Jack Kerouac, pìcaro de l'âme - Yves Le Pellec - Érudit

La page est créée Grégory Ollivier
 
CONTINUER À LIRE
Document generated on 12/05/2021 4:55 a.m.

Études littéraires

Jack Kerouac, pìcaro de l’âme
Yves Le Pellec

Roman picaresque et littératures nationales                                        Article abstract
Volume 26, Number 3, hiver 1994                                                    To speak of picaresque in the contemporary American novel requires a
                                                                                   redefinition of terms. In a mobile society that glorifies freedom and the
URI: https://id.erudit.org/iderudit/501054ar                                       individual, and has a social hierarchy nowhere as rigid as that of feudalistic
DOI: https://doi.org/10.7202/501054ar                                              Castile, the pícaro is less a victim than marginal. Following Henry Miller, Jack
                                                                                   Kerouac revitalizes the picaresque mode by focusing on the U.S. of a
                                                                                   disinherited generation and by raising to heroic stature the nearly-sanctified
See table of contents
                                                                                   figure of the social delinquent. He transforms the picaresque journey into a
                                                                                   spiritual quest but, at times, his writing attains a degree of freedom so
                                                                                   solipsistic that he is ultimately led to adopt, unconsciously no doubt, a
Publisher(s)                                                                       conventional picaresque posture that has lost its subversive character.
Département des littératures de l'Université Laval

ISSN
0014-214X (print)
1708-9069 (digital)

Explore this journal

Cite this article
Le Pellec, Y. (1994). Jack Kerouac, pìcaro de l’âme. Études littéraires, 26(3),
45–57. https://doi.org/10.7202/501054ar

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1994 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                                (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
                                                                                viewed online.
                                                                                  https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

                                                                                  This article is disseminated and preserved by Érudit.
                                                                                  Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,
                                                                                  Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                                  promote and disseminate research.
                                                                                  https://www.erudit.org/en/
JACK KEROUAC
                                     PÎCARO DE L'ÂME
                                                    Yves Le Pellec

• Le regain de fortune qu'a connu le terme                           tions nouvelles dans la tradition née du sacro-
« picaresque » dans la critique, surtout anglo-                      saint corpus espagnol, avec ses greffons fran-
saxonne, de la deuxième moitié de ce siècle a                        çais et britanniques.
donné lieu à une réflexion extraordinairement                           Or, comme les langues et les formes artisti-
féconde sur les origines et les caractéristiques                     ques, comme les organismes vivants de toutes
premières de ce mode littéraire. La rigueur                          sortes, le texte picaresque a connu une évolu-
avec laquelle les spécialistes ont redessiné les                     tion dont il serait vain de regretter nostalgi-
contours du genre en son Âge d'Or espagnol l                         quement les avatars. Dès les apocryphes, pla-
en a conduit certains à se demander si l'on est                      giats, traductions, ou versions édulcorées aux-
encore en droit d'utiliser le prestigieux voca-                      quels il donna lieu à partir du XVIIe siècle, il
ble à propos du roman européen des XVIIIe et                         s'est vu dévié, dénaturé, du fait d'être adapté
XIXe siècles et, a fortiori, du roman américain                      au goût du jour et aux particularités des cultu-
du XXe. Cependant, aussi précieuses et salutai-                      res où il se disséminait. Il s'est, en un mot,
res qu'aient été ces mises au point génériques,                      complexifié, et ainsi enrichi. Écrire aujourd'hui
elles risquent, appliquées à la lettre, d'aboutir                    un roman picaresque dans l'obédience abso-
à une exclusion aussi stérile que l'attitude qui                     lue des codes originels relèverait de la naïveté
consisterait à refuser de considérer Beckett                         et révélerait une cécité têtue face aux implica-
comme un tragédien moderne sous prétexte                             tions sémantiques de l'évolution du roman :
que sa pièce maîtresse met en scène des clo-                         ce ne serait qu'un exercice de style, un fade
chards et non des grands de ce monde. Si la                          pastiche dont l'esprit picaresque, novateur et
vigilance des puristes a permis de corriger des                      subversif par nature, serait fondamentalement
dérives trop erratiques, elle s'est en général                       absent. Si aucun des romans américains issus
montrée rebelle à l'intégration des produc-                          de la deuxième après-guerre que l'on a dit

       1 Parmi les études marquantes, voir celles d'Alexander A. Parker, Claudio Guillén, et la précieuse « Introduction à la pensée
picaresque » de Maurice Molho dans son édition des Romans picaresques espagnols.

                                       Études Littéraires Volume 26 N° 3 Hiver 1993-1994
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 26 N° 3 HIVER 1993-1994

