L'Economie solidaire en Turquie et son écosystème : un avenir encore incertain CIRIEC No. 2020/02 - CIRIEC ...

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L'Economie solidaire en Turquie et son écosystème : un avenir encore incertain CIRIEC No. 2020/02 - CIRIEC ...
L’Economie solidaire en Turquie et son écosystème :
            un avenir encore incertain
              Olivier GAJAC & Selin PELEK
                 CIRIEC No. 2020/02
L'Economie solidaire en Turquie et son écosystème : un avenir encore incertain CIRIEC No. 2020/02 - CIRIEC ...
L'Economie solidaire en Turquie et son écosystème : un avenir encore incertain CIRIEC No. 2020/02 - CIRIEC ...
L’Economie solidaire en Turquie et son écosystème : un avenir encore incertain*

                            Olivier Gajac1 et Selin Pelek2

                        Working paper CIRIEC No. 2020/02

*
  Paper presented at the 7th CIRIEC International Research Conference on Social Economy
"Social and Solidarity Economy: Moving Towards a New Economic System",
Bucharest (Romania), 6-9 June 2019.
1
  Université Galatasaray, Département de Sociologie, Istanbul (Turquie)
(Email : gajac.olivier@yahoo.fr).
2
  Université Galatasaray, Département d’Economie, Istanbul (Turquie).

                                                                                     3
L'Economie solidaire en Turquie et son écosystème : un avenir encore incertain CIRIEC No. 2020/02 - CIRIEC ...
Abstract
The emergence of solidarity economy initiatives in Turkey calls us more generally to
question the relationship between the actors of social entrepreneurship and the
public authorities, and more particularly, the way that they evolve in an unfavourable
ecosystem. If history reminds us that the actors of social entrepreneurship
(foundations, cooperatives and associations) in Turkey have suffered from recurrent
political instability, and that they have more or less deviated from the legal essence
of their vocation, we would like to better understand solidarity economy initiatives in
an ecosystem marked by the decline of rights and freedoms. Consequently, our aim
here is to question the Western conception of civil society based on an ideal of
solidarity linked to a process of individualisation and allowing individuals to move
from the private to the public sphere, and to raise the question of its conversion in
areas where the conditions for its emergence would not be found. To do this, we
relied on research based on several field surveys carried out between
September 2017 and September 2019 in six sectors (short food circuits, alternative
education, self-construction, popular university, help to refugees, as well as collective
catering and culture). These data allow us to claim that solidarity economy initiatives
are taking up issues in order to meet expectations, aspirations and more justice
compared to society market and state structures. Secondly, it emerges that they also
do not renounce the principles of law and freedom of the rule of law in modern
democratic societies. On the contrary, their more horizontal functioning than
traditional civil society organizations calls for a participatory democracy that would
promote a process of emancipation of individuals, even of those historically rooted in
village community membership. Finally, if the ecosystem still does not seem inclined
to recognise solidarity economy initiatives as implementations of public action, their
mode of self-organisation, based on a principle of reciprocity, does not lock itself into
an organisational vision. Conversely, by inserting themselves into a mutualism of
sectoral (or intersectoral at the local level) networks, solidarity economy initiatives
tend to demonstrate both the viability of their economic model and their capacity to
instil civic governance with positive externalities in terms of local development.

Keywords: Solidarity Economy; Reciprocity; Social Networks; Otherness Ecosystem
JEL Code: L3 (Nonprofit Organizations and Public Enterprise)

4
Résumé
L’émergence des initiatives d’économie solidaire en Turquie nous interpelle plus
généralement sur le rapport entre les acteurs de l’entrepreneuriat social et la
puissance publique, et plus particulièrement, sur leur manière d’évoluer dans un
écosystème peu favorable. Si l’histoire nous rappelle que les acteurs de
l’entrepreneuriat social (fondations, coopératives et associations) en Turquie ont
souffert d’une instabilité politique récurrente, et qu’ils se seraient dès lors plus ou
moins écartés de leur vocation juridique, nous souhaitons mieux comprendre les
initiatives d’économie solidaire dans un écosystème marqué par le recul des droits et
des libertés. Par conséquent, notre intérêt ici est d’interroger la conception
occidentale de la société civile reposant sur un idéal de solidarité lié à un processus
d’individualisation et permettant aux individus le passage de la sphère privée vers
l’espace public, et de questionner sa conversion dans des milieux où les mêmes
conditions à son émergence sont absentes. Pour cela, nous nous sommes basés sur
une recherche reposant sur plusieurs enquêtes de terrain réalisées entre
septembre 2017 et septembre 2019 dans six secteurs (circuits courts alimentaires,
éducation alternative, auto-construction, université populaire, aide aux réfugiés, ainsi
que restauration collective et culture). À partir de ces données, nous remarquons que
les initiatives d’économie solidaire se saisissent d’enjeux de société pour répondre à
des attentes, aspirations et à plus de justice comparé à l’ordre marchand et étatique.
Ensuite, il ressort qu’elles ne renoncent pas non plus aux principes de droit et de
liberté de l’État de droit des sociétés démocratiques modernes. Au contraire, leur
fonctionnement plus horizontal que les organisations de la société civile classique
revendique une démocratie participative qui favoriserait un processus
d’émancipation des individus, y compris de ceux historiquement ancrés dans des
appartenances communautaires villageoises. Enfin, si l’écosystème ne semble
toujours pas enclin à reconnaître des initiatives d’économie solidaire comme des
réalisations de l’action publique, leur mode d’auto-organisation, basé sur un principe
de réciprocité, ne s’enferme pas dans un modèle organisationnel défini. À l’inverse,
en s’insérant dans un mutualisme de réseaux sectoriels (ou intersectoriel à l’échelle
locale), les initiatives d’économie solidaire tendent à démontrer à la fois la viabilité
de leur modèle économique et leur capacité à insuffler une gouvernance civique
ayant des externalités positives en termes de développement local.

