L'AFRIQUE DU SUD MAILLON FAIBLE DE L'IMPERIALISME ?

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L’AFRIQUE DU SUD MAILLON FAIBLE
                               DE L’IMPERIALISME ?
                         Langa Zita 1

I. La notion du maillon faible

L’échec de la révolution socialiste dans les pays développés a contraint le marxisme historique à revoir
sa conception de la transition vers une société alternative. Lénine qui, à l’instar de beaucoup d’autres
dirigeants socialistes, considérait la classe ouvrière allemande, bien organisée et socialement active,
comme l’avant-garde de la révolution socialiste, a rectifié sa perception en substituant à cette classe la
formation socio-économique russe avec ses traits complexes et inusités. Il a développé la notion du
maillon faible de l’impérialisme. Partant de son observation de la Russie, Lénine a noté le retard
économique de ce pays et l’existence d’une classe ouvrière très organisée et d’un actif mouvement
paysan. Selon lui, les revendications de ces mouvements ne pouvaient pas se réduire ou être satisfaites
au travers de la logique d’une Russie semi-féodale et capitaliste sous-développée.

Nous voudrions, dans cet article, revenir sur la notion de maillon faible. Nous n’utilisons pas ce
concept au sens original d’une dense configuration de contradictions sociales à la veille d’un
soulèvement populaire. Nous faisons référence, consciemment et de façon spécifique, à toute
probabilité de passage à une société post-capitaliste, dans un espace démocratique et au travers de
moyens démocratiques.

Ce terme désignait au départ la lutte pour la construction d’une alternative socialiste. Lénine s’est
séparé de beaucoup de ses contemporains, notamment au sujet de la possibilité d’une transition vers le
socialisme en Russie. Il convient, après un siècle d’effort de construction du socialisme, de réexaminer
aujourd’hui certaines de ses assertions à ce propos. Nous voudrions aussi analyser la pertinence du
concept de maillon faible pour l’Afrique du Sud. Samir Amin (1990) soutient, au sujet des pays de la
semi-périphérie, que le développement organique du capitalisme, entendu comme un rattrapage
(catching up), est doublement impossible parce que le sous-développement implique, par définition,
l’inaptitude à générer un capitalisme organique et développé. Mais le sous-développement est aussi un
obstacle à la construction d’une société socialiste, dans les conditions de la semi-périphérie. Si la
proposition de Samir Amin est exacte, le concept de maillon faible s’appliquerait aujourd’hui aux
tentatives révolutionnaires autoconscientes qui ne se réclament explicitement ni du capitalisme ni du
socialisme. La logique de ces révolutions les contraint néanmoins à adopter un changement social de
type anti-capitaliste.

Cette révolution est anti-capitaliste en ce sens qu’elle est une réponse à la polarisation du capitalisme
en vigueur. Samir Amin affirme aussi qu’il n’est pas nécessaire de comprendre le capitalisme selon
l’ancienne acception, c’est-à-dire comme étant essentiellement une contradiction entre le capital et la
classe ouvrière quant à l’extraction de la plus-value.

“Il y a deux façons d’envisager la réalité sociale en cours. La première insiste sur la relation
fondamentale qui définit le mode capitaliste de production à son niveau le plus abstrait et, partant, se
concentre sur la lutte des classes entre le prolétariat (au sens le plus étroit du terme) et la bourgeoisie.
La seconde vise une autre dimension du capitalisme, c’est-à-dire son développement mondial
asymétrique et, par conséquent, elle focalise ses analyses sur les conséquences de cette polarisation.
Elle définit d’autres thèmes de lutte politique et sociale occupant l’avant-scène de l’étape historique.
Nous faisons nôtre la seconde interprétation qu’ en conséquence nous dénommons le “capitalisme en

1
         Langa Zita est parlementaire de l’African National Congress (ANC) et membre du Comité central du
Parti communiste sud-africain (SACP).

                                                                                                               1
vigueur”. Samir Amin en conclut que les forces et les mouvements contraires au système (anti-
systemic) remettent en cause cette inégalité et refusent de s’y soumettre. Etant donné que la lutte se
mène contre un trait immanent à l’expansion capitaliste, il y a un conflit direct avec le capitalisme tel
qu’il fonctionne actuellement.