« picaresques » — The Catcher in the Rye, The                     ment sinon dans les faits, rejeté les structures
Ginger Man, On the Road, The Adventures of                        archaïques du Vieux Monde en promettant à
Augie March, The Apprenticeship        of Duddy                   ses miséreux une tabula rasa des catégorisa-
Kravitz — ne l'est stricto sensu, ils n'en pré-                   tions antérieures, une resocialisation radicale
sentent pas moins un faisceau, plus ou moins                      dans l'égalité des chances née de l'indépendance.
concentré mais repérable, de traits formels,                      Le chant poétique séminal qu'est Leaves of
tonaux ou thématiques qui permettent d'établir                    Grass de Walt Whitman balaye glorieusement
cette filiation lointaine. Quatre siècles sépa-                   toute trace des anciennes discriminations et
rent Lâzaro de Sal Paradise, le genre a franchi                   barrières de classe pour fonder en droit et en
les frontières, les sociétés occidentales ont                     gloire un homo americanus          unique, quels
évolué de la féodalité à la démocratie, l'image                   que soient ses origines, son sexe, sa fortune,
du gueux s'est diversifiée et intellectualisée.                   son métier et la couleur de sa peau. Au plan
Mais l'esprit picaresque, sinon la lettre, subsis-                spirituel, unitarisme puis transcendantalisme
te : pour en prendre la juste mesure, c'est en                    se dégagent de l'élitisme luthéro-calviniste qui
termes d'équivalence,     & analogie qu'il faut                   fondait le salut de l'âme sur la prédestination
raisonner, non de conformité ou de fidélité au                    et l'élection, pour déceler en chaque être une
canon castillan.                                                  parcelle de Yoversoul divin, source lumineuse
                                                                  à laquelle tous sont équitablement reliés. Et
                          * * *                                   Henry David Thoreau — dont l'anarchisme
                                                                  individualiste n'est pas très éloigné au fond de
   Par sa mobilité et l'extrême diversité de ses                  l'affirmation par lepicaro de son droit à survi-
composantes, la société des États-Unis semble                     vre contre un pouvoir féodal prêt à l'écraser
à prime abord peu propice à la problématique                      comme un microbe — va même jusqu'à prê-
picaresque qui, pour déployer son exercice                        cher la désobéissance civile contre la toute-
ironique, requiert comme butoir une hiérar-                       puissance des États lorsque ceux-ci imposent
chie sociale fortement stratifiée, des cloison-                   à l'individu des diktats contraires à sa nature et
nements de classe étanches, un ordre féodal                       attentatoires à sa liberté intrinsèque.
immuable basé sur l'immémoriale assurance                            Pourtant, malgré cette visée égalitaire, cet
que la caste et le sang font l'identité de l'être.                optimisme messianique qui se textualise dès
Peut-on être, pour reprendre un titre de                          le milieu du XIXe siècle, la grande littérature
Pierre-Yves Petillon, « pîcaro en démocratie 2 » ?                américaine ne fait quasiment aucune place au
En se décolonisant, les Amériques ont, idéale-                    thème de l'intégration réussie. Certes, le dura-

      2 Voir l'excellent numéro 20 de Caliban consacré aux           it/ picaresque en Angleterre et aux États-Unis. Pour une
approche globale du phénomène outre-Atlantique, on y lira avec      rofit, à côté de l'article de Pierre-Yves Petillon, celui de Marc
Chénetier.

                                                             46
JACK KEROUAC, PÎCARO DE L'ÂME

ble filon des aventures d'ascension/rora rags             velle vigueur sous des formes aussi différentes
to riches et le succès considérable en leur               en apparence que les récits de yuppies cocaï-
temps des success stories d'Horatio Alger —               nomanes, le néo-réalisme d'un Carver et de ses
dans lesquelles Harry Sieber voit à juste titre la        émules, ou les errances apocalyptiques des
forme la plus aboutie de l'antipicarisme (p. 65)          hordes sauvages de Cormac M c Carthy. En cela,
— témoignent du goût du grand public pour                 la fiction américaine est particulièrement re-
ces récits édifiants de promotion sociale où le           présentative du roman moderne, dont le sché-
jeune héros démuni échappe à un possible                  ma diégétique le plus courant est le parcours
destin de rogue en retroussant ses manches                initiatique du Bildungsroman,     et le thème de
pour épouser l'idéologie qui fera de lui un               prédilection l'inadaptation d'un sujet au cadre
capitaliste. Mais, pour ne prendre que trois              axiologique qui l'enferme. Mais l'imaginaire
exemples de héros tutélaires américains — le              américain a pour particularité d'avoir accordé
Natty Bumpoo de Cooper, le Huck Finn de                   ses lettres de noblesse à Y outsider, quitte à le
Twain et le Chariot de Chaplin —, on s'aperçoit           « récupérer », au lieu de le lui dénier le droit à
qu'à des moments charnières de l'élaboration              l'identité nationale (contrairement au destin
mythopoétique nationale — la naissance du                 échu aux rebelles européens tels Céline et
romance par transplantation du roman histo-               Genêt, qui, après avoir basé leur difficile sta-
rique anglais dans la grande prairie et son               tut sur le « vomissement » du drapeau natio-
contexte autochtone, l'émergence d'une ins-               nal, se sont égarés dans des causes aussi suici-
piration et d'une langue locales sur les berges           daires que l'antisémitisme ou la tentation du
d'un Mississippi dorénavant mythique, l'âge               terrorisme).
d'or du cinéma muet —, c'est tout naturelle-                 Né des archétypes du bon sauvage et du
ment du côté des sans grade, des déclassés ou             vaurien au grand cœur (le good bad boy cher
des asociaux que s'est orientée la figurativisa-          à Leslie Fiedler), le picaro américain contem-
tion de la particularité nationale. Éternels er-          porain, quel que soit le barreau qu'il occupe
rants, irréductibles solitaires, sympathiques             sur l'échelle de la délinquance et la persona
coquins, vagabonds facétieux, telles seront               qu'il emprunte — artiste, gangster, drogué,
désormais les images fictionnelles sur lesquel-           prostitué, motard, ou néo-cowboy du Monta-
les se polarisera la projection d'un peuple,              na —, illustre peu ou prou le précepte émerso-
puis du reste du monde qui se montrera remar-             nien : « Whoso would be a man must be a
quablement réceptif au charme de ces figures              nonconformist » (Emerson, p. 65). Mais toute
marginales. Cette tendance, confirmée au                  société s'oppose aux images que les artistes
XXe siècle par le western, le roman et le film            donnent d'elle, en même temps qu'elle s'en
« noirs » des années 30 et 40, le folklore hobo,          nourrit. C'est de cette dialectique, particuliè-
le culte du misfit, a traversé l'ère formaliste du        rement dynamique dans un Nouveau Monde à
métafictionisme pour resurgir avec une nou-               la carte des valeurs sans cesse redessinée, que

