L'alcoolisme Une forme déguisée de suicide - Lomer Pilote et Guy Quesnel - Érudit

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L’alcoolisme
Une forme déguisée de suicide
Lomer Pilote et Guy Quesnel

Volume 12, numéro 1, automne 1999                                                 Résumé de l'article
Suicides, générations et culture                                                  Ce court article porte sur l’association entre le suicide et d’autres phénomènes
                                                                                  psychosociaux, comme l’alcoolisme et la dépression. Des chercheurs ont
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1074511ar                                    constaté et étudié ce phénomène, plus particulièrement chez les professionnels
DOI : https://doi.org/10.7202/1074511ar                                           pratiquant dans des conditions particulièrement stressantes, tels les avocats et
                                                                                  les médecins. Ces conditions stressantes favorisent la combinaison de deux
                                                                                  comorbidités interreliées au suicide : la dépression et l’abus de consommations
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                                                                                  alcooliques. Nous proposons notre propre hypothèse pour expliquer ces
                                                                                  combinaisons à risque surmultiplié. L’alcool ne ferait pas qu’ajouter son
                                                                                  propre effet dépressif sur le système nerveux central aux effets dépressifs
Éditeur(s)                                                                        cliniques d’autres agents dépresseurs; il augmenterait et multiplierait par
                                                                                  amplification l’effet dépressif du premier agent, d’où l’augmentation
Université du Québec à Montréal
                                                                                  correspondante du risque de suicide.

ISSN
1180-3479 (imprimé)
1916-0976 (numérique)

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Citer cet article
Pilote, L. & Quesnel, G. (1999). L’alcoolisme : une forme déguisée de suicide.
Frontières, 12(1), 69–72. https://doi.org/10.7202/1074511ar

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                                                                                 l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
                                                                                 Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
                                                                                 https://www.erudit.org/fr/
R     E     C     H      E     R      C     H      E

Résumé
                                                                    L’alcoolisme
Ce court article porte sur l’association
entre le suicide et d’autres phénomènes                 Une forme déguisée de suicide
psychosociaux, comme l’alcoolisme et la
dépression. Des chercheurs ont constaté
et étudié ce phénomène, plus particuliè-
rement chez les professionnels prati-
quant dans des conditions particulière-
ment stressantes, tels les avocats et les
médecins. Ces conditions stressantes
favorisent la combinaison de deux
comorbidités interreliées au suicide: la
dépression et l’abus de consommations

                                                                                                                               Benoît Laverdière, La table en a marre des activités incongrues de ce personnage, illustration.
alcooliques. Nous proposons notre
propre hypothèse pour expliquer ces
combinaisons à risque surmultiplié.
L’alcool ne ferait pas qu’ajouter son
propre effet dépressif sur le système ner-
veux central aux effets dépressifs cli-
niques d’autres agents dépresseurs; il
augmenterait et multiplierait par ampli-
fication l’effet dépressif du premier
agent, d’où l’augmentation correspon-
dante du risque de suicide.

