Fela Anikulapo Kuti, les Hausa et les Rukuba - Musique et politique en Afrique

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Fela Anikulapo Kuti, les Hausa et les Rukuba - Musique et politique en Afrique
Musique et politique en Afrique

Fela Anikulapo Kuti,
les Hausa et les Rukuba
Le culturel musical nigérian: une énonciation particulière du
politique africain.

Recherche rédigée par Stéphane Haefliger sous la direction du Prof.
Jean-François Bayart et du Dr Kasongo N'Ghoy, Institut des Sciences
politiques, Université de Lausanne, octobre 1989.

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Fela Anikulapo Kuti, les Hausa et les Rukuba - Musique et politique en Afrique
Sommaire

1. Introduction et périmètre de l'étude                                            p.   4
2. Pour une lecture culturelle du politique en Afrique                             p.   6
3. Hypothèses de travail                                                           p.   8
4. Commentaires                                                                    p.   8
5. Première analyse sociopolitique de la musique nigériane du nord:
   les Hausa                                                                       p. 9
                5.1. Les Hausa et leur contexte social                             p. 9
                5.2. Pour une typologie                                            p. 10
                5.3. Pour une première réflexion                                   p. 11
                5.4. Musique affirmative du rang social                            p. 12
                5.5. Musique, contrôle de la société                               p. 13
                5.6. Musique dans la vie politique moderne                         p. 13
                5.7. Synthèse                                                      p. 14
6. Seconde analyse sociopolitique de la musique nigériane du centre:
   les Rukuba                                                                      p. 16
7. Troisième analyse sociopolitique de la musique nigériane du sud-ouest:
   Fela Anikulapo Kuti                                                             p. 18
                7.1. Fela, un prisme privilégié du couple "musique et politique"   p. 18
                7.2. Sa trajectoire d'homme politique et de musicien               p. 19
                7.3. Fela et le contenu politique de son œuvre                     p. 20
                7.4. Fela et son message                                           p. 24
                                  7.4.1 Beasts of no nation
                                  7.4.2 Commentaires
                                  7.4.3 Cross examination
                                  7.4.4 ITT, international thief thief
                                  7.4.5 Army arrangment
                7.5. Fela, l'homme multimédia                                      p. 27
                7.6. Synthèse                                                      p. 28
8. Conclusion                                                                      p. 29
                8.1. L'hypothèse et la méthode d'investigation                     p. 29
                8.2. Pour une analyse systémique                                   p. 30
                8.3. Résultats de l'analyse de la musique hausa                    p. 30
                8.4. Synthèse                                                      p. 30

9. Bibliographie                                                                   p. 34
                9.1. Sur Fela Anikulapo Kuti                                       p. 34
                9.2. Sur le politique                                              p. 34
                9.3. Sur l'Afrique                                                 p. 34
                9.4. Sur la musique                                                p. 34

Coordonnées de l'auteur                                                            p. 35

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Fela Anikulapo Kuti, les Hausa et les Rukuba - Musique et politique en Afrique
Quelques indications sur le Nigeria1

Nom officiel:                    République Fédérale du Nigeria
Localisation:                    Entre latitude 40N-140N et longitude 30E-150E
Superficie:                      923,768 km carrés
Population:                      130 millions (estimation) 1999
Capitale:                        Abuja (qui a remplace Lagos depuis le 12 décembre 1993)
Langue:                          Anglais
Autres langues parlées:          plus de 250 langages locaux (Hausa, Lgbo, Yoruba,…).
Ressources:                      charbon, pierre à chaux, fil,, zinc, étain, fer, gaz naturel et
                                 pétrole
Principales rivières:            le Niger et le Benue
Frontières:                      borde à l’Ouest par la République du Benin longue de 773 km,
                                 à l’Est par le Cameroon avec 1690 km, au Nord par le Niger
                                 avec 1497 km et enfin au Nord Est via le Chaad disposant d’une
                                 côte longue de 853 km.
Economie:                        exportations pétrolières représentant 95% des revenus
                                 principaux du Nigeria avec le cacao et le caoutchouc
Nation colonisatrice:            Royaume-Uni
Religion:                        Christianisme, Islam et Religions africaines traditionnelles
Type de gouvernement:            gouvernement Démocratique (Système présidentiel)
Partis politiques:               30 partis politiques enregistrés et déclarés
Partis politiques majeurs:       Parti Democratique du Peuple (PDP); Parti de l’Ensemble du
                                 Peuple Nigerian (ANPP), l’Alliance pour la Démocratie (AD).

1 Source: http://www.africapavilion.org/country/nigeria/01_f.htm
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1. Introduction et périmètre de l'étude
Concevoir la production musicale nigériane comme un « révélateur social »2 et politique, voilà
le dessein que poursuivent ces modestes quelques lignes. Cependant la diversité des pratiques
culturelles africaines nous a obligé à cerner une problématique particulière.

                                               En nous concentrant sur le Nigeria (cf
                                               illustration), nous focaliserons nos réflexions sur
                                               un territoire restreint. Ainsi nous pourrons mieux
                                               appréhender les liens, parfois difficile à
                                               clairement établir, entre musique et politique.
                                               Cette manière d'opérer nous est d’ailleurs
                                               méthodologiquement quasi-imposée: la tâche qui
                                               consisterait à « écouter l'Afrique » dans sa
                                               multitude musicale nous renverrait à des
                                               considérations globalisantes, naïves et peu
                                               pertinentes.

                                               Si Gilbert Rouget considère que dans l'histoire
                                               universelle « la place de la musique africaine
                                               reste dérisoire »3 nous pensons, au contraire,
                                               qu'elle est d'une actualité flagrante. Certes, trente
                                               ans séparent la réflexion de Rouget de la
production musicale contemporaine africaine. Si l'Européen ne connaissait pas (ou peu) les
musiciens africains, c'est que leur diffusion ne dépassait pas les frontières, mêmes des Etats
qui les abritaient.

Aujourd'hui, le système médiatique propulse au niveau
planétaire certaines productions: Manu Dibango (Cameroun,
cf illustration de droite), Alpha Blondy (Côte d'Ivoire, cf
illustration ci-dessous), Touré Kunda, Youssou n'Dour, Ismaël
lô (Sénégal).

