L'AIDE MÉDICALE À MOURIR - Le magazine Palindrome
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VOLUME 1 / NUMÉRO 2 / NOVEMBRE 2018 TUIT GRA L’AIDE MÉDICALE À MOURIR LA QUANTIFICATION DE SOI / LE DIAGNOSTIC PRÉIMPLANTATOIRE / LES MÉDICAMENTS, LA DÉPRESSION ET LE DEUIL / LES BANQUES ALIMENTAIRES / L’ENVIRONNEMENT BÂTI, LA SANTÉ ET LE BIEN-ÊTRE
Palindrome est un magazine gratuit, publié deux fois par année, réunissant des créations littéraires et du contenu scientifique pour présenter sous un angle nouveau les transformations sociales et culturelles qu’apportent les innovations en santé. Un palindrome est un mot ou un groupe de mots que l’on peut lire indifféremment de gauche à droite et de droite à gauche. Ce magazine propose ainsi des allers-retours de la littérature à la santé et de la santé à la littérature.
VOLUME 1 / NUMÉRO 2 / NOVEMBRE 2018 Le magazine Palindrome est une initiative de l’équipe ABONNEMENT AU MAGAZINE de recherche In Fieri et de l’Agence Folâtre. 12 $ pour un an – 2 numéros ÉDITION / In Fieri 20 $ pour deux ans – 4 numéros magpalindrome.ca RÉDACTION EN CHEF / Pascale Lehoux COORDINATION / Frédérique Dubé SUIVEZ-NOUS COORDINATION – VOLET LITTÉRAIRE Faites partie de la communauté de Palindrome : Julien Fontaine-Binette, /magpalindrome Olyvier Leroux-Picard (Agence Folâtre) @magpalindrome RÉDACTION – VOLET SANTÉ / Frédérique Dubé Écrivez-nous à info@magpalindrome.ca COMITÉ DE LECTURE Suzanne Aubry, Jean-Christophe Bélisle-Pipon, Valérie Harvey, Johanne Lebel, Anne Marchand, Hudson P. Silva AVEC LA COLLABORATION DE Jean-Philippe Bergeron, Samuel Blouin, Stéphanie Côté, Charles Dionne, Kim Doré, Johanne Elsener, Stéphanie Jetté, Roseline Lambert, Dominique Laroche, Julien Michaud-Tétreault, Guy Paré, Louise Potvin, Geneviève Richer, Éric Robitaille, Stéphanie Roussel RÉVISION / Véronique Desjardins DIRECTION ARTISTIQUE ET DESIGN GRAPHIQUE Coopérative Belvédère – coopbelvedere.com Identité visuelle et grille graphique originales conçues par Samarkand – creation-samarkand.com ILLUSTRATIONS / Janou-Eve LeGuerrier IMPRESSION / Service d’impression de l’Université de Montréal DISTRIBUTION / Diffumag 100 % Palindrome est imprimé sur du papier Rolland Enviro100. DANS CE DEUXIÈME NUMÉRO, L’ILLUSTRATRICE INVITÉE EST : Dans un souci de donner une visibilité égale aux femmes et JANOU-EVE LEGUERRIER À la fois illustratrice, directrice artistique aux hommes dans les textes, l’équipe du magazine Palindrome et auteure, Janou-Eve LeGuerrier raconte des histoires par écrit et en favorise la rédaction épicène pour son contenu scientifique et images. Après des études en design graphique à l’Université du Québec encourage dans la mesure du possible les personnes avec qui elle à Montréal, elle fait ses premières armes dans des maisons d’édition à collabore à faire de même. Paris, puis à Montréal. En 2005, elle remet le cap sur Paris où elle se DÉPÔT LÉGAL perfectionne en image imprimée et en illustration à l’École nationale ISSN 2561-5734 (Imprimé) supérieure des arts décoratifs. Depuis plusieurs années déjà, elle est de ISSN 2561-5742 (En ligne) retour et bien installée sur la Rive-Sud de Montréal, où elle adore créer dans son atelier ensoleillé. janoueve.com 2 PALINDROME
merci à nos partenaires Palindrome est diffusé sous licence Creatives Commons – Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 4.0 International, le contenu du magazine pouvant ainsi être reproduit, distribué et partagé pour autant que la source soit clairement citée. Le contenu du magazine ne peut être modifié de quelque façon que ce soit ni utilisé à des fins commerciales. 3
SOMMAIRE VOLUME 1 / NUMÉRO 2 / NOVEMBRE 2018 06 COURRIER 10 L’AIDE MÉDICALE 18 LA QUANTIFICATION 24 LE DIAGNOSTIC À MOURIR DE SOI PRÉIMPLANTATOIRE 08 poésie récit poésie MA MÈRE ET LES CHIFFRES COURTEPOINTE ALOIS ALZHEIMER QUI LA PARLENT Stéphanie Roussel Kim Doré Julien Michaud-Tétreault ÉDITORIAL témoignage réflexion entrevue NOTRE « PROJET BÉBÉ » L’AIDE MÉDICALE À À L’ÈRE DE LA SANTÉ Stéphanie Jetté MOURIR : AU-DELÀ CONNECTÉE DE L’OBLIGATION, Guy Paré LA RESPONSABILITÉ entrevue Geneviève Richer ZOOM SUR LE DIAGNOSTIC PRÉIMPLANTATOIRE Stéphanie Côté questions / réponses QUI PEUT SE PRÉVALOIR DE L’AIDE MÉDICALE À MOURIR ET COMMENT CELA SE PASSE-T-IL ? 4 PALINDROME
30 DESSINE-MOI UN FUTUR ! 48 LES BANQUES 54 L’ENVIRONNEMENT BÂTI, ALIMENTAIRES LA SANTÉ ET LE BIEN-ÊTRE 42 poésie poésie ENTENDRE LES CHOSES CONNEXIONS Roseline Lambert Charles Dionne LES MÉDICAMENTS, en réaction LA DÉPRESSION ET LE DEUIL visuel COMPRENDRE REPENSER LA BANLIEUE L’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE Dominique Laroche POUR MIEUX INTERVENIR poésie Louise Potvin CHIMIE DU SOLEIL ET DE LA MER Jean-Philippe Bergeron entrevue L’EFFET DE L’ENVIRONNEMENT BÂTI SUR LA SANTÉ ET LE BIEN-ÊTRE Éric Robitaille pot-pourri DES PSYCHOTROPES POUR TOUS LES MAUX ? DEUIL OU DÉPRESSION ? 5
