Haiti in Translation : Bad Feminist par Roxane Gay, un entretien avec le traducteur Santiago Artozqui, par Siobhan Meï - H-Net

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Haiti in Translation : Bad Feminist par Roxane Gay, un
entretien avec le traducteur Santiago Artozqui, par Siobhan
Meï
Blog Post published by Marlene Daut on Monday, March 2, 2020

Haiti in Translation : Bad Feminist par Roxane Gay, un
entretien avec le traducteur Santiago Artozqui
Par Siobhan Meï

Roxane Gay est une des écrivaines féministes les plus célèbres aux États-Unis. Gay est connue en
particulier pour son style direct : elle aborde de front des sujets sensibles et souvent
émotionnellement chargés comme l’agression sexuelle, l’avortement et la violence raciale dans ses
écrits et sa prise de parole en public. Une écrivaine qui travaille dans plusieurs genres, Gay contribue
régulièrement aux New York Times et a publié des histoires courtes, des essais, des bandes-dessinées
ainsi qu’un roman.

En tant que fille d’immigrants haïtiens, Haïti et la diaspora haïtienne apparaissent souvent dans ses
écrits de fiction et de non-fiction. Sa collection de nouvelles saluée par la critique
titrée Ayiti (2011) (récemment traduite en français par Stanley Péan et publiée chez Mémoire
d’Encrier) offre une variété de perspectives fictives sur les rapports humains, la production créative,
et les difficultés rencontrées par les personnes issues de la diaspora haïtienne. An Untamed
State (2014) (Treize Jours en français, traduit par Santiago Artozqui et publié chez Denoël) est un
roman qui suit le personnage de Miri, une jeune femme aux origines haïtiennes qui a grandi aux
Etats-Unis. Pendant une visite à ses parents qui habitent en Haïti, Miri est kidnappée, torturée, et
détenue pour rançon. Le roman navigue entre le passé (avant cet évènement violent) et le futur
(après sa captivité), décrivant un rapport compliqué entre le temps et le traumatisme au sein de la
diaspora haïtienne.

Publié aux Etats-Unis la même année que An Untamed State, Bad Feminist est un recueil d'essais qui
explore les façons dans lesquelles le féminisme intervient dans la vie quotidienne de Gay "pour le
meilleur et pour le pire" comme le dit l’auteur elle-même. Bad Feminist est un texte qui évite une
approche académique de la théorie féministe et se concentre plutôt sur les nombreux « paradoxes »
quotidiens que les féministes auto-identifiées peuvent rencontrer. Comment, par exemple, un désir de
démanteler l'hétéropatriarcat raciste peut-il exister simultanément avec une passion pour la
téléréalité comme « The Bachelor » ? Gay ne donne pas de réponses définitives à ces questions, mais
elle est transparente, et même vulnérable, par rapport à l’existence de ces « contradictions » dans sa

Citation: Marlene Daut. Haiti in Translation : Bad Feminist par Roxane Gay, un entretien avec le traducteur Santiago Artozqui, par
Siobhan Meï . H-Haiti. 03-02-2020.
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vie. Il y a une certaine authenticité dans le féminisme de Gay qui parvient de son ouverture à la
contradiction et de sa défense farouche de la pluralité du féminisme en tant que pratique humaine.

Bien que Bad Feminist soit fermement ancré dans les histoires et les cultures nationales américaines,
comme de nombreux textes féministes elle voyage dans des contextes étrangers par le biais de la
traduction littéraire. Dans ma conversation avec le traducteur accompli de Bad Feminist en français,
Santiago Artozqui, nous discutons de ce qu’apporter un texte féministe signifie dans un nouveau
contexte culturel. Peut-on traduire les féminismes ? Comment la traduction de Bad Feminist met-elle
en évidence les similitudes et /ou les différences de définitions du féminisme entre la France et les
États-Unis? Comment le travail de Gay a-t-il contribué aux conversations en cours en France sur les
questions de racisme et d'agression sexuelle ? Et enfin, quelle est la place du travail de Gay dans le
paysage de la littérature et de la production culturelle haïtienne en France ?