                            Ne croyons cependant pas
                            connaître ces musiciens: ils ne
                            sont véhiculés que par les médias
                            qui les dénaturent tout en leur
                            proposant le succès commercial.
                            Ne croyons pas non plus connaître la musique africaine en les
                            considérant comme un prisme au travers duquel l'on
                            appréhenderait la culture musicale d'Afrique. Chacun sait que Paris
                            est le tremplin artistique européen pour les musiciens d'Afrique
                            francophone. Les frères Touré Kunda, Mory Kante ou Salif Keita
(....) ont tous passé dans le bureau de Mamadou Kanté, l'un des personnages clé de cette
filière.

De 1968 à 1978, Mamadou militait dans les organisations syndicales et d'extrême gauche. Il
milite toujours. Désormais, il soutient la « culture noire ». Il n'organise plus de meetings, mais
des concerts, dont la méga-fête africaine qui est organisée chaque année. "Africafête" 4 ,
association créée par le Malien, s'occupe de tout, du management général (look, relation avec
la presse) à l'organisation de tournée.

2 In Georges Balandier, Sens et puissance, Editions PUF, Collection Quadrige, 1971, p. 73
3 Gilbert Rouget, "La Musique d’Afrique Noire" in Histoire de la musique, Tome 1, Encyclopédie de la
Pléiade, 1983, p. 215
4 Se référer à http://www.africafete.com/index.htm
                                                                                               4
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Aujourd'hui, chaque maison de disques veut « son Africain », qu'autrefois, seuls de courageux
pionniers comme le Chant du Monde se risquaient à éditer5 . On s'aperçoit donc qu'une certaine
culture musicale africaine se vend en Europe. Nous refuserons de croire qu'elle est
représentative de la diversité culturelle du Contient noir. Ne nous méprenons pas, car il s'agit
bien de musicalité euro-africanisée. Nous rejoignons donc cette fois, les propos de Rouget :
« la place de la musique africaine reste dérisoire » dans l'histoire universelle, car aujourd'hui,
nous percevons par les médias les produits de l'industrie culturelle qui ont parfois pour objet
des semblants de culture africaine.

                                                  Fort de ces considérations, il restait à observer un
                                                  artiste « non perverti » par le système du show
                                                  business américano-européen. Nous nous
                                                  sommes alors souvenu d'un disparu des
                                                  disquaires en la personne de Fela Anikulapo Kuti
                                                  (cf illustration).

                                         Son originalité ainsi que son esthétisme musical
                                         nous a semblé être un biais fécond pour opérer
                                         une analyse socio-politique du Nigeria. Bien
                                         qu'oublié des médias, des journalistes lui ont à
                                         nouveau ouvert leurs colonnes pour l'anniversaire
                                         de son cinquantenaire. Ce musicien resurgit donc
                                         de l'ombre. Cette actualité médiatique a par
                                         ailleurs facilité la recherche des sources. Bien
                                         que l'analyse de la production musicale de Fela
                                         puisse nous éclairer sur les liens culture-politique,
                                         elle reste d'une portée limitée. Elle ne nous
renseigne que sur un aspect culturel et ne nous permet pas d'opérer une réflexion qui
embrasserait l'étendue du Nigeria.

Dès lors, pour "prétendre" à une analyse plus complète rendant compte des répertoires
culturels du politique nigérian, nous avons également examiné la musique des Hausa6 . De
plus, pour affiner nos investigations, nous avons cherché en quoi musique et politique
pouvaient coexister chez les Rukuba du Nigéria central. Cette triple démarche, hétéroclite au
premier abord, répond au souci de comprendre la complexité culturelle et politique du Nigeria,
en appréhendant des productions musicales situées géographiquement dans des régions
distinctes.

Ainsi Fela Anikulapo Kuti évolue à Lagos, c'est-à-dire dans le sud-ouest du Nigeria. Les
Rukuba, eux, occupent une contrée estimée à quelque 340 km2. Cet habitat forme aujourd'hui
un district administratif, le district Rukuba (Rukuba District), situé approximativement au centre
géographique du Nigeria. Quant à la musique des Hausa que nous analyserons, elle a été
enregistrée dans l'Emirat de Zaria, au Nigeria du Nord.

Les triples espaces géographiques (Fela, sud; Rukuba, centre; Hausa, nord) nous permettent
alors de concevoir les pratiques culturelles nigérianes en tenant compte des particularités
propres à cet Etat. Mais notre approche se voudra également diachronique: l'analyse de la
musique de Fela concerne la modernité culturelle nigériane, alors que la musique des Hausa
elle, nous éclairera sur les pratiques culturelles plus anciennes. Quant aux Rukuba, leur
répertoire musical précède encore de quelques décennies les rites musicaux des Hausa. Nous
couvrirons donc un siècle d'existence musicale nigériane que nous tenterons de décrypter pour
une analyse sociologique du culturel politique.

5 Se référer à http://www.afromix.org/html/musique/intro/africa_panorama.fr.html
6 http://www.humnet.ucla.edu/humnet/aflang/Hausa/hausa.html
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Qui                                Où                     Quand
1.             Fela Anikulapo Kuti                     Sud-Ouest                   1990
2.                   Hausa                               Nord                      1950
3.                   Rukuba                             Centre                     1900

2. Pour une lecture culturelle du politique en Afrique
Désireux d'évacuer des problèmes conceptuels fondamentaux au début de la recherche, nous
insisterons sur les dynamiques qui façonnent le continent africain. « ...l'histoire des sociétés
africaines est volontiers découpée selon une périodisation exogène dès lors que leur historicité
est censée se confondre avec celle du monde occidental dont elles sont devenues
dépendantes. Ce sont les seules étapes de ce processus de sujétion que l'on connaît
appropriées et qui confèrent aux événements leurs sens. La continuité des formations
historiques africaines dans la longue durée est de la sorte occultée, tandis que les épisodes de
la génération européenne acquérait un relief décisif. »7

