Fela Anikulapo Kuti, les Hausa et les Rukuba - Musique et politique en Afrique
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Musique et politique en Afrique Fela Anikulapo Kuti, les Hausa et les Rukuba Le culturel musical nigérian: une énonciation particulière du politique africain. Recherche rédigée par Stéphane Haefliger sous la direction du Prof. Jean-François Bayart et du Dr Kasongo N'Ghoy, Institut des Sciences politiques, Université de Lausanne, octobre 1989. 1
Sommaire 1. Introduction et périmètre de l'étude p. 4 2. Pour une lecture culturelle du politique en Afrique p. 6 3. Hypothèses de travail p. 8 4. Commentaires p. 8 5. Première analyse sociopolitique de la musique nigériane du nord: les Hausa p. 9 5.1. Les Hausa et leur contexte social p. 9 5.2. Pour une typologie p. 10 5.3. Pour une première réflexion p. 11 5.4. Musique affirmative du rang social p. 12 5.5. Musique, contrôle de la société p. 13 5.6. Musique dans la vie politique moderne p. 13 5.7. Synthèse p. 14 6. Seconde analyse sociopolitique de la musique nigériane du centre: les Rukuba p. 16 7. Troisième analyse sociopolitique de la musique nigériane du sud-ouest: Fela Anikulapo Kuti p. 18 7.1. Fela, un prisme privilégié du couple "musique et politique" p. 18 7.2. Sa trajectoire d'homme politique et de musicien p. 19 7.3. Fela et le contenu politique de son œuvre p. 20 7.4. Fela et son message p. 24 7.4.1 Beasts of no nation 7.4.2 Commentaires 7.4.3 Cross examination 7.4.4 ITT, international thief thief 7.4.5 Army arrangment 7.5. Fela, l'homme multimédia p. 27 7.6. Synthèse p. 28 8. Conclusion p. 29 8.1. L'hypothèse et la méthode d'investigation p. 29 8.2. Pour une analyse systémique p. 30 8.3. Résultats de l'analyse de la musique hausa p. 30 8.4. Synthèse p. 30 9. Bibliographie p. 34 9.1. Sur Fela Anikulapo Kuti p. 34 9.2. Sur le politique p. 34 9.3. Sur l'Afrique p. 34 9.4. Sur la musique p. 34 Coordonnées de l'auteur p. 35 2
Quelques indications sur le Nigeria1 Nom officiel: République Fédérale du Nigeria Localisation: Entre latitude 40N-140N et longitude 30E-150E Superficie: 923,768 km carrés Population: 130 millions (estimation) 1999 Capitale: Abuja (qui a remplace Lagos depuis le 12 décembre 1993) Langue: Anglais Autres langues parlées: plus de 250 langages locaux (Hausa, Lgbo, Yoruba,…). Ressources: charbon, pierre à chaux, fil,, zinc, étain, fer, gaz naturel et pétrole Principales rivières: le Niger et le Benue Frontières: borde à l’Ouest par la République du Benin longue de 773 km, à l’Est par le Cameroon avec 1690 km, au Nord par le Niger avec 1497 km et enfin au Nord Est via le Chaad disposant d’une côte longue de 853 km. Economie: exportations pétrolières représentant 95% des revenus principaux du Nigeria avec le cacao et le caoutchouc Nation colonisatrice: Royaume-Uni Religion: Christianisme, Islam et Religions africaines traditionnelles Type de gouvernement: gouvernement Démocratique (Système présidentiel) Partis politiques: 30 partis politiques enregistrés et déclarés Partis politiques majeurs: Parti Democratique du Peuple (PDP); Parti de l’Ensemble du Peuple Nigerian (ANPP), l’Alliance pour la Démocratie (AD). 1 Source: http://www.africapavilion.org/country/nigeria/01_f.htm 3
1. Introduction et périmètre de l'étude Concevoir la production musicale nigériane comme un « révélateur social »2 et politique, voilà le dessein que poursuivent ces modestes quelques lignes. Cependant la diversité des pratiques culturelles africaines nous a obligé à cerner une problématique particulière. En nous concentrant sur le Nigeria (cf illustration), nous focaliserons nos réflexions sur un territoire restreint. Ainsi nous pourrons mieux appréhender les liens, parfois difficile à clairement établir, entre musique et politique. Cette manière d'opérer nous est d’ailleurs méthodologiquement quasi-imposée: la tâche qui consisterait à « écouter l'Afrique » dans sa multitude musicale nous renverrait à des considérations globalisantes, naïves et peu pertinentes. Si Gilbert Rouget considère que dans l'histoire universelle « la place de la musique africaine reste dérisoire »3 nous pensons, au contraire, qu'elle est d'une actualité flagrante. Certes, trente ans séparent la réflexion de Rouget de la production musicale contemporaine africaine. Si l'Européen ne connaissait pas (ou peu) les musiciens africains, c'est que leur diffusion ne dépassait pas les frontières, mêmes des Etats qui les abritaient. Aujourd'hui, le système médiatique propulse au niveau planétaire certaines productions: Manu Dibango (Cameroun, cf illustration de droite), Alpha Blondy (Côte d'Ivoire, cf illustration ci-dessous), Touré Kunda, Youssou n'Dour, Ismaël lô (Sénégal). Ne croyons cependant pas connaître ces musiciens: ils ne sont véhiculés que par les médias qui les dénaturent tout en leur proposant le succès commercial. Ne croyons pas non plus connaître la musique africaine en les considérant comme un prisme au travers duquel l'on appréhenderait la culture musicale d'Afrique. Chacun sait que Paris est le tremplin artistique européen pour les musiciens d'Afrique francophone. Les frères Touré Kunda, Mory Kante ou Salif Keita (....) ont tous passé dans le bureau de Mamadou Kanté, l'un des personnages clé de cette filière. De 1968 à 1978, Mamadou militait dans les organisations syndicales et d'extrême gauche. Il milite toujours. Désormais, il soutient la « culture noire ». Il n'organise plus de meetings, mais des concerts, dont la méga-fête africaine qui est organisée chaque année. "Africafête" 4 , association créée par le Malien, s'occupe de tout, du management général (look, relation avec la presse) à l'organisation de tournée. 2 In Georges Balandier, Sens et puissance, Editions PUF, Collection Quadrige, 1971, p. 73 3 Gilbert Rouget, "La Musique d’Afrique Noire" in Histoire de la musique, Tome 1, Encyclopédie de la Pléiade, 1983, p. 215 4 Se référer à http://www.africafete.com/index.htm 4