Siobhan Meï : Pour commencer, comment avez-vous rencontré l’écriture de Roxane Gay ? Bad
Feminist n’est pas la première œuvre de Gay que vous ayez traduit : son roman An Untamed
State (Treize Jours, Denoël) a été publié en 2017 et la collection d’essais, Hunger (Denoël) vient de
paraître (2019). Pourriez-vous décrire l’évolution de votre rapport aux textes de Roxane Gay,
écrivaine féministe originaire des États-Unis ?

Santiago Artozqui : Lorsque Denoël m’a proposé de traduire An Untamed State, je connaissais
Roxane Gay de nom, mais je ne l’avais jamais lue. Avant même d’en savoir plus, j’avais très envie
d’accepter, parce que pour un traducteur, c’est toujours gratifiant de se voir confier le texte d’un
écrivain reconnu. J’ai quand même lu une trentaine de pages avant de donner ma réponse, qui, vous
l’aurez deviné, fut positive et enthousiaste.

Cela dit, ma position intellectuelle par rapport à la traduction littéraire est très affirmée : je ne
traduis pas un auteur, je traduis un texte !

En effet, je suis intimement convaincu qu’un texte échappe à son auteur une fois qu’il le publie, et
mon travail consiste à traduire la lecture que j’en fais. Un autre traducteur aurait très bien pu en
faire une autre lecture, et sa traduction aurait été différente. Mais il est peut-être plus parlant
d’illustrer cela par un exemple.

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Pendant la première partie du roman, Miri, l’héroïne, est séquestrée et torturée pendant treize jours.
J’ai longtemps hésité sur le choix du temps de narration – en anglais, le prétérit –, parce que certains
passages semblaient mieux s’accommoder du passé simple, et d’autres du passé composé.

J’ai donc traduit une cinquante de pages au passé simple, puis les cinquante suivantes au passé
composé, pour tester sur un extrait suffisamment long comment je ressentais la chose, et c’est
seulement alors que j’ai choisi le passé composé, parce que j’ai estimé que ce temps de narration
rendait les scènes de la première partie plus directes et plus intenses, surtout lorsque Miri parle à la
première personne. Par exemple :

              Lorsque le premier homme vint, je savais que ça serait lui. […] Je cessai de sautiller
quand la porte s’ouvrit, et je reculai devant         l’intrus, jusqu’à me retrouver le dos contre le
mur. Il referma derrière lui. Je pensai bats-toi.

            Lorsque le premier homme est venu, je savais que ça serait lui. […] J’ai cessé de sautiller
quand la porte s’est ouverte, et j’ai                 reculé devant l’intrus, jusqu’à me retrouver le dos
contre le mur. Il a refermé derrière lui. J’ai pensé bats-toi. (Gay, trans.                    Artozqui,
p. 108)

Bien entendu, sur trois lignes, la différence est beaucoup moins flagrante que sur quatre cents pages,
mais je trouve que l’extrait ci-dessus ne fonctionne pas au passé simple. Au passé composé, on est
« avec » Miri au moment où les événements se produisent (l’auxiliaire conjugué au présent favorise
cet effet), et ses réactions semblent plus physiques, moins artificielles et moins éthérées (J’ai
pensé bats-toi/Je pensai bats-toi).

En revanche, pour faire un tel choix, je ne me demande pas ce que Roxane Gay ferait si elle écrivait
en français, comme j’entends parfois certains traducteurs le dire en parlant de leurs auteurs. Je me
demande ce que j’ai ressenti en lisant son texte et comment je pourrais au mieux restituer ce ressenti
à un lecteur francophone. Roxane Gay aurait-elle choisi le passé simple ? Peut-être… Je n’en sais rien.
Mais selon moi, le texte fonctionne mieux avec un passé composé.

Ce qui m’amène, après un long détour, à répondre à votre question. Quand je coiffe ma casquette de
traducteur, le fait que Roxane Gay soit une écrivaine féministe originaire des États-Unis n’a pour moi
qu’une importance secondaire. Cela influence certainement ma lecture, comme celle de tout un
chacun, mais je pense que si j’avais traduit ce texte sans connaître le nom de l’auteur, mes choix

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auraient été les mêmes.

