FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
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N°227 - Marguerite Duras, Michelle Porte • Lettres retrouvées > fév. 2022 FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste Sommaire Dossier Marguerite Duras et Michelle Porte « Lettres retrouvées et archives inédites » 02. Édito 03. Entretien avec Joëlle Pagès-Pindon 10. Lettres et extraits choisis - « Lettres retrouvées » 12. Michelle Porte, Marguerite Duras, correspondance et portrait croisé 14 Pierre Bergounioux, « Carnet de notes 2016-2020 » 16. Dernières parutions 18. Agenda Photo et conception graphique N. Jungerman
Édito Marguerite Duras et Michelle Porte « Lettres retrouvées et archives inédites » Nathalie Jungerman « La filmographie de Michelle Porte comme la bibliographie de Marguerite Duras témoignent du lien privilégié qui unissait la cinéaste et l’écrivaine. Michelle Porte a, en effet, consacré deux de ses films à Marguerite Duras, Les Lieux de Marguerite Duras (1976) et Savannah Bay, c’est toi (1984), avant d’adapter au cinéma en 2004 pour son premier long métrage le roman L’Après-midi de Monsieur Andesmas. Et dans le très étroit corpus des ouvrages de Marguerite Duras écrits en collaboration, on trouve aux Éditions de Minuit le livre Les Lieux de Marguerite Duras, publié en 1978 sous la double signature de Marguerite Duras et de Michelle Porte, et Le Camion, suivi de Entretien avec Michelle Porte (Minuit, 1977). » Ainsi commence la préface du recueil qui paraîtra en mars prochain chez Gallimard avec le soutien de la Fondation La Poste, publié, lui aussi, « sous la double signature » : Marguerite Duras, Michelle Porte, Lettres retrouvées 1969-1989. L’ouvrage est constitué de seize lettres (dont une carte postale) de l’écrivaine et de deux de la cinéaste, d’archives inédites, de photographies et de souvenirs de Michelle Porte recueillis par Joëlle Pagès-Pindon qui a préfacé et annoté l’édition. La construction du livre semble poursuivre le dialogue entre les deux femmes dont les relations d’amitié et de travail ont duré trente années et se sont traduites par des œuvres en commun. Une troisième femme, la sculptrice Marie-Pierre Thiébaut, compagne de Michelle Porte, à qui Marguerite Duras s’adresse également, est au cœur des échanges. Sans oublier Joëlle Pagès-Pindon, ancien professeur de Chaire supérieure, chercheuse et Vice-présidente de L’Association Marguerite Duras, qui connaît Michelle Porte depuis plus de vingt ans et prolonge le dialogue, suscitant les commentaires de chaque lettre. Joëlle Pagès-Pindon, que nous avions déjà interviewée en 2014 à l’occasion du Centenaire de l’écrivaine, est l’auteur, notamment, de Marguerite Duras, L’écriture illimitée, la coéditrice des volumes III et IV des Œuvres complètes de Marguerite Duras en Pléiade et l’éditrice de Marguerite Duras, Le Livre dit. Entretiens de Duras filme. Photo de couverture : Marguerite Duras et Michelle Porte sur le tournage de Véra Baxter, 1976 (coll. Michelle Porte) 02
N°227- Marguerite Duras, Michelle Porte • Lettres > fév. 2022 Entretien avec Joëlle Pagès-Pindon Propos recueillis par Nathalie Jungerman Marguerite Duras et Michelle choix de vie et ne doit rien concéder Porte : trente années d’échanges aux conventions ordinaires. Peut- (1966-1996), de collaborations être aussi la formation scientifique (livres, films), de rencontres, de de Michelle Porte était-elle une sé- dialogues, de lettres (1969-1989), duction aux yeux de Duras qui, dans d’appels téléphoniques. Rappelez- Les Lieux de Marguerite Duras, pour nous dans quelles circonstances parler de son père disparu quand elle elles se sont rencontrées et com- avait sept ans, donnera cette seule ment un lien à la fois amical et ar- indication : « Il a fait un livre de ma- tistique a pris forme et a été en- thématiques sur les fonctions expo- tretenu au fil des années ? nentielles, que j’ai perdu ». Par la suite, Michelle Porte sera aux Joëlle Pagès-Pindon Photo DR Joëlle Pagès-Pindon Entre Michelle côtés de Marguerite Duras dans Porte et Marguerite Duras, dès leur une collaboration qui se matéria- Joëlle Pagès-Pindon est agrégée rencontre en 1966, la collaboration lise sous différentes formes : elle de Lettres classiques, ancien artistique et la relation amicale se- est assistante pour la préparation professeur de Chaire supérieure à Paris, Vice-présidente de ront indissociables. Michelle Porte à ou le tournage de plusieurs de ses L’Association Marguerite Duras et cette époque, après avoir entrepris films (Détruire, dit-elle, India Song, chercheuse associée du laboratoire et abandonné des études de ma- Baxter, Véra Baxter) ; elle dialogue THALIM-Sorbonne Nouvelle-CNRS (UMR 7172). Ses travaux portent sur thématiques puis de médecine, est avec elle à propos du Camion – un la genèse de l’imaginaire durassien assurée de sa vocation de cinéaste. entretien que Duras fait publier aux à travers ce que l’écrivain nomme Admirative de l’œuvre littéraire de Éditions de Minuit en 1977, à la suite « le réel vécu comme un mythe ». Auteur d’un essai sur Marguerite Duras, qu’elle a lue très tôt, et ayant du texte du film. Mais c’est en réali- Duras. L’écriture illimitée (Ellipses, appris que la romancière va réaliser sant son film Les Lieux de Marguerite 2012), elle est coéditrice des tomes son premier film, La Musica, elle fait Duras, en 1976, devenu livre publié 3 et 4 des Œuvres complètes de Marguerite Duras (Gilles Philippe la démarche de la solliciter pour se aux Éditions de Minuit en 1978, que dir., Gallimard, Bibliothèque de faire engager ; mais l’équipe techni- Michelle Porte manifeste le plus clai- la Pléiade, 2014) et a publié des entretiens inédits de Marguerite que étant déjà constituée, Duras lui rement sa proximité intellectuelle, Duras, Le Livre dit. Entretiens