COURRIER Je trouve absolument rafraîchissant de vous voir publier sur papier votre travail. Je sais que le Web fait partie intégrante de nos vies et peut-être pour longtemps. Mais pour moi, qui suis sans doute d’une autre génération Faites-nous part de vos réactions, vos que la vôtre, il m’est difficile de concevoir la lecture réflexions, vos opinions, vos suggestions d’une œuvre poétique sur mon téléphone ou tout autre support électronique. et vos témoignages ! M’informer, me divertir, communiquer avec des « amis », Sur Facebook tout cela se fait tellement plus facilement en format élec- /magpalindrome tronique ! Mais se laisser imprégner par la créativité de quelqu’un exige, selon moi, un contact sensuel. Que ce soit au théâtre ou devant une œuvre créée des mains de Sur Twitter quelqu’un, mes sens ne sont jamais aussi sollicités que @magpalindrome lorsque j’y suis en personne, si je peux dire. Alors il en est de même de textes « travaillés », où l’auteur a voulu Par courriel mettre tout son art ; je les ressens encore mieux lorsque je peux « les toucher », les voir globalement et même info@magpalindrome.ca me laisser gagner par la façon dont ils sont placés sur la page, sur une feuille de papier qui me met aussi en contact avec la personne qui a fait le montage. Car cette personne a aussi cherché à donner tout l’espace possible aux mots pour mettre en valeur ce qu’elle percevait du texte et de son « message »... Bref, merci pour ce beau travail et j’espère que vous pourrez non seulement continuer à mettre en parallèle l’art et l’information, mais que vous pourrez aussi nous les présenter en format papier. �������������������������� LOUIS ROY Félicitations pour votre magazine ! Très professionnel, original et engagé. Bonne continuité ! ������������������ ANNIE PATENAUDE 6 PALINDROME
J’ai découvert et lu avec grand plaisir chaque page du premier numéro du magazine. Je dois avouer que j’ai dévoré l’éditorial de Mme Lehoux tant sa pensée rejoint la mienne. Aussi, j’ai craqué littéralement pour les illus- trations de Carol-Anne Pedneault : il s’en dégage une grande liberté et beaucoup de douceur. Puis, j’ai par- ticulièrement aimé le billet de Catherine Dupuis, « La contraception orale ». C’est dans le texte de Jade Bergeron que j’ai vraiment pris le pouls de l’alliance entre art et science. J’ai adoré cet article : le contenu, mais aussi le concept créatif derrière sa structuration. Génial ! En résumé, je félicite chaleureusement votre équipe pour un magazine dont la facture esthétique est très aérée et ludique, et pour avoir osé marier créations littéraires et contenu scientifique. �������������� MARIE-PAULE PRIMEAU D’abord, bravo pour votre superbe initiative ! J’ai trouvé votre magazine par hasard au Jean Coutu et je ne pouvais pas croire qu’une telle revue sur mes deux sujets de prédilection (littérature et sciences de la santé) existe. Quand j’ai vu qu’elle était en plus de qualité, avec des auteurs de renom (je peux rarement résister à un texte d’Alain Vade- boncoeur ou de Normand Baillargeon), j’ai été comblée. Par contre, j’aimerais réagir à l’article sur la stimulation cérébrale profonde, qui m’a plutôt horripilée. Je me suis demandé si ce Julien Fontaine-Binette existait vraiment et s’il avait en effet subi ce traitement. Quelle est son histoire pour qu’il se retrouve dans une situation où la meilleure option pour contrer sa souffrance et ses idées suicidaires soit de se plier à un traitement aussi invasif ? J’aurais voulu en savoir plus. À moins que ce ne soit que de la fiction ? Étant moi-même quelqu’un qui vit avec des problèmes de santé mentale, je peux vous témoigner que pour quiconque se retrouve dans une situation de grande détresse psychologique, le combat est double. D’abord, il faut se battre contre son ennemi intérieur. Ensuite, il faut aussi se battre contre un système qui ne cherche pas à nous écouter et à nous comprendre, mais plutôt à diagnostiquer et à nous médicamenter. Je vous suggérerais donc, puisque le thème de votre revue est l’innovation en santé, de vous intéresser (si on reste dans le domaine de la santé mentale) à des traitements innovateurs beaucoup plus humains et prometteurs comme les nouvelles psychothérapies. Des thérapies qui, faut-il le rappeler, ont l’avantage de ne pas exposer les patients à des risques d’infections, d’hémorragies et d’AVC. ����������������������������������������������������������� GENEVIÈVE CORMIER Courrier 7
éditorial LORSQUE LES CHOSES QUI NOUS ENTOURENT FONT LES PERSONNES QUE NOUS SOMMES Un palindrome est un mot ou un groupe de mots que l’on peut lire indifféremment de gauche à droite et de droite à gauche. C’est aussi une séquence d’ADN pouvant se lire de la même façon dans les deux sens par rapport à un point central. 8 PALINDROME
Nous vivons dans un monde qui est fait de plusieurs Tout comme vous, je n’aime pas particulièrement que choses. Je pense aux choses matérielles, aux objets et aux l’on me dise ce que je dois faire ou ne pas faire. Mais infrastructures qui habitent notre quotidien. je suis heureuse de vivre dans une société qui réfléchit ouvertement aux transformations qui sont souhaitables Certaines de ces choses nous incitent à adopter un ou non. Et ceci implique de discuter des contraintes qui comportement spécifique. Par exemple, un panneau peuvent prendre la forme de critères diagnostiques, de routier m’informant que la limite de vitesse est de protocoles de soins ou de lois et de règlements. 40 km/h me rappelle de conduire prudemment dans une zone résidentielle. Une saillie de trottoir où sont Parce que la tension entre inciter et contraindre est plantés des végétaux localisée à une intersection a un au cœur de nos politiques publiques, j’aimerais que effet similaire, mais sans que j’aie à choisir de réduire ma cette deuxième livraison de Palindrome se présente à vitesse. Cette saillie influence mon comportement sans vous comme une jolie saillie plantée sur le chemin de passer par ma raison, mon sens civique ou ma crainte vos réflexions. Et que vous trouviez quelques minutes des constats d’infraction. Enfin, il y a des choses qui précieuses pour nous en faire part. contraignent nos comportements de manière immédiate et sans appel, comme un sabot de Denver. En parcourant le « courrier » que nous avons reçu, vous constaterez que la force tranquille du papier a toujours la Dans le domaine de la santé, la tension entre « inciter » et cote (Louis Roy), qu’il est bon d’oser marier littérature et « contraindre » nous invite à réfléchir à la