the ideas I was wor- sion between pride and shame, the answer is can also activate the potential to king with was what kinds of materials you not clear-cut, as complex emotions confront would choose to adorn yourself if you really the Canadian institution of slavery. Providing uncover and centre histories of had nothing,” Jones writes. “I imagined these unexpected avenues into empathy with and slavery in Canada. Africans who had been stolen from their acceptance of these histories, the objects homeland, missing the objects of value and enact the viewer to receive that identity As Julia Skelly writes in Radical Deca- beauty they would have had at home, and through the candid medium of jewellery. dence: Excess in Contemporary Feminist Textiles using the closest thing at hand.”1 l Josh Marchesini and Craft (2017), “The ostensible ‘excessive- Framing these objects as both beautiful VIE DES ARTS 258 13
ACTUALITÉS I Gabrielle Goyette, portrait d’une artiste inconnue À travers une recherche menée fin Saint-Urbain à Montréal, tenue par la mère de en 1953, le peintre a envoyé des cartes postales Goyette. Le peintre, déjà célèbre, y a emména- à sa femme signées « ton mari Marc-Aurèle ». 2019 à l’Université de Montréal gé après que sa propre mère eut quitté leur Des formules affectueuses s’y trouvent, telles et au Musée des beaux-arts de demeure de Sainte-Rose pour une résidence que « Je m’ennuie souvent de toi, prends soin de retraités. On peut penser que les deux ar- de toi4. » Jusqu’à sa mort, Gabrielle Goyette au- Montréal, j’ai découvert Gabrielle tistes se connaissaient déjà, puisque des rait rendu ponctuellement visite à Fortin, qui a Goyette, à la fois femme de peintre sources les présentent comme des amis de passé les dernières années de sa vie dans un longue date. Dans ce cas, l’arrivée du peintre à sanatorium à Macamic. – épouse du célèbre Marc-Aurèle la pension n’est probablement pas un hasard. Une lettre du 12 avril 1955, conservée Fortin1 – et peintre femme. Après le décès de madame Goyette, ils se se- dans les archives du Musée des beaux-arts raient mariés précipitamment, d’après le bio- de Montréal, nous apprend par ailleurs qu’il Alors que son mari rayonne parmi les artistes graphe Jacques Lamarche, pour « trouver une avait confié un véritable rôle de gestionnaire québécois, Gabrielle Goyette demeure une il- solution morale à cette cohabitation ». Le jour à Goyette, lui permettant de vendre et d’ache- lustre inconnue. Seuls des spécialistes de même du mariage, le couple aurait choisi les ter ses œuvres à sa convenance. Très peu Marc-Aurèle Fortin la connaissent, et ce n’est premiers venus pour leur servir de témoins. documentée, la relation unissant ce couple qu’au prisme de ce dernier que l’on peut récol- Une chronologie réalisée pour l’ancien Mu- s’avère difficile à saisir : monsieur Jean-Pierre ter quelques informations sur elle. sée Marc-Aurèle Fortin3 nous apprend que le Valentin5 – qui, en 1975, a acheté la Galerie couple se serait séparé au bout de quelques L’Art français, celle qui a représenté Marc- Épouse de Marc-Aurèle Fortin mois, Fortin préférant rester à la campagne et Aurèle Fortin de son vivant –, m’a rapporté Nous savons qu’elle s’est mariée avec le Goyette à Montréal. Quelques éléments que les fondateurs de la Galerie et amis des peintre, alors sexagénaire, le 3 octobre 19492. portent à croire que, malgré tout, ils sont restés Fortin qualifiaient la relation du couple Ce mariage a suivi l’installation de l’artiste la proches, contrairement à ce que la littérature a « d’étrange » et « d’indéfinissable ». Monsieur même année à la pension Goyette, rue pu laisser entendre. En voyage à Saint-Siméon Valentin émet l’hypothèse que Gabrielle 14 VIE DES ARTS 258