Il n'est pas de mise ici d'expliciter le débat développementaliste-dépendantiste. Nous voulons
cependant considérer l'Afrique commun Etat résultant de dynamiques internes et de
dynamiques externes « ...le rapport à l'environnement extérieur était indissociable de la
production du politique. »8 «Cette conception empêche de poser les sociétés concernées en
nomades repliées sur elles-mêmes, conformément au vieux mythe de leur enclavement. Le
continent n'a lui-même cessé d'être perméable aux échanges avec le reste du monde.(..) » 9 .
Cette vision politique nous sensibilise aux dangers de la conception culturaliste défendant
l'existence d'une culture unique, propre à l'Afrique singulière. On sait que « la notion de tradition
a été largement inventée par la colonisation et par les groupes sociaux autochtones qui
entendaient tirer parti de sa domination. Des philosophes ont bien montré comment la mise en
dépendance du continent avait attribué à la "culture africaine" et aux "cultures ethniques" cette
unité factice en procédant à leur subordination, à leurs folklorisation et à leur réification ( ).
Dans les faits la tradition non seulement n'en était pas une mais encore n'était ni immobile ni
fermée. Les idées, dans ces sociétés sans écriture sont liées aux circonstances contextuelles
de leur énonciation, plus qu'à un programme abstrait de croyances, impossible à consigner
graphiquement; elles sont aussi sujettes à des variations constantes. Par ailleurs, les acteurs
sociaux contemporains chevauchent sans arrêt les secteurs arbitrairement conscrits de la
tradition et de la modernité. »10 Nous nous devons donc de penser le caractère pluriel de la
société africaine. Notre vision du politique nous
nourrira de cette conception. « L'idée d'une
"culture africaine" qui présiderait à une
organisation de la société et à une conception
du pouvoir spécifique s'en trouve aussitôt
ruinée, bien qu'elle figure en bonne place dans
le sottisier contemporain. »11

Nous ne pouvons nous empêcher de citer
Bertrand      Badie    qui,  rejoignant    les
considérations culturelles de M. Bayart (cf
illustration) remarque: « La signification du
politique varie profondément dans l'espace et
dans le temps, de même que sont différents les
rapports qui les lient aux autres catégories

7 Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 24
8 Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 39
9 Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 39
10 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 31
11 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 57
                                                                                                6
Fela Anikulapo Kuti, les Hausa et les Rukuba - Musique et politique en Afrique
fondamentales de l'action sociale. Bien des débats seraient vains, bien des malentendus
seraient levés quant à la question classique de la définition du politique si le chercheur prenait
déjà en compte l'effet fractionnant de la pluralité des cultures sur la construction même de
l'objet politique. »12 Nous nous apercevons alors de la richesse piégeuse du concept de culture.
Cependant, sa polysémie en fit une notion "fourre-tout" prête à signifier mentalité, caractère
national, âme des peuples, etc 13 .

                    Badie (cf illustration) dénonce la faille qui consiste à postuler l'existence
                    d'une culture politique sectorisée, autonome, juxtaposable aux dires mêmes
                    d'Almond et de Verba, à une culture économique ou à une culture
                    religieuse, culture propre permettant d'isoler les orientations spécifiquement
                    politiques des individus. Se référant au Tiers Monde, il insiste
                    particulièrement sur la « recomposition qui accompagne cette importation
                    de modèles culturels réalisée par les élites politiques en place. »14 Nous
                    sommes bien au coeur du problème. « Pour comprendre la revanche
                    croissante des sociétés sur le pouvoir et l'Etat, en Afrique ou en Asie, il
convient de dépasser les analyses binaires classiques (..) et de raisonner en terme
d'énonciation du politique. »15

J.-F. Bayart, pour mieux cerner le concept d'énonciation, cite Bakhtine « Aucun énoncé, en
général, ne peut être attribué au seul locuteur: Il est le produit de l'interaction des interlocuteurs,
et plus largement, le produit de toute cette situation sociale complexe dans laquelle il a surgi. »
Nous pourrions citer également Paul Valéry qui nous propose de considérer le concept de
signification. « Il n y a pas de vrai sens d'un texte. Pas d'autorité de l'auteur. Quoi qu'il ait voulu
dire, il a écrit ce qu'il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut
se servir à sa guise et selon ses moyens ; il n'est pas sûr que son constructeur en use mieux
qu'un autre. » Enonciation, signification. Ces considérations linguistiques s'appliquent
également au politique : « il en est de même des systèmes politiques qui ne valent que par leur
actualisation hétérogène d'un acteur à l'autre, et d'un contexte à l'autre. »16 Encore: «
L'incomplétude et l'ambivalence des structures et des systèmes politiques se comprennent
mieux de la sorte : un appareil de contrôle et de domination n'est pas seulement ce que le
pouvoir en veut mais aussi ce que le peuple en fait, et bien des débats sur la "nature politique"
du parti unique, de l'armée, de l'islam, se clarifieraient si l'on en saisissait l'actualisation plurielle
au gré des acteurs et des contextes. »17

Nous comprenons mieux ainsi où situer les mouvements culturels africains dans l'analyse
politique: aux confins des traditions occidentales du politique et des traditions autochtones du
pouvoir, la musique est un vecteur puissant de problématiques politiques.

Au carrefour entre la dépendance et l'autonomie, la production musicale africaine
contemporaine puise dans les répertoires occidentaux des éléments qui participent à
l'autonomisation de cet emprunt. La danse Beni qui s'est répandue comme une traînée de
poudre au début du siècle à l'ensemble de l'Afrique orientale s'inspirait des habillements
militaires occidentaux. J.-F Bayart donne d'autres exemples de réappropriations culturelles
occidentales par l'Afrique. « De façon plus ouvertement contestataire, les élèves kenyans d'une
école technique de Kabete ne répugnèrent pas, en 1929, à reprendre un chant swahili, le
Mselego, et à lui adjoindre des éléments de fox-trot pour protester contre la condamnation de
l'excision par les missions. Une vingtaine d'années plus tard, les sympathisants du Mau Mau

12 Bertrand Badie, Culture et politique, Editions Economica, 1986, p. 147
13 Bertrand Badie, Culture et politique, Editions Economica, 1986, p. 9
14 Bertrand Badie, Culture et politique, Editions Economica, 1986, p. 49
15 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 354
16 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 354
17 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 355
                                                                                                     7
Fela Anikulapo Kuti, les Hausa et les Rukuba - Musique et politique en Afrique
mettaient en musique, sur les mélodies d'hymnes chrétiens, les principaux thèmes revendicatifs
de l'insurrection, poussant l'impudence jusqu'à pirater le sacro-saint God save the Queen .»

Cependant, ces réappropriations culturelles ne doivent pas être comprises comme des indices
de domination par l'occupant. Ces mixages aboutirent à de réelles créations innovatrices : la
fusion des rythmes akan et d'harmonies européennes au sein du Highlife ghanéen, en tant que
réponse créative au monde moderne, montrait dès les années 20, que l'on était en présence de
vraies innovations culturelles, comparables sur ce point au jazz, au tango ou au rebetiko.18

C'est une manifestation culturelle de ce type que nous étudierons dans cette recherche. En
effet, par l'examen de la production artistique de Fela A. Kuti, nous approcherons les
mouvements musicaux nommés highlife, jazz et afrobeat.

