Héros nationaux, Bouddha des Neuf Cieux et déesses-mères : politique et religion dans le Viêt Nam rural contemporain - OpenEdition Journals

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Héros nationaux, Bouddha des Neuf Cieux et déesses-mères : politique et religion dans le Viêt Nam rural contemporain - OpenEdition Journals
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                          Recherche en sciences humaines sur l'Asie du Sud-Est

Héros nationaux, Bouddha des Neuf Cieux et
déesses-mères : politique et religion dans le
Viêt Nam rural contemporain
National Heroes, The Buddha of the Nine Heavens and Mother-Goddesses:
Politics and Religion in Contemporary Rural Viêt Nam

Phương Anh Phan et Lauren Meeker

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/moussons/6037
DOI : 10.4000/moussons.6037
ISSN : 2262-8363

Éditeur
Presses Universitaires de Provence

Édition imprimée
Date de publication : 13 août 2020
Pagination : 59-82
ISBN : 979-10-320-0273-5
ISSN : 1620-3224

Référence électronique
Phương Anh Phan et Lauren Meeker, « Héros nationaux, Bouddha des Neuf Cieux et déesses-mères :
politique et religion dans le Viêt Nam rural contemporain », Moussons [En ligne], 35 | 2020, mis en ligne
le 13 août 2020, consulté le 19 août 2020. URL : http://journals.openedition.org/moussons/6037 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/moussons.6037

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Héros nationaux, Bouddha des Neuf Cieux et déesses-mères : politique et religion dans le Viêt Nam rural contemporain - OpenEdition Journals
Héros nationaux, Bouddha des
Neuf Cieux et déesses-mères
Politique et religion
dans le Viêt Nam rural contemporain

                                                               Phương Anh Phan *
                                       Université nationale du Viêt Nam, Hanoi, Viêt Nam
                                                                  Lauren Meeker **
                                     Université d’État de New York, New Paltz, États-Unis

Introduction
Quelques heures avant le réveillon du Tết de 2017, après avoir fini tous les pré-
paratifs pour le rituel de Minuit, mon mari et moi (Phương Anh) nous sommes
rendus chez notre maître de rituel que j’appellerai Dame Dung 1. À mon grand

* Phương Anh Phan a obtenu son doctorat (anthropologie sociale et historique) au sein de
l’EHESS en 2005. Elle enseigne actuellement au département d’anthropologie à la faculté
des sciences sociales et humaines de l’université nationale du Viêt Nam à Hanoi. Elle a
travaillé sur l’anthropologie de l’écriture, s’intéressant surtout à la question de changement
d’écriture au Viêt Nam. Depuis quelques années, son intérêt s’est élargi aux questions de
gestion du patrimoine culturel immatériel, de la relation entre la culture et l’adaptation
au changement climatique.
** Lauren Meeker est diplomée (PhD of Anthropology) de l’université Columbia en 2007.
Elle est maître de conférences à l’université d’État de New York à New Paltz. Sa recherche
actuelle interroge la relation entre l’appartenance sociale et la personnalité morale et com-
ment cette relation est exprimée et formée à travers la pratique du rituel dans un village
du Nord du Viêt Nam.

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           Fig. 1. Localisation du village sur la carte de la province de Nam Định
                                        et du Viêt Nam
     Cartes empruntées et retravaillées par les auteurs à partir des sites de wikipedia (art. Nam Định) et
                             Google map (pour la localisation de la province).

étonnement, sur le meuble le plus prestigieux de sa maison, la commode à thé
(tủ chè) 2, était disposé un élément nouveau : un portrait du général Giáp (fig. 4,
ci-après), posé à gauche de celui de Hồ Chí Minh, installé au centre du meuble
depuis toujours, ou plus exactement déjà présent quand je m’étais rendue chez elle
pour la première fois, à l’occasion d’une enquête ethnologique menée il y avait plus
de cinq ans de cela. Cette observation me rappella ce que m’avait confié M. Chung,
un autre maître de rituel (thầy cúng) du village. En 2010, il m’avait raconté com-
ment il avait été sollicité pour déployer un rituel magique (phép) destiné à faire
revenir les âmes des martyrs nationaux (chiêu hồn liệt sĩ) après 1975, marquant
la fin de la guerre américaine. Très fier de son action, il estimait que c’était « le
spirituel au service de la révolution ». À première vue, les pratiques de ces deux
maîtres de rituels, une adepte du culte des déesses-mères (Đạo Mẫu) et un adepte
de Nội Đạo Tràng, une école de taoïsme vietnamienne (voir ci-après), semblent
contredire l’idéologie communiste inculquée à tous les enfants sur les bancs de
l’école dans le Nord du Viêt Nam, selon laquelle toutes pratiques et croyances
religieuses seraient illusoires à la lumière du matérialisme dialectique et donc
bannies durant la longue période du socialisme qui va de l’indépendance du Viêt
Nam (1945) à la réforme du pays đổi mới (1986). Pour quelqu’un qui a grandi au
Nord du Viêt Nam, autant la figure de Hồ Chí Minh s’impose dans les lieux offi-
ciels ainsi que dans les lieux de culte publics, autant l’accession du vainqueur de