                                                     47
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 26 N° 3 HIVER 1993-1994

la nouvelle fiction américaine nourrit son pro-             devenir à quarante ans clochard à Clichy. Te-
digieux appétit.                                            naillé par la faim comme le héros de Knut
                                                            Hamsun qu'il admire, vivant d'expédients et
                        * * *                               de mendicité auprès de ses compatriotes mieux
                                                            nantis, volant ses amis, cherchant pitance dans
   Le conformisme de la société étatsunienne                les poubelles et plaisir chez les prostituées, ne
moderne, de plus en plus oppressant à mesure                respectant ni Dieu ni maître, le « je Henry
qu'elle s'industrialisait et développait, au tra-           Miller » des Tropiques a embrassé le picarisme
vers de ses médias triomphants, l'image standar-            pour s'enrichir de son cynisme, son insolence
disée d'un citoyen modèle, a conduit deux                   native, son impitoyable lucidité. Courtiser l'infamie,
générations littéraires, la lost et la beat, à cher-        adopter cet « anti-honneur », qui condamnait
cher le salut dans l'exil. Entre ces deux géné-             Lâzaro et Guzmân à une existence abjecte
rations se dresse, agent d'une transition qu'il             mais dégage le yankee de son lignage confor-
n'a jamais cherché à établir, la figure colossale           table, revendiquer une irrespectabilité totale,
de Henry Miller. Plus qu'aucun de ses récents               tous ces gestes symboliques permettent à l'anti-
prédécesseurs, européanophiles mais améri-                  héros millérien de dépasser préjugés et con-
canocentriques même aux plus beaux jours du                 traintes, mais aussi les polarités essentielles
Montparnasse des années 20, Miller a su ouvrir              comme l'antithèse Bien-Mal, pour naître à une
sa sensibilité de gosse de Brooklyn aux in-                 irresponsabilité libératrice, un amoralisme
fluences étrangères des paillards, aventuriers,             souverain :
poètes maudits européens 3 , de Rabelais à Rim-
baud, de Van Gogh à Cendrars, jusqu'à devenir                  Once I thought that to be human was the highest aim a
                                                               man could hâve, but I see now that it was meant to destroy
le premier écrivain américain véritablement
                                                               me. Today I am proud to say that I am inhuman, that I
international, voire « cosmologique ». Ses li-                 belong not to men and governments, that I hâve nothing to
vres les plus sulfureux, d'abord publiés à Paris               do with creeds and principles. I hâve nothing to do wilh the
par l'Olympia Press, ont été interdits jusque                  creaking machinery of humanity. I belong to the earth !
                                                               (Tropic of Cancer, p. 229.)
dans les années 60 aux États-Unis.
   Mais, surtout, Miller a donné l'exemple d'une               L'exemple de Miller montre qu'au contraire
renaissance de l'être par autobannissement.                 de son ancêtre espagnol, obligé de feindre de
Pour sortir du « cauchemar climatisé », il quit-            respecter un ordre social dont il a vite perçu
te tour à tour sa femme et sa fille, son emploi             les vices, le n ou veau picaro s'abstrait progres-
de chef du personnel à la Western Union, la                 sivement des normes et séductions de sa cultu-
June mythique avec laquelle il connut une                   re d'origine jusqu'à faire sécession ÇLonesome
passion régénératrice et dévastatrice, pour                 Traveler de Kerouac). Alors que pour Miller

     3 Voir ses Books in my Life.

                                                       48
JACK KEROUAC, PÎCARO DE L'ÂME

les valeurs établies sont encore matière à in-                     « sous-cultures », d'avoir renié les discours établis
vective et objet de mépris roboratif, elles sus-                   pour adopter la langue et les valeurs analpha-
citent chez les écrivains de la Beat Génération                    bètes des bas-fonds. Même le pater          familias
plus d'inintérêt que d'indignation. Jack Ke-                       anarchiste Kenneth Rexroth, qui salua les nou-
rouac, malgré son dégoût des moeurs policiè-                       veaux rebelles comme ses héritiers spirituels à
res fustigées en passant dans On the Road et                       leur arrivée à San Francisco, émet, alors que ni
Visions of Cody, n'a écrit qu'un seul texte                        « Howl » ni On the Road n'ont encore été
ouvertement politique, « The Vanishing Ame-                        publiés, de sérieuses réserves sur la validité de
rican Hobo », essai dont le titre indique claire-                  leur choix :
ment qu'il ressortit plus à la nostalgie qu'à la
                                                                      I believe that most of an entire génération will go to ruin
revendication 4 . Même le « Howl » de Gins-                           — the ruin of Céline, Artaud, Rimbaud, voluntarily, even
berg, manifeste beat s'il en est, s'apparente                         enthusiastically. What will happen afterwards I don't know,
                                                                      but for the next ten years or so we are going to hâve to cope
autant à la lamentation hébraïque et à la célé-                       with the youth we, my génération, put through the atom
bration de la déviance salvatrice qu'à la dénon-                      smasher. Social disengagement, artistic integrity, voluntary
ciation de l'État-Moloch. La nouvelle bohème                          poverty — thèse are powerful virtues and may pull them
                                                                      through, but they are not the virtues we tried to inculcate
ne s'oppose pas à l'humanisme de la société                           — rather they are the exact opposite (Rexroth, p. 338).
libérale, elle s'en détourne. Les termes anglais
de disaffiliation et de disengagement,     récur-                    La dissension affichée par les Beats, jugée
rents à l'époque sous la plume des analystes de                   par des critiques de gauche dangereusement
la « contre-culture » naissante, expriment clai-                  apolitique et irresponsable, se nourrit pour-
rement la teneur de sa dissidence. Il ne fau-                     tant d'une revalorisation de la personne, préa-
drait pas sous-estimer la force subversive d'une                  lable inévitable à la constitution de tout corps
telle indifférence. À relire trois décennies plus                 social : c'est un retour à la conception whit-
tard les critiques que leur adressèrent leurs                     manienne de l'individu comme unité nucléai-
contemporains marxistes, réactionnaires, ou                       re opposée à l'abstraction du concept de na-
tout simplement bien-pensants, on est surpris                     tion. Pour eux, ni le militantisme prolétarien
de l'indignation que les Beats ont suscitée 5 .                   quasi religieux des intellectuels des années
Plus que leur naïveté ou le mauvais goût de                       30, ni le consumérisme par lequel les États-
leurs vociférations dadaïstes, ce que leur re-                    Unis de l'époque Eisenhower prétendaient
prochent leurs pairs lettrés, c'est d'avoir trahi                 apporter le bonheur à tous dans une société
l'Ivy League pour chercher le sens dans des                       sans classes, ne sont susceptibles de conduire

