Jouer la comédie Sylvain Lavallée - 24 images - Érudit

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Jouer la comédie Sylvain Lavallée - 24 images - Érudit
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Jouer la comédie
Sylvain Lavallée

Number 199, June 2021

Jouer la comédie

URI: https://id.erudit.org/iderudit/96505ac

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Publisher(s)
24/30 I/S

ISSN
0707-9389 (print)
1923-5097 (digital)

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Lavallée, S. (2021). Jouer la comédie. 24 images, (199), 10–13.

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Jouer
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Pourtant, s’il est d’usage de commencer un dossier sur la comédie en ȧrmant qu’il
s’agit d’un genre négligé, il est encore plus rare de voir des textes critiques qui se
penchent sur le jeu des acteurs et des actrices (au-delà de la comédie d’ailleurs). Notre
bagage culturel nous incite davantage à placer le ou la cinéaste à l’avant-plan, et de
subjuguer l’ensemble d’un ¿lm à sa vision.
   Ce vieux réÀexe critique, il faut le renverser pour soutenir une politique des acteurs
et des actrices : porteurs d’un corpus, souvent remarquablement cohérent, ils ou elles
méritent en ĕet d’être considéré.e.s comme des auteurs ou autrices à part entière
dont la présence guide la forme que prendra une œuvre. Impossible par exemple de
substituer Aubrey Plaza à Mindy Kaling, car ces deux noms supposent des rôles complè-
tement dĭérents, une personnalité typée charriant avec elle une forme d’humour bien
précise : le sarcasme pince-sans-rire, décalé, nonchalant pour la première, et le côté

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vain, super¿ciel, d’un romantisme désespéré pour la seconde. Sans négliger l’apport des
cinéastes (il y a de fait tout un art du cadrage et du montage, pour bien mettre en valeur
les performances et respecter le timing), il n’en demeure pas moins qu’en comédie, ce
sont d’abord et avant tout les interprètes qui nous font rire.
   Pensons, dès le burlesque, à l’impassibilité d’un Buster Keaton, qui participe à
l’ĕet comique lorsqu’il insère son corps dans une série de mécanismes compliqués
et ingénieux, ou à la démarche singulière d’un Charlie Chaplin, qui permet à la fois
de caractériser le personnage et de susciter le rire lorsque son statut de vagabond se
heurte aux autorités ou aux conventions de l’élite. Comment imaginer le screwball sans
la souplesse du corps de Cary Grant, sa façon de trébucher avec grâce, ses grimaces,
tout en contraste avec l’élégance du personnage ? Ou sans le rythme ultrarapide des
dialogues, la vivacité des reparties, soutenus par la diction impeccable d’une Barbara
Stanwyck, tout comme par sa conviction et ses fourberies, son art du costume et sa
maîtrise de la mise en scène de soi ?
   Or, ces exemples, tous tirés de l’âge d’or hollywoodien, témoignent d’un style de
performances qui s’est perdu avec le temps. Ou plutôt, d’une variété de styles qui pou-
vaient se côtoyer sans heurts dans un même ¿lm, autant dans le drame que dans la
comédie d’ailleurs. L’esthétique hollywoodienne de l’époque autorisait cette stylisation,
qui aujourd’hui nous apparaît parfois théâtrale, exagérée. Mais n’oublions pas que le
réalisme procède avant tout de conventions : de nos jours, le cinéma favorise un jeu
renfermé, plus discret dans ses ĕets, ou des performances par lesquelles l’interprète

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      semble disparaître derrière le personnage (Joaquin Phoenix en Johnny Cash, Meryl
      Streep en Margaret Thatcher), ou encore le non-jeu, la surface hermétique d’un visage
      derrière lequel on devine une vie intérieure bouillonnante, peinant et soŭrant de ne
      pas pouvoir s’exprimer (plus souvent chez les hommes : voir Ryan Gosling et Casey
      Äeck). L’éloquence passe par ce repli sur soi plutôt que par le corps altier et l’expres-
      sivité limpide de la star d’antan, et ce non parce que les acteurs ou les actrices d’aujour-
      d’hui savent « mieux » jouer en adhérant à une « vérité » psychologique, mais plutôt
      parce que ce style nous renvoie à notre rapport actuel au monde et aux autres, nous
      apparaissant du coup plus convaincant. À l’inverse, en venant dynamiter les conven-
      tions du réalisme, la comédie permet de soulever tous les enjeux sociaux, politiques,
      propres à la vie moderne (voir Martin Matte au Québec), et à questionner en particulier
      le malaise social, les dynamiques de pouvoir, les relations entre les genres, la place des
      médias dans notre apprentissage du comportement humain.
         L’impulsion d’écrire sur le jeu comique vient donc de cette volonté de mettre de
      l’avant une diversité de performances généralement peu commentées, en restant près
      du contemporain, non pour ignorer le legs, très riche, de l’histoire du cinéma (au-delà
      de Hollywood), mais pour mieux circonscrire ce que les acteurs et les actrices comiques
      peuvent nous dire sur le monde d’aujourd’hui. Que ce soit par une folie exubérante (de
      Jim Carrey à Laure Calamy) ou au contraire par la placidité d’un visage contrastant
      avec l’action absurde qui se déroule dans le décor (de Jean Dujardin à Elia Suleiman),
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      l’humour s’introduit souvent par cet écart qui s’installe entre la réaction attendue et
      celle du personnage, un écart avec lequel l’interprète joue pour notre plus grand plaisir.
         Jouer la comédie, le mot n’est donc pas innocent, puisque les comédien.ne.s entre-
      tiennent une forme de jeu avec le spectateur, à la faveur d’un clin d’œil de connivence
      qui nous invite à « être dans le coup ». Quand Phoebe Waller-Bridge s’adresse à la
      caméra dans Fleabag, c’est en partie ce qu’elle souligne : elle crée une distance par
      rapport à la situation représentée, ce qui en même temps instaure une intimité avec
      l’actrice et son personnage. Briser le quatrième mur, en comédie, est la règle plutôt que
      l’exception, une manière de s’amuser autant avec les conventions du cinéma, du jeu de
      l’acteur, que de celles de la vie en société, de les exposer pour mieux en rire, ou encore
      pour nous ramener à ce que nous avons en commun. Comme Waller-Bridge, l’interprète
      comique nous regarde dans les yeux, scrute avec lucidité nos travers et nos maladresses,
      nos angoisses et nos névroses, a¿n de les partager par le rire, voire pour s’en ăranchir.
      Car qu’est-ce qu’une bonne joke de pet, sinon un cri de liberté s’exprimant par notre
      corps, dans ce qu’il a de plus commun, une fonction primaire que nous connaissons
      tous, mais que la bienséance cherche à nier ? Le rire, comme le pet, nous rend plus
      léger, nous libère d’un poids parfois di̇cile à porter  il nous rappelle qu’il faut savoir
      jouer avec nos anxiétés et nos problèmes pour s’en désengager. C’est la leçon, précieuse,
      que nous enseignent les acteurs et les actrices comiques : notre capacité à rire reste et
      demeure notre plus grande liberté.

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