Mots clés: suicide – alcoolisme – dépres-
sion – stress

Abstract
This short paper concerns the association
of suicidal with other psychosocial phe-
nomenas such as alcoholism and depres-
sion. Some investigators have observed
and studied this phenomenon specially
among practitioners of liberal profes-
sions such as lawyers and medical doc-
tors. Those professions are particuliarly
stressing and thus favour the combina-
tion of two other interrelated comorbidi-                                                            risque élevé que sont le stress et la
                                                                Lomer Pilote,
ties: depression and abuse of alcohol. We                      médecin et avocat.                    dépression y sont bien documentés. Il ne
suggest our own hypothesis to explain                                                                s’agit pas d’une recherche portant sur
those multiplied risks. Alcohol would not                       Guy Quesnel,
                                              avocat, gestionnaire du Programme d’aide aux membres   des sujets choisis qui auraient accepté
only add its own effect of depression on
                                                          du Barreau du Québec (PAMBA).              préalablement la divulgation des don-
the central nervous system, it would mul-
tiply by potentialization the depressive                                                             nées recueillies. Les observations
effect of the first agent. And as a result,       L’affirmation lapidaire exprimée par               recueillies auprès d’un groupe d’avocats
the abuse of alcohol does cause a corres-     le titre de cet article a cours dans les               ont été faites à l’occasion de consulta-
ponding increase of suicidals.                milieux qui s’occupent du phénomène                    tions, dans le plus strict anonymat.
                                              de l’alcoolisme. Mais qu’en est-il réelle-                 Dans une étude commandée par le
Key words: suicide – alcoholism – depres-     ment, et que cherche-t-on à atteindre                  Comité permanent de lutte à la toxico-
sion – stress                                 par cette déclaration? Dans ce court tra-              manie, Michel Tousignant et Tyna
                                              vail, nous nous proposons de développer                Payette ont constaté que «les per-
                                              l’idée d’un lien majeur entre le suicide et            sonnes qui ont un diagnostic relié aux
                                              la dépression. Notre hypothèse d’expli-                substances psychoactives sont beau-
                                              cation est celle de l’effet multiplicateur             coup plus à risque de se suicider que la
                                              que l’alcool exerce sur la dépression. La              population générale en bonne santé
                                              profession d’avocat est citée en exemple               mentale 1».
                                              pour illustrer nos propos, tout simple-                    Chez les AA, on dit, mi-figue mi-rai-
                                              ment parce que les deux facteurs à                     sin, que «l’alcoolique, c’est une personne