de propose d’être à ses côtés durant le artistique et amicale avec l’écrivaine Duras filme (Joëlle Pagès-Pindon tournage sans statut officiel et elle – une approche de l’œuvre qui in- éd., Gallimard « Les Cahiers de la NRF », 2014). Elle a codirigé lui offre même de loger dans son ap- fluencera de façon durable la créa- avec Mary Noonan un recueil sur partement des Roches Noires à Trou- tion durassienne. La décennie qua- le théâtre de Duras Marguerite ville. Il me semble que les circons- tre-vingts est ensuite marquée par Duras. Un théâtre de voix/A Theatre of Voices (Mary Noonan tances de cette rencontre et le rôle la réalisation de Savannah Bay, c’est et Joëlle Pagès-Pindon dir., Leyde, tenu par Michelle Porte auprès de toi, dans laquelle Michelle Porte filme Brill, 2018). Conseiller scientifique Duras au cours de ce tournage sont Marguerite Duras qui met en scène de Paris Bibliothèques pour les manifestations du Centenaire emblématiques des liens qui uniront elle-même sa pièce Savannah bay Duras, elle a été commissaire de les deux femmes durant trente an- au Théâtre du Rond-Point, avec les l’exposition de photographies « Lieux nées – une longévité à souligner, comédiennes Madeleine Renaud et de Marguerite Duras. De l’Indochine à la rue Saint-Benoît » (Médiathèque car on sait qu’en raison du carac- Bulle Ogier. Une des Lettres retrou- Marguerite Duras 75020). Au cours tère exclusif de l’écrivaine, bien des vées, adressée au directeur de l’INA, de l’année 2014, elle a participé amitiés au cours de sa vie ont été montre combien Marguerite Duras à de nombreux colloques ou manifestations culturelles sur Duras à éclipses... Si la sympathie entre avait une confiance absolue dans en France (Amphithéâtre Guizot elles deux a été immédiate, si leurs le travail de Michelle Porte, à l’ex- de la Sorbonne, Théâtre Artistic personnalités se sont d’emblée ac- clusion de tout autre cinéaste, pour Athévains, Centre National du Théâtre, BPI de Beaubourg à Paris, cordées, c’est sans doute parce que l’accompagner au cours de ces trois Centre culturel de Cerisy-la-Salle, Duras avait perçu chez Michelle Porte semaines de répétitions. Le film, qui Château de Duras, Musée Montebello à Trouville, Palais ducal à Nevers) et la même exigence que celle qui l’ani- fait assister le spectateur à une véri- à l’étranger (Universités et centres mait : la création, qu’elle soit litté- table leçon de théâtre, est un docu- culturels de Bellinzona, Ottawa, raire ou filmique, est une expérience ment exceptionnel, comme on peut Madrid, Cork, Lausanne, Shangai, Nankin, Tokyo, Kyoto). existentielle, qui détermine tous les le constater en lisant les entretiens 03
N°227- Marguerite Duras, Michelle Porte • Lettres > fév. 2022 qui se sont déroulés à cette occasion images qui proviennent de ses créa- et que nous avons transcrits dans tions textuelles ou cinématographi- l’ouvrage que nous publions, ajou- ques évoquées en extraits (Nathalie tant au dialogue du film les passages Granger, La Femme du Gange, In- inédits que la réalisatrice n’avait pas dia Song). Ainsi plusieurs plans des repris au montage. Lieux se répondent en une sorte de diptyque : on voit par exemple, fil- « ... l’influence ne s’est pas exer- mées de dos devant une fenêtre de cée dans un seul sens, mais fut ré- la maison de Neauphle, tour à tour ciproque », peut-on lire dans votre Marguerite Duras et la comédienne préface. Que Marguerite Duras ait Lucia Bose, qui interprète la mère inspiré et influencé Michelle Porte, de Nathalie Granger dans le film du nous le savons aujourd’hui. Mais, même nom. Il ressort de cette pré- à la lecture des lettres, nous pre- sentation que Marguerite Duras fait nons conscience que l’inverse est corps, au sens littéral du mot, avec Marguerite Duras, Michelle Porte aussi vrai. Qu’est-ce que Michelle sa création et que sa présence phy- Lettres retrouvées (1969-1989) Édition de Joëlle Pagès-Pindon Porte a apporté à Marguerite sique, corporelle et vocale, est partie Éditions Gallimard Duras, que lui a-t-elle permis de intégrante de son œuvre. C’est donc (Hors série littérature) mars 2022 découvrir de son travail, de son Michelle Porte qui sera à l’origine de univers créatif ? cette prise de conscience qu’en aura Ouvrage publié avec le soutien de alors Duras et qui influencera l’orien- JPP. La décision de Michelle Porte de tation de son œuvre à venir. Comme faire un portrait cinématographique me l’a confié Michelle Porte, en re- de Marguerite Duras à travers ses gardant les rushes des Lieux, l’écri- lieux (Les Lieux de Marguerite Duras, vaine s’est écriée qu’elle ne se savait 1976) repose sur une intuition fon- pas si bonne comédienne ! damentale qui deviendra par la suite Elle en tirera la conclusion une évidence pour l’écrivaine comme suivante : « [...] j’ai l’im- pour ses lecteurs : la dimension ma- pression qu’il n’y a plus de tricielle des lieux dans la création du- hiatus entre ce que je fais rassienne – qu’ils représentent l’es- et ce que je suis. Il n’y a pace réel des demeures où elle vit ou plus de différence entre ce l’espace dans lequel elle fait évoluer que je montre et ce que je les personnages de ses fictions. Car dis. On va vers un temps sa maison de Neauphle-le-Château où il n’y aura plus de dif- et son appartement de la Résiden- férence entre l’être et le ce des Roches Noires à Trouville, où paraître. C’est pourquoi l’écrivaine est filmée et interviewée, les émissions de télévision sont bien plus que des habitations, où je parlais de ma mai- bien plus qu’un décor ; ils ont pour son, par exemple, ont eu fonction de témoigner d’une double le même effet qu’un film. osmose : osmose entre le réel et Cela me fait une drôle l’imaginaire – « Toutes les femmes d’impression [2] ». de mes livres ont habité cette mai- Ce constat d’une osmose son » dira Duras ; et osmose entre entre sa personne et son l’espace et le temps – « La mémoire œuvre dépasse la dimen- pour moi est une chose répandue dans sion autobiographique de tous les lieux [1] » –, les demeures son œuvre et la conduira et les paysages faisant resurgir les à développer ce que j’ai années de l’enfance en Indochine. appelé son « automytho- D’emblée, la cinéaste conçoit son film graphie » ou « écriture du non comme un reportage, mais com- mythe de soi », qui consiste à réin- Fac-similé d’une lettre (datée du 31 me une exploration sonore et visuelle vestir son passé et son vécu dans juillet 1969) de Marguerite Duras de l’imaginaire durassien, instaurant un récit poétique, un « muthos » au à Michelle Porte (4 pages et une enveloppe) une correspondance poétique entre sens antique, qui mieux que le dis- Lettres retrouvées (1969-1989) les lieux réels où l’écrivaine évolue et cours rationnel, le « logos », rende Éditions Gallimard, mars 2022 a tourné plusieurs de ses films et les compte des grandes interrogations [1] Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Éditions de Minuit, 1978, respectivement p.12 et p. 96. [2] « “Le désir est bradé, saccagé. On libère le corps et on le massacre” dit Marguerite Duras », entretien avec Michèle Manceaux, Marie-Claire, n° 297, mai 1977. 04
N°227- Marguerite Duras, Michelle Porte • Lettres > fév. 2022 de l’être humain : la vie et la mort, l’amour et la avait sans doute, de ma part, un souhait inconscient Entretien avec Joëlle Pagès-Pindon haine, l’universel et le singulier... En effet, dès le « d’entrer dans la boucle » comme vous le dites, début de l’année suivante, en 1977 avec Le Ca- de contribuer personnellement à l’approfondisse- mion, Duras choisira d’incarner le personnage de ment de l’œuvre durassienne. Ayant accueilli avec « la dame des Yvelines », lui prêtant son corps et bienveillance mon premier ouvrage sur l’écrivaine, sa voix face à l’acteur Gérard Depardieu. Michelle Porte m’a associée en 2004 à la diffusion de Un autre élément du film voulu par Michelle Porte son long métrage adapté de Duras, L’Après-midi de aura une importance décisive pour la suite de la Monsieur Andesmas, avec Michel Bouquet et Miou- création durassienne, c’est la présence des pho- Miou comme interprètes. J’avais été frappée par la tographies de famille, en particulier celles de l’en- beauté d’un film qui donnait à voir, dans un équiva- fance en Indochine, montrées pour la première lent poétique parfait, ce que la passion durassienne fois et commentées par l’écrivaine. D’ailleurs, les contient d’ombre et de lumière. Quand ce film a été Éditions de Minuit qui demanderont à Michelle sélectionné pour faire l’ouverture de la Semaine in- Porte de faire un livre à partir de son film, en ternationale de la critique au Festival de Cannes, j’ai y intégrant les photographies, présenteront cet collaboré au livret destiné aux journalistes ; ensuite, ouvrage comme « un album », les images ayant avec une présentation du film, j’ai participé au DVD pour fonction de « prolonger le texte ». Vérita- que le producteur Marin Karmitz en a publié. En- bles vecteurs d’imaginaire pour l’écrivaine comme semble, au cours des mois qui ont suivi sa sortie, pour ses lecteurs, les photographies joueront par nous avons accompagné les projections de ce film la suite un rôle essentiel dans la construction du en France et à l’étranger – en Suède, en Slovaquie, mythe de soi, jusqu’à L’Amant, qui devait être à en Italie – et ce fut l’occasion de forger des liens l’origine le commentaire des photos de famille et d’amitié qui se sont renforcés au fil des années. Plus dont un des titres envisagés était « La photogra- tard, quand j’ai été chargée de l’édition critique des phie absolue ». Lieux de Marguerite Duras pour le tome 3 des Œu- vres complètes de Marguerite Duras dans la Biblio- Quant à vous, Joëlle Pagès-Pindon, c’est en thèque de la Pléiade, j’ai pris pleinement conscience 2000 que vous faites la connaissance de de l’influence qu’a eue le travail de Michelle Porte sur Michelle Porte autour de l’œuvre et de l’ima- la création durassienne et de l’apport inestimable du ginaire de Marguerite Duras (cf. FloriLettres dialogue que je pouvais poursuivre avec ce témoin n°154). De sa rencontre avec l’écrivaine, essentiel. Michelle Porte commencera à réaliser des documentaires, notamment autour et sur À travers lettres, commentaires de lettres son œuvre en train de se faire. Et à votre (Michelle Porte commente chaque lettre de tour, après votre découverte de l’œuvre du- Duras), entretiens et archives inédites, cet rassienne puis de celle de Michelle Porte, ouvrage permet de voir des femmes artistes vous entrerez dans la boucle. Est-ce comme au travail : Marguerite Duras et Michelle Porte, un « passage du témoin » ? mais aussi la sculptrice Marie-Pierre Thiébaut, compagne de Michelle Porte et pour qui JPP. Comme je l’ai dit précédemment, la confron- Marguerite Duras a écrit un texte très fort à tation avec la création durassienne, plus que pour l’occasion de l’exposition Paysages-Sculptures tout autre artiste, rend tangible cette osmose entre à l’Espace Pierre Cardin en 1972. Elles s’inter- l’œuvre et la personne. En lisant les textes de Du- rogent, sont attachées à des lieux, partagent ras, en regardant ses films, j’avais été saisie par ce « la même intuition de l’unité primordiale de que l’on perçoit de sa personne, dans sa totalité : l’espace et du temps, du visible et de l’invisi- son corps, sa voix, sa sensibilité, son intelligence, ble, de l’homme et du monde ». En cela, ce son humour. Aussi le fétichisme qui caractérise tout livre, dans sa construction, rappelle la façon admirateur se double-t-il concernant Duras, du désir dont Marguerite Duras concevait ses films et profond de communiquer, d’interagir