SM : En tant que traducteur, vous avez une spécialisation dans la littérature américaine. Vous avez
traduit des best-sellers de John Connolly, Andrew Michael Hurley, Lisa Belkin et Kate Watterson
parmi tant d’autres. En quoi Bad Feminist est-il similaire ou différent des autres œuvres américaines
que vous avez traduites ?

SA : Parmi les quatre auteurs que vous citez, Lisa Belkin est la seule que l’on puisse comparer à
Roxane Gay. Les trois autres, et notamment Andrew M. Hurley, dont j’adore l’écriture, ont adopté des
visées très différentes de celle de Roxane Gay dans Bad Feminist. En tant que traducteur, je
considère que la visée d’un texte est un élément essentiel à la facture de ma traduction. En effet,
quand on traduit, il y a des choix à faire, des arbitrages à rendre entre telle ou telle façon de restituer
le texte original. Or, pour dire les choses simplement, dans un roman, je vais avoir tendance à
privilégier la littérarité du texte (style, forme de la narration, etc.), alors que dans un essai, je
trancherais plutôt, quand cela se révèle nécessaire, en faveur du fond (précision dans le rendu des
idées et des raisonnements, connecteurs logiques et articulation entre les différentes parties du
texte, etc.) C’est dans ce sens que Bad Feminist se rapproche de Show Me A Hero. Dans ce genre de
texte, le traducteur doit également coiffer une casquette de journaliste. Je vais vous donner un
exemple trivial. Dans Bad Feminist, dans l’essai intitulé « The Spectacle of Broken Men », Roxane Gay
rapporte un événement qui s’est produit au Texas, et qu’elle date (p158) : Saturday, June 9, 2013. J’ai
vérifié la date, et il se trouve que le 9 juin 2013 était un dimanche. Dans un roman, je me serais
contenté de choisir entre le samedi 8 et le dimanche 9, en fonction de l’intrigue et des besoins de la
narration, voire de laisser tel quel si l’histoire l’exigeait, mais comme c’était un essai, je suis allé
rechercher sur internet une mention de ce fait divers, dont j’ai effectivement trouvé la trace dans The
Monitor, dans le numéro du 8 juin. J’ai donc modifié dans la traduction en samedi 8 juin 2013.

Un autre exemple, probablement plus intéressant, permet peut-être d’expliquer en quoi un
traducteur peut modifier la perception de ce qu’il traduit tout en restant « fidèle » au texte original.
Dès le premier mot de l’introduction de Bad Feminist, un problème se pose. Roxane Gay écrit :
« Feminism (n.): Plural ». C’est de toute évidence une variation sur la définition qu’on pourrait
trouver dans un dictionnaire. J’avoue que la tentation était grande de traduire par : « Féminisme (n.
m.) : Pluriel ». Je trouvais ce « nom masculin » assez drôle, et assez proche aussi du second degré
qu’on trouve chez Roxane Gay. Mais comme on le sait, les substantifs n’ont pas de genre en anglais,
et ç’aurait donc été une surtraduction. J’ai donc écrit : « Féminisme (subst.) : Pluriel », plus neutre,
mais qui ne donne pas au texte un sous-entendu absent dans l’original. Dans un roman, j’aurais
certainement gardé ce « nom masculin ».

SM : Dès son titre—et dès son premier mot comme vous le signalez— Bad Feminist annonce son

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intervention dans le sujet du féminisme. Ce que j’aime dans cette collection c’est que Gay cherche à
signaler la nature plurielle et imparfaite du féminisme en documentant ses propres contradictions et
complexités en tant qu’être humain. Alors que Gay déstabilise la notion que toutes féministes doivent
adhérer militairement à un ensemble de principes communs, il existe des aspects du féminisme de
Gay qui sont fondamentaux et immuables, comme sa condamnation de la culture du viol. Votre
traduction de Bad Feminist est parue en 2018, la même année que Catherine Deneuve et d’autres
féministes françaises ont signé une lettre qui a dénoncé le mouvement #MeToo et son équivalent
français, #Balancetonporc. Dans l’histoire des féminismes français et américains, la traduction a été
un canal très important pour l’échange de connaissances féministes et, en tant que telle, elle a
également mis en lumière des différences dans la définition du féminisme dans ces contextes
nationaux. Comment (le cas échéant) ces différences se sont-elles manifestées dans votre traduction
de Bad Feminist pour un public français ? Et parallèlement, comment voyez-vous le travail de Gay
s’interposer dans les discussions en cours sur le féminisme en France, en particulier en ce qui
concerne le problème du viol et des agressions sexuelles ?