Ces défis, lancés à l’ordre capitaliste au travers des révoltes de la périphérie, nous oblige à revoir notre
conception de “la transition socialiste” vers l’abolition des classes. Malheureusement, la tradition
marxiste est restée prisonnière de sa vision initiale d’une “révolution ouvrière” devant se produire dans
le contexte des forces productives progressistes. Le développement raccourcirait ainsi le passage au
socialisme.

Toutes les révolutions contemporaines, - russe, yougoslave, chinoise, cubaine, vietnamienne, etc.-,
sont à tort considérées comme socialistes. Le terme “socialisme” s’applique aux intentions des acteurs
qui, de fait, ont encouragé la réalisation d’une alternative socialiste. Mais ces révolutions ont été, en
réalité, des révolutions anti-capitalistes complexes parce qu’elles se sont produites dans les régions
sous-développées. Elles ne pouvaient pas donner lieu à une “construction socialiste” conforme aux
critères classiques du marxisme en raison même de leur sous-développement.

Mon deuxième argument se fonde sur le fait que le développement asymétrique inhérent à l’expansion
du capitalisme a imposé un autre type de révolution, menée par les peuples de la périphérie. La
dimension anti-capitaliste de ces révolutions consiste en ceci qu’il s’agit de révoltes contre le
développement capitaliste en cours, jugé intolérable par ces populations. Mais cela ne signifie pas que
ces révolutions soient elles-mêmes socialistes. Par la force des choses, elles sont de nature complexe.
Elles expriment des contradictions nouvelles et spécifiques que Marx n’avait pas envisagées. Leur
contenu réel consiste en une reconstruction nationale populaire dans laquelle “les trois tendances,
c’est-à-dire le socialisme, le capitalisme et l’étatisme se combinent et s’opposent” (Amin, 1990, 98-
101).

La révolution bourgeoise (entendue comme la voie vers le développement organique capitaliste) et la
révolution socialiste sont impossibles dans des pays du capitalisme périphérique. La révolte contre la
marginalisation (peripheralisation) ne peut résoudre ce dilemme. Dans le meilleur des cas, il s’agit
d’une révolution populaire nationale, anticapitaliste, visant à rompre la logique inhérente au système
en vigueur.

Ces mouvements populaires sont les principaux facteurs de l’évolution du système mondial vers le
dépassement du capitalisme au travers de deux dimensions, notamment en repoussant progressivement
les effets de la polarisation mondiale propre au capitalisme d’un côté, et de l’autre, en encourageant
(non sans contradiction) les forces sociales soucieuses d’abolir l’exploitation capitaliste.

Dans ce contexte, le terme progressif constitue le mot d’ordre. La transition n’est pas longue de notre
propre volonté, mais du fait des circonstances entourant son émergence. Il s’agit d’un long processus,
notamment à cause du développement des forces productives. Marx entendait par socialisme la
transformation d’une société capitaliste développée. En raison du niveau de développement des forces
productives, il serait possible de partager l’abondance des richesses. Mais tel n’est pas le cas dans le
Tiers Monde et dans notre propre pays. Il y a des traits propres aux relations capitalistes dont la
concurrence et l’innovation, qui renforcent le développement des forces productives. Dans une société
sous-développée du point de vue social et économique, il est judicieux d’aborder cet élément non pas
en tant que facteur unique mais comme une donnée fondamentale. Il est important de prévoir l’avenir
de sorte que les personnes ayant investi leur capital puissent envisager un éventuel dédommagement.
L’idée d’une brève transition serait contraire à une telle perspective.

Le rôle et la place des éléments capitalistes, étatistes et socialistes dans le projet populaire est un défi
dont la solution exclut, en principe, des réponses hâtives. Examinons l’élément capitaliste. Un projet
populaire, tel que nous l’avons défini antérieurement, est un grand défi pour toutes les forces
concernées. Il inclut aussi bien la collaboration que le conflit. Chacun des acteurs doit redéfinir sa