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Điện Biên Phủ, le général Giáp, mort en 2013, au panthéon chez une pratiquante
de la religion des déesses-mères est révélatrice d’une pratique cultuelle des héros
révolutionnaires plus systématique. Cet article propose donc de s’intéresser de
plus près au culte local des héros, et plus précisément dans un espace villageois :
celui que nous appellerons Ngưu Sơn 3.
   Ce village agricole se trouve à environ 100 km de Hanoi en aval du fleuve
Rouge, au sud de la ville de Nam Định. Il est relativement loin des zones urbaines
et industrielles. Au recensement démographique d’avril 2019, le village comptait
887 habitants (267 familles 4) dont presque deux cents catholiques. Depuis plus de
quinze années, je m’y rends régulièrement en raison d’attaches familiales. Étant
moi-même originaire de la basse partie de la chaîne Tam Đảo, à cent cinquante
kilomètres au nord de Ngưu Sơn, j’ai été très impressionnée par l’organisation
lignagère du village, beaucoup moins frappante dans mon village d’origine qui
est un village de migrants plus récent. En 2010, j’ai donc commencé une enquête
ethnographique sur le tục giỗ họ ou « les pratiques rituelles liées au lignage ».
   Quelques observations préliminaires montrent qu’il y a, d’un côté, des traits
similaires entre les pratiques actuelles et les traditions religieuses décrites il y a
plus d’un siècle par des auteurs comme Cadière (1930), Tavernier (1926) et Nguyễn
Văn Huyên (1944a). De l’autre, on y trouve un mélange extraordinaire du culte
des ancêtres de lignées avec celui de la divinité tutélaire du village thành hoàng
làng et des personnages fondateurs du pays tels que Trần Hưng Đạo, mais plus
récemment, également avec celui des héros révolutionnaires de la République
démocratique du Viêt Nam (RDVN) devenue République socialiste du Viêt Nam
(RSVN) : Hồ Chí Minh, les martyrs nationaux ou encore le général Võ Nguyên
Giáp, vainqueur de Điện Biên Phủ, mort il y avait quelques années. Qui participe
donc à la déification de Hồ Chí Minh et des martyrs nationaux au niveau local,
communal ou villageois ? Quel est le rôle des autorités et l’attitude de la popu-
lation ? Qu’est-ce que ce mélange cultuel nous dit à propos de la politique des
morts éminents de l’État communiste vietnamien, de son contrôle des religions
populaires et de sa mise en application au niveau villageois ? Y a-t-il tension
ou plutôt négociation entre l’invention d’une mémoire sociale ou/et familiale et
l’utilisation des figures héroïques comme symboles politiques utilisés pour les
périodes de construction de la nation ? Et qu’en est-il aujourd’hui après vingt ans
d’application de la politique de renouveau religieux du gouvernement vietnamien ?
   En apportant les premiers éléments de réponse à ces questions, cet article a
l’ambition de porter quelques lumières sur la relation entre la politique et la reli-
gion au Viêt Nam au niveau local à partir de nouveaux matériaux ethnographiques.
Nous allons tout d’abord proposer une brève relecture des textes législatifs les
plus récents de l’État vietnamien concernant le culte des héros et l’adaptation
de ses politiques envers la religion dans le domaine de la déification des figures
éminentes. Cela nous permettra de voir dans quel contexte national se passent
les affaires qui nous intéressent au niveau local. Puis nous allons analyser trois
exemples de notre terrain. Premièrement, la procession de la fête villageoise où
sont honorés le génie tutélaire du village, les ancêtres lignagers et fondateurs du

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village et dans laquelle de nouveaux personnages révolutionnaires et nouveaux
éléments rituels séculaires ont été introduits. Deuxièmement, la pratique mystique
du maître de Nội Đạo Tràng consistant à faire revenir l’âme des martyrs morts
au front sans sépulture. Enfin, le culte fervent de nouveaux héros par la disciple
des déesses-mères et l’assimilation de sa vocation et de son sacrifice en tant que
médium à la situation des héros révolutionnaires. Ces exemples nous permettront
de mieux comprendre comment religion et politique peuvent s’accommoder dans
un espace villageois.

La loi sur les croyances et les religions de 2016
Dans la première loi sur les croyances et les religions (Luật tín ngưỡng tôn giáo) du
Viêt Nam, promulguée en 2016, les phénomènes religieux sont classés sous deux
rubriques : tín ngưỡng « croyances » et tôn giáo « religion ». Les « croyances » sont
définies comme suit par la loi : « la foi de l’homme qui se manifeste à travers les
rituels liés étroitement aux mœurs et coutumes traditionnelles pour rapporter la
paix de l’esprit à l’individu et à la communauté » (art. 2.1) et la « religion » : « la foi
de l’homme qui existe avec le système des conceptions et des activités comprenant
objets de culte, doctrine, droit canon, rituel et organisation » (art. 2.6, traduit par
Phan Phương Anh). Le débat sur la distinction entre tín ngưỡng, traduit souvent
dans les textes en français par « croyances populaires » (folk belief en anglais)
et tôn giáo « religion » a été abordé par plusieurs auteurs (Đặng Nghiêm Vạn
2001 ; Endres 1999 et 2002 ; Sorrentino 2016 et 2018b, Taylor 2007). Les croyances
populaires sont de moins en moins comprises comme une forme simple, non
encore organisée de religion, mais plutôt comme des valeurs traditionnelles à
promouvoir (Sorrentino 2018b), surtout depuis l’adoption par le Viêt Nam en
2005 de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de
l’Unesco (2003). Dans la loi de 2016, la commémoration et la vénération des per-
sonnages « qui ont contribué à la nation, à la communauté » sont regroupées dans
la première catégorie, à savoir les « activités croyantes » (hoạt động tín ngưỡng),
dans la même rubrique que les ancêtres familiaux, les « symboles sacrés » et « les
rituels populaires représentatifs des valeurs historiques, culturelles et morales de
la société » (RSVN 2016, art 2.2).
   Cela appelle trois remarques relatives à notre sujet qui est le culte des héros.
Tout d’abord, le classement du culte des héros proprement dit dans le même
rang que celui des ancêtres semble s’inscrire dans une logique traditionnelle. Le
culte des esprits qui a été souvent considéré comme « la principale religion des
Vietnamiens » se compose de deux types de vénération : l’une pour les pouvoirs
naturels personnifiés et l’autre pour les morts (héros, âmes errantes vong hồn et
les ancêtres) (Cadière 1944 : 31). Ces cultes ont été officialisés car, l’a souligné
Malarney (1996), le même sentiment de gratitude semble régir à la fois la vénéra-
tion des ancêtres, celle des génies tutélaires villageois et celle des héros.