SA : En fait, j’ai traduit Bad Feminist fin 2017, et je l’ai rendu début janvier 2018, donc avant la
polémique autour de la dénonciation du mouvement MeToo/Balancetonporc suscitée par Catherine
Deneuve et al. L’influence que ces positions auraient pu avoir sur ma traduction n’est donc pas
directe. Cela dit, de manière plus générale, il y a une différence culturelle essentielle entre les États-
Unis et la France : le rapport à la communauté. Pour un français élevé dans « une république une et
indivisible », la segmentation de la société en fonction de critères communautaires passe mal. En
France, ce sont plutôt les réactionnaires qui cherchent à imposer une grille de lecture
communautaire (par exemple, en opposant les « Français de souche » aux « immigrés de première (ou
deuxième ou troisième génération) ». Les progressistes cherchent au contraire à exprimer le fait que
ces « différences » ne sont qu’une construction intellectuelle destinée à servir des visées politiques.
En quoi un « immigré de troisième génération », c’est-à-dire quelqu’un qui est né en France et dont
les parents sont nés en France, est-il différent d’un « Français de souche » ? (statut qui, à ma
connaissance, n’est pas clairement défini, mais qui, dans les faits, semble se traduire par « être blanc
et porter un nom d’origine française ou à la rigueur européenne).

Du coup, lorsqu’on traduit Roxane Gay, certains éléments du discours sont difficiles à avaler pour un
progressiste français. Par exemple, l’essai sur Tarantino, auquel Gay reproche essentiellement (dans
tous les sens du terme) au réalisateur de Django de ne pas être noir, m’a posé des problèmes.
Comment expliquer au lecteur ces différences culturelles qui nuancent vraiment le propos sans lui
donner l’impression qu’il suit un cours de civilisation américaine ? Comment lui expliquer que
l’essentialisme dont Roxane Gay fait preuve (même si elle s’en défend) est bien plus culturel
qu’idéologique ? Bien sûr, on aurait pu le faire dans une édition préfacée, annotée et commentée,
mais ce n’était pas le projet de l’éditeur, qui souhaitait simplement publier l’ouvrage à destination du
grand public (ce que l’original est aux États-Unis) et non à un public universitaire.

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Quant à l’influence de Roxane Gay sur les débats qui ont cours actuellement en France sur le viol, les
agressions sexuelles et le consentement en général, elle est minime (à ma connaissance, du moins).
Je ne l’entends que rarement être citée, et on préfère se référer à des féministes plus classiques
(Gloria Steinem est celle qui me semble la plus en vue, et elle correspond bien au féminisme que
Roxane Gay dénonce, celui d’une femme blanche, belle, qui connaît la réussite et qui pose un modèle
que la plupart des femmes ne peuvent reproduire. Judith Butler est bien évidemment connue des
milieux intellectuels, mais je pense qu’elle est totalement inconnue du grand public).

Encore une fois, il ne s’agit que de l’expression d’un sentiment personnel et non du fruit d’une
recherche scientifique, mais j’ai l’impression que pour défendre la cause féministe en France, on
préfère que l’étendard soit porté par une grande femme blonde (même âgée) que par une femme
noire et obèse. Du coup, on reconnaît à Gloria Steinem (par exemple) la primogénité de son combat,
et on s’arrête là, en faisant totalement abstraction de ce qu’il a pu se passer ensuite et de ce qu’il se
passe aujourd’hui.

SM : En effet, quand je parle avec des Français blancs, la question du racisme semble toujours être
considérée comme un problème que la France a depuis longtemps « résolu » par rapport aux États-
Unis où le racisme est une question « évidente ». Pap Ndiaye et d’autres intellectuels français ont
écrit sur ce phénomène où la catégorie noire en tant qu’identité est rendue invisible par l’état
français. Pour Gay, son féminisme est profondément lié à son identité en tant que femme noire.
Comment voyez-vous le travail de Gay contribuer (ou non) aux discussions en cours sur ce que
signifie être noir en France ?