avec l’artiste et la façon dont Michelle Porte mène ses entre- par là même, de participer quelque peu à sa créa- tiens : un lieu habité par des femmes où le tion. Ayant commencé à étudier l’œuvre de Duras réel et l’imaginaire sont mêlés et sont objet de trois ans après sa disparition, je n’avais pas eu l’oc- réflexion, de création. En avez-vous eu cons- casion de la rencontrer – une rencontre qui d’ailleurs cience en concevant ce livre ? à une certaine époque, comme je vous l’avais confié dans notre entretien de 2014, me paraissait inutile, JPP. En effet, nous avons conçu ce livre, Michelle voire néfaste, eu égard au choc que représentait la Porte et moi, comme un lieu dans lequel se re- découverte de ses créations. Aussi quand j’ai eu la trouveraient toutes sortes de traces témoignant chance, en 2000, de rencontrer Michelle Porte et de concrètement des liens qui avaient uni une écri- découvrir son travail avec et autour de Duras, il y vaine, une cinéaste, une sculptrice dans une 05
N°227- Marguerite Duras, Michelle Porte • Lettres > fév. 2022 même vision de la création : une expérience exis- JPP. Marguerite Duras a été l’écrivaine qui a sans tentielle qui oriente les choix de vie, qui abolit les doute été la plus interviewée, celle qui a occupé Entretien avec Joëlle Pagès-Pindon frontières entre le réel et l’imaginaire, entre ce le plus largement l’espace médiatique (journaux, que l’on est et ce que l’on fait, entre ce que l’on radio, télévision), d’une façon qu’on a jugée par- donne et ce que l’on reçoit. Quand Michelle Porte fois excessive : Philippe Sollers, faisant en 2000 a retrouvé, je dirais presque « exhumé », l’une dans Télérama le bilan de cinquante années de après l’autre, ces seize lettres qu’elle avait reçues vie culturelle, voit en elle « une grande Pythie », de Marguerite Duras, au fil de leurs trente années « une sorte de bouche d’ombre très autoritaire ». d’amitié, et qu’elle avait oubliées entre des pages Mais cette surexposition publique n’a pas con- de livres ou dans des dossiers de préparation de tribué à donner d’elle une image authentique, ses films, son émotion a été extrême. Leur lec- comme elle l’a dit elle-même dans Les Parleu- ture faisait revivre, avec une incroyable authen- ses en 1974 : « Je suis très connue, mais pas de ticité, des lieux, des événements, des personnes. l’intérieur. Je suis connue autour, voyez, pour de En sortant les feuilles de leur enveloppe – dont mauvaises raisons ». Au contraire, au travers des la plupart étaient conservées –, en les dépliant lettres qu’elle adresse à deux artistes dont elle avec précaution, en découvrant les mots de Duras se sent proche, elle se dévoile « de l’intérieur », inscrits en noir ou en bleu sur la page, si présents comme elle aurait pu le faire dans un journal, si dans leur mouvement graphique, Michelle Porte elle en avait tenu un, ce qui n’a pas été le cas. Il a eu le sentiment qu’elle retrouvait son amie dis- existe à ce jour très peu de lettres de Margue- parue, dans une immédiateté qui rejoignait ce rite Duras, et encore moins de lettres à caractère qu’elle ressentait devant les plans de ses films privé, adressées à des proches – à l’exception de où elle était présente. C’est pourquoi, très vite, la quelques lettres à Robert et Monique Antelme et à construction du livre s’est imposée autour de trois son fils Jean Mascolo, qui ont été publiées dans le axes. Il lui fallait d’abord poursuivre le dialogue Cahier de l’Herne Duras en 2005. Une des raisons avec Marguerite Duras qui s’adressait si intensé- de cette rareté est sans doute que l’écrivaine pré- ment à elle ; c’est ce qui a déterminé les nom- férait la communication téléphonique, instaurant breux entretiens au cours desquels je recueillais une présence plus immédiate et plus physique. En cette parole spontanée, navigant librement au gré lisant ces « lettres retrouvées », on est frappé par de la remontée des souvenirs réveillés par chaque l’authenticité de sa parole, qui rend compte de son lettre. Ensuite, puisque comme vous le soulignez, vécu dans toutes ses dimensions : on la suit dans la création est au cœur des échanges entre les le quotidien de sa « Vie matérielle », dans son trois femmes qui apparaissent dans ces lettres, « Monde extérieur » comme dans son intériorité il était important de faire entrer le lecteur dans de créatrice, avec ses doutes et ses enthousias- leur univers artistique ; c’est ce qui a conduit à mes. C’est pourquoi ces lettres constituent un té- faire figurer dans notre ouvrage la transcription moignage exceptionnel qui nous révèle une Duras de deux entretiens, en grande partie inédits, que intime, loin des clichés souvent répandus à son Michelle Porte avait eus avec Marguerite Duras, sujet d’une écrivaine narcissique, élitiste – insup- l’un autour du film Son nom de Venise dans Cal- portable en un mot. cutta désert, en 1976, qui s’appelait encore India Song bis, et l’autre en 1983 lors de la mise en Les lettres de Marguerite Duras sont souvent scène par Duras elle-même de sa pièce Savannah très courtes, mais extrêmement précises, bay, dont la cinéaste a filmé les répétitions dans qu’elle parle du quotidien, de ses voyages, Savannah bay, c’est toi. Enfin, Michelle Porte a créations, loyers... Elles sont faites aussi de souhaité faire partager par le lecteur l’émotion fulgurances reconnaissables entre mille du qui l’avait saisie à la découverte des lettres, en lui style durassien... donnant à voir la matérialité de ces pages, dont plusieurs sont reproduites en fac-similé dans un JPP. En effet, j’ai été personnellement très frappée cahier hors texte. par le style de ces lettres : leur lecture fait instan- tanément résonner à nos oreilles cette parole qui Vous écrivez, toujours dans votre préface, était celle de Marguerite Duras, inimitable, à la fois que « les lettres de l’écrivaine nous font en- dans son contenu – des formules « fulgurantes » trer dans son intimité à la manière d’un jour- comme vous le dites, pleines d’intelligence et d’in- nal, car elles sont l’écho de tout ce qui fait la vention, de drôlerie – et dans sa forme, rythmique trame de son existence : l’œuvre accomplie et mélodique. Car la fameuse « musique » à laquelle ou en devenir, les événements de la vie quo- on fait référence quand il s’agit de son écriture – et tidienne, les voyages, le cercle des proches lui accoler l’adjectif de « petite » me semble une et des amis. » Était-ce votre motivation pre- erreur – est d’abord celle d’une voix inimitable, mière en élaborant cette édition ? avec son phrasé, son rythme, ses silences aussi ; et tous ceux qui l’ont côtoyée ont été marqués par 06