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   Puis, les réglementations permettant le contrôle de l’État sont très clairement
formulées dans la loi de 2016 mais on peut y voir que le culte des ancêtres béné-
ficie d’un statut spécial :
– « Les représentants des sites religieux doivent être approuvés par les autorités
   locales sauf pour le temple lignager. » (RSVN 2016, art. 10).
– « Les activités croyantes des sites religieux doivent être enregistrées, sauf les
   sites constituant des temples lignagers. » (RSVN 2016, art. 12).
Cela montre que l’État ne voit pas l’institution lignagère comme religieuse ou
tout au moins il y a une volonté de passer au-dessus de cet aspect car il y a assez
de « traditions culturelles » dans les activités lignagères qui peuvent être vues
sous une lumière séculaire. Cela s’inscrit tout à fait dans la logique de l’État
socialiste qui a toujours favorisé la pratique du culte des ancêtres qui permet de
renforcer sa légitimité auprès du peuple en tant que gouvernant selon la logique
confucéenne associant le pays à une grande famille (Taylor 2007 : 11). La loi de
2016 reprend essentiellement le statut privilégié du culte des ancêtres dans l’or-
donnance 21/2004/PL-UBTVQH11 sur les croyances et la religion de 2004 (Jellema
2007 : 69-70).
   Enfin, il n’y a pas d’indication précise concernant le culte des héros dans la
loi mais elle interdit l’assimilation des organisations religieuses, des rassemble-
ments religieux, à des organisations politiques, des grands personnages et des
héros nationaux (RSVN 2016, art. 16, 18 et 25). L’amalgame entre une institution
religieuse et une institution politique ainsi que des personnages promus par le
système politique, à savoir les héros nationaux, est donc strictement sanctionné.
Cette clause semble être le résultat direct des difficultés nées de la gestion des
religions nouvelles (tôn giáo mới) par le pouvoir vietnamien. Nguyễn Văn Minh
(2009) parlait ainsi d’un culte qui instrumentalise la sacralisation de Hồ Chí Minh
pour critiquer la société actuelle (p. 20). Or, le premier texte légal de la Répu-
blique démocratique du Viêt Nam, à savoir l’ordonnance n° 234/SL du 14 juin 1955
du Président la République démocratique du Viêt Nam signée par Hồ Chí Minh
concernant la liberté de religion, est très clair sur le dessein de la religion qui doit
être au service de la politique :
  Lors de la diffusion de la religion, les moines ont la mission d’éduquer les prati-
  quants l’amour pour la patrie, le devoir du citoyen, le respect du pouvoir populaire
  et la loi de la République Démocratique du Viêt Nam. (art. 1, traduit par Phan
  Phương Anh.)
Dans l’autre sens, la sacralisation des personnages politiques ou l’usage religieux
des personnages politiques, qui ne sont pas issus de l’initiative du pouvoir lui-
même tout au moins, sont en revanche bannis.
   La loi de 2016 est le fruit d’un long effort de réforme par le Parti communiste
vietnamien d’un domaine très sensible, dont le tournant a été marqué par la réso-
lution n° 24/NQ-TW du 16 octobre 1990 du Politburo sur le « Renforcement des
affaires religieuses dans le nouveau contexte ». Après des décennies de politique

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antisuperstitueuse, le Parti reconnaît par cette résolution que « les croyances et les
religions sont le besoin spirituel d’une partie de la population et la religion a des
valeurs culturelles et morales qui conviennent au nouveau régime. » (Traduit par
Phan Phương Anh.) L’expression sino-vietnamien mê tín (mixin) est apparue en
même temps que tôn giáo (zongjiao) « religion » sous l’ère Meiji (Sorrentino 2016 :
5-6) et est importée au Viêt Nam sans aucun doute par le biais des textes de réfor-
mateurs chinois. Très utilisé depuis le tournant du xixe siècle jusqu’au xxe siècle
(Sorrentino 2016 : 6) dans les discours de lettrés modernistes et prépondérants dans
le discours politico-culturel depuis les années 1950, ce terme est presque toujours
associé dans les discours officiels vietnamiens avec le terme dị đoan « hérésie ».
L’utilisation de personnages politiques pour former une religion nouvelle est clas-
sée dans la catégorie de mê tín dị đoan et est donc objet de sanction, au même titre
que la voyance, le médiumship, prévu par le code pénal le plus récent (2015) 5. La
politique antisuperstition, bien qu’elle ne soit pas le propre du régime communiste
(Sorrentino 2018a : 148, 2018b : 225), marque encore très fortement les Vietnamiens
qui ont vécu les décennies avant le đổi mới.
   À la différence d’autres pratiques religieuses, le culte des héros nationaux a
cependant bénéficié d’un traitement spécial de la part des autorités car elles y
voient, pour reprendre Sorrentino « un levier pour le renforcement du sentiment
patriotique de la population » (2018a : 64). D’une part, le culte des héros s’inscrit
dans l’histoire du Viêt Nam, une histoire qui a fait du danger couru par la nation
et de la défense héroïque du pays des thèmes récurrents dans le sens que la nation
donne à son passé. La figure du militaire est donc au centre de la culture et de la
construction nationale (Phạm Quỳnh Phương 2009 : 22). Des héros nationaux de
tous types ont été déifiés, parmi les plus connus, on peut citer Thánh Gióng (ou
Saint Gióng, voir Dumoutier 1893, Nguyễn Văn Huyên 1939), héro mythique qui a
aidé le peuple à vaincre les ennemis du Nord, puis le héros dynastique Trần Hưng
Đạo, le vainqueur des Mongols au xiiie siècle (Phạm Quỳnh Phương 2009) ou
encore le héros révolutionnaire le plus connu Hồ Chí Minh (Ho Tai Hue-Tam 1995 ;
Malarney 1996 ; Dror 2016). Ils faisaient tous l’objet de cultes fervents qui peuvent
conduire à des pratiques considérées comme très superstitieuses par le pouvoir et
notamment sous forme de transes médiumniques liées au culte du saint Trần (Đức
Thánh Trần). Si la politique entretient une relation complexe et souvent hostile à
l’égard de la religion au cours de l’histoire prémoderne et moderne (Sorrentino
2018b ; Taylor 2007) du Viêt Nam, le culte des héros a toujours bénéficié d’un statut
spécial (Phạm Quỳnh Phương 2009 ; Roszko 2010 ; Tréglodé 2001). Tréglodé (2001) 6 a
bien montré comment la politique des héros révolutionnaires de la RDVN s’inscrivait
dans le projet de construction de sa légitimité et d’affirmation de son unité pendant
la période 1948-1964. Les rituels du culte des ancêtres ont certes été simplifiés à
cause de la politique de « nouvelle vie » (đời sống mới) prônée par Hồ Chí Minh à
partir de 1947, de la réforme agraire (1953-1956) et de la guerre (Malarney 2002 ;
Tréglodé 2001), mais le rapport aux défunts n’a pas été remis en cause par le RDVN.
Au contraire, comme l’affirme Tréglodé, « le pouvoir politique a besoin du soutien
de ses mânes illustres pour se pérenniser » (2001 : 264). La « politique des martyrs »