façon dont les science (Marie-Paule Primeau), qu’il est possible d’être à innovations et l’environnement bâti peuvent transformer la fois rigoureux et engagé (Annie Patenaude) et que la nos comportements et, au fil du temps, les personnes fiction sait parfois nous horripiler afin de nous rappeler que nous sommes. l’importance d’innover pour offrir des traitements plus humains (Geneviève Cormier). Bonne lecture ! Par exemple, on pourrait se réjouir si la population avait à sa disposition des objets ou des installations qui incitent PASCALE LEHOUX à bien bouger, à bien manger, à bien dormir, etc. Mais Rédactrice en chef et chercheuse de choses voudrait-on « inciter » à bien mourir ? À bien surmonter sur le point d’exister un deuil ? Ou encore à bien choisir un embryon ? Pour ce deuxième numéro de Palindrome, nous avons convié des écrivaines, des écrivains, des expertes et des experts à contempler de telles questions. Leurs créations littéraires et leurs analyses vous encouragent à reconsidérer le pouvoir transformateur de l’aide médicale à mourir, de la quantification de soi, du diagnostic préimplan- tatoire, des médicaments à consommer en situation de deuil ou de dépression, des banques alimentaires et de l’environnement bâti. Éditorial 9
L’AIDE MÉDICALE À MOURIR Le Québec devient en 2015 la première province canadienne à légiférer sur l’aide médicale à mourir, après avoir soulevé le débat dès 2009 avec la commission spéciale « Mourir dans la di- gnité ». Le Canada emboîte le pas en juin 2016 avec une loi fédérale. Quel est le portrait de la situation, deux ans après l’adoption de ces deux lois ? Peut-on déjà en tirer des leçons ? Y a-t-il une ouverture pour poursuivre le débat dans la sphère publique, pour réfléchir aux nombreuses questions que soulèvent encore aujourd’hui les soins de fin de vie ? 10 PALINDROME
poésie C’est la nuit dans l’antre des filles. J’ai la peur noire et tiède ; on s’injecte les lèvres avec un cœur pour finir vieilles, sexe, amour et misère dans le même mélange. La voilà, elle arrive, endormie comme survivre dans la rivière où naît la fièvre. Je la suis au plus près du mot belle ou étrange. Elle est nous à présent, à jamais, assoiffée d’eau stagnante. Kim Doré MA MÈRE Tout le monde nous regarde, c’est coutume. Les vivants et le gris portent la même cocarde. Je suis brume et sonde, le sang s’il vous plaît, ET ALOIS je vous en prie. Mes plis avalent un arbre, sa sève, son envie. On me relève trop droite. Je me vois laide dans la peau de celle qui se tait. ALZHEIMER Le vert mime le marbre au fond du puits où je dévale vers elle, endormie dans ma ouate – où maman me trouve belle et où le vent, si ça se peut, parle pour les muettes. Elle quémande dans le lit où ses filles sont nées. Ça pleut fort dans ses veines attachées, elle est nous transies dans le ventre lié. Mon oubli. Une ligature du temps attachée en son centre : peine, amour et désir contraints à faire semblant de ne pas grandir trop vite par la pupille tremblante. Je pourrais nous décrire en mots et en chiffres un peu avant de mourir, pour la postérité ; si seulement je pesais un peu plus que son ombre. Ma foi la reconnaît au fond des mers boueuses du trop à vivre, cervelle, cou coupés et les petits souvenirs, en nombres et en chair. Les choses, je vous en prie, ont la mémoire des livres ; que le seau et la pelle appartiennent aux mourants. Née à Montréal en 1979, Kim Doré détient une maîtrise en études S’il nous plaît. littéraires de l’Université du Québec à Montréal, pour laquelle elle s’est intéressée aux rapports entre la science et la littérature. Auteure de quatre recueils de poésie, dont Le rayonnement des corps noirs (prix Émile- Nelligan 2004), elle a fondé et codirige depuis quinze ans les éditions Poètes de brousse, qui se consacrent à la poésie contemporaine et à l’essai. L’aide médicale à mourir 11
réflexion L’AIDE MÉDICALE À MOURIR : AU-DELÀ DE L’OBLIGATION, LA RESPONSABILITÉ Geneviève Richer À la suite de la commission spéciale « Mourir dans la tout dans cet esprit que la loi a été adoptée. La législa- dignité » menée au Québec de 2009 à 2012, la législa- tion a voulu rendre à chaque individu sa pleine autono- tion a produit la Loi concernant les soins de fin de vie qui mie en le dotant du pouvoir de réclamer cette aide dans donne le droit incontestable, lorsqu’on respecte certains des circonstances très précises. Il ne s’agit surtout pas critères, de réclamer une aide médicale à mourir. La loi d’« euthanasie sur demande », qui consisterait à provo- est articulée autour de conditions à la fois juridiques et quer le décès intentionnellement, simplement parce que cliniques très spécifiques, ce qui signifie qu’en dehors de quelqu’un en ferait la requête. L’aide médicale à mourir ces conditions prévues par la loi, l’aide médicale à mourir ne vise pas avant tout à faire mourir (même si c’est le demeure passible de sanctions criminelles. résultat), mais bien à abréger les souffrances. Hâter le décès est le moyen, non pas la fin en soi. Il faut garder en tête qu’aider une personne à mourir représente un geste très grave et irréversible dont on Les médecins confrontés à une demande d’aide médi- ne devrait jamais faire la promotion. C’est un sujet qui cale à mourir doivent faire preuve d’une rigueur morale demande d’être traité avec délicatesse, compassion et très stricte afin d’éviter les dérives devant des demandes sobriété. Pourtant, l’aide médicale à mourir est désor- frivoles ou jugées non recevables, par exemple lorsque mais un droit, et où il y a un droit, il y a nécessairement la personne est atteinte d’une maladie potentiellement une obligation. Les hôpitaux ont donc l’obligation de se curable, ou si la demande provient