Aujourd'hui, chaque maison de disques veut « son Africain », qu'autrefois, seuls de courageux pionniers comme le Chant du Monde se risquaient à éditer5 . On s'aperçoit donc qu'une certaine culture musicale africaine se vend en Europe. Nous refuserons de croire qu'elle est représentative de la diversité culturelle du Contient noir. Ne nous méprenons pas, car il s'agit bien de musicalité euro-africanisée. Nous rejoignons donc cette fois, les propos de Rouget : « la place de la musique africaine reste dérisoire » dans l'histoire universelle, car aujourd'hui, nous percevons par les médias les produits de l'industrie culturelle qui ont parfois pour objet des semblants de culture africaine. Fort de ces considérations, il restait à observer un artiste « non perverti » par le système du show business américano-européen. Nous nous sommes alors souvenu d'un disparu des disquaires en la personne de Fela Anikulapo Kuti (cf illustration). Son originalité ainsi que son esthétisme musical nous a semblé être un biais fécond pour opérer une analyse socio-politique du Nigeria. Bien qu'oublié des médias, des journalistes lui ont à nouveau ouvert leurs colonnes pour l'anniversaire de son cinquantenaire. Ce musicien resurgit donc de l'ombre. Cette actualité médiatique a par ailleurs facilité la recherche des sources. Bien que l'analyse de la production musicale de Fela puisse nous éclairer sur les liens culture-politique, elle reste d'une portée limitée. Elle ne nous renseigne que sur un aspect culturel et ne nous permet pas d'opérer une réflexion qui embrasserait l'étendue du Nigeria. Dès lors, pour "prétendre" à une analyse plus complète rendant compte des répertoires culturels du politique nigérian, nous avons également examiné la musique des Hausa6 . De plus, pour affiner nos investigations, nous avons cherché en quoi musique et politique pouvaient coexister chez les Rukuba du Nigéria central. Cette triple démarche, hétéroclite au premier abord, répond au souci de comprendre la complexité culturelle et politique du Nigeria, en appréhendant des productions musicales situées géographiquement dans des régions distinctes. Ainsi Fela Anikulapo Kuti évolue à Lagos, c'est-à-dire dans le sud-ouest du Nigeria. Les Rukuba, eux, occupent une contrée estimée à quelque 340 km2. Cet habitat forme aujourd'hui un district administratif, le district Rukuba (Rukuba District), situé approximativement au centre géographique du Nigeria. Quant à la musique des Hausa que nous analyserons, elle a été enregistrée dans l'Emirat de Zaria, au Nigeria du Nord. Les triples espaces géographiques (Fela, sud; Rukuba, centre; Hausa, nord) nous permettent alors de concevoir les pratiques culturelles nigérianes en tenant compte des particularités propres à cet Etat. Mais notre approche se voudra également diachronique: l'analyse de la musique de Fela concerne la modernité culturelle nigériane, alors que la musique des Hausa elle, nous éclairera sur les pratiques culturelles plus anciennes. Quant aux Rukuba, leur répertoire musical précède encore de quelques décennies les rites musicaux des Hausa. Nous couvrirons donc un siècle d'existence musicale nigériane que nous tenterons de décrypter pour une analyse sociologique du culturel politique. 5 Se référer à http://www.afromix.org/html/musique/intro/africa_panorama.fr.html 6 http://www.humnet.ucla.edu/humnet/aflang/Hausa/hausa.html 5
Qui Où Quand 1. Fela Anikulapo Kuti Sud-Ouest 1990 2. Hausa Nord 1950 3. Rukuba Centre 1900 2. Pour une lecture culturelle du politique en Afrique Désireux d'évacuer des problèmes conceptuels fondamentaux au début de la recherche, nous insisterons sur les dynamiques qui façonnent le continent africain. « ...l'histoire des sociétés africaines est volontiers découpée selon une périodisation exogène dès lors que leur historicité est censée se confondre avec celle du monde occidental dont elles sont devenues dépendantes. Ce sont les seules étapes de ce processus de sujétion que l'on connaît appropriées et qui confèrent aux événements leurs sens. La continuité des formations historiques africaines dans la longue durée est de la sorte occultée, tandis que les épisodes de la génération européenne acquérait un relief décisif. »7 Il n'est pas de mise ici d'expliciter le débat développementaliste-dépendantiste. Nous voulons cependant considérer l'Afrique commun Etat résultant de dynamiques internes et de dynamiques externes « ...le rapport à l'environnement extérieur était indissociable de la production du politique. »8 «Cette conception empêche de poser les sociétés concernées en nomades repliées sur elles-mêmes, conformément au vieux mythe de leur enclavement. Le continent n'a lui-même cessé d'être perméable aux échanges avec le reste du monde.(..) » 9 . Cette vision politique nous sensibilise aux dangers de la conception culturaliste défendant l'existence d'une culture unique, propre à l'Afrique singulière. On sait que « la notion de tradition a été largement inventée par la colonisation et par les groupes sociaux autochtones qui entendaient tirer parti de sa domination. Des philosophes ont bien montré comment la mise en dépendance du continent avait attribué à la "culture africaine" et aux "cultures ethniques" cette unité factice en procédant à leur subordination, à leurs folklorisation et à leur réification ( ). Dans les faits la tradition non seulement n'en était pas une mais encore n'était ni immobile ni fermée. Les idées, dans ces sociétés sans écriture sont liées aux circonstances contextuelles de leur énonciation, plus qu'à un programme abstrait de croyances, impossible à consigner graphiquement; elles sont aussi sujettes à des variations constantes. Par ailleurs, les acteurs sociaux contemporains chevauchent sans arrêt les secteurs arbitrairement conscrits de la tradition et de la modernité. »10 Nous nous devons donc de penser le caractère pluriel de la société africaine. Notre vision du politique nous nourrira de cette conception. « L'idée d'une "culture africaine" qui présiderait à une organisation de la société et à une conception du pouvoir spécifique s'en trouve aussitôt ruinée, bien qu'elle figure en bonne place dans le sottisier contemporain. »11 Nous ne pouvons nous empêcher de citer Bertrand Badie qui, rejoignant les considérations culturelles de M. Bayart (cf illustration) remarque: « La signification du politique varie profondément dans l'espace et dans le temps, de même que sont différents les rapports qui les lient aux autres catégories 7 Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 24 8 Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 39 9 Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 39 10 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 31 11 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 57 6