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(công tác liệt sĩ) instaurée en 1952 par le gouvernement de Hồ Chí Minh s’inscrit
dans la ligne des pouvoirs centraux depuis le xve siècle, qui valorisent les « esprits
émérites » pour la construction nationale (Tréglodé 2001 : 266). Dans cette logique,
la « vie des morts participait à la confirmation de la victoire d’une nouvelle dynastie
de pouvoir, la République démocratique du Viêt Nam » (Tréglodé 2001 : 265).
   Ainsi, l’État veut s’assurer par ses textes législatifs que les personnages poli-
tiques, en l’occurrence les héros en ce qui concerne le cadre de cet article, ne soient
pas réutilisés à des fins religieuses (RSVN 2016, art. 16, 18 et 25). Dans la pratique,
cependant, l’institution étatique semble bien se servir des expressivités religieuses
quand il s’agit de ses morts éminents pour légitimer le pouvoir politique. La déi-
fication des héros patriotiques en est un exemple flagrant mais qui n’en est pas
moins équivoque. À travers des pratiques populaires et particulièrement celles
des maîtres de rituel dans le village de Ngưu Sơn, nous allons voir comment se
manifestent et se négocient le pouvoir et la religion au niveau local.

Nos ancêtres valeureux :
du fondateur du village aux morts pour la patrie
Chaque année, au premier jour du deuxième mois lunaire, un rituel est organisé
au temple du génie tutélaire du village de Ngưu Sơn pour lui rendre hommage. Il
s’agit de Cao Sơn Thượng Đẳng Thần Tản Viên, le génie de la montagne de Ba Vì
qui se trouve plus en amont du fleuve Rouge, à plus de cent-cinquante kilomètres
du village. D’après nos informateurs, le premier fondateur du village, ancêtre
de la lignée Phùng, ramène le culte du génie tutélaire (rước chân hương) de son
village d’origine situé à Sơn Tây pour le vénérer au village de Ngưu Sơn où il
s’est établi par ordre du roi au xviie siècle 7 afin d’exploiter et peupler cette région
à l’embouchure du fleuve Rouge encore marécageuse à l’époque. Tous les trois
ans, ce rituel s’amplifie pour devenir une fête villageoise qui dure trois jours 8. La
veille du rituel principal, une procession est organisée depuis le temple du génie
tutélaire vers les temples des ancêtres des cinq lignages auxquels la majorité des
habitants sont rattachés. En sortant du temple, le cortège se rend d’abord au
cimetière militaire de la commune où les représentants du village vont prier les
martyrs nationaux (anh hùng liệt sĩ). Géographiquement, le cimetière est situé
juste de l’autre côté de l’allée centrale du village, un peu en avant du temple. Y
sont enterrés des morts de guerre de toute la commune dont dépend Ngưu Sơn
(voir ci-après). On y observe un mélange d’éléments folkloriques comme la danse
de dragon et un orchestre militaire qui joue des airs révolutionnaires. Une fois
que le rituel au cimetière est fini, la procession commence et avance vers les cinq
temples d’ancêtres lignagers pour inviter les ancêtres à venir assister au rituel dans
le temple villageois. Le cortège se décompose en deux groupes, une partie porte
des habits civils et militaires, l’autre est en tenue rituelle. En tête de la première
partie se trouvent des adolescents en uniforme d’écoliers porteurs de drapeaux
de fêtes, puis une dizaine d’hommes habillés en militaire, suivis d’une image de

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Hồ Chí Minh. En 2010, il s’agissait d’une photo grand format entourée d’étoffes
de soie colorées sur une planche plutôt simple, sur laquelle étaient disposés un
bol d’encens, un vase de fleurs et des papiers votifs. La planche était portée par
huit jeunes filles en tunique áo dài (fig. 2). En 2016, le portrait du grand homme a
été remplacé par son buste. Certains membres du comité des fêtes (ban khánh tiết)
parlent d’un projet de palanquin pour la prochaine procession (en 2019) ! D’après
M. Khanh, qui en fait partie, la photo de Hồ Chí Minh a été introduite dans le
cortège il y a une quinzaine d’années. Selon lui, il s’agit de rendre hommage à Hồ
Chí Minh, mais aussi de camoufler la principale activité qui est celle de vénération
de la divinité tutélaire du village (che mắt chính quyền) : « Qui oserait empêcher
une procession de Hồ Chí Minh ! » (entretien du 30 avril 2017). Un chef du lignage
et membre des autorités villageoises en donne ainsi l’explication : « De nos jours,
nous bénéficions des émoluments de l’Oncle Hồ, et donc nous devons lui rendre
hommage dans la procession » (Bây giờ mình ăn lộc Bác Hồ nên phải rước bác Hồ,
entretien du 1er mai 2017). Il utilise l’expression « ăn lộc » qui est spécifique pour
désigner les bienfaits des esprits 9. Les hommes en militaire qui précèdent la photo
de Hồ Chí Minh sont des soldats d’honneur (tiêu binh) qui rappellent les héros
nouveaux de la RSVN. La deuxième partie du cortège, en tenue traditionnelle, se
compose des palanquins d’ancêtres lignagers suivis de celui du génie tutélaire.
   La présence du portrait de Hồ Chí Minh coïncide à peu près avec la revitali-
sation des rituels au village en particulier et au Viêt Nam en général. Plusieurs
auteurs ont montré dans la politique de revitalisation festive un moyen de la
légitimation politique (Luong 2007 ; Salemink 2008 ; Roszko 2012). Au dire de
M. Khanh, nous avons l’impression qu’au début la population locale utilise cer-
taines icônes révolutionnaires à son profit, c’est-à-dire pour faire accepter le rituel
de commémoration d’autres esprits aux yeux des autorités. Mais aujourd’hui, ces
commémorations sont en parfaite concordance avec les textes légaux que nous
avons passés en revue ci-dessus. Ceci dit, à Ngưu Sơn comme partout ailleurs
au Viêt Nam, le pouvoir local est assigné au contrôle des pratiques de religion
populaire. Le chef villageois assume à la fois la fonction du chef du comité de fêtes
villageoises (trưởng ban khánh tiết) et celui des constructions des édifices religieux
(ban kiến thiết). Toute l’organisation du rituel et de la procession est discutée dans
les plus petits détails.
   En dehors de ce rituel le plus important du village, les espaces cultuels à Ngưu
Sơn eux aussi sont souvent dotés de photos de Hồ Chí Minh comme le temple
du village dédié au génie de la montagne Tản Viên. Dans les temples lignagers
(từ đường), les martyrs de la lignée sont regroupés sur un même autel. Dans le
temple des Phùng – la lignée la plus ancienne des cinq à Ngưu Sơn –, les tablettes
de martyrs des deux guerres sont disposées autour de la photo de Hồ Chí Minh.
Les martyrs sont vénérés au même titre que les autres ancêtres, cela va de soi
car dans la logique du culte des ancêtres et du culte des esprits au Viêt Nam en
général, les martyrs sont des morts jeunes très respectés par les vivants. Comme
l’analysent plusieurs auteurs, les martyrs ont ces caractères des morts puissants
(Kwon 2008 ; Malarney 2007a et b ; Nguyen T. Hoa 2015 ; Sorrentino 2018b ; Từ