                                                                      69                                                F R O N T I È R E S / AUTOMNE 1999
qui veut se suicider, mais qui n’est pas       terme, ni à plus ou moins long terme. Le          Dans cette recherche, les auteurs
pressée».     Aucune       urgence     pour    sujet se ment à lui-même, en feignant de      estiment que le taux annuel de suicide
atteindre le but recherché inconsciem-         ne pas prendre conscience que son com-        chez les alcooliques du Québec est de
ment, mais l’abus continue, même si le         portement déviant le rapproche d’une          cinq à six fois plus élevé que dans la
comportement autodestructeur est perçu         mort de plus en plus probable.                population adulte 7 en général. Par
plus ou moins consciemment. L’intuition            Notre but n’est pas de démontrer          ailleurs, en faisant le calcul des risques à
précitée chez les AA ne découle évidem-        scientifiquement, par probabilité statis-     vie de mortalité par suicide, ils ont cal-
ment pas d’une démonstration scienti-          tique, que la consommation excessive          culé que «les personnes qui souffrent
fique avec preuve expérimentale à l’ap-        d’alcool chez certains professionnels         d’un trouble relié à l’alcool ont donc [...]
pui.                                           (plus spécifiquement les avocats) les         75 fois plus de chances de s’enlever la
    L’expérience vécue au quotidien par        prédispose au suicide. Notre hypothèse        vie que les personnes sans troubles psy-
des milliers d’alcooliques reconnus qui        est plus modeste et se résume à ceci: à       chiatriques 8 ». Également, Murphy et
essaient de s’en sortir montre que les cas     partir de certaines études, il est possible   Wetzel (1990) évaluent les «chances»
de suicides patents sont fréquents.            de postuler que le taux élevé de suicides     entre 60 et 1209.
Personne ne met en doute le fait que l’al-     chez les avocats est explicable et d’au-
coolisme soit une maladie très grave           tant plus prévisible quand l’alcoolisme          ALCOOLISME ET DÉPRESSION
dont l’issue, à plus ou moins long terme,      vient se surajouter – pour l’amplifier – à        Mais, dans cette étude, ce que souli-
est soit la mort, la folie ou la prison. La    un facteur psychosocial identifié comme       gnent les auteurs, c’est surtout l’associa-
mort ne vient pas toujours par suicide,        syndrome général de dépression. Nous          tion très fréquente d’une comorbidité
mais elle peut survenir par des compli-        suggérerons d’abord que, de façon géné-       psychiatrique présente chez les alcoo-
cations organiques, comme la cirrhose          rale, l’alcoolisme est un facteur de risque   liques qui se suicident. Pour les fins de
du foie2 ou, indirectement, par toutes         qui augmente à lui seul les probabilités      ce travail, nous retiendrons uniquement,
sortes d’accidents mortels dont l’élé-         de suicide dans la population générale.       comme comorbidité associée, les
ment déclencheur est l’abus d’alcool.          Nous établirons ensuite qu’un autre fac-      troubles dépressifs. Ceux-ci sont pré-
Dans le même ordre d’idées, Lester sou-        teur de risque, très fréquemment associé      sents dans une forte proportion des cas.
ligne que «This review of the litterature      à l’alcoolisme, est la dépression.            Dans l’étude québécoise de Lesage et al.,
has clearly indicated that substance           Soulignons que l’alcool peut aggraver         la dépression majeure est l’un des trois
abuse is associated with increased like-       une dépression. Bien plus, toutes les         troubles psychiatriques associés dans
lihood of suicide3».                           professions génératrices d’angoisse peu-      «64 % des cas de suicides10». Ils rappor-
    L’un des auteurs de cet article est ges-   vent en favoriser la surconsommation.         tent une autopsie psychologique de
tionnaire d’un programme d’aide aux            Finalement, nous montrerons comment           Henriksson et al. (1993), où il est dit que
avocats du Québec (PAMBA). Ce pro-             la pratique de la profession d’avocat         «93 % (N = 214) reçoivent un diagnostic