N°227- Marguerite Duras, Michelle Porte • Lettres > fév. 2022 la séduction de cette voix. C’est cette et telle que la dépeignent ses Entretien avec Joëlle Pagès-Pindon extraordinaire présence vocale que les proches, est sa propension en lettres nous restituent et c’est ce qui toutes choses à « aller jus- explique que Michelle Porte, quand elle qu’au bout », voire à dépasser les a retrouvées, a tenu à me les lire les limites – la tiédeur lui étant d’abord à voix haute avant de les met- totalement étrangère ! C’est tre sous mes yeux. Et à ce moment- bien sûr ce qui apparaît dans là encore, avec la lecture silencieuse, la constance et le courage de l’illusion de sa présence reste forte à ses positions politiques ; dans travers l’aspect matériel de ces let- la singularité de sa création lit- tres : la façon d’occuper l’espace de la téraire et filmique. Elle-même page, la graphie, la ponctuation – tous a pu faire ce constat dans La ces éléments concourent à faire revi- Vie matérielle : « On me dit vre devant nous la personne qui s’ex- que j’exagère. On me dit tout prime. Comme je l’ai souligné dans ma le temps : Vous exagérez. Vous Marguerite Duras lors du tournage de La Note sur l’édition, Duras a écrit au fil croyez que c’est le mot ? » Mais ces Musica, 1966. de la plume, avec des ratures, des « fringales » se manifestent aussi Photo Michelle Porte Lettres retrouvées (1969-1989) soulignements ou des lettres capita- dans sa vie quotidienne, et elles ré- Éditions Gallimard les pour attirer l’attention sur tel ou vèlent une nature très physique qui tel mot, des ajouts dispersés en tête peut étonner chez cette écrivaine ou en fin de lettre. La ponctuation que l’on dit volontiers « intellectuel- est « expressive », avec des ono- le ». Le film de Michelle Porte, Les matopées (« ouf ! »), de multiples Lieux de Marguerite Duras, a bien points d’exclamation, des parenthè- mis en évidence le lien corporel de ses accumulées et souvent signalées l’écrivaine avec sa maison, avec son par des tirets de longueur différente, jardin : « Je connais tout, je con- comme pour hiérarchiser l’importan- nais la place des anciennes portes, ce des différentes remarques ! tout, les murs de l’étang, toutes les On découvre aussi, dans ces lettres, un plantes, la place de toutes les plan- trait qui lui est propre et qui contraste tes, même des plantes sauvages je avec son aisance langagière : c’est son connais la place, tout ». Une scène indifférence, je dirais même sa désin- du film montre aussi son approche volture à l’égard de l’orthographe des très sensuelle du piano, dont elle noms propres, qu’elle écrit souvent de caresse les touches avec douceur. manière purement phonétique. Mais Yann Andréa, qui a partagé avec Michelle Porte, 1963. afin de restituer la vérité historique elle les seize dernières années de sa Photo Suzanne Baron. de ses références à divers de ses con- vie, affirmait, dans un entretien de Lettres retrouvées (1969-1989) Éditions Gallimard temporains, nous avons pris le parti 1982 avec Michèle Manceaux (Je de corriger tous les noms propres mal voudrais parler de Duras, Pauvert, orthographiés – et ils sont assez nom- 2016) : « Le mot clé, c’est “ encore, breux. Nous avons signalé, cependant, encore ”... Elle, elle fonce, elle s’en que nous tenions à garder son ortho- fout ... elle est complètement dans graphe du prénom de Michelle Porte la vie, dans la passion ». qu’elle écrit « Michèle », sauf à la fin de sa vie. Car comme le dit la prin- Votre ouvrage dresse un portrait cipale intéressée, cela n’avait aucune de Marguerite Duras qui pouvait importance, et elle ne voyait pas l’in- être à la fois autocrate, exclusi- térêt de « corriger » Marguerite ! ve, sans concession, orgueilleu- se, colérique, angoissée, dans Il y a un mot qui revient à quatre ses conflits d’argent avec ses reprises. Il s’agit de « fringales ». producteurs, éditeurs et locatai- Qu’il s’agisse de son rapport à res, mais aussi inspirée, amicale, l’écriture, à l’image, mais aussi à amatrice de jeux de mots, gé- la nourriture ou aux travaux ma- néreuse et investie... Vous écri- nuels... vez : « Marguerite Duras se ré- Marie-Pierre Thiébaut, 1968 Photo Michelle Porte vèle dans ces lettres un véritable Lettres retrouvées (1969-1989) JPP. Il est vrai qu’un des traits de personnage. Car, comme le dit Éditions Gallimard caractère de Marguerite Duras, telle Michelle Porte : ” Avec elle, on qu’elle se dévoile dans ces lettres était dans la littérature ! “ » Est- 07