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                    Fig. 2. Procession de la fête villageoise de 2010
                                 Photo : Phương Anh Phan.

Thị Loan 2008), des morts jeunes « bà cô, ông mãnh » connus pour leur pouvoir
sur les vivants dans la religion populaire. D’abord, ils sont morts jeunes, souvent
sans être mariés, donc très « puissants » (rất thiêng). Ce pouvoir sacré rendu par
la virginité les assimile entièrement aux ancêtres morts jeunes faisant partie des
premières générations (jeune fille tổ cô et jeune garçon mãnh tổ) qui occupent un
autel spécifique dans les temples lignagers de Ngưu Sơn. De plus, les martyrs se
sont sacrifiés pour une juste cause, pour le bien-être des compatriotes desquels
ils méritent en retour beaucoup de respect. Une mort au front offre l’exemple
« parfait » de malemort. Leurs dépouilles sont même souvent perdues ou/et mal
enterrées dans les conditions de la guerre, elles deviennent donc des âmes errantes
(vong hồn), susceptibles d’agir, de façon très positive ou très négative sur les
vivants (Sorrentino 2018a). Leurs esprits exigent un traitement de faveur spécial
de la part des vivants (Từ Thị Loan 2008 : 14). Les âmes errantes font l’objet d’un
rituel d’offrande en dehors de l’espace familial, à savoir sur le seuil de la porte ou
dans la cour de la maison (Sorrentino 2018a). Ainsi, pour libérer les martyrs du
statut des âmes errantes et les faire accéder au rang d’autres ancêtres familiaux/
lignagers, les membres de la famille/lignée des martyrs doivent faire appel au
service mystique du maître de rituel du village appartenant à l’« École du Taoïsme
Intérieur » (Nội Đạo Tràng).
   En introduisant les hommages aux martyrs dans la procession, le comité de
fêtes pense plaire à la fois aux autorités communales présentes à la fête et à tous
les villageois. Certes, d’un côté, l’orchestre militaire et le rituel militaire de salu-

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tation, selon certains villageois, « rendent plus solennel » la procession. De l’autre
côté, ces enfants de la patrie auxquels les hommages sont rendus publiquement
sont également, pour beaucoup d’entre eux, les enfants du village méritant ces
honneurs pour leur sacrifice. Les familles de martyrs de guerre se sentent-elles
satisfaites pour autant ? Entre le cimetière militaire où a lieu la commémoration
officielle à l’espace familial ou lignager où les martyrs sont objets du culte, il y
a pourtant un écart entre la commémoration collective et la construction de la
mémoire familiale qui pose problème.
    En dehors de cinq cimetières appartenant à cinq lignées vivant à Ngưu Sơn, le
cimetière militaire qui s’y trouve appartient à toute la commune dont dépend le
village. Comme partout ailleurs dans le Nord du Viêt Nam, le cimetière militaire
(littéralement « cimetière de martyrs », nghĩa trang liệt sĩ) du village Ngưu Sơn
a été construit à la fin de l’année 1954-début de 1955 (entretien avec M. Khanh
du 30 avril 2017), au lendemain de la victoire de Điện Biên Phủ marquant la fin
de la guerre d’Indochine, dans le cadre de l’application de la politique envers les
invalides et les martyrs nationaux (công tác thương binh liệt sĩ) du gouvernement
de la RDVN (Tréglodé 2001 : 296-304). Le cimetière patriotique a été construit sur
le terrain d’un cimetière civil dans les champs du village et regroupait des martyrs
de la guerre d’Indochine de toute la commune dont dépendait Ngưu Sơn. En 1974,
Ngưu Sơn a été détaché de l’ancienne commune pour être rattaché à celle dont
il dépend encore aujourd’hui. Le cimetière a reçu dès lors les enfants de toute la
commune morts pour la patrie pendant la guerre américaine. Le nombre total des
martyrs de ses douze villages se monte à cent-quarante dont trente-et-un à Ngưu
Sơn. Selon les cadres du parti de la commune, quatre-vingt-dix sont morts pendant
la guerre américaine, parmi lesquels vingt-et-un sont nés à Ngưu Sơn, ce qui fait
du village un symbole du sacrifice patriotique. Bien évidemment, on ne retrouve
pas tous les noms de martyrs dans le cimetière. Certaines familles préfèrent en
effet enterrer leurs enfants perdus avec les autres membres de leurs familles dans
le cimetière familial ou lignager. Certaines tombes sont anonymes et accueillent
des sépultures de soldats morts dans la région mais venus d’ailleurs. Pendant une
longue période, beaucoup de tombeaux vides ont été construits pour remplir le
cimetière (entretien avec M. Khanh du 30 avril 2017).
    Comme partout ailleurs au Viêt Nam, une grande partie des martyrs de la
commune dont dépend Ngưu Sơn sont morts au front sans qu’on ait retrouvé
leurs restes. Une solution a alors été trouvée à Ngưu Sơn par le biais de la pratique
rituelle de M. Chung car, en tant que disciple de Nội Đạo Tràng, il avait le pou-
voir de faire revenir les âmes des martyrs. Il est très fier de ce service sans lequel
les autorités n’auraient pas pu remplir leur mission de bien enterrer les martyrs
pendant les années d’après-guerre. Ce rituel du retour des âmes des martyrs se
pratique encore aujourd’hui. Si durant les vingt à vingt-cinq dernières années il y
a eu, à Ngưu Sơn comme ailleurs, des efforts extraordinaires des Vietnamiens et
du gouvernement dans la recherche des restes des soldats perdus (Nguyễn Anh
Tuấn 2008 ; Sorrentino 2016 ; 2018a et b ; Từ Thị Loan 2008), le recours au service
de M. Chung s’est imposé pour ceux dont la famille a échoué dans cette entreprise.