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relation aux autres. En général le capitalisme aurait une relative facilité à développer son projet
d’accumulation, mais il devrait s’affronter à l’Etat qui ne sacrifie pas facilement ses intérêts. Il serait
également nécessaire de préciser le rôle de l’Etat. Celui-ci devrait-il être réduit ou étendu? Quelles
sphères seraient concernées et sous quelle forme? Quel type de relations l’Etat établirait-il avec les
autres tendances? La tendance socialiste devrait aussi revoir la nature de son projet. Tout d’abord,
comment concevoir une économie politique socialiste vis-à-vis d’autres classes sociales? Quel est
aujourd’hui le contenu d’une telle économie politique? S’agit-il d’une semaine de travail raccourcie?
Est-il question de coopératives? S’agit-il de revenu minimal garanti? Est-il question d’entreprises
communes entre les ouvriers et leurs administrateurs? Est-il question d’élaborer des réseaux
économiques, des relations et des entreprises autosuffisantes, - et pour ce faire, d’encourager la sortie
du système capitaliste-, une version radicale des moyens d’existence durables? Comment conjuguer
ces différentes propositions? Comment élaborer un projet d’une telle envergure, complexe et difficile
et le croire réalisable dans le plus bref délai?

Nous devons concevoir la transition en terme de longue durée parce que nous devons stabiliser
l’économie. Le défi de construire une économie dynamique exige, par définition, la stabilité. Tant
qu’il existe plusieurs points de vue à ce sujet, il sera difficile d’ignorer la critique selon laquelle les
communistes chinois ont nivelé la révolution culturelle. On peut en dire autant de l’occupation des
terres au Zimbabwe. La stabilité est importante car elle permet de planifier, d’analyser les interactions
entres les différents éléments économiques et de mettre sur pied la stratégie la mieux adaptée à
l’accumulation. Elle ne doit pas être considérée comme contraire au changement. Si un vrai
changement doit avoir lieu, non pas à partir d’en haut mais du peuple et avec celui-ci, il devrait
adopter un rythme proche de celui des gens. L’expérience brésilienne du budget participatif, à Porto
Alegre, a été débattue pendant une dizaine d’années avant sa mise en application. Le projet de
décentralisation radicale de la province indienne du Kerala, réalisée en 1996, a été débattue pour la
première fois en 1957. Cela ne signifie pas que nous devrions prolonger les choses pour le plaisir de le
faire, mais le long terme est toujours plus utile si le projet lui-même a un enracinement populaire.

Le socialisme doit, pour être durable, surgir et se développer comme un style de vie, une culture et une
civilisation. La civilisation est par définition une évolution d’attitudes, de pratiques et de modes de vie.
Tant que l’usage de la force ne peut être banni de la politique, le socialisme en tant que réalité vivante
ne peut et ne saurait être uniquement un produit de la violence, en particulier pour ceux qui sont censés
en bénéficier. Après la révision du cadre des relations politiques, intervenue en 1994, il y a lieu de
poursuivre quelques projets socialistes fondés sur l’esprit de solidarité et de coopération. Le peuple ne
peut pas être impliqué dans ses relations. Tout au plus, l’avant-garde devrait le mobiliser. Mais pour
que ces relations socialistes soient durables, la population doit s’organiser elle-même selon ses propres
schémas. Elle devrait y voir la façon la plus naturelle de résoudre ses problèmes quotidiens. Ces types
de compréhension et de changement ne peuvent pas, par définition, être imposés. On peut nous
opposer l’argument selon lequel le peuple doit être persuadé; mais c’est sa propre expérience qui, par
définition, demande du temps. Les civilisations ont besoin de temps. Si le socialisme se conçoit
comme une nouvelle civilisation, il devrait avoir le temps pour allié.

Le projet socialiste, à développer comme un élément parmi d’autres, est une tentative historique qui
n’a jamais existé malgré la multitude d’essais qui, honnêtement, se sont réclamés de son nom. Une
expérience peut réussir ou échouer. Ou bien il devrait y avoir beaucoup d’échecs pour une réussite.
Vous ne pouvez pas considérer un essai comme quelque chose de fermé. Vous devez toujours garder
les conclusions ouvertes. Bâcler une expérience impliquant des millions de vies humaines est une
grave irresponsabilité. Aussi vaudrait-il mieux entreprendre le projet avec une bonne dose de patience
et donc, la nécessité objective d’une longue transition vers le socialisme.