N°227- Marguerite Duras, Michelle Porte • Lettres > fév. 2022 ce notamment pour cette raison bles de l’œuvre théâtrale de Margue- Entretien avec Joëlle Pagès-Pindon que leur amitié a duré ? rite Duras, en raison de l’importance des rôles de personnages durassiens JPP. Quand j’ai posé cette question à qu’elle a interprétés et en raison de Michelle Porte, elle m’a répondu, para- sa position éminente dans l’histoire phrasant Montaigne à propos de son du théâtre. Comme l’écrit Margue- ami La Boétie : « Parce que c’était elle, rite Duras en exergue de la pièce parce que c’était moi »... Il me semble qu’elle a écrite pour elle, Savannah aussi que l’amitié sans failles qui les a Bay : « Tu es la comédienne de théâ- unies reposait sur le fait que Michelle tre, la splendeur de l’âge du monde, Porte savait garder son indépendan- son accomplissement, l’immensité ce d’esprit à l’égard de Duras, qu’elle de sa dernière délivrance. » n’était jamais dans une muette ado- Leur première collaboration date de ration, dans une adhésion aveugle à 1965, quand Madeleine Renaud in- tout ce qu’elle proposait – comme le terprète le personnage de « La mère » L’Après-midi de Monsieur Andesmas, un film de furent certains. Car comme le remar- dans Des journées entières dans les Michelle Porte, d’après le roman éponyme de que Michèle Manceaux dans L’Amie, arbres, une pièce adaptée de la nou- de façon paradoxale, avec Duras, velle du même nom et mise en scène Michelle Porte « ceux qui demeurent proches sont par Jean-Louis Barrault au Théâtre Filmographie ceux qui prennent leurs distances. de l’Odéon. La pièce montre l’amour Les Lieux de Marguerite Duras, 1976 Les Lieux de Virginia Woolf, 1980 Elle dit qu’elle déteste fasciner les aveugle d’une vieille femme pour La Peste : Marseille 1720, 1982 gens, que la fascination est une dé- son fils, un raté qui ne pense qu’à Savannah Bay, c’est toi, 1984 La Princesse Palatine à Versailles : portrait d’une voration ». L’amitié entre Michelle et profiter de l’argent de sa mère. On famille royale, 1985 Marguerite se nourrissait d’échan- sait que cette histoire a une origine À la recherche de Carl Theodor Dreyer, 1987 Le Tours de Victor Laloux, 1987 ges permanents, d’un croisement autobiographique, Marguerite Duras D’un Nord à l’autre, 1988 de leurs univers aussi bien artistique ayant toujours souffert de la préfé- Edmond Jabès, 1989 Christian Boltanski. Signalement, le voyage au que relationnel. Par exemple, c’est rence absolue de sa mère pour son Pérou, 1992 grâce à Marguerite Duras que Michelle fils aîné, Pierre. Lors de la création Christian Boltanski. Une Maison en Allemagne, 1992 Porte avait fait la rencontre de de la pièce, la critique sera unanime Degottex peintre, 1992 Catherine Sellers, à qui elle confiera pour saluer la performance de Made- La maison de Jean-Pierre Raynaud, 1993 Portraits de famille : avec mon père Maurice le texte lu dans son film D’un Nord leine Renaud et Duras affirmera alors Denis, 1993 à l’autre ; c’est grâce à Marguerite que « Madeleine Renaud a du génie », Françoise Sagan, 1996 : L’Après-midi de Monsieur Andesmas, d’après le Duras qu’elle avait découvert l’œuvre émerveillée de la façon dont la comé- roman de Marguerite Duras, 2004 de Virginia Woolf sur laquelle elle a dienne fait plus qu’interpréter le per- Marguerite Duras. Les Lieux de l’imaginaire, dans le cadre de la série « Une maison, un réalisé un film ; et inversement, c’est sonnage de sa mère pour devenir écrivain », 2012 grâce à Michelle Porte que Duras a elle véritablement : « Et lorsqu’un Les Mots comme des pierres. Annie Ernaux, écrivain, 2014 découvert les sculptures de Marie- jour je suis arrivée à l’Odéon pour Pierre Thiébaut ou les livres de Bri- une représentation en costumes, je Bibliographie Marguerite Duras, Le Camion suivi de Entretien gitte Favresse – dont elle louera avec me suis arrêtée à la porte de la salle, avec Michelle Porte, Minuit, 1977. fougue les créations. clouée ; ma mère était sur la scène Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, Minuit, 1978. de l’Odéon » (Outside, 1980). Par la Michelle Porte, « Le Pays de personne », Duras, Il ressort aussi de ces lettres et suite, la comédienne sera Claire Lan- l’œuvre matérielle, sous la direction de Sophie Bogaert, éditions IMEC, 2006. échanges le rapport passionnel nes, cette meurtrière pleine de folie Michelle Porte, Entre documentaire et fiction : que Marguerite Duras entrete- et de poésie de L’Amante anglaise ; un cinéma libre, entretien avec Jean Cléder, Le Bord de l’eau, 2010. nait avec ses comédiens et co- elle jouera encore le personnage de Annie Ernaux, Le Vrai lieu, entretiens avec médiennes, comme avec ses per- « La Mère » en 1977 dans L’Éden ci- Michelle Porte, Gallimard, 2014. sonnages, comme dans la vie, néma – cette fois un rôle quasi muet dans ses liens sentimentaux et sur la scène du Théâtre d’Orsay. Mais amicaux. Pouvez-vous nous par- quand l’écrivaine la dirigera en 1983 ler de la relation qu’elle entrete- dans sa mise en scène de Savannah nait avec Madeleine Renaud pour bay au Théâtre du Rond-Point, les qui elle a écrit la pièce Savannah répétitions révèleront l’ambivalen- Bay dont les répétitions assor- ce d’une relation aussi passionnelle ties d’entretiens avec l’écrivaine que l’avait été la relation de Duras ont fait l’objet du film Savannah avec sa propre mère : si l’écrivaine Bay, c’est toi, réalisé par Michelle admire plus que jamais le génie de Porte ? Madeleine Renaud, si elle lui fait ce cadeau d’écrire pour elle, à sa de- JPP. Madeleine Renaud fait partie mande, « une pièce d’amour » dans des comédiennes qui sont indissocia- laquelle le personnage de la comé- 08