       4 II est intéressant de constater que les Angry Young Men britanniques, vivant dans une société moins prospère que celle
des Beats, mettent en scène dans leurs œuvres parapicaresques (Lucky Jim, Room at the Top, Billy Liar) des héros imposteurs,
rebelles ou mythomanes moins dégagés des contraintes socio-économiques que ne le sont leurs homologues américains.
       5 Voir, pour un résumé des principaux arguments de la critique, Yves Le Pellec, «Jack Kerouac and the American Critics:
a Selected Bibliography ».

                                                             49
ÉTUDES LITTÉRAIRES                      26 N° 3 HIVER 1993-1994

à l'épanouissement de l'être et à cette « révo-                    Canucks » dans laquelle il grandit et dont il
lution de la conscience » sans laquelle tout                       restitue la densité chaleureuse avec tendresse
progrès intérieur est inconcevable. En un pa-                      et acuité dans Doctor Sax, Kerouac s'est tou-
radoxe, parfaitement antinomique du désir                          jours senti bien plus à l'aise et inspiré dans le
d'insertion qui anime le picaro classique, Ke-                     milieu issu de la misère des années 30, celui
rouac s'écrie : « Everything belongs to me be-                     des Okies steinbeckiens et des vagabonds du
cause I am poor » (Visions of Cody, p. 33).                        rail, que dans le milieu universitaire (il ne fait
C'est vers la compagnie des laissés pour comp-                     qu'un passage fugace à Columbia) et dans les
te, des démunis dépassés par la locomotive                         cercles artistiques new-yorkais dont l'« intel-
fracassante du progrès, qu'il oriente son re-                      lectualisme ennuyeux » le fatigue (plus tard il
gard et sa plume. L'Amérique de Kerouac est                        souffrira le martyre quand il lui faudra jouer
foncièrement antimoderniste ; les croquis (sket-                   son rôle d'écrivain beat officiel face aux camé-
ches) qu'il en dessine dans On the Road et                         ras des journalistes et aux questions des criti-
surtout dans Visions of Cody s'attardent sur                       ques). Sal, alter ego de Kerouac, se désolidari-
les provinciaux, les sans-grade : Franco-Amé-                      se du milieu où il aurait pu faire carrière,
ricaines de Lowell perdues dans les rues de la                     contrairement au picaro d'antan qui n'aurait
Big Apple, vieux cow-boys des diners du Colo-                      jamais boudé la chance d'appartenir à une
rado, épaves dormant à l'aube dans la lumière                      confrérie aussi lucrative :
crue des gares Greyhound, paumés des flop-
                                                                     Ail my New York friends were in the négative, nightmare
bouses dont le seul souci est de trouver un                          position of putting down society and giving their tired
repas de fortune et un quart d'alcool pour                           bookish or political or psychoanalytical reasons, but Dean
                                                                     just raced in society, eager for bread and love ; he didn't
attendre le jour. Le public du cinéma de Dé-                         care one way or the other (ibid., p. 13).
troit où Sal et son ami s'abritent pour passer la
nuit en 1949 est un concentré de cette « autre                        Les figures emblématiques de l'Amérique
Amérique » :                                                       de Kerouac apparaissent comme des négatifs
                                                                   des modèles dont son père et ses maîtres au-
   For thirty-five cents each we went into the beat-up old
   movie and sat down in the balcony till morning, when we         raient aimé qu'il s'inspirât. Sa curiosité d'écri-
   were shooed downstairs. The people who were in that all-        vain et son romantisme de la destitution le
   night movie were the end. Beat Negroes who'd corne up
                                                                   portent vers les communautés les plus défavo-
   from Alabama to work in car factories on a rumour ; old
   white bums ; young long-haired hipsters who'd reached           risées. Ainsi il idéalise le sort des Noirs, dont
   the end of the road and were drinking wine ; whores,            on a pu dire que la ségrégation subie depuis
   ordinary couples, and housewives with nothing to do,
   nowhere to go, nobody to believe in COR, p. 229-230).
                                                                   l'époque esclavagiste leur a assigné un statut
                                                                   infrapicaresque comparable à celui du paysan
   Sans doute à cause de ses origines prolétai-                    dans la France du XVIIIe siècle 6 . Outre le fait
res, par nostalgie de la communauté des « maudits                  que les Afro-Américains inventèrent le jazz,

       6 Voir la table ronde sur le Paysan parvenu   de        publiée dans les Actes du colloque sur la picaresque européenne
(Études sociocritiques, 1976, p. 164).