Si cette transition au socialisme doit être conçue en terme de longue durée, notre slogan selon lequel
“le socialisme est l’avenir, construis-le maintenant” est-il erroné? Non, tel n’est pas le cas. Parce que
le projet doit objectivement durer longtemps, le peuple va souffrir pendant ce temps des problèmes
causés par le capitalisme. La violence du capitalisme en vigueur exige des mesures socialistes.
Ensuite, nous optons pour le socialisme parce que nous croyons que ces mesures sont la solution la

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plus appropriée aux maux occasionnés par le capitalisme. Mais la réalité reste que la société n’est pas
prête pour une conversion totale au socialisme. Nous devrions construire le socialisme étape par étape,
en posant des éléments comme une réponse à la violence du capitalisme et comme des jalons dans la
construction d’une société alternative. Ce projet ne doit pas être uniquement l’objet de propagande et
d’éducation politique; il doit tout d’abord viser l’immersion dans l’action socialiste, tirer les leçons de
l’expérience pratique antérieure dont l’utilité sera définie quand les conditions pour un progrès
socialiste seront réunies. Dès lors, nous avons raison de dire, comme le parti communiste sud-africain
(SACP), concernant l’avenir: “construis le socialisme maintenant”.

D’aucuns pourraient prétendre que l’avènement de la révolution dans le domaine de l’électronique, par
exemple, réduirait la durée de la transition. Ceci peut être la conséquence du fait que ces technologies,
dans leur diversité, - c’est-à-dire comme biotechnologie, produits micro-électroniques flexibles,
satellites, etc. -, peuvent être facilement utilisées dans l’organisation de la vie rurale et intégrées aux
activités de production. En effet, cela est partiellement vrai. Toutefois, le Nord développé détient
actuellement le monopole de développement de ces technologies. Très peu de pays en voie de
développement disposent de l’infrastructure industrielle nécessaire pour produire des machines et des
matériels électroniques. L’application de ces technologies aux projets progressistes est encore à
l’essai. A ce propos, un travail de pionnier est en cours dans certains cercles progressistes aux Etats-
Unis. Ensuite, l’accès à ces technologies suppose un cadre général de création de richesse qui se
réaliserait au travers d’un projet impliquant plusieurs classes sociales. Dans la même perspective,
l’accès à ces technologies et leur utilisation populaire vont être remis en question par d’autres classes
sociales. L’éducation et l’apprentissage relatifs à l’utilisation et à l’entretien de ces technologies,
l’infrastructure nécessaire à leur fonctionnement, exigeront beaucoup de temps et d’argent. Plus
précisément, en Afrique du Sud, le taux de chômage évalué à
35 %, ne peut être résorbé en si peu de temps malgré le recours aux technologies les plus avancées.
Encore une fois, il est important de garder la perspective stratégique d’une transition à long terme vers
le socialisme.

Nous avons délibérément souligné les implications stratégiques et le sens des réflexions de Samir
Amin sur les leçons à tirer des projets progressistes du XXe siècle. Quelle est la pertinence de ses
conclusions pour nous, révolutionnaires sud-africains ? Peuvent-elles nous aider dans la
compréhension de nos tentatives de construction du socialisme? Nous sont-elles d’une quelconque
utilité dans la révision de notre propre projet?
II. L’Afrique du sud est-elle le maillon faible de l’impérialisme?
Après avoir défini la dimension anti-capitaliste des révolutions populaires du Tiers Monde, nous
pourrions formuler la question suivante: l’Afrique du Sud est-elle le maillon faible de l’impérialisme?
Pour qu’un pays ou une société soit considéré comme tel, il doit faire preuve des caractéristiques qui
révèlent l’aptitude des classes populaires à relever le défi de la polarisation ainsi que leur capacité à
supporter une pareille concurrence. Cela implique qu’il y ait, au-delà du potentiel des classes
populaires, une possibilité de victoire. Nous croyons que tel est le cas en Afrique du Sud. En guise
d’illustration, examinons le contraste existant entre l’Afrique du Sud et les autres pays du Tiers
Monde.
III. L’Afrique du Sud et les mouvements progressistes du tiers monde
L’Afrique du Sud partage avec le reste du Tiers Monde la violence du système capitaliste. Plus de
35% de la population économiquement active est sans emploi. Ce pays connaît aussi une profonde
pauvreté tandis que le taux d’analphabétisme y dépasse les 50%. Le triomphe de la démocratie sud-
africaine, en 1994, était l’unique victoire de la gauche enregistrée dans le Tiers Monde au cours de ces
dernières années. Si l’on prend en compte les réalisations de la lutte contre l’apartheid, l’Afrique du
Sud occupe une position particulière dans la géopolitique mondiale. Cette particularité lui donne une
marge de manœ uvre sans précédent, jamais connue, ni au Chili ni au Nicaragua. Mais nous devrions
nous méfier des illusions qu’une telle situation pourrait engendrer, concernant les réalisations
éventuelles.