gramme est destiné aux avocats qui ont         peut être considéré comme un facteur de       de l’axe I du DSM-III qui inclut en
des problèmes de toxicomanie ou autres         risque qui peut conduire à la dépression      majorité les troubles dépressifs et les
troubles psychologiques débilitants. On        et prédisposer à l’alcoolisme et au suici-    troubles reliés à l’alcoolisme 11 ». Ils
y reçoit environ 150 demandes d’aide           de par la combinaison de ces deux élé-        citent une étude finlandaise confir-
par année, et on y relève au moins deux        ments. Et, plus généralement, nous sou-       mant que la plus importante comorbidi-
cas de suicide annuellement, même si           lignerons comment l’association de l’al-      té associée au suicide alcoolique est un
cela n’est pas prouvé statistiquement.         coolisme et de la dépression prédispose       syndrome dépressif12. Ces études leur
    Comme le suggère le titre de cet           à la tendance suicidaire, pour ne pas         permettent de conclure que «la comor-
article, nous partirons de l’intuition         dire que le suicide en est presque le but     bidité est très élevée chez les alcooliques
selon laquelle l’alcoolisme est une forme      finalement recherché, du moins au             qui se suicident. Entre la moitié et les
déguisée de suicide. Le terme «suicide»        niveau de l’inconscient.                      trois quarts ont un trouble dépressif13».
n’est évidemment pas employé ici avec
la rigueur scientifique d’un Durkheim.            ALCOOLISME ET SUICIDE                         STATISTIQUES
Ce dernier a défini ainsi: «On appelle             Dans leur travail précité, Tousignant        CHEZ LES PROFESSIONNELS
suicide tout cas de mort qui résulte           et Payette ont démontré que l’abus d’al-          D’une part, le taux d’abus de sub-
directement ou indirectement d’un acte         cool et le suicide sont interreliés. Des      stance, spécialement de l’alcool, est
positif ou négatif, accompli par la victi-     statistiques significatives sont citées en    beaucoup plus élevé chez les profession-
me elle-même, et qu’elle savait devoir         abondance sur ce thème. Les auteurs           nels que dans la population adulte en
produire ce résultat. La tentative, c’est      reprennent les statistiques de Lesage et      général. En 1993, le Ministère fédéral de
l’acte ainsi défini, mais arrêté avant que     al. (1994) montrant que dans un groupe        la Santé rendait public un rapport d’en-
la mort en soit résultée4». Pour les fins      de 75 cas de suicides, un quart des indi-     quête portant sur les abus d’alcool chez
scientifiques poursuivies par le socio-        vidus présente une dépendance à l’al-         les professionnels, notamment les avo-
logue, une définition aussi restrictive        cool5. Ils affirment en résumé que:           cats et les médecins14. Même si les
était nécessaire. Dans ce court article il         Pour les fins de cet exercice,            chiffres ne permettent pas de conclure
ne s’agit pas du suicide patent par déci-          nous allons arrondir légèrement           que les services rendus auraient été
sion ponctuelle de provoquer sa propre             à la baisse, c’est-à-dire au niveau       compromis d’autant, ils ont permis à un
mort, mais d’une maladie considérée                de 25 %, ce qui est la moyenne            journal de publier le gros titre suivant:
généralement comme un «suicide dégui-              obtenue de l’ensemble des études          «33 % des avocats et 15 % des médecins
sé». On veut ainsi parler d’un processus           d’autopsies psychologiques, la            ont un problème d’alcool15».
d’autodestruction progressif dont le               proportion des personnes qui                  Une importante étude16 a spécifique-
résultat final, à plus ou moins long               s’enlèvent la vie et qui souffrent        ment ciblé les avocats pour déterminer
terme, peut aboutir à la mort; celle-ci            en même temps d’un trouble                les incidences associées et interreliées de
n’est pas visée consciemment, ni à court           relié à l’alcool au Québec6.              l’alcoolisme et des troubles dépressifs