Ces esthétismes musicaux, issus d'une rencontre entre le répertoire occidental et leur
réappropriation par des acteurs sociaux africains, démontrent à quel point on ne peut
« emprisonner l'Afrique dans un tête à tête avec une tradition mythique »19 Notre travail
consistera à opérer une analyse socio-politique de ces productions musicales à la fois hybrides
et à la fois nouvelles. Nous inclurons dans la démarche, pour compléter une analyse somme
toute restreinte des considérations sur la musique des Hausa et des Rukuba du Nigeria central.

3. Hypothèses de travail
Même si l'hybridation constitutive de la production artistique peut nous empêcher de cerner les
variables participant au renouvellement culturel africain, nous estimons pouvoir opérer une
lecture socio-politique des pratiques musicales nigérianes. Dès lors nous insisterons
sur l'énonciation du politique nigérian en analysant les significations des chansons
rituelles hausa, puis nous décrypterons le répertoire culturel politique en observant le
rôle du tambour chez les Rukuba. Nous compléterons nos réflexions par une approche
de l'esthétisme musical de Fela Anikulapo Kuti. Cette triple analyse nous permettra de
mieux comprendre la diversité les manifestations culturelles du politique nigérian. Cette
démarche ternaire obéit, comme précédemment explicité, à une logique spatio-temporelle. En
effet elle nous permettra de saisir des indices socio-politiques situés géographiquement dans
des régions différentes du Nigeria.

La musique hausa analysée est très répandue au nord du pays. Les Rukuba, eux, sont une
peuplade évoluant au centre Nigeria. Fela Anikulapo Kuti, quant à lui, rayonne à Lagos, au sud-
ouest du pays. En outre si le chanteur contestataire représente la "modernité", la musique
hausa se réfère à une époque un peu plus ancienne. De même les Rukuba se rattachent à des
rites issus d'un passé encore plus lointain.

La diversité culturelle africaine nécessite donc des biais d'analyses micrologiques qui
permettent à cette pluriculture de transparaître. Nous espérons que notre hypothèse et que les
champs culturels auxquels elle se confrontera permettra une réflexion féconde.

4. Commentaire de l'hypothèse
Notre conception du politique africain nous éloigne, tout en nous y rapprochant, du manifeste
culturel panafricain. En effet, de ce symposium nous retenons « il y a nécessité d'un retour au
source de nos valeurs non pas pour nous y enfermer, mais plutôt pour opérer un inventaire
critique afin d'éliminer les éléments devenus caducs et inhibiteurs, les éléments étrangers
aberrants et aliénateurs introduits par le colonialisme, et retenir de cet inventaire les éléments
encore valables, les actualiser et les enrichir de tous les acquis des révolutions scientifiques,
techniques et sociales et les faire déboucher sur le moderne et l'universel. »20

18 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 51
19 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, Editions Fayard, 1989, p. 51
20 in Festival culturel panafricain, Alger, 1969, p. 5
                                                                                              8
Fela Anikulapo Kuti, les Hausa et les Rukuba - Musique et politique en Afrique
Nous abondons dans le sens de cette réflexion car nous considérons effectivement la
production culturelle comme résultante d'un métissage complexe par une interpénétration des
arts et par des rencontres intercivilisations. Nous nous élevons contre cette assertion car il est
utopique de désagréger une culture par une déshybridation dans le but de retrouver un culturel
pur, c'est-à-dire purement africain.

Après avoir précisé notre conception du politique et du culturel nous désirons indiquer les
difficultés qui ont entravé la rédaction de cette recherche. Nous fûmes tout d'abord étonné de
remarquer l'absence de la discographie de Fela Anikulapo Kuti chez les marchands spécialisés.
Seuls quelques grands géants du disque possédaient certains exemplaires, qui
malheureusement lors de leurs transferts en CD avaient perdu leurs transcriptions des paroles.
Certes la petitesse du livret CD ne permettait peut-être pas de libeller les textes des
compositions de Fela. II nous restait à s'adresser à la Radio Suisse Romande qui dans une
correspondance épistolaire, nous avoua qu'elle ne disposait d'aucun des disques de l'artiste
nigérian. Dernier recours : l'appel aux mélomanes. Par ce biais, nous pûmes "récolter" un
matériel basique sur lequel l'analyse pouvait porter. Outre la recherche discographique nous
dûmes nous rendre à l'évidence que la majorité des articles parus sur Fela demeuraient
introuvables. Malgré le système des prêts internationaux, il nous fût impossible de retrouver un
numéro de 1981 de la revue Rock et Folk. Toutes ces difficultés ont bien évidemment retardé le
travail dans son avancement. Le seul ouvrage disponible alors sur Fela nous obligea à nous
déplacer par deux fois à Neuchâtel pour tenter de le retrouver au musée d'Ethnographie,
égaré 21 . Enfin nous avons trouvé par hasard les références d'une émission télévisée consacrée
au Monde Noir et consignée à l'Institut de Science Politique de l'Université de Lausanne. Le
développement d'internet nous a cependant permis, lors de la révision du texte en 2005,
d'identifier des sources web et livresques complémentaires qui ont été intégrés dans la
bibliographie.

5. Pour une première analyse socio-politique de la musique nigériane du nord
5.1 Les Hausa et leur contexte social

                              Les genres de musique et les instruments musicaux des peuples
                              d'Afrique Occidentale de langue Hausa sont innombrables.22 Les
                              enregistrements analysés constituent un échantillonnage de la
                              musique rencontrée le plus souvent dans I'Emirat Hausa de Zaria
                              (Zazzau) en Nigeria du nord-ouest. Parlée par plus de cinq
                              millions de personnes dans cette région, le hausa est la plus
                              importante des langues africaines. Bien que la plupart des Hausa
                              vivent au Nigeria, il existe dans d'autres pays d'Afrique
                              Occidentale, tels que le Niger, des populations considérables
                              parlant cette langue. Si l'activité des Hausa s'étend à de très
                              nombreux métiers ainsi qu'au commerce local ou à longue
                              distance, leur économie reste au premier chef agricole. Les
                              Hausa sont d'habiles cultivateurs et fiers de l'être. La culture est
                              principalement 'louvrage des hommes, qui labourent avec une
                              charrue à main. Les cultures vivrières de base sont le maïs de
                              Guinée et le millet; les cultures de rapport, le coton, l'arachide et
                              le tabac. La population est en grande majorité composée de
musulmans pratiquants, et chacun des aspects dominants de la culture est influencé par l'islam.
Encore que séparée du rituel islamique, une autre religion hausa coexiste avec la religion
musulmane; c'est le "bori", culte très répandu de la possession des esprits, qui est
principalement pratiqué pour la guérison des maladies ou pour le divertissement qu'il offre.