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Etant donné que la stratégie de l’ANC, pour une révolution démocratique nationale, a mis l’accent sur
la dimension sociale de la libération, en particulier exprimée dans la charte de la liberté populaire,
l’accession de ce parti au pouvoir a eu la démocratisation pour principal facteur. Cette dernière a été à
l’origine de plusieurs dispositions sociales progressistes. Au cours des sept dernières années, l’Afrique
du Sud a vu se consolider la démocratie représentative, notamment au travers des institutions
suivantes: la représentation démocratique avec un porte-parole, dans le cas d’une opposition de droite,
un pouvoir judiciaire indépendant, une cour constitutionnelle active et effective, différentes
commissions constitutionnelles concernant le genre, les finances, les droits de l’homme, tout cela dans
le but de renforcer la démocratie et la culture du droit. Ces mécanismes démocratiques sont en eux-
mêmes une condition nécessaire mais non suffisante pour la démocratie. Les forces populaires utilisent
aussi cette procédure afin de maintenir le contrôle sur le gouvernement et de soutenir une perspective
de changement radical à long terme. De ce point de vue, le projet sud-africain repose depuis le début
sur de vraies fondations qui constituent la défense populaire. L’Europe de l’Est et le “socialisme” en
vigueur n’y ont pas prêté attention. Cela vaut également pour les réformes entreprises et les menaces
qui pèsent sur le socialisme à Cuba, en Chine et au Vietnam.

Le développement relatif de l’économie sud-africaine est un autre trait qui renforce l’idée selon
laquelle l’Afrique du Sud est le maillon faible de l’impérialisme. Alors que l’économie industrielle
était historiquement basée sur l’exploitation minière, un important secteur manufacturier, efficace et
globalement compétitif, s’est développé. Il contribue actuellement, plus que l’exploitation minière, au
produit interne. L’Afrique du Sud dispose, malgré la discrimination raciale, de cadres bien formés.
Etant donné la pénurie d’ouvriers hautement qualifiés, des dispositions politiques sont prises à cet
effet. Même si ce pays est considéré comme fondamentalement anti-capitaliste ou comme une partie
de la longue transition vers le socialisme, à moyen terme, toutes les possibilités y sont réunies pour
consolider le changement.

Le développement relatif de l’économie sud-africaine offre des perspectives originales de changement
qui n’ont eu d’égales qu’au Chili. La plus-value produite par les classes urbaines devrait servir de
moteur de transformation des zones rurales. Pour ce faire, le gouvernement démocratique doit
acquérir la cohérence stratégique nécessaire. Les défis du changement, comme il n’y a pas beaucoup
de perspectives de création d’emplois dans les centres urbains, vont nous contraindre sans cesse à nous
orienter vers le développement rural. Nous n’avons pas encore entamé toutes les réformes foncières
qui s’imposent, mais la réforme agraire apparaît de plus en plus comme la voie à suivre. Il reste
cependant encore beaucoup à faire.

L’Afrique du Sud doit paradoxalement refléter le lien entre les pays développés et le Tiers Monde. En
effet, le modèle de consommation de la minorité blanche, de la classe moyenne noire et de l’élite est
semblable à celui des classes correspondantes du Nord. Cette référence au Nord n’est pas totalement
inutile. C’est précisément cette relation qui a inspiré les traditions de luttes ouvrières et syndicales des
partis politiques y compris le Parti communiste sud-africain (SACP). Depuis sa création, ce dernier
(SACP) est apparu comme un acteur redoutable de la vie politique. Le développement relatif de
l’économie sud-africaine a aussi des implications culturelles.

D’aucuns seraient tentés de voir en l’Afrique du Sud un médiateur éventuel entre le Nord et le Sud. Ce
serait une dangereuse illusion, car ce pays fait partie intégrante du Sud. Toutefois, cette relation
implique bien des possibilités positives. De par sa relation avec le Nord, en particulier avec la Grande
Bretagne et l’Europe, la classe ouvrière sud-africaine a été à même de remporter certaines victoires qui
l’ont placée dans une relative position de force malgré l’apartheid. Il y a un système de retraites, fait
exceptionnel dans le Tiers Monde. Par conséquent, une quantité importante de richesses, évaluée à des
milliards de rands, appartient objectivement aux ouvriers. Le problème majeur consiste à transformer
cette ressource objective en capacité subjective utilisable pour renforcer une logique d’accumulation
alternative.