F R O N T I È R E S / AUTOMNE 1999                                 70
IL EST INDÉNIABLE QUE LES PROBLÈMES RELIÉS                 risque qu’une personne déprimée ait
                                                                                              recours au suicide comme solution fina-
                             À L’ABUS D’ALCOOL SONT TRÈS SOUVENT ASSOCIÉS                     le. Si nous avons bien interprété les
                                                                                              explications de ces auteurs, il faudrait
                                                             À DES ÉTATS DÉPRESSIFS.          conclure que les effets des abus d’alcool
                                                                                              et des états dépressifs ne font qu’addi-
                                                                                              tionner arithmétiquement leurs effets
                                                                                              respectifs à la tendance suicidaire, pour
                                                                                              expliquer le niveau élevé de suicide lors-
                                                                                              qu’ils sont combinés chez la même per-
pouvant aller jusqu’au suicide chez ces        Se référant toujours à Murphy et Wetzel,       sonne. Nous suggérons une explication
professionnels. Ces auteurs ont démon-         ils concluent que:                             additionnelle pour expliquer la multipli-
tré que le niveau de détresse psycholo-            Finalement, l’étude compare 82             cation des effets de ces facteurs de
gique (notamment le stress et la dépres-           cas de suicides alcooliques avec           risque. Pour nous, ces deux facteurs ne
sion) commence à s’élever au-dessus de             un sous-échantillon de suicides            font pas qu’additionner leurs effets: il
la moyenne générale dès le début des               non alcooliques ayant un syndro-           s’agit plutôt d’un mécanisme de multipli-
études de droit17. Chez les avocats de             me de dépression majeure.                  cation et d’amplification30.
Washington, l’état dépressif élevé et les          Encore ici, le premier groupe
problèmes reliés à l’abus d’alcool durant          présente plus de facteurs de                  L’EFFET AMPLIFICATEUR
toute la carrière étaient le plus souvent          risque. En conclusion, il ne faut              En médecine, on connaît bien ce
accompagnés d’idées suicidaires18. Ces             pas considérer l’effet indépen-            phénomène. Si on administre un deuxiè-
auteurs décrivent la dépression comme              dant de chaque facteur mais plu-           me médicament en ajout à un premier, il
présentant des symptômes d’humeur                  tôt leur effet cumulatif25.                peut arriver que l’effet du deuxième
dysphorique       qui    produisent     des        Ces auteurs semblent endosser l’opi-       médicament, en plus de s’ajouter à celui
manques de motivation et un retrait            nion de Murphy pour interpréter ces            du premier, en multiplie l’effet. De sorte
d’intérêt dans la vie en général 19 .          associations de facteurs additionnels de       que, si tel est le cas, il faut se méfier et
L’alcool est alors d’abord utilisé pour        risque comme une énigme devant tenir           calculer les doses en étant conscient du
réduire le niveau de stress, augmenté par      compte de l’intention du suicidé. Chez         fait que la somme des deux effets ne sera
la pratique du droit. La détresse psycho-      ces personnes à risque plus élevé, «le         pas une simple addition mais qu’il fau-
logique de l’avocat qui pratique est aussi     suicide fait partie de leur répertoire         dra multiplier l’effet du premier par deux
aggravée par des variables autres que          comportemental26».                             ou trois ou quatre, selon les cas. Ainsi le
l’abus d’alcool et la dépression, telles           Tousignant et Payette ont retenu trois     Compendium des produits et spécialités
que l’agressivité, l’âge, le statut marital,   théories explicatives des cas de suicides      pharmaceutiques avertit les médecins de
le milieu familial, le support social et les   étudiés. Nous ne discuterons que de la         tenir compte de cette possibilité lors-
changements répétés de milieu de tra-          troisième explication qui se lit ainsi: «Le    qu’ils combinent certains médicaments.
vail. De hauts niveaux d’insatisfaction        suicide de l’alcoolique (ou de la person-      De même, la compagnie produisant le
liée à ces facteurs peuvent déclencher ou      ne dépendante à d’autres drogues) est          Rivotril spécifie que son effet dépressif31
aggraver l’état dépressif20. Il peut se        médiatisée (sic) par l’établissement d’un      du système nerveux central peut être
créer ainsi un cercle vicieux où la per-       état dépressogène27». Pour ces auteurs,        potentialisé (c’est-à-dire intensifié par
sonne déprimée va voir ses difficultés de      c’est la combinaison alcool-dépression         multiplication) par d’autres agents
relations interpersonnelles se gâter           qui est le facteur de risque le plus impor-    «comme l’alcool, les narcotiques, les
davantage et le vide se faire graduelle-       tant. Alors peuvent entrer en ligne de         hypnotiques non barbituriques, les
ment autour d’elle21, augmentant ainsi         compte d’autres facteurs de risques asso-      anxiolytiques, les phenothiazines, les
l’état dépressif.                              ciés chez l’alcoolique en dépression. Ces      antipsychotiques de la classe du
                                               auteurs les considèrent comme un «syn-         thioxanthène et de la butyrophénone,
   DISCUSSION                                  drome de suicidalité28», lequel inclut le      les inhibiteurs de la MAO et les antidé-
    Dans un premier temps, Tousignant          sentiment de solitude, l’état de déses-        presseurs tricycliques32». Un avertisse-
et Payette ont voulu vérifier si la            poir, la pensée obsessionnelle ou rumi-        ment semblable est fait à propos d’un
consommation de psychotropes pouvait           nation d’idées noires, et le retrait social.   autre dépresseur du système nerveux
être interprétée comme une cause direc-        C’est leur émergence chez un alcoolique        central, le Valium. On y lit que la
te ou indirecte du suicide. Ils citent         en dépression qui est le principal facteur     potentialisation est à surveiller: «Les
Murphy pour démontrer qu’en cas de             du risque de passer à l’acte. Pour eux,        autres médicaments psychotropes [...]
suicide, «la préparation de l’acte était       c’est l’abus d’alcool qui est le principal     peuvent potentialiser l’effet du diaze-
fort avancée avant le début de la derniè-      déclencheur, surtout s’il est combiné à la     pam. Comme le diazepam exerce un
re intoxication qui a accompagné le sui-       dépression. Le risque est aussi plus élevé     effet dépressif sur le SNC [système ner-
cide22». Ils affirment donc que, pour cet      chez ces personnes que chez «celles qui        veux central], les patients recevant ce
auteur, «l’alcool est davantage un cataly-     ont un diagnostic psychiatrique sans           médicament doivent s’abstenir de
seur qu’une cause immédiate23».                abus de substance29».                          consommer de l’alcool ou de prendre
    Ces auteurs préfèrent considérer les           Nous sommes d’accord avec les              d’autres dépresseurs du SNC 33 ».
comorbidités associées au suicide              conclusions de ces auteurs. Il est indé-       Comme on peut le constater, l’alcool
comme des facteurs de risque: «Les             niable que les problèmes reliés à l’abus       (qui est aussi un dépresseur du système
recherches démontrent que la plupart           d’alcool sont très souvent associés à des      nerveux central) peut amplifier l’effet
des comportements de déviance ne sur-          états dépressifs. Ces deux facteurs            dépressif de tout autre agent dont l’effet
viennent que lors de la présence simul-        auraient des effets cumulatifs, par leur       est aussi la dépression du système ner-
tanée de multiples facteurs de risque24».      simple association, pour augmenter le          veux central.