21 Carlos Moore, Fela Fela, Cette putain de vie, Paris, Editions Karthala et CM, 1982, 305 p.
22 Se référer à http://www.nationmaster.com/encyclopedia/Music-of-Nigeria#Hausa
                                                                                                9
Fela Anikulapo Kuti, les Hausa et les Rukuba - Musique et politique en Afrique
Zaria est un des anciens royaumes du Nigeria septentrional qui furent constitués par les
peuples de langue hausa. Il est préférable de désigner ceux-ci, du point de vue ethnique, sous
le nom de Habe. Dans la première partie du 19 è siècle les Habe furent conquis par les Fulani
(Fulbe ou Peul) qui devinrent les souverains mais furent, quant à la langue et à la culture,
conquis par les Habe.

Le centre du royaume Hausa de Zaria
demeure la cité ceinte d'une haute
muraille dans laquelle réside l'Emir et
d'autres fonctionnaires et d'où ils exercent
leur domination sur les villages et les
hameaux des alentours. Cette ville
possède un vaste marché. De très habiles
artisans de tous genres, et d'autres
travailleurs spécialisés, parmi lesquels
des musiciens professionnels y vivent
aussi.     Les   professions      s'exercent
ordinairement par héritage, de père en
fils. Les Hausa ont une conscience très
vive de leur rang, et leur profession aussi
bien que leur origine ethnique sont déterminantes dans la définition de ce rang. Les musiciens
professionnels sont considérés à l'égal des mendiants et leur rang est très bas.

Paradoxalement, ils jouent pourtant un rôle considérable dans la vie des Hausa, admirés qu'ils
sont souvent pour leur talent, certains d'entre eux devenant même fort riches. On estime que le
travail d'un musicien résulte d'une vocation comparable à celle d'un forgeron, d'un tisserand ou
d'un boucher. Le sentiment prévaut encore avec force qu'un homme doit hériter du métier de
son père : le jeune homme qui en choisirait un autre pourrait encourir la réprobation publique.
La musique pénètre intimement la vie sociale : son domaine s'étend des ingénieux chants
féminins pour moudre le maïs à la fanfare des cors et des trompettes que sonnent les
musiciens royaux de l'Émir. On peut mesurer la complexité de la société Hausa au degré de
spécialisation des divers musiciens professionnels. Ils sont de genres assez variés, chacun
ayant tendance à se faire une spécialité de la musique convenant à une certaine classe de
mécènes.

5.2. Pour une typologie
Nous proposons, dans le schéma ci-dessous, une typologie des différents ordres des artistes
musicaux hausa.

                Les 8 types              Commentaires
                                         jouant pour divers groupes professionnels, par
                                         exemple pour les bouchers pour les jours de
1.          Musiciens affiliés
                                         marché, pour les forgerons, pour les chasseurs,
                                         pour les fermiers, etc…
                                         musiciens ordinaires de la cour attachés à l'Emir,
2.          Musiciens attitrés           aux chefs de districts ou à d'autres hauts
                                         fonctionnaires de l'aristocratie gouvernante.
                                         et célèbres qui, avec leur orchestre, chantent les
                                         louanges de personnes fortunées. Certains sont
3.         Chanteurs reconnus            indépendants, mais la plupart sont, nominalement
                                         tout au moins, musiciens de l'Emir de la région où
                                         ils vivent.
                                         jouant dans des réunions partisanes, soutenant tel
4.         Musiciens politiques
                                         ou tel candidats, animant tel ou tel événement.
                                         jouant dans des banquets / bals / soirées de danse
5.    Musiciens de divertissement
                                         à l’attention de la jeunesse.
                                                                                           10
dont le rôle principal consiste à amuser. Se
6.        Musiciens de variétés              produisent fréquemment sur les places de village
                                             ou dans de grandes réunions publiques.
7.            Joueur de luth                 pour le culture bori.
                                             encore qu'il faille noter que la musique est jouée le
8.    Musi ciens non professionnels
                                             plus souvent par des professionnels.

5.3. Première réflexion sur la typologie
A la lecture de cette typologie, on ne peut s'empêcher d'opérer deux remarques.

Premièrement, à observer le premier ordre des musiciens, ainsi que leurs activités, on
s'aperçoit que les musiciens entretiennent des liens spécifiques et formels avec certaines
professions particulières telles que forgeron, chasseurs, etc...

Deuxièmement, on peut être étonner d'observer que la production musicale demeure proche du
pouvoir: bien des chants prodiguent louanges et flatteries aux dominants politiques.

Bref la musique des Hausa s'immisce là où les relations sociales se tissent et là où les relations
de pouvoir émergent. Pour mieux mettre en évidence ce phénomène, nous consignerons cette
typologie dans une matrice analytique.

     Producteurs
                 Récepteurs                         Finalités                  Sens
      Emetteurs
     Musiciens         Groupement                                              Production musicale
1. professionnels      professionnel (forgerons, Faire activer les ventes      participant à l’économie
       affiliés        bouchers )                                              marchande
     Musiciens         Groupement politique                                    Production musicale
2. professionnels      (Emir, chefs de districts,   Louange du pouvoir         participant au politique
       attitrés        hauts fonctionnaires)                                   car légitimante du pouvoir
     Chanteurs
                       Castes dominantes en
3. professionnels      terme économique             Eloge du pouvoir           Divertissement
   avec orchestre
                                                    Stimule la recherche de    Production musicale
       Musiciens                                    partisans. Participe aux   participant à la
4.                     Partis politiques                                       légitimation politique ainsi
       politiques                                   rayonnements des
                                                    événements                 qu’à la propagande
                                                                               idéologique
    Musiciens de                                    Divertissement,            Production musicale
5.                Jeunesse / banquets               sociabilité, ludique       festive
   divertissement
    Musiciens de                                                               Production musicale
6.                Réunion publique                  Amusement                  festive
       variété
                                                                               Production musicale
                                                    Cutle bori, Islam,         participant à la
7.   Joueur de luth Fidèles religieux                                          légitimation idéologique
                                                    spiritualité
                                                                               du religieux ; divination,
                                                                               incantation.