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Đức Cửu Tằng Thiên (Bouddha des Neuf Cieux)
sauvant les âmes de martyrs
M. Phùng Văn Chung est le maître de rituel du village. Né en 1932, il officie encore
pour tous les rituels villageois : commémoration du génie tutélaire, commémora-
tion des ancêtres lignagers. Dans l’espace familial, il intervient surtout là où on
ne peut recourir qu’à ses rituels mystiques : trấn trạch « placer des talismans-obs-
tacles », yểm bùa « activer des amulettes », yểm mồ mả « conjurer les démons
des tombes » ou giải oan « dénouer les injustices », cắt kết « couper les liens »,
bán khoán « vendre [les enfants fragiles] à des génies ». Il est particulièrement
connu pour sa capacité d’« arrêter les fantômes et chasser les mauvais esprits » bắt
ma, tà (entretien avec Mme Thanh du 14 septembre 2010). M. Chung revendique
appartenir à une famille de maîtres de rituel de longue tradition dont il est le
« titulaire » à la 9e génération. La transmission de la puissance surnaturelle ne se
transmet qu’entre les hommes de la même famille et ne se réalise qu’au dernier
souffle du maître de la génération d’avant. M. Chung a ainsi reçu son statut de son
père. Le panthéon de M. Chung, que j’ai visité la première fois en 2010, se trouve
au premier étage de sa maison, étage réservé uniquement à l’activité rituelle.
C’était alors une des rares maisons à étages dans le village. On peut observer du
haut en bas de l’espace cultuel, comprenant un grand autel apposé contre un mur
couvert, des images de saints Đức Cửu Tằng Thiên (Bouddha des Neuf Cieux), Đức
Dược Sư (Bouddha Bhaishajyaguru ou Bouddha de Médecine), Đức Phật Như Lai
(Çâkyamuni), Trần Triều (Saint Trần ou Trần Hưng Đạo), Tứ bị Bồ Tát (Quatre
Bodhisattva), puis en bas à gauche quan bạch hổ « le tigre blanc » et à droite thổ
công « le génie du sol » et ses ancêtres. D’après M. Chung, ce panthéon date de
plusieurs générations.
   Ainsi, comme il s’en réclame, M. Chung appartient à la lignée des maîtres
dharma (pháp sư) de Nội Đạo Tràng. On connaît le Nội Đạo Tràng surtout à
travers des ouvrages de seconde source (Nguyễn Văn Huyên 1944 ; Tạ Chí Đại
Trường 2014 : 204-217 ; Truong Dinh-Hoe 1971 et 1978) qui font référence à des
textes en caractères chinois, relatant l’histoire et le fonctionnement de cet ordre
religieux, dont certains sont conservés actuellement à l’Institut Hán-Nôm de Hanoi
(Bùi Quang Thanh 2004) 10. Traduite par « École de la Voie Intérieure » par Nguyễn
Văn Huyên (1944b : 149) qu’il qualifie d’« École de magiciens en Annam », est une
branche du taoïsme vietnamien fondé dans la première moitié du xviie siècle par
le Patriarche Trần Toàn, un simple paysan qui a reçu la bénédiction de Bouddha
Bhaishagyaguru (Bouddha de médecine) et de Çakyamuni pour devenir le médecin
royal de Lê Thần Tôn (r.1619-1643 ; 1649-1665) (p. 133-199) 11. Ayant reçu la nomi-
nation de Nội Đạo Tràng du roi Thần Tôn pour travailler pour le salut des hommes
(Phạm Nam Thanh 2008 ; Truong Dinh-Hoe 1971), cet ordre fut une institution
officielle et a fonctionné comme une sorte de « taoïsme religieux ». Les trois acti-
vités principales de ce courant taoïste étaient la guérison des malades, l’éducation
morale et l’exorcisme des possédés 12, à la manière du shamanisme (Tran Anh A.
2017). Entre 1971 et 1976, les deux principaux centres de cet ordre religieux dans