                                                              50
JACK KEROUAC, PÎCARO DE L'ÂME

dont les accents rythment On the Road et                            création. Il est significatif que la misogynie
dont les jam sessions inspirent les meilleures                      générale de On the Road ne s'atténue que lors
pages du livre, Kerouac, prisonnier de clichés                      de l'évocation du couple pastoral qui unit
douteux malgré son enthousiasme indubita-                           pour un temps Sal à une jeune Mexicaine dans
ble, croit percevoir chez eux une aptitude à la                     les champs de Californie, prélude au récit
joie de vivre, un sens de l'extase que les Blancs                   insoutenable que fera plus tard Kerouac de sa
aliénés à la cause matérialiste ont définitive-                     liaison douloureuse avec la prostituée aztèque
ment perdu. On se souvient du passage — qui                         morphinomane, Tristessa. En outre, c'est dans
a valu à son auteur d'être taxé de « Jim Crowis-                    un bordel de Gregoria qu'a lieu l'orgie débri-
me à l'envers », mais qu'Eldridge Cleaver trou-                     dée, acmé sexuelle et en même temps épipha-
va « remarquable » (Cleaver, p. 74) — où Sal                        nie du voyage de On the Road, au son toni-
arpente le quartier noir de Denver en regret-                       truant du mambo, dans lequel Sal reconnaît le
tant la couleur de sa peau :                                        beat fondateur né sur les rives du Congo et
  At lilac evening, I walked with every muscle aching among         dont la pulsation accompagnera, pense-t-il, le
  the lights of 27th and Welton in the Denver coloured              retour du Christ. Puis il s'endort avec ses
  section, wishing I were a Negro, feeling that the best the
                                                                    comparses dans la jungle étouffante criblée de
  white world had offered was not enough ecstasy for me,
  not enough life, joy, kicks, darkness, music, not enough          cris d'insectes, sous le ciel pesant du tropique
  night. [...] I wished I were a Denver Mexican, or even a          du cancer — troublante coïncidence intertex-
  poor overworked Jap, anything but what I was so drearily,
  a "white man" disillusioned (OR, p. 169).
                                                                    tuelle —, et se fond dans la nuit des origines :

                                                                      I realized the jungle takes you over and you become it.
    Ici se résume peut-être, de la façon la plus                      Lying on top of the car with my face to the black sky was
parlante, le picarisme ethnologique de Kerouac.                       like lying in a closed trunk on a summer night. For the first
Il consiste à valoriser systématiquement les                          time in my life the weather was not something that touched
                                                                      me, that caressed me, froze or sweated me, but became me.
exclus des ghettos au nom de l'authenticité,                          The atmosphère and I became the same ÇOR, p. 277).
de la ferveur qu'ils ont su préserver, alors que
les nantis ont sacrifié au confort et au confor-                       Au cours de l'épisode mexicain, point cul-
misme la perception du pouls originel qui                           minant du récit (la cinquième partie n'étant
irrigue la vraie vie. Ce primitivisme, que d'aucuns                 qu'un épilogue), Sal comprend que « the earth
ont jugé simpliste ou même navrant, se nourrit                      is an Indian thing » (ibid., p. 264). Le chavire-
de la lecture d'Oswald Spengler, auquel Ke-                         ment né du sexe et du chanvre, mais surtout
rouac emprunte l'une de ses images favorites,                       cette fusion avec la terre-mère et le regard
celle des « peuples fellahs » de la terre (Spengler,                visionnaire des anges bruns des hauts-plateaux,
II, p. 145-171), tribus pré-picaresques où perdurent                le font sombrer dans une fièvre symbolique.
le sens du sacré et l'intuition du mystère de la                    C'est à Mexico, capitale du sordide et du sacré