d’un tiers. Mais plier à la demande de toute personne admissible à l’aide comment éviter les dérapages ou les « erreurs de juge- médicale à mourir de façon diligente et respectueuse, à ment » lorsque vient le temps d’évaluer si une demande est l’intérieur des balises prévues par la loi. légitime ? En mettant en place une « procé- L’aide médicale à mourir dure » réglée au quart de tour, qui permet Certaines personnes préconisent que la ne vise pas avant tout à de vérifier si toutes les conditions sont prestation de cet acte médical menant au faire mourir (même si présentes (pour connaître ces conditions, décès ait lieu hors des murs de l’hôpital lire « Qui peut se prévaloir de l’aide médi- c’est le résultat), (à domicile, par exemple), de peur qu’il cale à mourir et comment cela se passe- soit perçu par la population comme une mais bien à abréger les t-il ? », à la page 16). Cette vérification est fracture de soins, un bris du contrat social souffrances. Hâter le sous la responsabilité de deux médecins qui est conféré à l’hôpital où, en prin- décès est le moyen, non différents et indépendants qui, chacun cipe, l’on « guérit » les gens. Pire encore, pas la fin en soi. leur tour, étudient le dossier de la personne l’application de cette loi à l’hôpital pour- soignée et la rencontrent afin d’entendre ses rait être perçue par d’autres comme une façon déguisée motivations. Pour que la demande puisse aller de l’avant, de réduire les coûts en santé et de libérer des lits pour les deux médecins doivent se mettre d’accord sur l’ad- désengorger les urgences. Ce n’est évidemment pas du missibilité de la personne l’ayant formulée. 12 PALINDROME
Si la demande est jugée recevable, le processus suit son Cependant, ce n’est pas parce qu’une loi existe que le cours jusqu’à l’administration de la médication menant débat est épuisé et la question, vidée. Pensons notam- au décès par la ou le médecin traitant. Car le but de cette ment aux personnes affligées d’une maladie neurodégé- loi est aussi de préserver le lien de confiance qui existe nérative telle que la démence ou la maladie d’Alzheimer, entre les médecins et leurs patientes ou leurs patients. Les ou d’une autre condition médicale chronique incapaci- médecins ont l’obligation morale et légale d’accompa- tante. Jusqu’à présent, la loi ne permet pas à ces personnes gner, tout au long du processus, leurs patientes ou leurs de se prévaloir de l’aide médicale à mourir, alors que patients, et ce, même s’ils choisissent de ne pas prodi- certaines d’entre elles la réclament pourtant à hauts cris, guer le soin eux-mêmes à cause de leurs valeurs person- invoquant leur droit à faire le choix libre et éclairé de nelles. La loi ne contraint pas les médecins à adminis- mettre un terme à des souffrances prolongées. La légis- trer la médication entraînant le décès de leurs patientes lation devra se pencher sur ces cas plus délicats au cours ou de leurs patients, mais elle ne leur permet pas de les des prochaines années, ce qui ne manquera pas d’attiser « abandonner » en invoquant l’objection de conscience. les passions au sein de la société, qui demeure douloureu- sement partagée sur ces questions. Le débat est ouvert... Malgré le caractère très délicat et « sensationnel » de ce sujet, il faut reconnaître que le fait de mettre délibéré- ment un terme à la vie doit être le fruit d’une longue Dre Geneviève Richer a fait ses études de médecine à l’Université de Montréal et a obtenu son diplôme en 1992. réflexion sociale qui ne fait pas nécessairement consen- Elle a ajouté une année de formation en urgentologie sus, mais qui semble rallier la majorité de la population en 1993 à l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal. Elle a du Québec et du Canada. En tant que société, on est pratiqué la médecine d’urgence, la médecine hospitalière et la médecine familiale en cabinet. Depuis une quinzaine rendu là. Tout comme ce fut le cas pour l’avortement il y d’années, elle œuvre plus particulièrement dans le domaine a trente ans, cette dépénalisation permet de reconnaître des soins palliatifs, en gériatrie et en soins de longue durée. le droit inaliénable de mourir dans la dignité. L’aide médicale à mourir 13
L’AIDE MÉDICALE À MOURIR AU QUÉBEC ET AU CANADA DANS LE TEMPS 1972 Le gouvernement du Canada abolit la disposition du Code criminel interdisant le suicide. Toutefois, toute personne qui en aide une autre à se suicider ou qui conseille à quelqu’un de se donner la mort commet une infraction criminelle. De plus, « nul n’a le droit 1993 de consentir à ce que la mort lui soit infligée ». Dans l’affaire impliquant Sue Rodriguez, une femme en phase terminale atteinte d’une maladie neurodégénérative, la Cour suprême du Canada 2009-2012 décide de maintenir l’ interdiction de l’aide au suicide. Au Québec, Véronique Hivon, députée de Joliette, est l’ instigatrice et la vice-présidente de la commission spéciale « Mourir dans la dignité ». 12 juin 2013 Le projet de loi 52 – la Loi concernant les Automne 2013 soins de fin de vie – est déposé à l’Assemblée nationale du Québec. Des consultations et des auditions publiques ont lieu à l’Assemblée nationale du Québec sur le projet de loi 52. Juin 2014 La Loi concernant les soins de fin de vie est adoptée par le gouvernement du Québec le 5 juin 2014 et Février 2015 sanctionnée le 10 juin. La Cour suprême du Canada statue, dans l’affaire Carter, que certaines dispositions du Code criminel doivent être modifiées pour se conformer à la Charte canadienne des droits et Décembre 2015 La Loi concernant les soins de fin de vie entre en libertés. Les dispositions qui interdisent l’aide vigueur au Québec. médicale à mourir deviennent invalides. Du 1er juillet 2016 17 juin 2016 Au Canada, le projet de loi C-14 – la Loi sur au 30 juin 2017 l’aide médicale à mourir – est adopté. Selon la Commission sur les soins de fin de vie du Québec, 92 % des mesures d’aide médicale à mourir ont été administrées conformément aux Du 1er janvier exigences de la loi. au 30 juin 2017 Au Canada (en excluant le Québec), il y a eu Fin 2018 1179 décès médicalement assistés. Le cancer est l’ état médical le plus souvent cité (63 % des La Commission sur les soins de fin de vie remettra au ministère de la Santé et des Services cas) pour justifier les demandes. sociaux un premier rapport sur la situation des soins de fin de vie au Québec. 14 PALINDROME