fondamentales de l'action sociale. Bien des débats seraient vains, bien des malentendus seraient levés quant à la question classique de la définition du politique si le chercheur prenait déjà en compte l'effet fractionnant de la pluralité des cultures sur la construction même de l'objet politique. »12 Nous nous apercevons alors de la richesse piégeuse du concept de culture. Cependant, sa polysémie en fit une notion "fourre-tout" prête à signifier mentalité, caractère national, âme des peuples, etc 13 . Badie (cf illustration) dénonce la faille qui consiste à postuler l'existence d'une culture politique sectorisée, autonome, juxtaposable aux dires mêmes d'Almond et de Verba, à une culture économique ou à une culture religieuse, culture propre permettant d'isoler les orientations spécifiquement politiques des individus. Se référant au Tiers Monde, il insiste particulièrement sur la « recomposition qui accompagne cette importation de modèles culturels réalisée par les élites politiques en place. »14 Nous sommes bien au coeur du problème. « Pour comprendre la revanche croissante des sociétés sur le pouvoir et l'Etat, en Afrique ou en Asie, il convient de dépasser les analyses binaires classiques (..) et de raisonner en terme d'énonciation du politique. »15 J.-F. Bayart, pour mieux cerner le concept d'énonciation, cite Bakhtine « Aucun énoncé, en général, ne peut être attribué au seul locuteur: Il est le produit de l'interaction des interlocuteurs, et plus largement, le produit de toute cette situation sociale complexe dans laquelle il a surgi. » Nous pourrions citer également Paul Valéry qui nous propose de considérer le concept de signification. « Il n y a pas de vrai sens d'un texte. Pas d'autorité de l'auteur. Quoi qu'il ait voulu dire, il a écrit ce qu'il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens ; il n'est pas sûr que son constructeur en use mieux qu'un autre. » Enonciation, signification. Ces considérations linguistiques s'appliquent également au politique : « il en est de même des systèmes politiques qui ne valent que par leur actualisation hétérogène d'un acteur à l'autre, et d'un contexte à l'autre. »16 Encore: « L'incomplétude et l'ambivalence des structures et des systèmes politiques se comprennent mieux de la sorte : un appareil de contrôle et de domination n'est pas seulement ce que le pouvoir en veut mais aussi ce que le peuple en fait, et bien des débats sur la "nature politique" du parti unique, de l'armée, de l'islam, se clarifieraient si l'on en saisissait l'actualisation plurielle au gré des acteurs et des contextes. »17 Nous comprenons mieux ainsi où situer les mouvements culturels africains dans l'analyse politique: aux confins des traditions occidentales du politique et des traditions autochtones du pouvoir, la musique est un vecteur puissant de problématiques politiques. Au carrefour entre la dépendance et l'autonomie, la production musicale africaine contemporaine puise dans les répertoires occidentaux des éléments qui participent à l'autonomisation de cet emprunt. La danse Beni qui s'est répandue comme une traînée de poudre au début du siècle à l'ensemble de l'Afrique orientale s'inspirait des habillements militaires occidentaux. J.-F Bayart donne d'autres exemples de réappropriations culturelles occidentales par l'Afrique. « De façon plus ouvertement contestataire, les élèves kenyans d'une école technique de Kabete ne répugnèrent pas, en 1929, à reprendre un chant swahili, le Mselego, et à lui adjoindre des éléments de fox-trot pour protester contre la condamnation de l'excision par les missions. Une vingtaine d'années plus tard, les sympathisants du Mau Mau 12 Bertrand Badie, Culture et politique, Editions Economica, 1986, p. 147 13 Bertrand Badie, Culture et politique, Editions Economica, 1986, p. 9 14 Bertrand Badie, Culture et politique, Editions Economica, 1986, p. 49 15 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 354 16 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 354 17 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 355 7
mettaient en musique, sur les mélodies d'hymnes chrétiens, les principaux thèmes revendicatifs de l'insurrection, poussant l'impudence jusqu'à pirater le sacro-saint God save the Queen .» Cependant, ces réappropriations culturelles ne doivent pas être comprises comme des indices de domination par l'occupant. Ces mixages aboutirent à de réelles créations innovatrices : la fusion des rythmes akan et d'harmonies européennes au sein du Highlife ghanéen, en tant que réponse créative au monde moderne, montrait dès les années 20, que l'on était en présence de vraies innovations culturelles, comparables sur ce point au jazz, au tango ou au rebetiko.18 C'est une manifestation culturelle de ce type que nous étudierons dans cette recherche. En effet, par l'examen de la production artistique de Fela A. Kuti, nous approcherons les mouvements musicaux nommés highlife, jazz et afrobeat. Ces esthétismes musicaux, issus d'une rencontre entre le répertoire occidental et leur réappropriation par des acteurs sociaux africains, démontrent à quel point on ne peut « emprisonner l'Afrique dans un tête à tête avec une tradition mythique »19 Notre travail consistera à opérer une analyse socio-politique de ces productions musicales à la fois hybrides et à la fois nouvelles. Nous inclurons dans la démarche, pour compléter une analyse somme toute restreinte des considérations sur la musique des Hausa et des Rukuba du Nigeria central. 