SA : La question du racisme en France et de la réflexion des français par rapport à ce problème est
d’une hypocrisie totale. Effectivement, ici, on déclare sans aucune réserve que le racisme n’est qu’un
phénomène anecdotique, certes désagréable, mais, comme vous dites, « résolu ». La réalité est tout
autre quand on n’est « pas blanc ». La France est un pays profondément raciste, mais qui prétend ne
pas l’être, et aujourd’hui encore, on trouve beaucoup de gens pour dénoncer les agissements du KKK
dans les années soixante aux États-Unis, et beaucoup moins pour dénoncer les ratonnades qui avaient
lieu en plein Paris à la même époque (le massacre du 17 octobre 1961 par exemple). La loi française
interdit d’établir des statistiques en fonction de la race (justement pour préserver cet idéal de
« république une et indivisible »), ce qui fait qu’on ne dispose pas de chiffres officiels permettant
d’évaluer la prégnance de ce racisme. Néanmoins, de nombreuses études ont montré qu’à CV et
cursus égal, un Français non blanc ou dont le nom a une consonance étrangère à cinq fois moins de
chances d’obtenir un poste que son homologue blanc avec un nom français. Il en va de même pour
louer un appartement (je me suis personnellement entendu dire par un agent immobilier que « le
propriétaire ne veut pas de noirs chez lui »), ou tout simplement dans la vie quotidienne. Un blanc
peut protester contre la politique gouvernementale si celle-ci lui semble injuste, mais lorsqu’un noir
le fait, il s’entend souvent répondre que s’il n’est pas content, il peut « rentrer chez lui ». Et lorsque,
en tant que noir, vous évoquez cet état de fait, on vous répond souvent que « vous exagérez ». C’est

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quelque chose qui m’arrive fréquemment. Comme j’ai connu une certaine réussite dans mes activités
de traducteur, quand j’évoque la question, on me renvoie souvent mon parcours comme une preuve
du fait que le racisme n’existe pas en France. C’est assez désespérant.

SM : À votre avis en tant que traducteur des œuvres d’une écrivaine de la diaspora haïtienne, quelle
est la place de la voix de Roxane Gay, dans la scène littéraire étrangère en France ? Aux États-Unis
par exemple, des appels ont été lancés pour traduire davantage d’œuvres de femmes de couleur qui
sont sous-représentées (et souvent mal présentées) sur les marchés littéraires anglophones. Dans
quelle mesure des appels similaires à la représentation littéraire équitable se construisent-ils en
France ?

SA : En France, il y a une diaspora haïtienne très active, dont j’ai eu l’occasion de rencontrer certains
membres à l’occasion de la publication de son roman, mais que je connais assez peu par ailleurs. Et
avant de traduire Roxane Gay, je l’identifiais comme une auteure américaine, et je n’étais pas au fait
de ses origines. Il faut donc lire ma réponse à l’aune de cette méconnaissance de la littérature
haïtienne et de sa réception en France, mais encore une fois, il se passe beaucoup de choses de ce
côté-là !

Bizarrement, Roxane Gay est assez ignorée dans la scène littéraire française. La raison en est peut-
être sa réticence à voyager. Denoël l’avait invité à venir pour la sortie du livre, et les nombreux
articles qui ont accompagné la parution de ce dernier semblent indiquer qu’elle aurait pu mieux
incarner ce qu’elle représente en étant, justement, présente. Cela dit, de manière plus générale, j’ai
le sentiment qu’en France plus qu’ailleurs, les féministes de couleur sont enfermées dans cette
catégorie doublement stigmatisante lorsqu’elles écrivent en français, et carrément ignorées quand
elles le font dans une autre langue. J’ai l’impression qu’ici, on se dit qu’on a déjà Simone de Beauvoir,
alors pourquoi aller s’intéresser à quelqu’un d’autre, surtout quand elle (ou il) a le mauvais goût de
ne pas être blanc et francographe. Évidemment, il ne faut pas généraliser, les choses changent. Par
exemple, l’une de mes anciennes étudiantes, Suzanne Dufour, qui se définit elle-même comme
activiste queer, est en train de traduire The Book of Pride, de Mason Funk, après avoir
traduit Borderlands – La Frontera de Gloria Anzaldua. Je pense aussi à Noémie Grunwald, très
présente sur ce front-là. Il y a donc dans le paysage littéraire français des gens qui s’efforcent de
développer une « représentation littéraire équitable », mais il me semble qu’on est très loin de ce qui
peut se passer de l’autre côté de l’Atlantique, où ces problématiques ont une diffusion beaucoup plus
large.