ACTUALITÉS II III Goyette était davantage un rempart contre la ment certaines des œuvres de son mari : mes ces témoignages permettraient de réellement solitude et une amie pour le peintre qu’une discussions avec monsieur Valentin nous ont découvrir Gabrielle Goyette et de valoriser ses véritable compagne. permis de découvrir par exemple qu’une créations dans l’histoire de l’art québécois. Leur proximité indéniable malgré tout, aquarelle de Gabrielle Goyette rendait expli- l Hanna Tar paraît tangible dans l’œuvre de Goyette, citement hommage à l’huile Les bouleaux (vers jusqu’alors ignorée du grand public. En effet, 1948) de Fortin, en vente à la Galerie. les aquarelles et les tableaux de la peintre Parmi les portraits se trouve également nous renseignent, à certains égards, sur Fortin une série de visages féminins. Pour monsieur et leur lien mutuel. Valentin, ces œuvres évoquent des portraits I de jeunesse de Marc-Aurèle Fortin datés des Attribué à Gabrielle Goyette Fortin, Portrait (vers 1948) Gouache (?) sur traits au fusain et pastel sur contreplaqué, La femme artiste années 1910, car lorsqu’il fréquentait Goyette 30,2 x 27,5 cm À partir de ces recherches, nous avons ef- dans les années 1950, il aurait retravaillé ces Musée des beaux-arts de Montréal, don du Musée Marc Aurèle Fortin (don de Gilbert Choquette) fectivement pu découvrir que Gabrielle œuvres. Cette dernière pourrait en avoir été Photo : MBAM, Christine Guest Goyette avait produit un nombre important témoin. Toutefois, les dizaines de portraits II d’œuvres : des huiles sur carton ou panneau, font songer à une expérimentation plus per- Gabrielle Goyette Fortin, Bouleaux (vers 1948) des aquarelles, des dessins aux techniques sonnelle : l’artiste s’est essayée tour à tour au Gouache sur traits au fusain, 21,7 x 27,8 cm Musée des beaux-arts de Montréal, don du Musée Marc mixtes, etc. Monsieur Valentin, qui a recensé portrait de face ou de profil, à des séries de Aurèle Fortin (don de Gilbert Choquette) durant des décennies les œuvres de Fortin visages bleus esquissés à l’aquarelle ou à des Photo : MBAM, Christine Guest dans le cadre d’un projet de catalogue raison- dessins très détaillés au fusain. III né, a répertorié près de cent cinquante œuvres Le nom de Gabrielle Goyette a aussi été Marc-Aurèle Fortin, Les Bouleaux (1938) Huile sur panneau, 53,34 x 69,22 cm signées par Goyette ou lui étant attribuées associé, sans preuve aucune, à la production Collection particulière avec certitude. Une grande partie de ces de faux tableaux de Marc-Aurèle Fortin. Bien © Fondation Marc-Aurèle Fortin/SOCAN (2020) Courtoisie de la Galerie Valentin œuvres circulaient sur le marché de l’art, tan- que rien n’étaye cette théorie, une hypothèse dis que quatre-vingt-neuf de celles-ci font par- suggère toutefois qu’elle aurait pu réaliser des 1 Marc-Aurèle Fortin (1888-1970) est un peintre de paysages québécois très prolifique dont de nombreuses œuvres se tie de la collection éducative du Musée des œuvres à quatre mains avec son mari. En effet, trouvent au Musée des beaux-arts de Montréal. beaux-arts de Montréal, où elles sont conser- le peintre aurait parfois ajouté sa touche per- 2 Jacques Lamarche (1997), Marc-Aurèle Fortin, Montréal, Lidec, p. 43. vées en réserve. Leur datation (vers 1949) sonnelle et terminé des œuvres de son épouse. 3 Archives MBAM, Fonds du Musée Marc-Aurèle Fortin : suggère qu’elle aurait appris à peindre au Gabrielle Goyette a été l’épouse du plus P43/D/8.2 – communiqué de presse sur le transfert du Musée Marc-Aurèle Fortin et chronologie de la vie du contact de Marc-Aurèle Fortin, mais rien ne grand peintre de paysages québécois, certes, peintre. l’atteste. mais elle était également une passionnée de 4 Archives MBAM, Fonds Marc-Aurèle Fortin : P44/A/3 - Correspondance générale. Elle a réalisé essentiellement des aqua- peinture. Difficilement indissociable du tra- 5 Jean-Pierre Valentin (1949-2019) était le propriétaire de relles et des panneaux peints illustrant des vail de son mari aux premiers abords, son la Galerie Valentin, fondée en 1934 par Lucienne et Louis Lange sous le nom de « Galerie L’Art français », rue Laurier villages québécois avec des maisons entou- œuvre reste mystérieuse. Les récits de per- à Montréal. Il était un spécialiste de l’artiste Marc-Aurèle rées de nature, reprenant ainsi le thème ayant sonnes ayant connu la peintre nous permet- Fortin. Son expertise sur l’artiste était sollicitée par les musées et des professionnels du marché de l’art. Monsieur fait la célébrité de Marc-Aurèle Fortin. Proba- traient d’acquérir une compréhension plus Valentin est décédé en décembre 2019. Par l’entremise du blement admirative, elle cite parfois directe- fine de son travail et de sa personnalité. Seuls présent article, je souhaite lui rendre hommage. VIE DES ARTS 258 15
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