3. Hypothèses de travail Même si l'hybridation constitutive de la production artistique peut nous empêcher de cerner les variables participant au renouvellement culturel africain, nous estimons pouvoir opérer une lecture socio-politique des pratiques musicales nigérianes. Dès lors nous insisterons sur l'énonciation du politique nigérian en analysant les significations des chansons rituelles hausa, puis nous décrypterons le répertoire culturel politique en observant le rôle du tambour chez les Rukuba. Nous compléterons nos réflexions par une approche de l'esthétisme musical de Fela Anikulapo Kuti. Cette triple analyse nous permettra de mieux comprendre la diversité les manifestations culturelles du politique nigérian. Cette démarche ternaire obéit, comme précédemment explicité, à une logique spatio-temporelle. En effet elle nous permettra de saisir des indices socio-politiques situés géographiquement dans des régions différentes du Nigeria. La musique hausa analysée est très répandue au nord du pays. Les Rukuba, eux, sont une peuplade évoluant au centre Nigeria. Fela Anikulapo Kuti, quant à lui, rayonne à Lagos, au sud- ouest du pays. En outre si le chanteur contestataire représente la "modernité", la musique hausa se réfère à une époque un peu plus ancienne. De même les Rukuba se rattachent à des rites issus d'un passé encore plus lointain. La diversité culturelle africaine nécessite donc des biais d'analyses micrologiques qui permettent à cette pluriculture de transparaître. Nous espérons que notre hypothèse et que les champs culturels auxquels elle se confrontera permettra une réflexion féconde. 4. Commentaire de l'hypothèse Notre conception du politique africain nous éloigne, tout en nous y rapprochant, du manifeste culturel panafricain. En effet, de ce symposium nous retenons « il y a nécessité d'un retour au source de nos valeurs non pas pour nous y enfermer, mais plutôt pour opérer un inventaire critique afin d'éliminer les éléments devenus caducs et inhibiteurs, les éléments étrangers aberrants et aliénateurs introduits par le colonialisme, et retenir de cet inventaire les éléments encore valables, les actualiser et les enrichir de tous les acquis des révolutions scientifiques, techniques et sociales et les faire déboucher sur le moderne et l'universel. »20 18 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 51 19 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 51 20 in Festival culturel panafricain, Alger, 1969, p. 5 8
Nous abondons dans le sens de cette réflexion car nous considérons effectivement la production culturelle comme résultante d'un métissage complexe par une interpénétration des arts et par des rencontres intercivilisations. Nous nous élevons contre cette assertion car il est utopique de désagréger une culture par une déshybridation dans le but de retrouver un culturel pur, c'est-à-dire purement africain. Après avoir précisé notre conception du politique et du culturel nous désirons indiquer les difficultés qui ont entravé la rédaction de cette recherche. Nous fûmes tout d'abord étonné de remarquer l'absence de la discographie de Fela Anikulapo Kuti chez les marchands spécialisés. Seuls quelques grands géants du disque possédaient certains exemplaires, qui malheureusement lors de leurs transferts en CD avaient perdu leurs transcriptions des paroles. Certes la petitesse du livret CD ne permettait peut-être pas de libeller les textes des compositions de Fela. II nous restait à s'adresser à la Radio Suisse Romande qui dans une correspondance épistolaire, nous avoua qu'elle ne disposait d'aucun des disques de l'artiste nigérian. Dernier recours : l'appel aux mélomanes. Par ce biais, nous pûmes "récolter" un matériel basique sur lequel l'analyse pouvait porter. Outre la recherche discographique nous dûmes nous rendre à l'évidence que la majorité des articles parus sur Fela demeuraient introuvables. Malgré le système des prêts internationaux, il nous fût impossible de retrouver un numéro de 1981 de la revue Rock et Folk. Toutes ces difficultés ont bien évidemment retardé le travail dans son avancement. Le seul ouvrage disponible alors sur Fela nous obligea à nous déplacer par deux fois à Neuchâtel pour tenter de le retrouver au musée d'Ethnographie, égaré 21 . Enfin nous avons trouvé par hasard les références d'une émission télévisée consacrée au Monde Noir et consignée à l'Institut de Science Politique de l'Université de Lausanne. Le développement d'internet nous a cependant permis, lors de la révision du texte en 2005, d'identifier des sources web et livresques complémentaires qui ont été intégrés dans la bibliographie. 5. Pour une première analyse socio-politique de la musique nigériane du nord 5.1 Les Hausa et leur contexte social Les genres de musique et les instruments musicaux des peuples d'Afrique Occidentale de langue Hausa sont innombrables.22 Les enregistrements analysés constituent un échantillonnage de la musique rencontrée le plus souvent dans I'Emirat Hausa de Zaria (Zazzau) en Nigeria du nord-ouest. Parlée par plus de cinq millions de personnes dans cette région, le hausa est la plus importante des langues africaines. Bien que la plupart des Hausa vivent au Nigeria, il existe dans d'autres pays d'Afrique Occidentale, tels que le Niger, des populations considérables parlant cette langue. Si l'activité des Hausa s'étend à de très nombreux métiers ainsi qu'au commerce local ou à longue distance, leur économie reste au premier chef agricole. Les Hausa sont d'habiles cultivateurs et fiers de l'être. La culture est principalement 'louvrage des hommes, qui labourent avec une charrue à main. Les cultures vivrières de base sont le maïs de Guinée et le millet; les cultures de rapport, le coton, l'arachide et le tabac. La population est en grande majorité composée de musulmans pratiquants, et chacun des aspects dominants de la culture est influencé par l'islam. Encore que séparée du rituel islamique, une autre religion hausa coexiste avec la religion musulmane; c'est le "bori", culte très répandu de la possession des esprits, qui est principalement pratiqué pour la guérison des maladies ou pour le divertissement qu'il offre. 21 Carlos Moore, Fela Fela, Cette putain de vie, Paris, Editions Karthala et CM, 1982, 305 p. 22 Se référer à http://www.nationmaster.com/encyclopedia/Music-of-Nigeria#Hausa 9