espace partenaire La Suisse, Dire est la revue de vulgarisation des étudiantes et des étudiants des cycles supérieurs de l’Université plaque tournante de Montréal. Encouragez la recherche étudiante multidisciplinaire en vous abonnant en ligne : ficsum.com. de l’aide à mourir Samuel Blouin est doctorant en sociologie à l’Université de Montréal et à l’Université de Lausanne. Il est également boursier de la Fondation Pierre Elliott Trudeau. Samuel Blouin La production de cet extrait d’article a été rendue possible grâce au soutien de la revue Dire. La revue a publié l’article complet dans son numéro de l’automne 2018. Les récits de personnes partant pour la Suisse Dignitas, en Suisse, qu’elle contacte en 2003. Après pour recourir au suicide assisté ne manquent pas l’obtention de nombreux documents, dont un rapport d’attirer l’attention médiatique. Aux antipodes médical, Dignitas accepte sa demande. Mme Brunelle du modèle québécois d’aide médicale à mourir, décède en Suisse le 11 juin 2004. le modèle suisse représente une option moins médicalisée répondant à une plus grande variété La Suisse est l’une des juridictions les plus permissives de situations. Comme une plaque tournante, la en matière d’aide à mourir ; elle tolère même que Suisse attire des personnes souhaitant mettre des personnes qui n’y sont pas domiciliées puissent fin à leurs jours et renvoie à leur pays d’ori- recourir à cette aide. Le nombre de Canadiennes gine matière à débattre. Le Québec participe et de Canadiens ayant eu recours aux services de de cette dynamique. Dignitas, la principale association suisse acceptant d’accompagner des personnes étrangères pour un Manon Brunelle est la première Québécoise dont le suicide assisté, s’élève à 60 de 1998 à 2017, alors que voyage en Suisse pour recourir au suicide assisté a été le nombre total de décès par aide médicale à mourir médiatisé. La forme de sclérose en plaques dont elle au Canada entre le 10 décembre 2015 et le 30 juin est atteinte la fait à ce point souffrir qu’elle tente, en 2017 atteint 2 149. Le nombre de départs vers la Suisse 2000, de se suicider. « Tout me fait mal », explique- demeure donc faible, mais il peut s’expliquer par le t-elle aux documentaristes Benoît Dutrizac et André coût associé au voyage, la volonté de mourir près de Saint-Pierre dans le film Manon : le dernier droit ? ses proches et le risque de poursuites judiciaires pour Le documentaire, diffusé à Télé-Québec en 2004, les personnes qui faciliteraient cette démarche. En est pour elle une tentative de redonner espoir aux revanche, l’idée du « tourisme de la mort » a un effet personnes malades : « Je veux que ça soit quelque profond sur les discussions publiques nationales. Une chose qui soit le flambeau d’une réalité possible […] étude a documenté que les départs pour la Suisse ont pour les gens qui ont des douleurs écœurantes, qui eu pour conséquence de contribuer au débat sur le ont de mauvais traitements dans les CHSLD ou les resserrement des règles encadrant l’aide à mourir en hôpitaux. » Ses souffrances la motivent à préparer Allemagne et sur leur libéralisation au Royaume-Uni. son suicide assisté, accompagnée par l’association Ces départs alimentent aussi les débats québécois… Lisez l’article complet dans la revue Dire de l’automne 2018 : ficsum.com/dire-archives/automne-2018/societe-la-suisse-plaque-tournante-de-laide-a-mourir L’aide médicale à mourir 15
questions / réponses QUI PEUT SE PRÉVALOIR DE L’AIDE MÉDICALE À MOURIR ET COMMENT CELA SE PASSE-T-IL ? Le contenu de cette capsule scientifique est tiré Ê tre apte à consentir aux soins. des quatre vidéos produites par le Centre d’ex- - C ’est-à-dire que la personne doit être en mesure de comprendre la situation et les renseignements cellence sur le partenariat avec les patients et transmis par les professionnelles et les profession- le public codirigé par Antoine Boivin et Vincent nels de la santé ainsi que de prendre des décisions. Dumez. Les deux experts interviewés dans ces vidéos sont Dr David Lussier, médecin gériatre à Ê tre en fin de vie. l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, - Ici, la loi ne définit pas ce concept, mais le Collège des médecins, dans son guide d’exercice, estime que et Me Pierre Deschamps, avocat-éthicien au la fin de vie se rapporte à une mort à brève échéance sein du Groupe de recherche en santé et droit ou à une mort imminente. de l’Université McGill. Ê tre atteinte d’une maladie grave et incurable. QU’EST-CE QUE L’AIDE MÉDICALE À MOURIR ? voir une situation médicale qui se caractérise par un A La loi québécoise encadre les soins de fin de vie et recon- déclin avancé et irréversible de ses capacités. 2/ naît le droit de toute personne de recevoir ces soins, qui comprennent les soins palliatifs et l’aide médicale à mourir. prouver des souffrances physiques ou psychologiques É constantes, insupportables et qui ne peuvent être apai- Aux yeux de la loi, l’aide médicale à mourir est définie sées dans des conditions jugées tolérables. 