                                                               51
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 26 N° 3 HIVER 1993-1994

qui inspirera à Kerouac les discordances de             rows de Denver, et dut très jeune subvenir à
Mexico City Blues, que Dean abandonne Sal,              ses propres besoins entre les taudis, les salles
atteint de dysenterie, comme si sa présence             de billard et les centres de redressement du
n'était plus nécessaire, une fois l'initiation          Colorado : « In the West he'd spent a third of
achevée.                                                his time in the poolhall, a third in jail, and a
                                                        third in the public library » COR, p. 10). Dévo-
                     * * *                              reur de miles, polygame insatiable, maratho-
                                                        nien du verbe, escroc dans l'âme (« con-man »,
    Dean Moriarty, alias Cody Pomeray, de son           dit souvent Sal), ami fidèle mais inconstant,
vrai nom Neal Cassady, auteur de The First              Dean semble prêt à tous les mensonges, toutes
Third mais surtout inspirateur de Kerouac qui           les trahisons, pour assurer son plaisir. Mais
devint son hagiographe et de Ginsberg qui en            dans l'athanor de Kerouac, comme Genêt dans
fit le « héros secret » de « Howl », est le plus        celui de Sartre, il est transmué en saint (« a
pur picaro dans le panthéon kérouackien,                new kind of American saint »). C'est pour
pourtant riche en personnages qui n'auraient            suivre ce brûlot d'énergie pure, quitte a se
pas déparé une Cour des Miracles médiévale.             consumer dans son sillage, que Sal se lance sur
À la différence du poète bouffon et visionnaire         la route.
Carlo Marx (Ginsberg), de Old Bull Lee (Bur-               Le picaro classique se subordonnait à des
roughs) enlisé avec sa seringue et ses armes            maîtres douteux par pure nécessité économi-
dans le marais interlope de La Nouvelle-Or-             que : les leçons apprises à leur contact lui
léans, voire même de l'introuvable Hassel,              permettaient de les surpasser en rouerie et
voleur et fourgueur qui représente dans le              d'élaborer sa vision pragmatique du monde.
livre le hipster de Times Square — ce « nègre           Les maîtres que se choisit Kerouac, tels Bur-
blanc » lumpen que Mailer a élevé au rang               roughs, Neal, le poète Zen Gary Snyder (le
d'existentialiste sartrien (Mailer, p. 265-305)         Japhy Ryder de The Dharma Bums) sont des
—, Dean est à la fois radicalement asocial et           éclaireurs sur la voie de l'éveil. Richard W. B.
archétypique de l'Ouest américain. Ce petit             Lewis, dans The Picaresque Saint — titre
dur des Rocheuses, né sur la route et de la             révélateur bien que le livre n'explicite pas
route alors que sa famille traversait en guim-          assez la collocation des deux termes —, a
barde Sait Lake City vers le rêve californien,          signalé en son temps la métamorphose la plus
semblait destiné à devenir ce prodigieux vo-            symptomatique du picaro dans sa représenta-
leur de voitures, ce fou du volant en qui Ke-           tion moderne : le néo-picaro est mû par une
rouac verra l'Ahab de l'asphalte. Dean connut           aspiration spirituelle totalement étrangère à
l'enfance problématique et peu reluisante du            celles de son ancêtre, trop occupé à soulager
picaro : tôt orphelin de mère, il fut élevé par         ses crampes d'estomac ou à se constituer un
son père, clochard alcoolique, dans les skid            pécule pour se soucier de métaphysique, au

                                                   52
JACK KEROUAC, PÎCARO DE L'ÂME

point que le repentir tardif de Guzmân ou de                repères où s'ancre la raison commune, un
Moll Flanders apparaît pour le moins accessoi-              tropisme vers le gouffre du non-sens, de la
re, sinon insincère. Certes, on trouve dans On              perte de soi, qui est le contraire même de
the Road quelques rares scènes d'ordre maté-                l'expérience du vide inscrite dans le boudd-
riel, comme cet épisode hilarant où Sal, rou-               hisme ou du vitalisme mélioriste qui permet-
blard Lâzaro, se fait engager dans une milice               tait à l'ancien picaro de se maintenir à flot.
privée chargée de contrôler des baraquements                Dans la troisième partie du livre qui est aussi la
occupés par des travailleurs migrants, mais                 plus crue (raw), la plus nerveuse, Dean atteint
s'enivre avec eux au lieu de réprimer leurs                 un point de disjonction extrême et prend aux
libations, avant de hisser à l'envers le drapeau            yeux de Sal l'aspect sidérant d'un imbécile
américain et de voler avec un compère les                   frénétique et lumineux (« Holy Goof »). Jeans
victuailles qu'il était censé protéger.                     et tee-shirt souillés sur des muscles tendus à
    Mais l'essentiel est ailleurs : non dans l'accès        casser, pouce infecté entouré d'un pansement
à une quelconque promotion sociale, ni dans                 crasseux, traînant sa valise défoncée derrière
la satire de l'ordre qui la régit, ni même dans la          lui, se frottant le ventre et se léchant les lèvres
recherche d'une identité viable — objectifs                 comme un débile comblé, incapable de répon-
du picarisme traditionnel —, mais dans la quê-              dre aux reproches des femmes, Dean a volon-
te d'une fulgurance intérieure plus proche de               tairement perdu l'usage de la parole et le
l'illumination que du gain. Le voyage — au                  contact avec une doxa devenue dérisoire :
double sens de trajet et de découverte — est
                                                              Wliere once Dean would hâve talked his way out, he now
ici pilgrim's progress plutôt que rake's pro-                 fell silent himself, but standing in front of everybody,
gress. La pérégrination, motif structurel de                  ragged and broken and idiotie, right under the lightbulbs,
                                                              his bony mad face covered with sweat and throbbing veins,
l'itinéraire du gueux, devient vecteur d'une                  saying, "Yes, yes, yes," as though tremendous révélations
quête spirituelle, d'une tension vers un trans-               were pouring into him ail the time now, and I am convinced
port par nature indescriptible et qui ne peut                 they were, and the others suspected as much and were
                                                              frightened. He was BEAT — the root, the soûl of Béatifie
mieux s'évoquer que par l'emploi de mots au                   COR, p. 183-184).
réfèrent incertain, comme ce « it » que Dean et
Sal s'acharnent à traquer dans les improvisa-                  Un peu plus tard, dans la scène du cinéma
tions des jazzmen entendus au hasard de la                  déjà évoquée, Sal s'imagine balayé à l'aube, et
route. Ce point d'incandescence constamment                 destiné à disparaître à jamais, dans le torrent
recherché, à travers l'alcool, la drogue, la                de mégots et de détritus laissés sur le sol par
vitesse, l'épuisement du corps et le délire                 les noctambules du désespoir. Cette trans-
verbal, est essentiellement fugitif, sinon illu-            substantation ordurière, qui lui rappelle une
soire. Il exige toujours de nouveaux départs,               nuit d'ivresse où il s'endormit dans un bar lové
engendre une frustration et une surexcitation               autour de la cuvette des W.-C. pour se réveiller
croissantes, et entraîne un effacement des                  transformé en tas d'immondices — on notera