Zaria est un des anciens royaumes du Nigeria septentrional qui furent constitués par les peuples de langue hausa. Il est préférable de désigner ceux-ci, du point de vue ethnique, sous le nom de Habe. Dans la première partie du 19 è siècle les Habe furent conquis par les Fulani (Fulbe ou Peul) qui devinrent les souverains mais furent, quant à la langue et à la culture, conquis par les Habe. Le centre du royaume Hausa de Zaria demeure la cité ceinte d'une haute muraille dans laquelle réside l'Emir et d'autres fonctionnaires et d'où ils exercent leur domination sur les villages et les hameaux des alentours. Cette ville possède un vaste marché. De très habiles artisans de tous genres, et d'autres travailleurs spécialisés, parmi lesquels des musiciens professionnels y vivent aussi. Les professions s'exercent ordinairement par héritage, de père en fils. Les Hausa ont une conscience très vive de leur rang, et leur profession aussi bien que leur origine ethnique sont déterminantes dans la définition de ce rang. Les musiciens professionnels sont considérés à l'égal des mendiants et leur rang est très bas. Paradoxalement, ils jouent pourtant un rôle considérable dans la vie des Hausa, admirés qu'ils sont souvent pour leur talent, certains d'entre eux devenant même fort riches. On estime que le travail d'un musicien résulte d'une vocation comparable à celle d'un forgeron, d'un tisserand ou d'un boucher. Le sentiment prévaut encore avec force qu'un homme doit hériter du métier de son père : le jeune homme qui en choisirait un autre pourrait encourir la réprobation publique. La musique pénètre intimement la vie sociale : son domaine s'étend des ingénieux chants féminins pour moudre le maïs à la fanfare des cors et des trompettes que sonnent les musiciens royaux de l'Émir. On peut mesurer la complexité de la société Hausa au degré de spécialisation des divers musiciens professionnels. Ils sont de genres assez variés, chacun ayant tendance à se faire une spécialité de la musique convenant à une certaine classe de mécènes. 5.2. Pour une typologie Nous proposons, dans le schéma ci-dessous, une typologie des différents ordres des artistes musicaux hausa. Les 8 types Commentaires jouant pour divers groupes professionnels, par exemple pour les bouchers pour les jours de 1. Musiciens affiliés marché, pour les forgerons, pour les chasseurs, pour les fermiers, etc… musiciens ordinaires de la cour attachés à l'Emir, 2. Musiciens attitrés aux chefs de districts ou à d'autres hauts fonctionnaires de l'aristocratie gouvernante. et célèbres qui, avec leur orchestre, chantent les louanges de personnes fortunées. Certains sont 3. Chanteurs reconnus indépendants, mais la plupart sont, nominalement tout au moins, musiciens de l'Emir de la région où ils vivent. jouant dans des réunions partisanes, soutenant tel 4. Musiciens politiques ou tel candidats, animant tel ou tel événement. jouant dans des banquets / bals / soirées de danse 5. Musiciens de divertissement à l’attention de la jeunesse. 10
dont le rôle principal consiste à amuser. Se 6. Musiciens de variétés produisent fréquemment sur les places de village ou dans de grandes réunions publiques. 7. Joueur de luth pour le culture bori. encore qu'il faille noter que la musique est jouée le 8. Musi ciens non professionnels plus souvent par des professionnels. 5.3. Première réflexion sur la typologie A la lecture de cette typologie, on ne peut s'empêcher d'opérer deux remarques. Premièrement, à observer le premier ordre des musiciens, ainsi que leurs activités, on s'aperçoit que les musiciens entretiennent des liens spécifiques et formels avec certaines professions particulières telles que forgeron, chasseurs, etc... Deuxièmement, on peut être étonner d'observer que la production musicale demeure proche du pouvoir: bien des chants prodiguent louanges et flatteries aux dominants politiques. Bref la musique des Hausa s'immisce là où les relations sociales se tissent et là où les relations de pouvoir émergent. Pour mieux mettre en évidence ce phénomène, nous consignerons cette typologie dans une matrice analytique. Producteurs Récepteurs Finalités Sens Emetteurs Musiciens Groupement Production musicale 1. professionnels professionnel (forgerons, Faire activer les ventes participant à l’économie affiliés bouchers ) marchande Musiciens Groupement politique Production musicale 2. professionnels (Emir, chefs de districts, Louange du pouvoir participant au politique attitrés hauts fonctionnaires) car légitimante du pouvoir Chanteurs Castes dominantes en 3. professionnels terme économique Eloge du pouvoir Divertissement avec orchestre Stimule la recherche de Production musicale Musiciens partisans. Participe aux participant à la 4. Partis politiques légitimation politique ainsi politiques rayonnements des événements qu’à la propagande idéologique Musiciens de Divertissement, Production musicale 5. Jeunesse / banquets sociabilité, ludique festive divertissement Musiciens de Production musicale 6. Réunion publique Amusement festive variété Production musicale Cutle bori, Islam, participant à la 7. Joueur de luth Fidèles religieux légitimation idéologique spiritualité du religieux ; divination, incantation. Nous remarquons que la musique hausa participe à tous les étants sociaux au point de se fondre dans la quotidienneté nigériane. De la musique festive à la musique spirituelle en passant par la musique "marchande", pour terminer par la musique "politique", nous devons admettre la polyfonctionnalité de ces productions culturelles. Intégrées à la trame même de la vie sociale, l'activité musicale des Hausa peut être catégorifiée en sept ordres, décrit dans le tableau suivant. Ordre et fonctions musicales 1. La musique récréative 2. La musique de cérémonie 11