L’Afrique du Sud s’est aussi inspirée de l’expérience européenne du corporatisme. Durant les
dernières années de l’apartheid, le mouvement syndical s’est battu pour l’instauration d’institutions de

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dialogue social, inspirées des mouvements démocratiques et sociaux scandinaves. Mais l’instauration
de ces institutions n’a pas abouti à l’élaboration d’un consensus subordonnant tout au gré de
l’évolution du capital. En effet, certains analystes avaient insisté pour que ces institutions soient
placées dans un contexte stratégique anti-capitaliste. Du point de vue conceptuel, ces institutions sont
différentes des institutions européennes. Leur composition prend en compte notre situation de pays de
la périphérie et, en plus du capital, facilite la participation des acteurs sociaux, le travail et les contacts
avec le gouvernement, la représentation des organisations communautaires, des ONG et des
mouvements paysans. En outre, la chambre des communautés lutte pour accroître son influence. Dans
le même temps, la structure corporatiste n’a pas reçu le même poids social qu’en Scandinavie.
L’expérience de ces sept dernières années a été compliquée simultanément par les tentatives
d’éducation au corporatisme et l’affirmation du rôle sans ambiguïté du gouvernement démocratique.

En effet, il est question de savoir dans quelle mesure ces institutions sont appropriées au contexte
d’une révolution populaire naissante dans le Tiers Monde ? L’organisation des principales forces
sociales devrait être la préoccupation essentielle du mouvement démocratique national à cause de
l’importance avérée de leur consultation. Peut-on organiser et consulter en même temps? Il est
important d’écouter d’abord le point de vue des différentes forces sociales depuis la base, car le
corporatisme fait du mouvement une caisse de résonance. Les structures corporatistes ont contribué à
ouvrir une brèche dans l’industrie automobile, à transformer une industrie en crise depuis cinq ans en
une entreprise performante. Nous voudrions développer avec succès beaucoup d’initiatives avant d’en
dresser le bilan.

La relation Nord–Sud a renforcé la conscience et la sensibilité des progressistes et des critiques de
notre société pour débattre et réformer les stratégies du Nord. Actuellement, la confédération syndicale
dirigeante, le COSATU, bat campagne pour une révision du système national de santé. Si cela
réussissait, ce serait un gain important pour toute la classe ouvrière, dans la mesure où cette initiative
entend concentrer toutes les dépenses relatives à la santé dans un seul système d’assurance. A ce
propos, nous avançons, en nous inspirant des meilleurs aspects du système européen.

Dans la même perspective, une révision de notre système de sécurité sociale est en cours de
réalisation, notamment de la part d’une coalition des forces sociales. Dans le passé, ce système s’est
occupé principalement des personnes âgées, des malades, des mères célibataires et des ouvriers durant
leurs six premiers mois du chômage. Mais il est totalement inadapté à un contexte social comptant
plus de 35% de chômeurs. Les organisations telles que l’ANC, le SACP, le COSATU, la coalition des
ONG et toutes les églises soutiennent l’instauration d’un revenu inconditionnel de solidarité pour tout
citoyen. Bien sûr, cette subvention serait de loin inférieure au revenu d’un ouvrier dans les pays
développés.

Récemment, à l’initiative du ministre de Travail, Tito Mboweni, le gouvernement a envisagé la
réduction du temps de travail hebdomadaire comme une façon de créer de l’emploi. Une semaine de
travail raccourcie, comme cela a été conçu au départ, impliquerait aussi une diminution de revenus
pour les ouvriers. Mais personne n’a encore pris en considération cette idée et ses implications.
Toutefois, elle révèle la volonté des mouvements populaires sud-africains de s’inspirer des traditions
de gauche de la classe ouvrière du Nord. Ces réformes représentent, dans notre contexte, un
changement révolutionnaire, dans la mesure où elles transforment fondamentalement la vie des
populations. Ce caractère révolutionnaire se trouve renforcé par la coïncidence entre les propositions
progressistes et les exigences populaires dans le Tiers Monde.