                                                       53
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 26 N° 3 HIVER 1993-1994

la parenté excrémentielle avec le Buscon de                     insu, en sens contraire. De la même façon, Sal,
Quevedo —, ne le révulse nullement. Elle                        déboussolé au sens le plus profond du terme,
apparaît comme une métaphore de la désinté-                     ne parvient jamais à décider s'il veut s'engager
gration de l'ego dans l'anonyme magma, la                       dans l'aventure exogène, le risque de Tailleurs,
coulée incessante de sang et de pus, de ruis-                   ou se conforter au connu, notamment en se
seaux et d'égouts, dont Miller célèbre après                    ressourçant régulièrement chez sa tante (en
Milton le flux7, ou comme l'acceptation de la                   réalité, Mémère, nourricière castratrice auprès
« tendre indifférence du monde » ressentie par                  de laquelle Kerouac reviendra toujours cher-
l'Étranger de Camus à la veille de son exécu-                   cher consolation et désolation). Paradoxale-
tion. Le voyage, justifié au départ par l'espoir                ment, le substrat fantasmatique de ce livre-
naïf de découvrir la « perle » cachée dans l'écrin              culte, perçu comme un encouragement au
de la terre américaine et par l'échappée vers                   voyage par bientôt trois générations, révèle
les monts et merveilles d'un Ouest régéné-                      sans doute plus un désir de régression, une
rant, ressemble de plus en plus à l'absurde                     nostalgie de l'indifférenciation intra-utérine,
répétition de l'entreprise obstinée de Sisyphe.                 qu'une soif réelle de se donner à l'étrangeté
Dans la dernière partie de On the Road, Dean,                   du monde.
hagard et quasi muet, arrive à New York après
                                                                                            * * *
avoir traversé d'une traite l'énorme continent
(« [the] unbelievable huge bulge »), pour re-
partir immédiatement vers San Francisco sans                        On the Road partage avec le roman picares-
savoir vraiment pourquoi il a entrepris ce                      que classique des traits formels évidents. Outre
périple contradictoire. C'est comme si les deux                 renonciation autobiographique, le récit se
côtes, si fortement distinctes au début du                      caractérise par une structure épisodique, ac-
livre, avaient perdu leur signification respecti-               cumulative, chaque partie correspondant à un
ve. On a l'impression que les conducteurs                       nouveau voyage. Cet isomorphisme entre le
épiques — celui de la voiture, celui du texte —                 textuel et le diégétique contribue fortement à
ont perdu le nord, que l'élan premier vers les                  créer l'effet d'authenticité, de fraîcheur, auquel
lieux du sens, ou le sens des lieux, s'abolit                   le livre doit en grande partie son succès, d'autant
dans une confusion complète des points cardi-                   plus que l'on a dit et redit qu'il fut écrit d'un
naux. L'itinéraire de On the Road s'achève en                   seul jet sur un rouleau de télétype (en fait il
une désorientation généralisée, déjà percepti-                  semble qu'il ait été plusieurs fois remanié). De
ble dans la scène clé du « Spectre de la Susque-                plus, le « je » narrant reste très discret, don-
hanna », chemineau symbolique qui veut re-                      nant ainsi relief à l'occurrence des faits rela-
joindre le Canada mais repart toujours, à son                   tés, aux étapes, présentées en quelque sorte à

     7 Voir le passage sur « I love everything that flows »,   Tropic of Cancer (p. 232).
JACK KEROUAC, PÎCARO DE L'ÂME

l'état brut, de l'initiation du protagoniste.            als of Spontaneous Prose ». Ce patchwork de
L'évolution de ce dernier de l'innocence à               vignettes, bribes de récit, notations diverses,
l'expérience, de la naïveté enthousiaste de la           dans lequel l'auteur intègre même la retrans-
première partie au désenchantement relatif               cription in extenso de l'enregistrement sur
de la dernière, n'est l'objet d'aucune relecture         bande magnétique d'une conversation passa-
manifeste et ne donne que rarement lieu à un             blement incohérente entre Neal et lui, appa-
commentaire rétrospectif. Quant à la fin, elle           raît comme un geste absolu d'irrévérence, un
reste ouverte, comme il se doit dans ce type de          pied de nez définitif aux conventions narrati-
récit, car ni Sal ni Dean ne sont parvenus à une         ves qui structurent l'horizon d'attente du lec-
stabilité susceptible de provoquer dans l'esprit         teur. Certaines phrases courent même sur une
du lecteur l'illusion d'un aboutissement. En             page entière, zigzaguant en tous sens, cher-
bref, le livre se veut plus présentatif qu'analy-        chant à tout décrire en un désir d'exhaustivité
tique : seuls importent l'intensité de l'instant,        quasiment suicidaire, fusant sans cesse vers
le rendu pur et simple de l'expérience vécue.            l'espoir d'un sommet, comme les intermina-
   Cependant, pour prendre en compte l'idée              bles et fascinants solos de John Coltrane dans
inévitablement imprécise d'« écriture picares-           ses multiples versions de « My Favorite Things ».
que » — un peu comme Marc Chénetier parle,                  Mais la liberté débridée de cette prose pouvait
dans Au-delà du soupçon, de « picaresque                 difficilement séduire la majorité des lecteurs,
verbal » à propos du travail effectué sur la             plutôt attirés par des textes plus sages, à la
langue par Nabokov et Brautigan (p. 39, 66) —            démesure mieux contrôlée, comme On the
c'est vers Visions of Cody, l'autre version de           Road et The Dharma Bums. Kerouac s'est
On the Road, qu'il faut se tourner. Ce livre             ainsi retrouvé seul sur sa périlleuse ligne de
qui, pour des raisons commerciales et esthéti-           crête et, fatigué par les devoirs imposés par un
ques évidentes, ne fut publié dans sa version            succès tardif et ambigu, amoindri par l'alcoo-
intégrale qu'en 1972, illustre un renouvelle-            lisme, a fait en quelque sorte marche arrière.
ment des modes narratifs comparable à la                 Ses dernières oeuvres témoignent d'une régression
rupture esthétique qu'a dû opérer en ses dé-             à la fois personnelle et stylistique. D'une part
buts le roman picaresque par rapport à la                il est remonté vers ses origines, cherchant à
tradition chevaleresque ou pastorale. Si l'on            retrouver dans son arbre généalogique une
accepte, ne serait-ce que comme hypothèse                dignité nobiliaire qui viendrait le dédouaner
momentanée, l'équation picaresque = moder-               de son extraction roturière (Satori in Paris),
nité, c'est Visions of Cody qui présente les             tel unpicaro de la deuxième génération sauvé
aspects les plus audacieux du picarisme tex-             in extremis par le coup de théâtre final révélant
tuel kérouackien et illustre avec le plus de             qu'il est fils de comte ou de bourgeois. On
bonheur les principes qu'il a formulés dans              s'est beaucoup interrogé, au cours de la Rencontre
ses courts traités théoriques comme « Essenti-           internationale Jack Kerouac qui s'est tenue à