3. La musique éducative 4. La musique pour affirmer et symboliser le rang social 5. La musique pour les règles et le contrôle de la société 6. Chansons de travail et de commerce 7. La musique dans la vie politique moderne Il n'est pas de mise ici de développer chaque fonctionnalité musicale. Nous privilégierons cependant certains aspects qui participent directement au politique. 5.4 Musique affirmative du rang social Lors de manifestations musicales de ce type, les artistes insistent sur la position, le rang, le titre, la lignée familiale dans des chants qui soutiennent et qui justifient les nobles et les riches. Moultes exemples peuvent être cité pour expliciter concrètement une musique participant à la légitimation de l'ordre dominant. Nous avons étudié une bande magnétique dont la première plage est un chant de louange pour l'Emir Zaria. Les réflexions qui suivent se rapportent à cet extrait. Nous sommes en présence d'une chanteuse professionnelle qu'on appelle une « Zabiya ». Aussi étrange que cela puisse paraître, la voix est féminine plusieurs écoutes sont nécessaires pour opérer un démêlage des voix qui s'enchevêtrent parfois. Cette femme chante les louanges de l'Emir de Zaria. Par ses propos elle abonde dans le sens des agissements de l'Emir. Elle n'utilise donc pas la chanson pour véhiculer des reproches critiques. Au contraire, elle se soumet au bon vouloir décisionnel de l'Emir en exécutant un chant légitimateur du pouvoir. Nous illustrerons l'utilisation de la musique pour symboliser le sens social et pour affirmer le pouvoir en place par un second exemple. Il s'agit d'un chant de louange en l'honneur de quelques-uns des Yan Tauri de Zaria. Les Yan Tauri formaient l'infanterie dans les guerres anciennes. La légende disait de ces hommes qu'ils étaient durs, cyniques, invulnérables à toutes les attaques, au couteau, au sabre, au rasoir, au bâton à cause de leur connaissance secrète d'une puissante magie. Ils apparaissaient au cours des grandes fêtes amulettes où ils remettaient des turbans aux grands personnages officiels. En ces occasions, ils apparaissaient en public, mais jusqu'à la ceinture, portant des tabliers de cuir sur lesquels leurs toutes puissantes annuelles sont étalées. Ils défilent en musique en brandissant toutes sortes d'armes tranchantes et sont accompagnées par les tambours de leurs camarades. Quelques-uns sont habillés d'uniformes particuliers, verts et blancs. Ils se donnent le titre de gardes nationaux et leur devoir particulier est de protéger les importants personnages officiels du gouvernement du Nord. C'est pourquoi, on les voit souvent aux réceptions des partis politiques. Ces chants d'honneur guerriers s'immiscent donc également dans la politique par leur vocation première: en insistant sur le prestige des Yan Tauri, cette production culturelle abonde dans le sens du pouvoir et participe au même pouvoir en accroissant la puissance symbolique des dominants. Pour terminer, nous citerons encore un troisième exemple de conjugaison musique politique. Il s'agit des Tambours royaux de l'émir de Zaria. De tous les instruments de la musique Hausa, les tambours royaux de l'Emir de Zaria symbolisent le mieux ses hautes fonctions. De fait, lors des guerres du XIX siècle, les envahisseurs tentèrent de s'en emparer. Les "tambura"23 sont joués lorsqu'un nouvel émir entre en fonctions, et ne sont joués que pour l'Emir. Toutefois, lorsque deux très hauts fonctionnaires prennent le turban et reçoivent leurs titres d'Emir, les "tambura" sont traditionnellement portés jusqu'à leur maison où l'on joue pour une courte durée avec la permission de l'Emir. Les tambours sont conservés dans une grande maison ronde, proche des murailles du palais de l'Emir. C'est en ce lieu que, pendant chacun des mois qui suivent les deux importantes cérémonies annuelles, ils sont battus par des descendants des esclaves appartenant au souvenir. Comme il en est de la plupart des 23 Sur les "tambura", consulter http://www.nationmaster.com/encyclopedia/Tambura 12
instruments Hausa, les "tambura" ont toujours quelque chose à dire. Dans ce cas présent, il s'agit de paroles traditionnelles de louange associées aux fonctions de l'Emir et que les tambours tentent de figurer. En voici quelques unes. " Alhagi, fils du peuple de l'Est Tu es au-dessus de la pauvreté. Emir, la pauvreté ne peut t'atteindre. Le peuple fuit devant toi. Et c'est toi qui partage le butin" Participant au rite intronisateur du pouvoir nouveau, ces chants, par leurs contenus politiques, assurent à l'Emir nommé une "publicité culturelle", favorisant son capital symbolique. Ces productions musicales accordent à l'Emir le prestige de la distinction et lui assure une propagande bienvenue asseyant encore sa popularité tout en insistant sur sa toute puissance. 5.5. Musique pour les règles et le contrôle de la société Nous avons remarqué jusqu'ici que les chants véhiculaient souvent des éloges et des louanges. Il en est de même dans ce type de production musicale. En l'occurrence les qualités telles la générosité, la gentillesse trouvent une expression musicale au même titre que les défauts. Nous sommes donc dans un registre culturel particulier. En effet les critiques des valeurs indésirables se médiatisent par la musique (par exemple les railleries accumulées sur les avares). Ainsi existent des chansons moqueuses qui ont été instaurée dans les fêtes annuelles de danse. Il s'agit donc de production artistique ayant une fonction de contrôle social. Gardiennage de l'éthique, l'art musical ironise alors les transgressions des moeurs et des coutumes. Le chant enregistré sur la bande magnétique procède de ce principe. Il s'agit d'un chant de critique sociale accompagnée d'une danse appelée "ravan gane"24 exécutée par les jeunes gens le troisième mois du calendrier musulman. Ce chant est un mécanisme de contrôle social, car il permet au chanteur d'insulter d'une manière ordinairement inadmissible tous ceux qui agissent mal dans la communauté. Le chanteur se plaint des femmes et des filles d'aujourd'hui les accusant d'être indécentes, avares, et éhontées. Il s'érige donc en moralisateur. En observant la réalité sociale qui les entoure et en la confrontant à leur connaissance des traditions composites de la culture nigériane, les compositeurs de ces chants critiques opèrent une analyse sociale dont le contenu est craint par les récepteurs. Leurs remarques, parfois humoristiques, relèvent donc d'une énonciation particulière du politique dans le sens où elles participent directement à l'organisation et au contrôle de la quotidienneté des acteurs sociaux nigérians. 