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la province de Thanh Hoá ont été détruits par le pouvoir communiste dans sa
campagne antisuperstition (Phạm Nam Thanh 2008).
   Le panthéon de M. Chung et sa pratique à la fois de maître de rituel (thầy cúng)
et de maître dharma (thầy pháp), exerçant l’exorcisme, révèlent tout à fait son
appartenance à Nội Đạo Tràng. Il a commencé à suivre son père dès l’âge de treize
ans dans les rituels que ce dernier pratiquait. À l’âge de vingt-cinq ans, il a reçu
de son père le « pouvoir surnaturel » (phép) et les « livres d’invocations » (sách
cúng) en caractères chinois au moment de la mort de ce dernier. Au cours de notre
entretien, il a évoqué fièrement sa brève mobilisation par la Révolution comme
maquisard (đi du kích) dans les années 1950, période durant laquelle il a même
assuré la position de chef de l’unité des soldats civils (thôn đội trưởng dân quân),
mais il se reconnaît surtout comme maître de rituel « professionnel » et « unique »
dans un large rayon géographique, fonction dont il est très fier. Son sentiment de
fierté s’est particulièrement accru lorsque j’ai abordé la question de sa pratique
au cours des périodes de renforcement de la politique antisuperstition pendant
lesquelles, selon ce qu’il m’a raconté, il n’a jamais dû interrompre son activité :
« On ne m’a jamais interdit de pratiquer les rituels. Après 1975, j’ai ramené tous les
martyrs de guerre. Je les ai tous regroupés puis j’ai entrepris la cérémonie. C’est
le spirituel au service de la révolution (tâm linh phục vụ cách mạng). » (Entretien
avec M. Chung du 6 avril 2010). Il a insisté : « Durant les années 1970, j’officiais
toujours à des cérémonies. Les autorités ont même sollicité mes services. Si je
n’avais pas procédé au rituel, comment les martyrs auraient-ils pu revenir ? ! »
   Le chef de la lignée Phùng, M. Lam, fait partie des gens qui ont eu recours au
service de M. Chung. M. Vinh, le jeune frère de M. Lam, est mort avant l’année
1968, environ un an après avoir été enrôlé dans l’armée vietnamienne à l’âge de
dix-neuf ans. La seule chose qu’a reçue M. Lam est un certificat de décès. À la suite
de l’événement, la commune a assigné une tombe à son nom dans le cimetière mili-
taire, mais une tombe vide bien évidemment car sans sépulture. M. Lam a voulu, à
plusieurs reprises, partir dans le Sud pour chercher les restes de son jeune frère. Un
de ses fils qui vit avec sa femme et sa fille unique à Hồ Chí Minh-ville lui a promis
de financer toute son entreprise. En 2012, alors que M. Lam s’approchait de ses
quatre-vingts ans, la commune voulait rénover le cimetière et plusieurs familles
sont allées construire les tombes de leurs membres morts au front. Soucieux de
remplir son devoir d’aîné, M. Lam a exprimé à sa famille le désir de construire la
tombe de son frère avant de partir lui-même dans l’autre monde, pour que « les
descendants de la famille puissent venir le vénérer ». À l’occasion du Tết (Nouvel
An lunaire) qui suivit, son fils et sa famille installés à Hồ Chí Minh-ville rentra au
village pour passer le Tết avec la grande famille de M. Lam. Le matin du deuxième
jour du Tết, après avoir consumé les offrandes carnées, sa belle-fille Phong a été
« possédée » par l’oncle Vinh alors qu’elle se prosternait dans le temple lignagier
devant l’autel dédié à une ancêtre morte jeune (tổ cô). M. Vinh avertit M. Lam à
travers la belle-fille, que « la recherche de la sépulture serait une vaine entreprise »
car « les morceaux de son corps ont été éparpillés » (thịt nát xương tan) (littéra-
lement, chair-écrasé-os-morcelé). M. Lam en déduisit que son frère était mort en

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mer. D’après Mme Thanh, la sœur entre M. Lam et M. Vinh, qui a été appelée au
moment de la possession de Phong pour communiquer avec son jeune frère, l’âme
de son frère « est rentré dans le corps de Phong » (cậu nhập vào cái Phong) car
leurs signes du zoodiaque sont compatibles (hợp tuổi). D’après elle, tout ce que le
mort lui a dit à travers Phong était vrai, il évoquait des souvenirs de leur enfance
que la possédée ne pouvait pas connaître car elle est née des années après la mort
de l’oncle (entretien avec Mme Thanh du 12 février 2020). M. Lam a donc consulté
M. Chung, le maître rituel, qui est en fait de la même lignée que lui. En suivant
les directives du maître de rituel, il achète une cassette funéraire en pierre (quách
tiểu) 13 et prépare des offrandes (entretien avec M. Lam du 1er mai 2017). M. Chung
officie pour « faire revenir l’âme » à travers le rituel du chiêu hồn consistant à
remplacer la sépulture du défunt par une noix de coco représentant le crâne, du
bois de murier représentant les os (đầu gáo xương dâu) et un talisman à la figure
humaine accompagné de formules magiques du nom de M. Vinh (fig. 3). La famille
de M. Lam a ainsi pu par la suite enterrer la cassette funéraire dans la tombe
creuse au cimetière militaire puis construire un cénotaphe en marbre. Depuis cette
date, sa famille célèbre l’anniversaire de la mort du frère martyr chaque 27 juillet,
journée nationale des invalides et des martyrs instaurée par la RDVN depuis 1947
(Tréglodé 2001 : 285-296), et non plus à la date notée dans son certificat de décès
qui s’est révélée fausse d’après le message transmis par l’oncle martyr à travers
la belle-fille possédée. M. Lam se sent ainsi « soulagé » d’avoir accompli une des
tâches qui incombent à l’aîné, celle de bien s’occuper des âmes des morts de la
famille (entretien avec M. Lam du 1er mai 2017).

                  Fig. 3. Le livre des talismans de M. Chung, 2017
                               Photo : Phương Anh Phan.