Nous remarquons que la musique hausa participe à tous les étants sociaux au point de se
fondre dans la quotidienneté nigériane. De la musique festive à la musique spirituelle en
passant par la musique "marchande", pour terminer par la musique "politique", nous devons
admettre la polyfonctionnalité de ces productions culturelles. Intégrées à la trame même de la
vie sociale, l'activité musicale des Hausa peut être catégorifiée en sept ordres, décrit dans le
tableau suivant.

   Ordre et fonctions musicales
1. La musique récréative
2. La musique de cérémonie
                                                                                                       11
3.   La musique éducative
4.   La musique pour affirmer et symboliser le rang social
5.   La musique pour les règles et le contrôle de la société
6.   Chansons de travail et de commerce
7.   La musique dans la vie politique moderne

Il n'est pas de mise ici de développer chaque fonctionnalité musicale. Nous privilégierons
cependant certains aspects qui participent directement au politique.

5.4 Musique affirmative du rang social
Lors de manifestations musicales de ce type, les artistes insistent sur la position, le rang, le
titre, la lignée familiale dans des chants qui soutiennent et qui justifient les nobles et les riches.
Moultes exemples peuvent être cité pour expliciter concrètement une musique participant à la
légitimation de l'ordre dominant. Nous avons étudié une bande magnétique dont la première
plage est un chant de louange pour l'Emir Zaria. Les réflexions qui suivent se rapportent à cet
extrait. Nous sommes en présence d'une chanteuse professionnelle qu'on appelle une
« Zabiya ». Aussi étrange que cela puisse paraître, la voix est féminine plusieurs écoutes sont
nécessaires pour opérer un démêlage des voix qui s'enchevêtrent parfois. Cette femme chante
les louanges de l'Emir de Zaria. Par ses propos elle abonde dans le sens des agissements de
l'Emir. Elle n'utilise donc pas la chanson pour véhiculer des reproches critiques. Au contraire,
elle se soumet au bon vouloir décisionnel de l'Emir en exécutant un chant légitimateur du
pouvoir.

Nous illustrerons l'utilisation de la musique pour symboliser le sens social et pour affirmer le
pouvoir en place par un second exemple.

Il s'agit d'un chant de louange en l'honneur de quelques-uns des Yan Tauri de Zaria. Les Yan
Tauri formaient l'infanterie dans les guerres anciennes. La légende disait de ces hommes qu'ils
étaient durs, cyniques, invulnérables à toutes les attaques, au couteau, au sabre, au rasoir, au
bâton à cause de leur connaissance secrète d'une puissante magie. Ils apparaissaient au cours
des grandes fêtes amulettes où ils remettaient des turbans aux grands personnages officiels.
En ces occasions, ils apparaissaient en public, mais jusqu'à la ceinture, portant des tabliers de
cuir sur lesquels leurs toutes puissantes annuelles sont étalées. Ils défilent en musique en
brandissant toutes sortes d'armes tranchantes et sont accompagnées par les tambours de leurs
camarades. Quelques-uns sont habillés d'uniformes particuliers, verts et blancs. Ils se donnent
le titre de gardes nationaux et leur devoir particulier est de protéger les importants personnages
officiels du gouvernement du Nord. C'est pourquoi, on les voit souvent aux réceptions des partis
politiques. Ces chants d'honneur guerriers s'immiscent donc également dans la politique par
leur vocation première: en insistant sur le prestige des Yan Tauri, cette production culturelle
abonde dans le sens du pouvoir et participe au même pouvoir en accroissant la puissance
symbolique des dominants.

Pour terminer, nous citerons encore un troisième exemple de conjugaison musique politique. Il
s'agit des Tambours royaux de l'émir de Zaria. De tous les instruments de la musique Hausa,
les tambours royaux de l'Emir de Zaria symbolisent le mieux ses hautes fonctions. De fait, lors
des guerres du XIX siècle, les envahisseurs tentèrent de s'en emparer.

Les "tambura"23 sont joués lorsqu'un nouvel émir entre en fonctions, et ne sont joués que pour
l'Emir. Toutefois, lorsque deux très hauts fonctionnaires prennent le turban et reçoivent leurs
titres d'Emir, les "tambura" sont traditionnellement portés jusqu'à leur maison où l'on joue pour
une courte durée avec la permission de l'Emir. Les tambours sont conservés dans une grande
maison ronde, proche des murailles du palais de l'Emir. C'est en ce lieu que, pendant chacun
des mois qui suivent les deux importantes cérémonies annuelles, ils sont battus par des
descendants des esclaves appartenant au souvenir. Comme il en est de la plupart des

23 Sur les "tambura", consulter http://www.nationmaster.com/encyclopedia/Tambura
                                                                                                 12
instruments Hausa, les "tambura" ont toujours quelque chose à dire. Dans ce cas présent, il
s'agit de paroles traditionnelles de louange associées aux fonctions de l'Emir et que les
tambours tentent de figurer. En voici quelques unes.

               " Alhagi, fils du peuple de l'Est
               Tu es au-dessus de la pauvreté.
               Emir, la pauvreté ne peut t'atteindre.
               Le peuple fuit devant toi. Et c'est toi qui partage le butin"

Participant au rite intronisateur du pouvoir nouveau, ces chants, par leurs contenus politiques,
assurent à l'Emir nommé une "publicité culturelle", favorisant son capital symbolique. Ces
productions musicales accordent à l'Emir le prestige de la distinction et lui assure une
propagande bienvenue asseyant encore sa popularité tout en insistant sur sa toute puissance.

5.5. Musique pour les règles et le contrôle de la société
Nous avons remarqué jusqu'ici que les chants véhiculaient souvent des éloges et des louanges.
Il en est de même dans ce type de production musicale. En l'occurrence les qualités telles la
générosité, la gentillesse trouvent une expression musicale au même titre que les défauts.
Nous sommes donc dans un registre culturel particulier. En effet les critiques des valeurs
indésirables se médiatisent par la musique (par exemple les railleries accumulées sur les
avares). Ainsi existent des chansons moqueuses qui ont été instaurée dans les fêtes annuelles
de danse. Il s'agit donc de production artistique ayant une fonction de contrôle social.
Gardiennage de l'éthique, l'art musical ironise alors les transgressions des moeurs et des
coutumes. Le chant enregistré sur la bande magnétique procède de ce principe. Il s'agit d'un
chant de critique sociale accompagnée d'une danse appelée "ravan gane"24 exécutée par les
jeunes gens le troisième mois du calendrier musulman.