L’alliance tripartite entre l’ANC, le COSATU et le SACP est le gage que l’Afrique du Sud est le
maillon faible de l’impérialisme. Il convient de noter que cette alliance a survécu pendant plus de 80
ans. Elle est la seule instance où, en dehors du Vietnam, un parti communiste a réussi à articuler
l’orientation internationale du parti, le nationalisme et sa volonté de radicalisation. Elle a étendu la
culture marxiste et ses méthodes d’analyse à tout le mouvement de libération. Comme l’atteste
l’histoire en cours, les trois tendances au coeur des révolutions, dans le Tiers Monde, sont présentes
dans cette alliance. Il s’agit du paradigme combinant le conflit avec la collaboration qui a caractérisé

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l’alliance politique au cours de ces 10 dernières années. En raison de notre histoire et de son
enracinement populaire, cette alliance constitue le socle et la garantie d’une “reconstruction populaire
nationale”.
IV. Les obstacles au fléchissement du maillon faible
Il serait totalement erroné de croire que ce projet va de soi, c’est-à-dire réalisable sans la moindre
difficulté. Nous en avons déjà décrit les traits essentiels. Il y a de vrais obstacles au sein du
mouvement révolutionnaire et en dehors de celui-ci. Principalement, le fait que les droits acquis vont
être remis en cause par les mesures proposées. Une classe dirigeante raciste, qui a profité de la
discrimination raciale, n’est pas disposée à collaborer sans résistance à la mise en place des nouvelles
structures.

Ce dilemme est d’autant plus profond si nous considérons les classes urbaines comme l’avant-garde, la
tête de tout le reste. Notre structure économique, semi-développée, est relativement faible en termes de
compétitivité globale et de productivité. En outre, il serait nécessaire de recomposer la base des classes
sociales pour l’accumulation, sans perturber le caractère productif de l’économie. Ce type de
changement aurait besoin de la synergie et de la collaboration entre l’Etat et le secteur privé. A la
lumière de notre passé racial, quelle probabilité y a t-il de résoudre positivement ces questions ? Nous
devrions trouver des voies pour encourager la collaboration entre l’Etat démocratique et le grand
capital.

En formulant ces questions, nous sommes conscient de la complexité de notre voie de développement.
Celle-ci est l’une de nos grandes faiblesses. Il y a eu beaucoup de capitaux étrangers dans notre pays
au siècle dernier. Ce facteur international n’a pas empêché la formation d’un important capital
national. C’est notre manière de gérer le capital international qu’il faudrait examiner, car cela n’a
jamais été abordé avec la rigueur nécessaire. Nous avons été stricts à propos des lois relatives au
marché du travail. Nous nous sommes montrés encore plus fermes dans notre gestion du capital
domestique, ainsi que le prouve notre volonté de nationaliser les droits d’exploitation minière. Mais
ces faits relèvent-ils d’une disposition particulière, spontanée ou bien sont-ils la conséquence d’une
action planifiée ?

Il y a aussi de sérieux problèmes au sein des forces du changement. Il existe une tension fondamentale
entre l’objectif officiel de l’alliance – l’option pour la classe ouvrière – et la manière dont le
gouvernement dirigé par l’ANC mène à terme cet idéal. Ironiquement, ce sont les groupes qui
devraient représenter les intérêts des classes travailleuses au sein de l’alliance, comme par exemple le
COSATU et le SACP qui régulièrement rencontrent de grosses difficultés face à la politique
gouvernementale de l’ANC.

Nous pensons qu’il s’agit d’une transition non théorisée. L’ANC, comme tous les vrais mouvements
de libération nationale du vingtième siècle, a aussi été affectée par l’effondrement du socialisme en
Europe de l’Est. Contrairement à ses alliés communistes, elle n’a pas engagé de débats publics et
ouverts sur les effets de ces bouleversements. Il est important d’insister sur le caractère public du
débat, car malgré l’absence de celui-ci, il se dégage une nette orientation concernant la pratique
quotidienne de l’ANC. Fondamentalement, il s’agit d’une orientation progressiste avec un penchant
remarquable pour les pauvres. Le danger consiste cependant en ce que cette orientation ne résulte pas
d’une large participation populaire. En conséquence, en tant que membres de l’ANC, nous avons été
hésitants dans notre action face à la structure de classes caractéristique de la société que nous
construisons, en dépit de notre option pour les pauvres.