                                                                    71                                            F R O N T I È R E S / AUTOMNE 1999
Notre hypothèse est donc la suivan-            Notes                                               l’effet unique des deux médicaments asso-
te: l’addition d’alcool chez une personne     1    M. TOUSIGNANT et T. PAYETTE, Suici-                 ciés est celui d’une simple addition
déjà déprimée par un autre agent (que              de et toxicomanie: deux phénomènes inter-           mathématique des deux effets, alors que,
                                                   reliés, Comité permanent de lutte à la              dans la potentialisation, l’effet d’un médi-
celui-ci soit chimique ou de toute autre                                                               cament est multiplié par l’addition de
                                                   toxicomanie, Gouvernement du Québec,
nature) peut amplifier l’effet dépressif du        Bibliothèque nationale du Québec, 1997,             l’action de l’autre. Comme nous visons un
premier agent causal de l’état dépressif.          p. 38.                                              effet multiplicatif dans notre hypothèse,
En d’autres mots, une personne déjà           2    Seulement en France, au moins 50 000                nous préférons utiliser le terme de
déprimée peut voir son état dépressif              personnes meurent de cirrhose du foie               «amplification» dans le sens de l’anglicis-
surmultiplié si elle y ajoute l’action             chaque année.                                       me potentialization.
                                              3    D. LESTER, «Alcoholism and Drug                31   Nous sommes bien conscients que l’effet
dépressive amplificatrice de l’alcool. Et
                                                   Abuse», dans Assessment and Prediction              dépresseur d’un médicament ou de l’al-
cette amplification sera encore aggravée                                                               cool ne vise que son action sur le système
                                                   of Suicide, R. W. MARIS et al. (dir. publ.),
selon la progression des quantités d’al-           New York, Guilford, 1992, p. 331.                   neuronal du cerveau et ne se superpose
cool prises en excès. Alors, comment          4    E. DURKHEIM, Le suicide, Paris, Presses             pas nécessairement de façon exactement
mesurer le moment où l’état dépressif              Universitaires de France, Quadrige, 1930,           conforme aux symptômes cliniques de
sera suffisant pour que la personne                p. 5.                                               l’état dépressif du patient. Mais la distinc-
                                              5    M. TOUSIGNANT et T. PAYETTE, ibid, p. 3.            tion ne nous a pas semblé assez impor-
déprimée décide de passer à l’acte irré-
                                              6    Ibid., p. 5.                                        tante pour les fins de nos hypothèses
médiable du suicide?                                                                                   générales pour justifier l’allongement dis-
                                              7    Ibid., p. 9.
    Nous n’avons aucune statistique           8    Ibid., p. 10.                                       proportionné de notre texte.
pour démontrer notre hypothèse. Nous          9    Ibid.                                          32   ASSOCIATION PHARMACEUTIQUE
espérons seulement que d’autres cher-         10   Ibid., p. 3.                                        CANADIENNE, Compendium des pro-
cheurs puissent en tenir compte. Si elle      11   Ibid.                                               duits et spécialités pharmaceutiques,
était fondée, il faudrait considérer les      12   Ibid., p. 4.                                        volume 1, trente-quatrième édition, 1999,
                                              13   Ibid., p. 5.                                        p. 1783.
risques accrus de suicide chez les per-                                                           33   Ibid., p. 2133.
                                              14   J. M. BREWSTER, Drug Use among
sonnes déjà déprimées qui consomme-                Canadian Professionnals, Addiction             34   K. MENNINGEN, Man against Himself,
raient en plus de l’alcool. Ne jouent-elles        Research Foundation of Ontario, février             New York, Harcourt & World, 1938, cité
pas à la roulette russe? Les interve-              25, 1993, p. 1-50.                                  par D. LESTER, «Alcoholism and Drug
nants/tes auprès de ces personnes à           15   PRESSE CANADIENNE, «33 % des avo-                   Abuse», dans MARIS et al. (dir. publ.),
risque ne devraient-ils pas en tenir               cats et 15 % des médecins ont un problè-            ibid., p. 321-336.
                                                   me d’alcool», La Presse, 7 juin 1993,          35   Une étude publiée en décembre 1996 a
compte dans leurs thérapies? Un tel
                                                   p. A-7.                                             été faite par des chercheurs de l’Institut