SM : Vos réflexions sur les intersections entre le féminisme et la traduction en France soulignent ce
canal littéraire et politique très riche entre les États-Unis et la France, mis en valeur par le travail
des traductrices et traducteurs. À mon avis, c'est le travail difficile (et souvent joyeux !) de traduction

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qui contribue le plus à la diffusion et à l'adoption du féminisme en tant que projet radical et
transnational. Ce travail est cependant inégalitaire : basé sur ses recherches sur le marché littéraire
aux EU, Dr. Corine Tachtiris a trouvé qu’alors que les femmes traduisent les auteurs masculins et
féminins en égalité, les traducteurs masculins traduisent les auteurs masculins avec une préference
de 80% contre 20% des auteurs féminins. Ce problème de représentation dans le cadre de la
traduction littéraire est lié, bien sûr, à la culture sexiste de l’industrie de l’édition— un sujet que Gay
elle-même aborde dans son essai « Par-delà la mesure de l’homme » :

        Les solutions sont évidentes. Arrêtez de trouver des excuses. Cessez de dire que ce sont des
femmes qui dirigent le monde de                        l’édition. Arrêtez de justifier l’absence de parité
dans les publications les plus en vue, qui ont les ressources pour s’attaquer aux

        inégalités entre les genres. Arrêtez de répéter en boucle l’argument plutôt faible selon lequel
vous publiez simplement les meilleures              plumes, indépendamment de leur genre. Il y a de
nombreuses preuves de l’excellence des femmes qui écrivent. Publiez-en plus.                      (Gay,
trans. Artozqui, p. 251)

A votre avis, quelle est le rôle spécifique des traducteurs et des traductrices vis à vis de ce problème
de sexisme dans le monde de l’édition ? Et, en tant que traducteur d’un texte écrit par une femme,
comment pensez-vous qu’on peut combattre cette réticence à traduire les écrivaines de la part des
traducteurs hommes ?

SA : En France, les métiers de traducteur (et de la chaîne du livre en général) sont très
majoritairement exercés par des femmes – je ne connais pas le chiffre officiel, mais je dirais sans
crainte de me tromper que plus de quatre-vingts pour cent des traducteurs sont des femmes, et il en
va de même pour les éditeurs. Il est donc statistiquement normal, si l’on en croit le théorème de
Bayes, que les femmes traduisent plus d’auteurs que les hommes ne traduisent d’auteures.

Dans mon entourage professionnel, je n’ai jamais rencontré le biais que vous évoquez (la réticence
des hommes à traduire des textes de femmes). Personnellement, j’avoue que je ne m’étais même
jamais posé la question. En effet, comme je le disais plus haut, je considère que je ne traduis pas un
auteur, mais un texte, et je n’accorde que peu d’importance au genre de son auteur•e – aucune pour
un roman, et dans le cadre d’un essai, uniquement si le sujet est directement lié à une question de
genre. Pour être tout à fait précis, je ne dis pas que le genre de l’auteur n’a aucune influence sur le
texte qu’il écrit, ce que j’affirme, c’est que pour le traduire, sauf cas particulier, en tenir compte n’est
pas un critère de réussite essentiel.

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Cela étant posé, il me semble qu’on peut généraliser votre question et se demander non pas
« comment combattre la réticence de certains hommes à traduire des textes écrits par des
femmes ? », mais plutôt « Comment combattre la bêtise ? » Et là, j’avoue que je n’ai pas la réponse.