5.6. Musique dans la vie politique moderne Nous abordons véritablement le coeur de la démonstration. Le lien « musique politique » est à nu. Nous l'avons jusqu'ici évoqué, abordé, mais jamais abordé frontalement, comme s’il nous échappait ; il apparaît maintenant clairement. En effet la musique nigériane, comme nous l'avons vu, tient une grande place dans les réunions publiques. Elle accompagne donc naturellement la vie politique en devenant une aide subtile pour faciliter la recherche de militants et de partisans. C'est ainsi que le NPC (Northern Peoples Congress; Hausa et Fulani) et le NEPU (Northern Elements Progressive Union) animent leurs discours électoraux en leur insufflant une dimension festive par l'omniprésence de chanteurs et de danseuses. Des musiciens professionnels et des amuseurs de toutes sortes sont engagés pour couvrir d'éloges les candidats et divertir les assistants avant les discours politiques. Les médias modernes s'emparent ensuite de ces prestations musico-politiques. Tout d'abord des artistes reconnus composent des chansons à la louange des chefs politiques. Les effets de ces cabales politiques sont ensuite amplifiés par des passages radiophoniques fréquents. Quant le premier 24 Gilbert Rouget nous rappelle que " la musique et la danse sont restées en Afrique si intimement liées que le plus souvent l'une et l'autre ne sont en réalité que deux aspects d'une seule et même activité." in Gilbert Rouget, "Musique d'Afrique Noire", p. 235 in Histoire de la musique, op cit. 13
Ministre de la région du Nord Sir Ahmadu Bello fut assassiné, de nombreuses chansons élogieuses furent composées pour rehausser son prestige. On rappelait ainsi sans cesse aux auditeurs qu'il était le descendant direct du fameux Shehu Usuman D'an Fodio, le conquérant et chef religieux Fulani. Le NEPU fut le premier parti à exploiter l'extrême popularité parmi les jeunes gens d'une danse nouvelle, le « rawan kashewa », exécutée par des ensembles de monocordes en organisant des danses dans les hôtels des centres urbains afin d'augmenter le nombre de ses partisans. Le NPC suivit bientôt le même chemin en mettant en place ses propres groupes de danseurs. Autour de la politique politicienne gravitent donc une foule d'éléments parmi lesquels nous privilégions la musique. Nous commençons à comprendre en quoi des manifestations culturelles peuvent également receler en elles une énonciation franche du politique. Après avoir opéré une synthèse nous continuerons l'analyse par une observation des Rukuba puis enfin de Fela Anikulapo Kuti. 5.7 Synthèse Nous avons tenté de montrer que la musique se conjuguait dans la quotidienneté du nord- nigérian. De la musique récréative à la musique cérémoniale nous pouvons la considérer comme une énonciation parfois particulière, parfois franche et directe, du politique. Yvo Supicic nous indique que "les fonctions sociales de la musique concernent non seulement une utilisation donnée de la musique dans un cadre social quelconque, mais encore les vues ou les raisons d'une telle utilisation, la signification sociale qu'une musique ou une oeuvre musicale peut revêtir pour un groupe social ou pour une société globale."25 Lorsque l'on parle d'utilisation d'une oeuvre musicale, il s'agit plutôt des façons dont la musique est associée à une situation particulière ou à une activité humaine (il s'agit donc du quoi et du comment). Lorsque l'on évoque la fonction, il s'agit en revanche des raisons d'une telle situation ou des fins auxquelles une musique ou une oeuvre musicale donnée sert dans une telle situation (il s'agit donc du pourquoi). L'utilisation et la fonction sociale de la musique supposent qu'une activité donnée (l'exécution musicale) soit intégrée à la totalité d'une situation précise ou à une autre activité dans un groupe social. Utiliser la musique veut dire l'insérer dans un tout plus vaste dont elle fait partie. Attribuer une fonction sociale à la musique signifie, d'autre part, la mettre dans un rapport précis avec une réalité sociale qui dépasse le seul fait musical en tant que tel et dont celui-ci peut faire partie. Il faut souligner ici l'importance de la notion et du fait d'événement musical qui est non seulement inséparable d'une totalité sociale plus large, mais qui implique toute une série de rapports et de médiation de nature sociale. L'événement musical à la fois s'insère dans l'événement social et en découle en partie. Pour autant sa nature musicale n'est pas compromise. Mais l'événement musical n'est pas un événement réduit au musical pur. Il implique des aspects sociaux. En effet, au moment où l'oeuvre musicale s'extériorise, où elle se réalise physiquement, lors de l'exécution, il se crée une relation effective, un contact entre elle et le récepteur, l'auditeur ou le public. Toute exécution musicale est en principe, un événement musical entouré et non plus isolé. Autour de lui se trouvent des individus ou des groupes d'individus en association réciproque plus ou moins forte et durable qui en sont influencés et qui l'influencent. Nous avons développé trois exemples de musique fonctionnelle. Nous nous permettons de les rappeler ici. 25 Yvo Supicic, "Les fonctions sociales de la musique" in Musique et société, Editions de l'Université de Bruxelles, Faculté de philosophie et lettre, art et archéologie, 1988, p. 173-182 14