1/ comme un soin consistant en l’administration de médi- caments ou de substances par une ou un médecin à une QUELLE EST LA DÉMARCHE À SUIVRE ? personne en fin de vie, à la demande de celle-ci, dans le Pour obtenir l’aide médicale à mourir, une personne but de soulager ses souffrances en entraînant sa mort. qui répond à toutes les conditions énumérées ci-dessus doit faire une demande verbale formelle à une profes- QUI PEUT RECEVOIR CETTE AIDE ? sionnelle ou un professionnel de la santé et remplir le Seule une personne qui satisfait à toutes les conditions formulaire « Demande d’aide médicale à mourir ». Ce suivantes peut obtenir l’aide médicale à mourir : formulaire doit être contresigné par une professionnelle ou un professionnel de la santé ainsi que par deux témoins 3/ tre assurée au sens de la Loi sur l’assurance maladie Ê indépendants. Il faut, de plus, que la personne répète du Québec. sa demande verbale lors de chaque entretien avec sa ou son médecin. La personne qui fait une demande d’aide Ê tre majeure. médicale à mourir peut, en tout temps, changer d’avis. 16 PALINDROME
COMMENT L’AIDE MÉDICALE À MOURIR SE PRATIQUE-T-ELLE ? GLOSSAIRE Lorsque la demande d’aide médicale à mourir est Maladie neurodégénérative Pathologie qui évolue progressive- jugée recevable, une date est déterminée avec la ment et qui affecte le cerveau et le système nerveux, provoquant personne et sa famille. À la date prévue, la ou le la mort des cellules nerveuses, telles la maladie d’Alzheimer et la médecin administre par voie intraveineuse trois maladie de Parkinson. médicaments : le premier médicament est un relaxant, le deuxième sert à rendre la personne Objection de conscience Attitude individuelle de refus d’accom- 4/ inconsciente, et le troisième a pour but de bloquer plir certains actes requis par une autorité lorsqu’ils sont jugés en les muscles. C’est ce dernier médicament qui cause contradiction avec des convictions intimes de nature religieuse, un arrêt respiratoire et la mort. Le processus dure philosophique ou sentimentale. entre 15 et 20 minutes. Soins palliatifs Ensemble des soins actifs et globaux dispensés QUELLES SONT LES OBLIGATIONS aux personnes atteintes d’une maladie limitant la durée de leur DU CORPS MÉDICAL ? vie afin de soulager les douleurs et les symptômes et d’apporter un soutien spirituel et psychologique. Avant de pratiquer l’aide médicale à mourir, la ou le médecin doit : Suicide assisté Fait d’aider une personne à mettre fin à ses jours en lui fournissant les renseignements ou les moyens nécessaires S’assurer que le consentement de la personne est pour le faire, ou les deux. libre et éclairé. S ’assurer de la persistance des souffrances et de la volonté d’obtenir l’aide médicale à mourir par des entretiens répétés, espacés par un POUR ALLER + LOIN délai raisonnable. S ’entretenir de la demande avec les autres membres de l’équipe de soins. SOURCES − É diteur officiel du Québec. (2018, 1er mars). Loi concernant les soins de fin btenir un avis par écrit d’une ou d’un deuxième O de vie. médecin n’ayant pas de lien avec la personne. − Gouvernement du Canada. (2018). Aide médicale à mourir. − L abo du partenariat. (2017). Forum : que doit-on savoir sur l’aide médicale Après avoir pratiqué l’aide médicale à mourir, la à mourir ? [Vidéos en ligne]. ou le médecin doit : − Objection de conscience. (2018). Dans Wikipédia, l’encyclopédie libre. − Parlement du Canada. (2016). L’aide médicale à mourir : une approche C onstater le décès de la personne. centrée sur le patient. Rapport du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir. emplir une déclaration envoyée au Conseil des R − Portail santé mieux-être du gouvernement du Québec. (2017). Aide médecins, dentistes et pharmaciens de l’établis- médicale à mourir. sement, ou au Collège des médecins, et trans- 5/ UN PEU DE LECTURE mise à la Commission sur les soins de fin de vie −C ourtemanche, Gil. (2005). Une belle mort. Montréal, Québec : du Québec. Cette commission mène alors une Les Éditions du Boréal. évaluation indépendante pour s’assurer que l’acte − Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. (2015). Plan de a été fait dans le respect de la loi. développement 2015-2020 en soins palliatifs et de fin de vie. L’aide médicale à mourir 17
LA QUANTIFICATION DE SOI Le mouvement du « quantified self » ou, en français, de la quantification de soi, est en pleine expansion, touchant des millions de personnes à travers le monde. Cette pratique consiste à évaluer son propre corps en mesurant et en collectant des données relatives à la santé, à l’aide, par exemple, de capteurs d’activité physique ou de montres intelligentes. Plusieurs voient en ces capteurs une solution pour les empêcher de devenir ou de redevenir une « patate de sofa ». Mais comment interpréter les données recueillies par ces appareils sur l’état de santé d’un individu ? Et ce mouvement ne nous éloigne-t-il pas d’une meilleure compréhension de la santé globale de la population ? 18 PALINDROME