                                                    55
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 26 N° 3 HIVER 1993-1994

Québec en 1987, sur le désarroi probablement                        cocu bienheureux, le narrateur retrace, sur un
sous-jacent à ce fantasme d'ennoblissement,                         ton désabusé qui n'a plus rien à voir avec le
attribuable, selon la majorité des participants                     lyrisme de son premier roman (The Town and
québécois et franco-canadiens, à un déracinement                    the City, consacré à ces mêmes années d'appren-
culturel jamais cicatrisé 8 . Enfin, dans son dernier               tissage), le passage de l'espoir à la désillusion.
livre, truculent mais résigné (Vanity ofDuluoz),                    Concluant que « tout est vanité », Kerouac fait
Kerouac adopte la posture du narrateur picaresque                   écho au pessimisme fondamental du pîcaro,
traditionnel. S'adressant à sa dernière femme                       alors même qu'il a renoncé à en réactiver la
(« wifey »), comme Lâzaro plaidant auprès de                        fougue.
son locutaire hidalgo son droit de demeurer

       8 Voir les actes de ce colloque, édités par Pierre Anctil et al. : Un homme grand. Jack Kerouac at the Crossroads   ofMany
Cultures.

                                                              56
JACK KEROUAC, PÎCARO DE L'ÂME

                                                    Références
ANCTIL, Pierre et al. éd., Un homme grand. Jack Kerouac at the Crossroads ofMany Cultures, actes de la Rencontre
    internationale Jack Kerouac (Québec, 1987), Carleton, Carleton University Press, 1990.
CHÉNETIER, Marc, Au-delà du soupçon, Paris, Seuil, 1989-
— — —, « Picaresque et picarisme. Aspects de la fiction américaine des années 1970 », dans Caliban, Toulouse,
    Publications de l'Université de Toulouse-le-Mirail, n° 20 (Aspects du picaresque en Angleterre et aux États-Unis,
    Maurice Lévy dir.), 1983, p. 83-100.
CLEAVER, Eldridge, Soûl on Ice, Dell, New York, 1968.
EMERSON, Ralph Waldo, « Self-Reliance », dans Critical Essays, New York, Everyman's Library.
Études sociocritiques,    Montpellier, Université Paul Valéry, 1976 (actes du colloque sur la Picaresque européenne).
GINSBERG, Allen, Howl and Other Poems, San Francisco, City Lights Pocket, 1956.
GUILLÉN, Claudio, Literature as System: Essays Toward the Theory ofLiterary History, Princeton, Princeton University
    Press, 1971.
KEROUAC, Jack, OR = On the Road, Harmondsworth, Penguin Books, 1972.
         , Visions of Cody, New York, McGraw-Hill, 1972.
LE PELLEC, Yves, « Jack Kerouac and the American Critics: a Selected Bibliography », dans Caliban, Toulouse, Publications
    de l'Université de Toulouse-le-Mirail, n° 10 (1973).
LEWIS, Richard W. B., The Picaresque Saint, New York, Baldwin, 1956.
MAILER, Norman, Advertisements     for Myself, Londres, Panther, 1968 [1959].
MILLER, Henry, The Books in my Life, New York, New Directions, 1951.
         , Tropic of Cancer, New York, Grove Press, 1961.
MOLHO, Maurice, « Introduction à la pensée picaresque », dans Romans picaresques          espagnols, Maurice Molho éd.,
    Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1968, p. XI-CXLII.
PARKER, Alexander A., Literature and the Delinquent.        The Picaresque Novel in Spain and Europe,         1599-1753,
    Edimbourg, Edinburgh University Press, 1967.
PÉTILLON, Pierre-Yves, « Pîcaro en démocratie », dans Caliban, Toulouse, Publications de l'Université de Toulouse-le-
    Mirail, n° 20 (Aspects du picaresque en Angleterre et aux États-Unis, Maurice Lévy dir.), 1983-
REXROTH, Kenneth, « Disengagement: the Art of the Beat Génération », dans Gène Feldman et Max Gartenberg éd., The
    Beat Génération and the Angry Young Men, New York, Citadel Press, 1958.
SIEBER, Harry, The Picaresque, Londres, Methuen, 1977.
SPENGLER, Oswald, le Déclin de l'Occident, Paris, Gallimard, 1948, 2 vol.

                                                          57
Vous pouvez aussi lire