Ce chant est un mécanisme de contrôle social, car il permet au chanteur d'insulter d'une
manière ordinairement inadmissible tous ceux qui agissent mal dans la communauté. Le
chanteur se plaint des femmes et des filles d'aujourd'hui les accusant d'être indécentes, avares,
et éhontées. Il s'érige donc en moralisateur. En observant la réalité sociale qui les entoure et en
la confrontant à leur connaissance des traditions composites de la culture nigériane, les
compositeurs de ces chants critiques opèrent une analyse sociale dont le contenu est craint par
les récepteurs. Leurs remarques, parfois humoristiques, relèvent donc d'une énonciation
particulière du politique dans le sens où elles participent directement à l'organisation et au
contrôle de la quotidienneté des acteurs sociaux nigérians.

5.6. Musique dans la vie politique moderne
Nous abordons véritablement le coeur de la démonstration. Le lien « musique politique » est à
nu. Nous l'avons jusqu'ici évoqué, abordé, mais jamais abordé frontalement, comme s’il nous
échappait ; il apparaît maintenant clairement. En effet la musique nigériane, comme nous
l'avons vu, tient une grande place dans les réunions publiques. Elle accompagne donc
naturellement la vie politique en devenant une aide subtile pour faciliter la recherche de
militants et de partisans. C'est ainsi que le NPC (Northern Peoples Congress; Hausa et Fulani)
et le NEPU (Northern Elements Progressive Union) animent leurs discours électoraux en leur
insufflant une dimension festive par l'omniprésence de chanteurs et de danseuses.

Des musiciens professionnels et des amuseurs de toutes sortes sont engagés pour couvrir
d'éloges les candidats et divertir les assistants avant les discours politiques. Les médias
modernes s'emparent ensuite de ces prestations musico-politiques. Tout d'abord des artistes
reconnus composent des chansons à la louange des chefs politiques. Les effets de ces cabales
politiques sont ensuite amplifiés par des passages radiophoniques fréquents. Quant le premier

24 Gilbert Rouget nous rappelle que " la musique et la danse sont restées en Afrique si intimement liées
que le plus souvent l'une et l'autre ne sont en réalité que deux aspects d'une seule et même activité." in
Gilbert Rouget, "Musique d'Afrique Noire", p. 235 in Histoire de la musique, op cit.
                                                                                                     13
Ministre de la région du Nord Sir Ahmadu Bello fut assassiné, de nombreuses chansons
élogieuses furent composées pour rehausser son prestige. On rappelait ainsi sans cesse aux
auditeurs qu'il était le descendant direct du fameux Shehu Usuman D'an Fodio, le conquérant
et chef religieux Fulani.

Le NEPU fut le premier parti à exploiter l'extrême popularité parmi les jeunes gens d'une danse
nouvelle, le « rawan kashewa », exécutée par des ensembles de monocordes en organisant
des danses dans les hôtels des centres urbains afin d'augmenter le nombre de ses partisans.
Le NPC suivit bientôt le même chemin en mettant en place ses propres groupes de danseurs.

Autour de la politique politicienne gravitent donc une foule d'éléments parmi lesquels nous
privilégions la musique. Nous commençons à comprendre en quoi des manifestations
culturelles peuvent également receler en elles une énonciation franche du politique. Après avoir
opéré une synthèse nous continuerons l'analyse par une observation des Rukuba puis enfin de
Fela Anikulapo Kuti.

5.7 Synthèse
Nous avons tenté de montrer que la musique se conjuguait dans la quotidienneté du nord-
nigérian. De la musique récréative à la musique cérémoniale nous pouvons la considérer
comme une énonciation parfois particulière, parfois franche et directe, du politique.

Yvo Supicic nous indique que "les fonctions sociales de la musique concernent non seulement
une utilisation donnée de la musique dans un cadre social quelconque, mais encore les vues
ou les raisons d'une telle utilisation, la signification sociale qu'une musique ou une oeuvre
musicale peut revêtir pour un groupe social ou pour une société globale."25

Lorsque l'on parle d'utilisation d'une oeuvre musicale, il s'agit plutôt des façons dont la musique
est associée à une situation particulière ou à une activité humaine (il s'agit donc du quoi et du
comment). Lorsque l'on évoque la fonction, il s'agit en revanche des raisons d'une telle situation
ou des fins auxquelles une musique ou une oeuvre musicale donnée sert dans une telle
situation (il s'agit donc du pourquoi). L'utilisation et la fonction sociale de la musique supposent
qu'une activité donnée (l'exécution musicale) soit intégrée à la totalité d'une situation précise ou
à une autre activité dans un groupe social. Utiliser la musique veut dire l'insérer dans un tout
plus vaste dont elle fait partie. Attribuer une fonction sociale à la musique signifie, d'autre part,
la mettre dans un rapport précis avec une réalité sociale qui dépasse le seul fait musical en tant
que tel et dont celui-ci peut faire partie. Il faut souligner ici l'importance de la notion et du fait
d'événement musical qui est non seulement inséparable d'une totalité sociale plus large, mais
qui implique toute une série de rapports et de médiation de nature sociale. L'événement
musical à la fois s'insère dans l'événement social et en découle en partie. Pour autant sa nature
musicale n'est pas compromise. Mais l'événement musical n'est pas un événement réduit au
musical pur. Il implique des aspects sociaux. En effet, au moment où l'oeuvre musicale
s'extériorise, où elle se réalise physiquement, lors de l'exécution, il se crée une relation
effective, un contact entre elle et le récepteur, l'auditeur ou le public. Toute exécution musicale
est en principe, un événement musical entouré et non plus isolé. Autour de lui se trouvent des
individus ou des groupes d'individus en association réciproque plus ou moins forte et durable
qui en sont influencés et qui l'influencent. Nous avons développé trois exemples de musique
fonctionnelle. Nous nous permettons de les rappeler ici.

25 Yvo Supicic, "Les fonctions sociales de la musique" in Musique et société, Editions de l'Université de
Bruxelles, Faculté de philosophie et lettre, art et archéologie, 1988, p. 173-182
                                                                                                    14
Type                                   Fonction                                Finalité et objet
     Musique pour affirmer et
     symboliser le rang social
         o    Chant de louange pour l'Emir Ø    louer et rendre des éloges à
1.            Zaria                             l’endroit de la classe dominante
         o    Chant de louange pour les
              Yantouri de Zaria

                                                                                        éminemment
         o    Tambours royaux

                                                                                          politique
   Musique pour les règles et le Ø              générer du contrôle social
2. contrôle de la société
         o    chant critique

                                            Ø   divertir, rendre festif       les
                                                réunions politiques
   Musique dans la vie politique
3. moderne                       Ø              rendre les    partis   politiques
         o    NPC                               populaires
         o    NPU
                                            Ø   développer des activités de
                                                propagandisme

Cette matrice nous permet de clarifier les polyfonctionnalités musicales des Hausa et nous
amène à nuancer notre hypothèse.