SM : Passons à l’organisation du texte, j’aimerais parler de vos stratégies pour protéger et en même
temps rendre accessible l’argot américain et les termes culturellement marqués, particulièrement les
références à l’histoire, la culture, et la pensée noire aux EU. J’ai remarqué que vous avez utilisé un
mélange de parenthèses et de notes de bas de page pour expliquer des références, comme
l’intersectionnalité et le NAACP. Vous avez fait la même chose pour décrire l’argot comme “Redbone”
et “blipster”. Comment avez-vous pris le choix d’utiliser des notes de bas de page au lieu d’un
glossaire par exemple ? Et comment avez-vous décidé de quels termes avaient besoin d’explication
pour un public français ?

SA : Pour ce qui concerne les notes de bas de page et l’explicitation de certains termes, l’idée était
d’en inclure le moins possible, et de n’intervenir que lorsque le terme ou la notion semblaient
particulièrement difficiles à saisir pour un lecteur non familier de la culture américaine. Les choix
sont donc subjectifs. Quant au mélange parenthèses/notes de bas de page, il est plutôt dicté par la
volonté de rendre la lecture le plus fluide possible (parenthèses), et de n’inclure une note que lorsque
toute autre option nous semblait insuffisante.

SM : En rapport avec tout cela, Bad Feminist est un livre qui est très intertextuel, avec beaucoup de
références à la pop culture américaine. J’ai vraiment apprécié le fait que vous ayez systématiquement
cité des traducteurs de livres que Gay mentionne dans ce texte. En tant que lectrice et traductrice, la
visibilité d’autres traducteurs de littérature américaine dans Bad Feminist me paraît importante.
Dans la traductologie nous parlons souvent du problème de la visibilité du travail des traducteurs.
Parmi des traducteurs littéraires en France, est-ce un problème qui est souvent discuté ? Et en
parlant de cela j’ai remarqué que votre nom n’apparaît pas sur la couverture de Bad Feminist…

SA : En tant que président d’Atlas, je ne peux que militer pour la visibilité des traducteurs ! C’est
donc une sorte de réflexe pour moi de citer le traducteur quand je cite une œuvre traduite. Au cours
des dernières années, beaucoup de progrès ont été faits sur cette question, et les traducteurs sont
mieux reconnus en France qu’il y a dix ans. Néanmoins, tout n’est pas rose, et c’est un combat qu’il
faut continuer. La mention du nom du traducteur sur la couverture relève de la volonté de l’éditeur :
certains le font, la plupart ne le font pas… Les raisons invoquées laissent parfois rêveur – manque de
place sur la couverture, critères esthétiques (l’intégration du nom du traducteur sur la couverture
rendrait celle-ci moins belle…). Mais on avance !

Citation: Marlene Daut. Haiti in Translation : Bad Feminist par Roxane Gay, un entretien avec le traducteur Santiago Artozqui, par
Siobhan Meï . H-Haiti. 03-02-2020.
https://networks.h-net.org/node/116721/blog/h-haiti-blog/5951742/haiti-translation-bad-feminist-par-roxane-gay-un-entretien
Licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-No Derivative Works 3.0 United States License.

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H-Haiti

SM : Vous êtes un traducteur et écrivain qui est très présent sur la scène littéraire en France. Vous
êtes directeur général du journal littéraire En attendant Nadeau où vous avez écrit sur les sujets
comme la « traduction créative » et le mouvement de l’Outranspo. Vous êtes aussi le président
d’ATLAS, l’Association pour la Promotion de la Traduction littéraire. Qu’est-ce qui vous a amené à
faire carrière dans la traduction littéraire ?

SA : J’ai toujours été un grand lecteur, mais je suis arrivé dans la traduction par hasard. Un jour, en
studio, pendant une pause, l’artiste que j’enregistrais m’a dit qu’un de ses amis, un petit éditeur,
cherchait quelqu’un pour traduire une biographie de Brian Jones, mais qu’il voulait quelqu’un qui soit
familier des milieux de la musique et du rock. Comme il savait que je parlais anglais, il m’a donné son
contact, et j’ai traduit ce bouquin. L’éditeur, très content du résultat, m’en a proposé un autre, et, de
fil en aiguille, je me suis retrouvé à traduire tout le temps et à ne plus du tout faire de musique. Mais
l’exercice m’a plu, et c’est ainsi que je suis devenu traducteur. Aujourd’hui, j’ai presque une
cinquantaine de traductions publiées, et cela me plaît toujours autant !