Type Fonction Finalité et objet Musique pour affirmer et symboliser le rang social o Chant de louange pour l'Emir Ø louer et rendre des éloges à 1. Zaria l’endroit de la classe dominante o Chant de louange pour les Yantouri de Zaria éminemment o Tambours royaux politique Musique pour les règles et le Ø générer du contrôle social 2. contrôle de la société o chant critique Ø divertir, rendre festif les réunions politiques Musique dans la vie politique 3. moderne Ø rendre les partis politiques o NPC populaires o NPU Ø développer des activités de propagandisme Cette matrice nous permet de clarifier les polyfonctionnalités musicales des Hausa et nous amène à nuancer notre hypothèse. Certes, la musique nigériane analysée entretient des rapports étroits avec le politique. Elle participe directement au pouvoir en exerçant elle-même un contrôle social sur les agissements des individus vivant dans la cité. On ne peut s'empêcher de se référer à Aristote pour qui le fonctionnement de la cité était préoccupation politique constance. « Il est manifeste que la cité fait partie des choses naturelles et que l'homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité (..) est, soit un être dégradé, soit un être surhumain. »26 La communauté nigériane évolue dans l'oralité caractérisant les sociétés africaines. La musique, en s'inscrivant dans ce contexte, devient un médium privilégié constitutif à part entière de la quotidienneté des Hausa. Comme nous l'avons remarqué, la production musicale des Hausa peut intervenir directement dans le vécu de l'agent social en opérant des remarques franches et brutales sur les manières d'être. Dans ce cas, la musique devient éminemment politique: elle est un facteur modificateur du comportement individuel des acteurs. Dès lors, elle participe à la régulation de l'ordre social. En s'immiscant dans la conduite individuelle, la musique des Hausa s'affirme comme étant douée d'une puissance coercitive et impérative en vertu de laquelle elle s'impose à l'acteur social. Nous pouvons donc en déduire qu'elle soumet l'individu à une contrainte en l'obligeant au respect des codes " culturels ". La musique Hausa permet donc aux artistes de disposer d'un médium critique qui, sous le couvert de la "culture" permet une domination sociale: qui dit contrôle social dit liberté individuelle conditionnée par la crainte de se voir expulser du groupe. Le bannissement de la société reste une violence redoutable. Nous pourrions donc, en modifiant le libellé de Weber, affirmer « est politique un groupe d'artistes dominateurs dont les ordres sont exécutés sur un territoire donné par une organisation qui dispose de la menace et du recours à la violence. » 27 Toutes les coutumes sociales se fondent sur l'autorité de la société, mais certaines seulement en reçoivent une sanction. Ce terme désigne une réaction qu'une société ou que ses représentants manifeste à l'égard d'un mode comportemental qu'ils approuvent (sanctions positives) ou qu'ils désapprouvent (sanctions négatives). Il n'est pas possible de 26 Aristote, Les politiques, Editions GF Flammarion, 1990, p. 90. 27 Max Weber, Economie et Société, Paris, Editions Plon 1971, tome 1, p. 57 15
classer systématiquement les différents types de sanctions sans développer des recherches comparatives concernant les différents types de sociétés. En l'occurrence, nous parlerons de sanctions morales et de « sanctions satiriques ».28 L'énonciation du politique par l'oeuvre musicale des Hausa se révèle donc confirmée. Il ne faut cependant pas céder à la tentation de généraliser cette conclusion. Comme nous l'avons vu, la production artistique peut se complaire dans la récréativité ou dans l'accompagnement simple des gestes quotidiens. Nous ne pouvons donc pas concevoir le politique comme inhérent à la culture musicale des Hausa. Les liens "musique et politique" sont subtils. Ils existent parfois comme nous l'avons montré. Il serait inique d'opérer une universalisation de ces conclusions à ce stade de la réflexion. 6. Pour une seconde analyse socio-politique de la musique nigériane du centre : le peuple rukuba Après avoir observé les fonctions socio-politiques de la musique Hausa, nous continuerons nos investigations en abordant le centre Nigeria. Nous chercherons en quoi chez les Rukuba, la musique peut se lier au politique. 6.1. Des Rukuba Les Rukuba habitent une contrée située approximativement au centre du Nigeria, dans I'Etat du Plateau. Bien que les recensements démographiques soient flous, les experts estiment cette population inférieure à 50.000 âmes. Il s'agit donc d'un groupe ethnique relativement petit à l'échelle de l'Afrique. Les Rukuba ont des frontières communes avec environs une douzaine d'ethnies et entretiennent des liens rituels avec plusieurs d'entre elles. Jean-Claude Müller caractérise la société rukuba en disant qu'elle est « une confédération polycéphale de chefferies idéalement exogènes, chefferies hiérarchisées entre elles selon plusieurs modes. Du fait de leurs petites tailles, je préfère les appeler chefferies des villages. »29 Dans sa recherche transparaissait parfois des indices qui nous permettent d'opérer un lien musique- politique. Nous nous sommes déplacés géographiquement et nous ne nous situons plus au Nigeria du Nord chez les Hausa. L'ethnie est différente, la musique aussi. Nous parlerons alors du tambour, car cet instrument est une « métonymie du chef et plus particulièrement de sa voix »30 . Un des objets les plus importants symbolisant la chefferie est le tambour sacré du village. L'expression « avoir un tambour » signifie, pour les Rukuba, avoir un chef. Que le tambour soit symbolisation du pouvoir dans nombre de royaumes et de chefferies africaines n'est qu'une constatation banale. La vraie question est de savoir pourquoi les populations choisissent cet instrument plutôt qu'un autre comme symbole de la chefferie ou de la royauté. Car il en est des plus bruyants ou sonores qui portent plus loin ; les troupes en corne étaient un exemple. Müller montre que le choix du tambour comme symbole cheftal en Afrique est directement conditionné par cette logique du sensible qui fait de cet instrument aux sons des peaux contrastés qu'on peut en tirer, le plus parfait homologue musical du chef ou du roi divin. Chez les Rukuba, le chef est investi d'un pouvoir sans commune mesure. « La sacralité de la chefferie Rukuba prévient les famines, les sécheresses, les épidémies, les invasions de 28 A.R. Radcliffe-Brown, Structure et fonction dans la société primitive, Editions de Minuit, 1968, p. 293 29 Jean-Claude Müller, Le roi bouc émissaire, Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria Central, 1980, Editions Serge Fleury, 1980, Québec, p. 17 30 Jean-Claude Müller, Le roi bouc émissaire, op cit, p. 87 16
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