N°227- Marguerite Duras, Michelle Porte • Lettres > fév. 2022 dienne âgée se nomme Madeleine, elle ne peut Ce texte est magnifique, il en dit long sur le senti- s’empêcher d’imposer à celle qu’elle nomme « sa ment du tragique qui a toujours habité Marguerite Entretien avec Joëlle Pagès-Pindon mère de théâtre » sa rigueur tyrannique. En fil- Duras et qu’elle combattait par ce qu’elle nomme mant avec une totale authenticité le jeu tumul- « le gai désespoir ». Et cette vision du comédien tueux qui s’instaure entre la dramaturge et son de théâtre est si juste que la grande tragédienne interprète, ce n’est pas seulement une leçon de Francine Bergé a choisi d’enregistrer ce texte pour théâtre que Michelle Porte nous donne à voir dans le faire connaître ; on peut l’écouter sur Sound Savannah Bay, c’est toi, c’est aussi un incompa- Cloud sous le titre « La peur du théâtre ». rable témoignage sur les profondeurs de la psy- ché durassienne. Michelle Porte dit que dans son film D’un Nord à l’autre, elle fait entendre en voix off La mort est présente au cours des échan- beaucoup d’extraits du roman La Lise de ges, des entretiens, dans les lettres. Mais ce Brigitte Favresse. « Car, comme l’écrit Mar- qu’elle dit de plus fort, là où elle parvient guerite Duras dans sa lettre, le livre, c’est peut-être à être au plus près d’elle, se trou- les mouvements de l’écrit comme on dit les ve dans « Entretiens intégraux de Michelle mouvements de la mer ». Nous avons le senti- Porte avec Marguerite Duras pour son film ment qu’il en est de même dans votre livre... Savannah Bay, c’est toi » et ce qu’elle dit de la mort du comédien, de l’oubli, du trou, est JPP. C’est un bel éloge du livre que vous faites là, prodigieux... et je vous en remercie. Car dans l’œuvre de Du- ras, la mer est une référence absolue. Elle incarne JPP. Il est vrai que les entretiens avec Michelle pour elle, dans un glissement poétique hautement Porte dans Savannah Bay, c’est toi sont d’une signifiant, du mot « mer » au mot « mère », cette grande richesse. Mais avant d’aborder cette thé- mère à la fois adorée et détestée : « J’ai toujours matique de la mort dont la force vous a frappée, été au bord de la mer dans mes livres, je pensais il me semble important d’attirer l’attention sur à ça tout à l’heure. J’ai eu affaire à la mer très ce que les deux archives inédites que nous pré- jeune dans ma vie, quand ma mère a acheté le sentons dans l’ouvrage apportent de nouveau. barrage, la terre du Barrage contre le Pacifique et Lorsqu’elle dialogue avec Michelle Porte, Duras se que la mer a tout envahi, et qu’on a été ruinés ». trouve dans une situation de confiance absolue, Elle incarne aussi l’amour maternel, « amour fou, car elle sait que l’écoute de son interlocutrice sera mouvement océanique qui engloutit tout dans sa à la fois bienveillante et intelligente – la proximité profondeur ». Et elle condense toute la puissance amicale n’induisant aucune complaisance. Pour poétique de l’écriture, comme elle le dit à Michelle les entretiens des Lieux de Marguerite Duras ou Porte dans Les Lieux : « La mer est complètement pour ceux de Savannah Bay, c’est toi, la réalisa- écrite pour moi ». Souhaitons donc que le lecteur trice a toujours pris le parti au montage de ne pas soit emporté par ce que notre livre fait résonner apparaître à l’image ; le même souci de discrétion de la parole durassienne, comme il peut l’être par se manifeste dans la bande-son des films, ses in- les mouvements de la mer... terventions ou questions étant toujours réduites au maximum, assurant la relance de la parole du- rassienne, qui nous apparaît alors dans l’authen- FloriLettres n°154, édition mai 2014 ticité de son surgissement. Mais dans la première Marguerite Duras, Le centenaire archive inédite que nous présentons dans l’ouvra- Entretien avec Joëlle Pagès-Pindon ge – les entretiens autour d’India Song bis –, le dialogue est totalement équilibré, et c’est la con- frontation de leurs deux expériences de spectatri- ces qui permet d’éclairer le sens profond du film. Pour les entretiens de Savannah bay, c’est toi, là encore, nous avons ajouté au texte du film plu- sieurs passages inédits que Michelle Porte n’avait pas repris au montage et dont nous avons retrou- vé la transcription dans les documents du dossier de préparation. Le passage que vous évoquez sur la mort du comédien en fait partie : « Je com- Marguerite Duras prends la peur que j’ai toujours au théâtre... Et Le Livre dit https://fondationlaposte. en fait, c’est une peur de la mort du comédien... Entretiens de Duras filme org/sites/default/files/medias/ Édition de Joëlle Pagès-Pindon Et cette peur-là, elle rejoint, si vous voulez, une Éditions Gallimard, 2014 files/2022/01/florilettres154.pdf peur d’ordre divin et la grande malédiction qui était sur le monde des comédiens, enfin, qui ré- gnait au Moyen-Age par exemple, n’est-ce pas ? ». 09
N°227- Marguerite Duras, Michelle Porte • Lettres > fév. 2022 Lettres et extraits s’est installées là-bas. Je connaissais Marguerite depuis 1966, depuis le tournage du film La Musica. En 1966, mon amie Marie-Pierre Thiébaut me signale qu’elle a lu dans le magazine Arts que Marguerite Duras va faire un premier film d’après sa choisis pièce de théâtre La Musica. Il faut absolument que je la joigne. Je m’adresse alors à Martha Lecoutre que je connais et qui dirige la revue Constellation, sorte de Reader’s Digest à la française, dans laquelle Marguerite écrit des articles qu’elle ne signe pas de son nom. Marguerite Duras me semble assez Marguerite Duras, Michelle Porte brutale au téléphone, mais elle me donne un rendez-vous pour le lendemain après-midi. Je monte les trois étages de la rue Lettres retrouvées (1969-1989) Saint-Benoît, très angoissée. Quand la porte s’ouvre, je me trouve face à une Marguerite Duras que j’ai l’impression de connaître depuis toujours. Elle est très curieuse et me pose beaucoup de questions ; je suis totalement en sympathie avec Lettres et extraits choisis - Lettres retrouvées Michelle Porte c/o MP. Thiébaut. Les Bouillons. Vaucluse. elle et je sens que c’est réciproque. Elle ne sait pas si la pro- Gordes duction va pouvoir m’engager pour le film, les équipes étant déjà formées et elle me demande de la rappeler. Le lendemain, Vendredi 31-7-[19]69 elle me dit : « Pour la production, ce n’est pas possible, mais venez sur le tournage, vous serez avec moi. L’équipe est logée Chère