Certes, la musique nigériane analysée entretient des rapports étroits avec le politique. Elle
participe directement au pouvoir en exerçant elle-même un contrôle social sur les agissements
des individus vivant dans la cité. On ne peut s'empêcher de se référer à Aristote pour qui le
fonctionnement de la cité était préoccupation politique constance. « Il est manifeste que la cité
fait partie des choses naturelles et que l'homme est par nature un animal politique, et que celui
qui est hors cité (..) est, soit un être dégradé, soit un être surhumain. »26 La communauté
nigériane évolue dans l'oralité caractérisant les sociétés africaines. La musique, en s'inscrivant
dans ce contexte, devient un médium privilégié constitutif à part entière de la quotidienneté des
Hausa.

Comme nous l'avons remarqué, la production musicale des Hausa peut intervenir directement
dans le vécu de l'agent social en opérant des remarques franches et brutales sur les manières
d'être. Dans ce cas, la musique devient éminemment politique: elle est un facteur modificateur
du comportement individuel des acteurs. Dès lors, elle participe à la régulation de l'ordre social.
En s'immiscant dans la conduite individuelle, la musique des Hausa s'affirme comme étant
douée d'une puissance coercitive et impérative en vertu de laquelle elle s'impose à l'acteur
social. Nous pouvons donc en déduire qu'elle soumet l'individu à une contrainte en l'obligeant
au respect des codes " culturels ". La musique Hausa permet donc aux artistes de disposer
d'un médium critique qui, sous le couvert de la "culture" permet une domination sociale: qui dit
contrôle social dit liberté individuelle conditionnée par la crainte de se voir expulser du groupe.
Le bannissement de la société reste une violence redoutable. Nous pourrions donc, en
modifiant le libellé de Weber, affirmer « est politique un groupe d'artistes dominateurs dont les
ordres sont exécutés sur un territoire donné par une organisation qui dispose de la menace et
du recours à la violence. » 27

Toutes les coutumes sociales se fondent sur l'autorité de la société, mais certaines seulement
en reçoivent une sanction. Ce terme désigne une réaction qu'une société ou que ses
représentants manifeste à l'égard d'un mode comportemental qu'ils approuvent
(sanctions positives) ou qu'ils désapprouvent (sanctions négatives). Il n'est pas possible de

26 Aristote, Les politiques, Editions GF Flammarion, 1990, p. 90.
27 Max Weber, Economie et Société, Paris, Editions Plon 1971, tome 1, p. 57
                                                                                                      15
classer systématiquement les différents types de sanctions sans développer des recherches
comparatives concernant les différents types de sociétés. En l'occurrence, nous parlerons de
sanctions morales et de « sanctions satiriques ».28

L'énonciation du politique par l'oeuvre musicale des Hausa se révèle donc confirmée. Il ne faut
cependant pas céder à la tentation de généraliser cette conclusion. Comme nous l'avons vu, la
production artistique peut se complaire dans la récréativité ou dans l'accompagnement simple
des gestes quotidiens. Nous ne pouvons donc pas concevoir le politique comme inhérent à la
culture musicale des Hausa. Les liens "musique et politique" sont subtils. Ils existent parfois
comme nous l'avons montré. Il serait inique d'opérer une universalisation de ces conclusions à
ce stade de la réflexion.

6. Pour une seconde analyse socio-politique de la musique nigériane du
centre : le peuple rukuba
Après avoir observé les fonctions socio-politiques de la musique Hausa, nous continuerons nos
investigations en abordant le centre Nigeria. Nous chercherons en quoi chez les Rukuba, la
musique peut se lier au politique.

6.1. Des Rukuba
Les Rukuba habitent une contrée située approximativement au centre du Nigeria, dans I'Etat du
Plateau. Bien que les recensements démographiques soient flous, les experts estiment cette
population inférieure à 50.000 âmes. Il s'agit donc d'un groupe ethnique relativement petit à
l'échelle de l'Afrique. Les Rukuba ont des frontières communes avec environs une douzaine
d'ethnies et entretiennent des liens rituels avec plusieurs d'entre elles.

                              Jean-Claude Müller caractérise la société rukuba en disant qu'elle
                              est « une confédération polycéphale de chefferies idéalement
                              exogènes, chefferies hiérarchisées entre elles selon plusieurs
                              modes. Du fait de leurs petites tailles, je préfère les appeler
                              chefferies des villages. »29 Dans sa recherche transparaissait
                              parfois des indices qui nous permettent d'opérer un lien musique-
                              politique. Nous nous sommes déplacés géographiquement et nous
                              ne nous situons plus au Nigeria du Nord chez les Hausa. L'ethnie
                              est différente, la musique aussi. Nous parlerons alors du tambour,
                              car cet instrument est une « métonymie du chef et plus
                              particulièrement de sa voix »30 . Un des objets les plus importants
                              symbolisant la chefferie est le tambour sacré du village.
                              L'expression « avoir un tambour » signifie, pour les Rukuba, avoir
                              un chef.

Que le tambour soit symbolisation du pouvoir dans nombre de royaumes et de chefferies
africaines n'est qu'une constatation banale. La vraie question est de savoir pourquoi les
populations choisissent cet instrument plutôt qu'un autre comme symbole de la chefferie ou de
la royauté. Car il en est des plus bruyants ou sonores qui portent plus loin ; les troupes en
corne étaient un exemple. Müller montre que le choix du tambour comme symbole cheftal en
Afrique est directement conditionné par cette logique du sensible qui fait de cet instrument aux
sons des peaux contrastés qu'on peut en tirer, le plus parfait homologue musical du chef ou du
roi divin.

Chez les Rukuba, le chef est investi d'un pouvoir sans commune mesure. « La sacralité de la
chefferie Rukuba prévient les famines, les sécheresses, les épidémies, les invasions de

28 A.R. Radcliffe-Brown, Structure et fonction dans la société primitive, Editions de Minuit, 1968, p. 293
29 Jean-Claude Müller, Le roi bouc émissaire, Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria Central, 1980,
Editions Serge Fleury, 1980, Québec, p. 17
30 Jean-Claude Müller, Le roi bouc émissaire, op cit, p. 87
                                                                                                     16
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