                                                               Moussons n° 35, 2020-1, 59-82
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Il est intéressant de voir comment l’action du maître de rituel, qui entre dans la caté-
gorie des superstitions selon les conceptions de l’État, est tolérée et même sollicitée
par le pouvoir alors qu’elle contredit le dogme maxiste-léniniste et la politique offi-
cielle en vigueur. Et cela semble excéder largement le cadre local. D’autres travaux
ont montré que le besoin spirituel du peuple coïncide avec la volonté du pouvoir
politique de faire valoir le discours du sacrifice révolutionnaire, ce qui le conduit
non seulement à tolérer des moyens qui peuvent paraître superstitieux, mais aussi
à les encourager et les légitimer par un cadre légal et un processus de valorisation
scientifique (Endres & Lauser 2011 ; Nguyễn Anh Tuấn 2008 ; Sorrentino 2016 ; 2018a
et b ; Từ Thị Loan 2008). L’exemple le plus flagrant en est le phénomène de détection
des corps par l’extra-sensorialité (tìm hài cốt bằng ngoại cảm) encouragé par le
gouvernement vietnamien car il répond au « besoin profond (tha thiết) du peuple
et en même temps contribue à réaliser les politiques des invalides et des martyrs
nationaux du Parti et de l’État14. » Ainsi, Sorrentino (2016 : 7) décrit la concordance
entre le projet de l’État de régler ses demi-millions de morts sans sépultures au cours
de différents conflits et la recrudescence de ces pratiques rituelles adressées aux
martyrs. Tandis que d’autres croyances ne peuvent être revivifiées si ce n’est avec
beaucoup de réserve et en étant strictement contrôlées par l’État, une pratique qui
peut paraître superstitieuse par excellence, telle que la recherche des corps de soldats
perdus par l’extra-sensorialité, peut être autorisée, voire même soutenue financiè-
rement par des ressources exceptionnelles. Des programmes d’expérimentation ont
en effet été financés par l’État (Từ Thị Loan 2008 : 12&18) autour de la constitution
d’unités de recherche spécialisées telles que le département de parapsychologie du
Centre de recherche sur les potentiels humains, l’Union des sciences technologiques
pour l’informatique appliquée (Nguyễn Anh Tuấn 2008 ; Sorrentino 2016, 2018a et
b). Et « les leaders du Parti et du gouvernement vont même de l’avant dans cette
entreprise » (Từ Thị Loan 2018 : 17). Le pouvoir local ou central s’accommode donc
tout à fait avec ce qu’il dénonce par principe dans son objectif d’édification de la
nation et du renforcement de sa souveraineté.
    Ainsi, à mon grand étonnement, la pratique de M. Chung que je qualifiais au
départ de « sorcellerie », n’a pas posé de problèmes au pouvoir local car elle était
considérée comme « traditionnelle ». Cette pratique est-elle parce que le Nội Đạo
Tràng a été institutionalisé par le passé et a servi au besoin spirituel essentiel du
peuple (sa vocation initiale étant le salut des hommes) ou bien est-ce parce que
l’alternative de faire revenir l’âme des martyrs de guerre apparaît comme une
necessité très justifiée aux yeux du pouvoir ? En effet, en 2012, Lauren Meeker et
moi-même avons effectué quelques recherches préliminaires pour une étude sur
le chamanisme au village. Lorsque nous avons parlé aux autorités communales
et villageoises, comme il se doit au Viêt Nam pour obtenir l’autorisation d’inter-
viewer nos informateurs, le chef de service policier du village m’a dit que nous
aurions « toute la liberté de l’étudier car sa pratique est traditionnelle et répond
aux besoins de la population locale ». En revanche, si le shamanisme de M. Chung
est accepté, voire valorisé, la pratique de Mme Dung, que nous avons évoquée
en introduction est quant à elle qualifiée par les autorités de « superstitieuse ».

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De la déesse-mère à Hồ Chí Minh et Võ Nguyên Giáp
Mme Dung se définit comme l’ombre de Cô Ba « La Demoiselle Troisième », faisant
partie des « Douze Demoiselles » (Thập Nhị Cô Nương) du panthéon des Quatre
Palais et qui correspond au monde des Eaux (Ngô Đức Thịnh 2012 : 76) (entre-
tien du 9 juillet 2012). À la différence des autres adeptes des déesses-mères (Đạo
Mẫu), qui se caractérisent par des possessions de médiums par les esprits et qui
peuvent instruire l’audience par giáng bút « poésie divine » (Durand 1959 ; Đào
Duy Anh 1972 ; Nguyễn Văn Huyên 1944b), quand « l’esprit de Cô Ba descend »
en elle, Mme Dung « n’entre pas en transe », elle récite simplement des poèmes.
Elle raconte qu’à l’âge de 48 ans (en 1996), avant d’inaugurer son propre panthéon
(lập điện), quand elle servait d’aide pour un autre maître de rituel, ce dernier lui
a demandé une fois d’être possédée (làm ma, littéralement « jouer le fantôme »)
devant des clients, elle a répondu par des vers :
      « Ta đây đâu phải là ma
      Ta đây là bóng cô Ba giáng trần
      Mẹ sai ta xuống cứu dân
      Từ đây ta xem bói cho kẻ gần người xa. »
Que l’on peut traduire ainsi :
      Je ne suis pas fantôme
      Je suis l’ombre de cô Ba sur terre
      Mère m’a consignée de sauver le peuple
      À partir de ce moment, je vais prédire le sort des gens.
      (Entretien du 9 juillet 2012.)
En « sauveuse du peuple », Mme Dung exerce une fonction multiple. La première
est celle d’une voyante-guérisseuse à l’identique des médiums de la religion des
déesses-mères. La deuxième celle d’un maître de rituel qui remet des offrandes
aux esprits pour ses fidèles. Aux dires de ses fidèles, elle est connue pour ne pas
réclamer l’argent que ceux-ci apportent dans leurs offrandes comme il est fréquent
chez les maîtres de rituel. Ainsi, se regroupent autour d’elle des gens du village
plutôt de conditions simples. Habitée souvent par l’esprit de la déesse-mère dans
les rituels qui la vénère, Mme Dung est aussi devenue « éducatrice » des fidèles
auxquels elle donne des enseignements moraux (giáo hóa) au cas par cas.
   Sur son panthéon se trouvent sur la partie la plus haute Bouddha Mère de
l’Univers (Phật Hoàng Địa Mẫu), puis un peu plus en bas Hồ Chí Minh, au même
rang que Quan Yin (Quan Âm) et, sur un grand socle en béton, des bols d’encens
représentatifs des déesses-mères. À droite de ce panthéon sont posés les bols
d’encens de ses ancêtres dont un de tổ cô, une ancêtre morte jeune (voir plus
haut), dans la lignée de Mme Dung, qui lui apporte sa protection. Le portrait du
général Giáp est pour le moment sur la commode à thé se trouvant au centre de
la maison, mais séparée de l’autel portant le panthéon des saints et des déesses
à gauche de l’entrée de la maison, exactement de la même façon que l’on vénère

                                                                 Moussons n° 35, 2020-1, 59-82
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