récit Julien Michaud-Tétreault LES CHIFFRES QUI LA PARLENT Vingt-trois micro-éveils et trente-deux minutes de — J’ai l’impression d’être à bout de souffle. Comme si sommeil de moins que sa moyenne mensuelle. Six cents j’arrivais pas à récupérer. D’après moi… calories pour amorcer la journée, trois kilomètres de vélo jusqu’au cabinet puis soixante et onze marches jusqu’à — Ça m’étonnerait, Madame. Regardez par vous- la salle d’attente. Cent calories en moins. Augmentation même : votre santé pulmonaire ne s’est jamais aussi marquée du pouls à l’appel de son nom, trente pas hési- bien portée depuis le début de vos soins. Je dirais même tants jusqu’à la salle 8 : que votre récupération est exemplaire. J’ai rarement vu des graphiques aussi encourageants après ces trai- — Et puis, comment ça se passe ? Ça fait tements-là. Vous savez, ça fait un petit deux mois depuis le dernier traitement, Vous savez, ça fait un bout déjà qu’on ne se fie plus aux « impres- n’est-ce pas ? sions » et aux « sensations » pour interroger petit bout déjà qu’on notre santé : ça manque de précision, ça — J’ai perdu le fil un peu récemment, mais ne se fie plus aux mène sur des fausses pistes, ça ralentit on dirait que j’… « impressions » et aux les soins. Je vous le dis, votre maladie « sensations » pour évolue bien. En plus, l’augmentation de — Vous avez votre appareil ? Mettez-le interroger notre santé : vos interactions sociales quotidiennes, vos sur le lecteur. Laissez-moi consulter vos ça manque de précision, déplacements de plus en plus fréquents données, on en reparle après. ça mène sur des fausses et l’impressionnante hausse de votre activité sur les réseaux sociaux nous Les données commencent à s’afficher sur pistes, ça ralentit montrent que votre humeur s’est amélio- l’écran. Elles dressent avec une précision les soins. rée. Assurez-vous seulement de mettre déconcertante le portrait de sa santé. P à jour fréquemment vos applications et ne sait pas où poser son regard, honteuse d’avoir perdu de changer les capteurs tous les six mois. On se revoit confiance en tous ces capteurs. On lui a dit de leur faire cet hiver. confiance, qu’ils traduiraient à la perfection ses états d’âme et de corps, que ceux-ci sauraient éviter les malen- Le vide de l’ascenseur lui donne tout le temps nécessaire tendus, les confusions, que seuls ces capteurs pourraient pour essayer de se convaincre : faire confiance au consen- saisir en temps réel la silhouette de sa santé. sus des données, se protéger de sa subjectivité… La quantification de soi 19
Mais non. Impossible de taire l’impression d’en savoir asphyxiant. Les algorithmes veillent sur elle comme une trop, tout le temps, de se dissoudre dans un déluge d’in- étreinte un peu trop longue : deux heures de retard pour formations. Téléverser son identité sur l’application lui la prise de ses médicaments, cibles quotidiennes d’activité donne la nausée, mais refuser de le faire la ralentirait, la physique atteintes à soixante pour cent et temps d’expo- désavantagerait par rapport à ceux et celles qui ont su tout sition solaire déficitaire de vingt minutes. optimiser : minutes de sommeil, rythme cardiaque moyen, temps d’écran, temps passé en famille, distance quoti- Pour se comprendre, décrypter son intériorité, elle inspecte dienne parcourue, exposition solaire, choix alimentaires. les graphiques, décortique les paramètres, multiplie les capteurs. Ces corps étranges l’accompagnent jusque dans Chaque geste, chaque absence, chaque décision nourrit son sommeil : appareils en charge, applications actualisées, de pixels la projection en direct d’un soi de plus en plus détecteurs en place. P est en ordre, elle peut s’endormir. granulaire et friable : elle se disperse, se fragmente en pourcentages, en décimales, en poussières fluctuantes Au matin, son regard f lotte distraitement sous ses et obsédantes. paupières. La nuit n’a pas su lui donner un deuxième souffle. Elle se précipite sur son téléphone intelligent pour À bout de souffle, P revisite les données des dernières mieux comprendre : sept heures quarante-deux minutes semaines pour expliquer la lassitude qui l’habite. Aucun de sommeil, seulement quatre micro-éveils et une activité signal, aucune tendance à la baisse. Elle ferme brièvement thêta tout à fait acceptable. les yeux pour discerner le murmure de la ville qui s’anime, du soir qui sort de son nid. Comment réconcilier l’impres- Son état s’affiche automatiquement : « Vous êtes reposée. sion de disparaître dans les données avec le constat bien Belle journée à l’horizon. » réel d’une population guérie par les chiffres ? Épidémies éradiquées précocement, compréhension toujours plus précise des indicateurs de santé, traitements individualisés, optimisation des parcours de soins... Pendant cette brève réflexion, P est restée immobile exac- tement deux cent douze secondes et a manqué quatre interactions sociales potentielles, pour un total de cinq alarmes. Elle trouve le trajet du retour à la maison « Ce récit, fort captivant, soulève à juste titre de nombreuses Julien Michaud-Tétreault a récemment terminé des études questions et préoccupations quant à la prolifération de tous ces en médecine de famille à capteurs intelligents et à l’importance qui doit être accordée aux l’Université de Montréal. Fasciné par la rencontre des technologies données massives générées par ces mêmes capteurs dans la prise de l’information et de la santé, il a ponctué son parcours médical en charge de notre santé personnelle. » d’études en bioéthique à l’École de santé publique de la même — Guy Paré université. Les biographies le rendent un peu mal à l’aise. 20 PALINDROME