Mes autres activités sont toutes plus ou moins liées à la traduction ou à la littérature. L’Outranspo est
un laboratoire très stimulant de pratiques et d’idées. Nous avons publié un dossier dans Drunken
Boat, où figure, par exemple, une forme poétique traduisante que j’ai inventée : Waves.

En attendant Nadeau est une véritable aventure, nous avons créé ce journal en ligne et gratuit
consacré à la littérature et aux idées en janvier 2016, nous avons depuis publié 2500 articles et nous
en sommes à 50 000 lecteurs mensuels. Le 15 janvier 2020, nous avons sorti une appli pour
smartphone (elle aussi gratuite) téléchargeable sur les Stores d’Apple et de Google. J’y consacre pas
mal de temps, mais c’est passionnant !

Quant à Atlas, cela fait six ans que j’y suis, dont cinq en tant que président. Mais là, j’arrive au bout
de mon mandat et je vais laisser la place à d’autres pour avoir le temps de me consacrer à mes autres
activités, et notamment à l’écriture.

Bibliographie sélectionnée :

Œuvres de Roxane Gay :

Citation: Marlene Daut. Haiti in Translation : Bad Feminist par Roxane Gay, un entretien avec le traducteur Santiago Artozqui, par
Siobhan Meï . H-Haiti. 03-02-2020.
https://networks.h-net.org/node/116721/blog/h-haiti-blog/5951742/haiti-translation-bad-feminist-par-roxane-gay-un-entretien
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H-Haiti

Bad Feminist, New York : Harper Perennial, 2014 (Bad Feminist, trans. Santiago Artozqui, Paris:
Denoël, 2018).

An Untamed State, New York: Grove Press, 2014 (Treize Jours, trans. Santiago Artozqui, Paris:
Denoël, 2017).

Hunger: A Memoir of (My) Body, New York: Harper Collins, 2017 (Hunger: Une histoire de mon
corps, trans. Santiago Artozqui, Paris: Denoël, 2019).

Ayiti, New York : Grove Press, 2018 (orig. pub. 2011) (Ayiti, trans. Stanley Péan, Montréal: Mémoire
d’Encrier).

Traductions supplémentaires de Santiago Artozqui:

Crimespotting présenté par Irwin Welsh (London: Music and Entertainment Books, 2010)

La fin du secret, Julian Assange et la face cachée de Wikileaks par David Leigh and Luke

         Harding (London : Music and Entertainment Books, 2011)

Dear Dad by Ky-Mani Marley (London: Music and Entertainment Books, 2011)

Les Mortes-Eaux par Andrew Michael Hurley (Paris : Denoel, 2016)

Show Me a Hero par Lisa Belkin (Paris: Kero, 2017)

La vie ne me fait pas peur par Maya Angelou (Paris : Seghers, 2018)

Citation: Marlene Daut. Haiti in Translation : Bad Feminist par Roxane Gay, un entretien avec le traducteur Santiago Artozqui, par
Siobhan Meï . H-Haiti. 03-02-2020.
https://networks.h-net.org/node/116721/blog/h-haiti-blog/5951742/haiti-translation-bad-feminist-par-roxane-gay-un-entretien
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Enemi du peuple par Jim Acosta (Paris : Harper Collins France, 2019)

Biographie :

Santiago Artozqui est auteur, traducteur et critique littéraire, président d'Atlas (Association pour la
promotion de la traduction littéraire), membre fondateur et directeur général d'En attendant
Nadeau (Journal de la littérature, des idées et des arts), membre de l'Outranspo (Ouvroir de
Translation Potencial) et chargé de cours au M2 Traduction littéraire Paris 7.

Siobhan Meï est doctorante de littérature comparée à l’Université de Massachusetts Amherst. Ses
recherches se concentrent sur les intersections de la fiction, la mode, et la traduction dans le Black
Atlantic. Ses publications apparaissent dans The Routledge Handbook on Translation, Feminism, and
Gender, Mutatis Mutandis, Transference, Callaloo, sx salon, et Caribbean Quarterly. Siobhan est co-
rédacteur de la serie digitale “Haiti in Translation” soutenu par H-Net.

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