Il convient de soulever ces questions parce que l’option pour les pauvres ne signifie pas
nécessairement que ceux-ci fassent partie intégrante de la classe dirigeante. De surcroît, en même
temps que nous préservons l’option du mouvement pour les pauvres aujourd’hui, il convient de nous
interroger sur la relation entre cette option et la préférence pour la classe ouvrière. D’importants
secteurs de la classe ouvrière ne comptent pas parmi les plus pauvres et jouissent de certains avantages
face aux plus pauvres, notamment une structure d’organisation, l’idéologie et la tradition ouvrière de

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lutte des classes, qui rendent la classe ouvrière capable de diriger la société. En soulevant ces
questions, nous avons pleinement conscience qu’il y a eu trois grandes conférences de l’ANC depuis
sa légalisation en 1990. Malgré cela et des nombreuses discussions qui en ont découlé, il n’y a pas eu
de débat sérieux au sein de l’ANC concernant les conséquences de la chute du socialisme en Europe
de l’Est.

Il y a des questions difficiles que nous devons affronter, en particulier en tant que communistes et
membres de l’ANC. L’engagement et la coopération, pendant plus de 80 ans, entre les communistes et
l’ANC, avaient pour objectif de donner et de maintenir une orientation de classe à l’ANC. Si nous
interprétons les révolutions survenues dans le Tiers Monde comme ne visant pas la création immédiate
d’une société régie par la classe ouvrière, - le socialisme-, mais comme préoccupées par l’idée d’une
reconstruction populaire dans laquelle les tendances capitaliste, étatiste et socialiste coopèrent, quelles
sont donc les implications d’une telle perspective pour l’ANC? Cela signifie t-il que ce parti devrait
abandonner son option pour la classe ouvrière au profit de trois tendances évoquées? Ceci serait-il
objectivement en cours de réalisation? Y a t-il, en conséquence, une désertion des forces ouvrières au
profit des autres classes? Est-il possible de continuer à insister sur l’option de l’ANC pour la classe
ouvrière en même temps que l’on adapte librement les autres tendances? La dimension anti-capitaliste
de cette révolution ne s’inspire t-elle pas et ne tire t-elle pas sa substance de l’option initiale pour la
classe ouvrière? Celle-ci n’est-elle pas le gage que ces luttes doivent devenir partie intégrante de la
longue transition vers le socialisme? Nous croyons qu’une reconstruction populaire totalement
responsable doit être mise en place et, pour ce faire, les mouvements du Tiers Monde ayant la classe
ouvrière comme option sont la voie la plus appropriée.

Un autre défi à relever concerne l’articulation de la problématique des classes et la question nationale
durant la révolution sud-africaine. Le parti communiste sud-africain (SACP), s’inspirant de son
patrimoine africain, était à même d’étendre la politique marxiste à tout le mouvement de libération.
Contrairement à la forme de contestation inspirée du cadre eurocentrique, les questions fondamentales
sont abordées dans une ambiance conviviale, essentiellement informelle. Dans un tel contexte, la
confiance reste le mot d’ordre. Dans le cadre néolibéral actuel, il convient de se demander si la
confiance, à la base de l’hégémonie des idées de la classe ouvrière dans l’ANC, est encore possible.
Une chose est évidente: sans la restauration de cette confiance, il n’y aura pas de reconstruction
populaire sinon une compradorisation.

En guise de conclusion, l’Afrique du Sud apparaît comme le maillon faible de l’impérialisme. Il s’agit
d’une conséquence du mouvement de masse développé par le peuple sud-africain dans sa lutte contre
l’apartheid. Ce mouvement, au travers des grands problèmes sociaux et eu égard à son intransigeance
traditionnelle, catalyse la quête d’alternatives radicales et durables pour le Tiers Monde. Néanmoins
pour réussir un tel projet, il doit affronter des défis fondamentaux dont une révision radicale de la
nature même de la révolution.

Traduction de l’anglais: Albert Kasanda Lumembu
Bibliographie
Amin S, (1990), The Social Movements in the Periphery: An End to National Liberation? dans
Transforming the Revolution, Amin, S., Arrighi, G., Frank, G, Wallerstein, I., (éds), Monthly Review,
New York.
Zita, L., (1993), Beyond the Social Contract, African Communist, n° 134, Johannesburg.

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