entrevue À L’ÈRE Guy Paré DE LA SANTÉ CONNECTÉE QUE SIGNIFIE « QUANTIFICATION DE SOI » ? QUEL EST LE PROFIL DES ADEPTES DE LA QUANTI- FICATION DE SOI EN MATIÈRE DE SANTÉ ET DE BIEN- Issue d’un mouvement lancé en Californie en 2007, la ÊTRE ? CE PHÉNOMÈNE CONCERNE-T-IL TANT LES quantification de soi, aussi appelée « mesure de soi », PERSONNES EN BONNE SANTÉ QUE LES PERSONNES « mise en chiffres de soi » ou « autoquantification », ATTEINTES DE MALADIES CHRONIQUES SÉVÈRES ? consiste à utiliser des objets connectés afin de mieux se connaître en collectant, en visualisant, en analysant et Grâce à des enquêtes récentes menées en France, aux en partageant des données relatives à sa santé et à son États-Unis et au Canada, on a pu établir le profil socio- bien-être. démographique des adeptes de la quantification de soi. En effet, le mouvement concerne principalement les Parmi les capteurs les plus couramment utilisés, on milléniaux (aujourd’hui âgés de 18 à 34 ans) ayant fait compte les montres, les bracelets, les balances, les podo- des études postsecondaires et dont l’état de santé est jugé mètres et les tensiomètres. Ces capteurs sont le plus très bon ou excellent. Ces utilisatrices et ces utilisateurs souvent reliés à une application mobile disponible sur assidus possèdent en général un ou deux objets connectés un téléphone intelligent ou sur une tablette numérique. leur permettant de suivre, sur une base quotidienne, leur Quoiqu’il soit difficile d’évaluer avec précision l’enver- niveau d’activité physique, leur nutrition et leur sommeil. gure du mouvement, la quantification de soi rejoint 1/ aujourd’hui des millions d’adeptes à travers le monde. Par ailleurs, le nombre d’objets connectés disponibles Plusieurs d’entre eux partagent leurs expériences person- sur le marché visant le suivi de maladies chroniques est nelles sur des forums de discussion et lors de conférences en forte croissance. À titre d’exemple, la Food and Drug sur le sujet. Administration (FDA) aux États-Unis a approuvé, en juin 2018, le premier capteur intelligent sous-cutané (qui doit être inséré par un médecin) visant à surveiller le taux de glycémie d’un individu et à lui acheminer des alertes lorsque le taux enregistré est considéré trop faible ou trop élevé. Avec de telles percées technologiques, il deviendra de plus en plus facile pour les personnes atteintes de maladies chroniques tels le diabète, la mala- die pulmonaire obstructive chronique ou l’insuffisance 2/ cardiaque de participer au mouvement de quantification de soi. Pour l’instant, ce segment de la population semble peu familier ou intéressé par les objets connectés et leur utilité en matière d’autogestion. La quantification de soi 21
EN MESURANT DES DONNÉES CORPORELLES AVEC, Y A-T-IL DES RISQUES OU DES DANGERS ASSOCIÉS PAR EXEMPLE, UN CAPTEUR D’ACTIVITÉ PHYSIQUE, À L’UTILISATION D’OBJETS CONNECTÉS ? QUELS DEVIENT-ON PLUS AVERTI À PROPOS DES CAPACITÉS SONT LES ENJEUX ENTOURANT LE PARTAGE DE CES OU DES LIMITES DE SON CORPS ? EST-CE QUE CELA DONNÉES SUR LES MÉDIAS SOCIAUX OU AVEC DES AIDE À ÊTRE PLUS EN SANTÉ ? COMPAGNIES D’ASSURANCE ? Comme le recours aux objets connectés à des fins de quan- Qui dit utilisation de technologies de l’information dit tification de soi en matière de santé représente un phéno- inévitablement risques. Et les objets connectés ne font mène relativement récent, il existe à pas exception à la règle. Certaines ce jour très peu de données probantes Une étude pancanadienne menée personnes sont susceptibles de se concernant les effets associés à l’utili- l’an dernier par mon équipe auprès décourager plus facilement que sation de ces objets. Quelques rares d’autres lorsqu’elles font face à des de 4 109 personnes montre que études basées sur de petits échantillons données qui, jour après jour, ne de participantes et de participants ont la mesure régulière de données vont pas dans la direction espérée. toutefois révélé un effet à la hausse sur physiologiques à l’aide d’objets Le fait de collecter des données, le niveau d’activité physique et un effet connectés augmente la capacité de les analyser et, parfois, de les à la baisse sur le poids des individus. de l’individu à mieux se connaître. comparer à celles d’autres individus Une étude pancanadienne menée l’an par l’entremise des médias sociaux dernier par mon équipe auprès de 4 109 personnes montre peut représenter pour certaines personnes une charge que la mesure régulière de données physiologiques à l’aide émotive importante. d’objets connectés augmente la capacité de l’individu à 3/ mieux se connaître. Bien qu’encourageants, ces résultats ne Il existe hors de tout doute certains dangers associés à permettent pas de conclure qu’il existe un lien de causalité l’échange ou au partage de données personnelles, notam- entre la mesure de données corporelles et l’amélioration ment avec les compagnies d’assurance, qui ont désormais de l’état de santé des individus. la possibilité d’observer les efforts de leur clientèle en matière de saines habitudes de vie. Ces nouvelles possibi- lités soulèvent des questions d’ordre éthique. L’approche qui consiste à individualiser l’offre, c’est-à-dire à offrir un contrat d’assurance adapté aux besoins et aux risques de chaque individu, est tout à fait justifiable, puisqu’elle consiste à encourager les bons comportements. Toutefois, elle pose problème en cas de risques liés à la présence de maladies génétiques dans certains groupes de la Guy Paré est professeur au Département de population. Dans ce cas, comment concevoir une offre technologies de l’information et titulaire de la Chaire sur mesure pour les personnes assurées tout en évitant 4/ de recherche en santé connectée à HEC Montréal. Les recherches qu’il a menées à ce jour ont donné certaines formes de discrimination ? Une solution consiste lieu à un grand nombre de publications scientifiques, à interdire l’utilisation des résultats de tests génétiques de rapports d’expertise et de comptes rendus de dans le cadre de contrats d’assurance, comme c’est le cas conférences. Ses compétences ont retenu l’attention d’organisations influentes, dont l’Organisation au Canada et en France. mondiale de la santé, le ministère de la Santé en France, l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux du Québec (INESSS), Inforoute Santé Canada ainsi que le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. En 2012, il a été élu membre de la Société royale du Canada. 22 PALINDROME
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