comportement est l’équivalent d’un sui-                                                                national sur les abus d’alcool et l’alcoolis-
                                              16   Connie J. A. BECK, B. D. SALES et G.
cide à retardement et déguisé pour une             Andrew H. BENJAMIN, «Lawyer                         me (NIAAA). Ces chercheurs financés
personne qui n’a plus le goût de vivre et          Distress: Alcohol-Related Problems and              par le gouvernement américain ont fait
pour qui la vie n’a plus aucun sens. Ce            Other Psychological Concerns among a                une étude portant sur 1726 patients.
n’est pas sans fondement que les toxico-           Sample of Practicing Lawyers», Journal of           Ceux-ci ont été observés pendant une
                                                   Law and Health, vol. 10, Issue I, 1995-96,          période de huit ans. Pour fins de compa-
manies, dont l’alcoolisme, sont considé-
                                                   p. 1-60.                                            raison quant à l’efficacité, ils les ont divi-
rées par plusieurs comme un véritable                                                                  sés en trois grands groupes: un premier
                                              17   Ibid., p. 4.
processus d’autodestruction, spéciale-        18   Ibid., p. 5 et 11.                                  groupe fonctionnant selon la méthode en
ment chez les personnes déprimées.            19   Ibid., p. 14.                                       12 étapes des Alcooliques Anonymes, un
Lester cite Menningen qui s’était expri-      20   Ibid., p. 54.                                       deuxième groupe fondé sur les comporte-
mé sur ce thème 50 ans plus tôt:              21   Ibid.                                               ments psychosociaux, et un troisième
«Substance abuse itself is a self-destruc-    22   M. TOUSIGNANT et T. PAYETTE, ibid,                  groupe témoin pour les patients sans
                                                   p. 15. Cité par G.E. MURPHY, R.D.                   motivations ni ressources intérieures pour
tion (and suicidal) behavior34». Pour                                                                  préserver leur sobriété. Le groupe des AA
                                                   WETZEL, «The Lifetime Risk of Suicide
redonner un sens à la vie à des per-               in Alcoholism», Archives of General                 s’est avéré le plus efficace des trois, sur-
sonnes déprimées qui ont en plus une               Psychiatry, vol. 47, 1990. p. 383-392.              tout chez les personnes à fortes convic-
dépendance à l’alcool, la solution des        23   Ibid.                                               tions religieuses ou spirituelles.
Alcooliques anonymes, combinant l’abs-        24   Ibid., p. 28.                                       Sous le titre «L’arme la plus efficace contre
tinence et une approche spirituelle,          25   Ibid., p. 29-30.                                    l’alcoolisme: le programme des AA»,
                                              26   Ibid.                                               Le Journal de Montréal, 19 décembre
seraient peut-être une formule à consi-
                                              27   Ibid., p. 36.                                       1996, p. 54.
dérer avec plus de sérieux pour prévenir
                                              28   Ibid., p. 37.
les suicides alcooliques. Ce mouvement        29   Ibid., p. 38.
qui compte au moins deux millions de          30   Nous employons le mot «amplification»
membres dans près de 150 pays a déjà               pour éviter toute ambiguïté. Tel n’aurait
démontré son efficacité35.                         pas été le cas si nous avions utilisé les
                                                   termes «synergie» ou bien celui de
                                                   «potentialisation». Si on se réfère aux
                                                   définitions des dictionnaires, le mot
                                                   synergie «est introduit pour désigner l’ac-
                                                   tion coordonnée de plusieurs organes
                                                   concourant à un effet unique» alors que
                                                   «potentialisation» est une traduction du
                                                   terme anglais (1865) potentialization
                                                   pour signifier plutôt «l’augmentation de
                                                   l’action de deux médicaments pris
                                                   ensemble». Il nous semble que la nuance
                                                   entre les deux termes serait celle-ci, selon
                                                   nous. Dans la synergie, l’augmentation de

F R O N T I È R E S / AUTOMNE 1999                                    72
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