Michelle, avec moi à l’hôtel Normandy de Deauville, je vous donnerai les Merci du mot. On se demandait où vous étiez (adresse de clefs de mon appartement aux Roches Noires à Trouville, vous l’année dernière perdue). serez tranquille. » Le film se termine – on mixe mercredi. La copie zéro sortira Le tournage a débuté en mai 1966. Je rejoignais l’équipe entre le 15 et le 18 août. chaque matin par le chemin des planches, sur la plage, puis Le jury du Festival de New York et de Londres a choisi le film. par le petit bac pour traverser la Touques. Ce tournage de La Je vais donc à New York pour le 15 septembre. Michèle Muller Musica a été le début d’une longue amitié. C’est là qu’on s’est qui a quitté Matra va venir aussi – on va aussi à Londres – Ce vraiment connues. film me vaudra au moins des voyages (pas Venise la liste est close le 15 juillet !!). J’aime le film profondément. Ça ce n’est pas intéressant, mais Michèle Porte. Les Parrins. 84 Gordes Dionys est complètement passionné par ce film (comme si tout 20-11-[19]73 devenait possible, dit-il) et ça c’est bien. Je crois que la qualité première de ce travail, c’est la force. C’est finalement simple Chère Michèle, ce voyage s’est bien passé : je suis revenue le – le langage est simple (plus simple que dans La Musica). 25 octobre. Il y a eu de très bonnes projections de La Femme Si subtilité il y a (qui sait ?) elle est dans le renouvellement du Gange, privées. du rapport humain – (c’est ça qui emballe Dionys qui dit que Ça m’embête ce que vous me dites sur Marie-Pierre qui ne cela se voit plus que dans le livre) – si force il y a c’est que ce voudrait pas venir. Ça m’embête pour moi et pour vous deux nouveau rapport est naturel. – La solitude, l’isolement, c’est aussi une séduction. Plus on Maintenant je vais sombrer dans l’ennui – je vais écrire je est seul, plus on veut l’être. Je sais ce qu’il en est. Mais, il y a crois. Les productrices me demandent de faire un autre film. un mais, il ne faut pas je crois atteindre un point de non-retour J’aurais envie de faire une partie du Vice-consul (avant tout) à ce qu’il faut bien appeler le réel. J’ai dû me forcer pour aller on verra. à New York et je suis très heureuse d’y être allée (au fait je me Paris est merveilleusement vide. Température de Cuba. suis réconciliée avec Edgar Morin et Johanne). On sort comme d’une occupation, d’un état anormal de la ville. Il y a un effort à faire pour sortir de l’isolement. Je crains On trouve des places pour les autos et on peut marcher sur les toujours que vous ne vous enfonciez toutes les deux dans le trottoirs. On ne se cogne plus contre le refus de votre présence monde merveilleux du travail manuel. C’est un rêve – et que je – lequel devient une chose très grave. Encore un mois. Après fais aussi –, mais n’est-ce pas là, contradictoirement – le rêve l’horreur. le plus abstrait ? Croire que c’est possible ? – Si Marie-Pierre Quoi de neuf ? est déchirée à l’idée de venir je ne sais pas quoi vous dire. Outa veut toujours foutre le camp. Il est toujours là. Elle supporte très mal la contrainte, et elle a raison, mais elle Jacqueline a échoué à l’agrég[ation]. Elle cherche du travail. doit savoir (quelque part en elle) si elle ne veut pas venir pour Michèle cherche du travail. La Recherche l’a prévenue hier qu’il travailler ou pour ne pas travailler. Je crois que là on est au n’y avait rien pour elle (à cause du budget). cœur de la solitude : personne ne peut vouloir pour vous, dans Je vous embrasse très fort votre corps ou dans votre tête, ce que vous voulez. Souvent, Marguerite ce que vous voulez, vous-même vous ne le savez pas. Je sais Michèle vous embrasse aussi. qu’il y a un problème de Marie-Pierre. Mais on est là dans la loi sauvage, je veux parler de celle qui régit les mouvements [En travers de la dernière page :] Vous comprenez bien spontanés, les réflexes inattendus, les refus, les blocages, les que si New York n’est pas torride on restera là-bas un bons en avant, etc. Si Marie-Pierre croit qu’elle ne veut plus bon bout de temps. faire des sculptures, il s’agit, j’en suis sûre, d’un faux savoir. Le contraire est aussi vrai. – Ce qu’il faudrait peut-être c’est que vous soyez sorties toutes les deux des travaux manuels, une sorte de passage à vide. Du temps. Rien d’autre. Il me prend Lettre du 31 juillet 1969 des fringales de travaux manuels, mais jamais comme ça, je ne peux pas juger très bien. Je croyais ne plus aimer écrire Michelle Porte : C’est une lettre de 1969, la première lettre et cet été j’ai écrit pendant trois mois comme une dingue, le que j’ai gardée. J’en ai peut-être eu d’autres, je ne sais pas. Il cinéma ne comptait plus. – y a des lettres qui se sont perdues. Marguerite me l’envoie aux Je ne suis pas encore allée à l’impasse. Ça va plus ou moins Bouillons à Gordes : c’est l’adresse de Marie-Pierre. Je suis ar- bien entre Solange, Dionys et moi. Je n’ai plus de mensualités rivée à Gordes en 1968, en revenant d’Algérie, où j’étais allée de Gallimard pour le moment, j’ai des problèmes d’argent (à rejoindre Marie-Pierre, qui travaillait pour l’architecte Fernand force de faire du cinéma invendable) et je ne sais pas si je Pouillon. Je devais de mon côté faire un film sur lui, qui ne pourrai continuer à tout payer à Neauphle. On verra. s’est pas fait à cause des événements de mai 68. Le tournage Je vous embrasse très fort toutes les deux. a été annulé et le projet n’a pas été repris. Marguerite Donc en 1968, en rentrant d’Algérie, on a trouvé un terrain Michèle [Muller] fait un montage, toute seule, ça va. près de Gordes. C’était une oliveraie avec une magnifique [Ajout en haut de la première page :] Reçu votre chèque borie, une très grande borie que Marie-Pierre a achetée et on et votre lettre. 10
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