Mots-clés : Economie solidaire ; Réciprocité ; Réseaux sociaux ; Altérité ; Ecosystème
JEL Code : L3

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Introduction

       Cet article s’intéresse à la montée récente des initiatives d’économie
solidaire en Turquie. Tout d’abord, les formes contemporaines de
l’entrepreneuriat social sont beaucoup plus anciennes que l’observation de ces
nouvelles initiatives d’économie solidaire. Associées à un processus
d’individualisation et amplifiées à travers des expériences vécues liées à des
évènements marquants et sans équivalent dans la Turquie contemporaine, ces
nouvelles initiatives d’économie solidaire traduisent une forme d’émancipation
et/ou de “désertion” conduisant des individus à se reconsidérer, en fonction
des autres et de la société (Sue, 2016 : 25).

        Même si elles sont relativement récentes, nous nous interrogerons sur
leur rapport aux pouvoirs publics au regard des diverses finalités qu’elles se
donnent dans le contexte politique et économique de ces deux dernières
décennies. La question des acteurs de la société civile est d’autant plus
complexe, que le concept de société civile est une notion relativement floue et
difficile à saisir. D’ailleurs, François Rangeon souligne que cette notion de
société civile trouve tout son sens dans une approche généalogique que
l’histoire permet de mieux comprendre à travers le temps et dans son contexte
(1986). De la même façon, Jean-François Draperi découpe l’histoire des
associations en France entre le XIXème siècle et le XXème siècle en plusieurs
phases qu’il nomme “dos à dos”, “face à face” et “coude à coude”
(2006 : 38-50). Dans cette étude, nous privilégierons une analyse de
l’émancipation des initiatives d’économie solidaire dans un contexte néolibéral
et de réhiérarchisation de la politique. Néanmoins, la fragilité et la précarité de
leur modèle économique face à l’écosystème expliqueraient leur tendance à
s’appuyer sur un modèle d’auto-organisation et leur insertion dans des réseaux
de coopération et de soutien mutuel civique (d’un même secteur ou entre
plusieurs secteurs).

       Par conséquent, nous chercherons à démontrer que les initiatives
d’économie solidaire émergent dans un écosystème peu enclin à établir des
relations partenariales avec les pouvoirs publics. D’ailleurs, nous verrons que
l’histoire contemporaine de l’entrepreneuriat social en Turquie a été
relativement entachée par une instabilité politique récurrente, et que cet
entrepreneuriat serait inscrit dans des finalités politico-idéologiques et
économiques instrumentales. Ensuite, nous montrerons que le processus
d’apparition des initiatives d’économie solidaire en dehors de la puissance
publique et du marché prend forme dans un contexte de contestation politique
et de mouvements sociaux pour répondre à des attentes, des aspirations non
satisfaites et à plus de justice. Il s’agit d’un nouveau fait associatif qui fait

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ressortir des formes plurielles d’engagement et plus particulièrement des
logiques d’entraide ou de réciprocité.

        Tout en ayant recours aux mêmes statuts que les acteurs de
l’entreprenariat social (ou des acteurs de l’économie sociale), ces logiques
d’entraide tendraient pour une grande majorité à adopter un statut d’acteur
économique tel que les nouveaux mouvements sociaux économiques (Gendron,
2001), tout en portant une critique externe et/ou interne sur la puissance
publique et du marché. En revanche, on voit pour l’un des champs de ces
initiatives solidaires, une instrumentalisation de la part de la puissance
publique et du marché. Que cela soit dans leur phase d’émergence ou de
consolidation de leur modèle économique, elles font l’objet dans leur rapport
aux pouvoirs publics soit d’une forme d’indifférence, de réticence, d’intérêts
relatifs, soit, au contraire d’une forte institutionnalisation. Ainsi, ces initiatives
d’économie solidaire expriment à leur façon des formes de distance plurielles
ou de divers degrés d’altérités à la puissance publique et au marché.

        La littérature sur la société civile et l’entrepreneuriat social (coopérative,
fondation et association) en Turquie est relativement abondante. À ce titre, de
nombreux travaux se sont tout d’abord penchés sur les fondations (vakıfs) de
l’Empire ottoman. De fait, ils mettent en avant le rôle de celles-ci dans
l’établissement de services publics (Singer, 2005 : 484 ; Peri, 1992 : 168-167 ;
Veinstein, 2010 : 87-88). Si d’autres travaux se sont consacrés à la
nationalisation de ces anciennes organisations héritées de l’Empire ottoman
(Bilici,1992 : 18) et à la promotion d’organisations de la société civile
(associations et coopératives) en accord avec les valeurs modernes de la
République de Turquie de 1923, ils tendent à démontrer le fort contrôle de
l’État et leur instrumentalisation à des fins politiques et économiques (İnan,
2004). Néanmoins, la montée en puissance de la société civile dans l’agenda
politique survient de façon évidente dans les années 1980, liée en partie à deux
évènements, la conférence de l’Habitat Forum International de 1996, laquelle
mobilise les organisations de la société civile et le tremblement de terre de
1999, qui marquera un élan de solidarité pour les victimes (Bikmen et
Meydanoğlu, 2006 : 14). Dans cette période libérale des années 1980, on a
également vu apparaître des fondations privées dans le système de
l’enseignement supérieur. Les principaux travaux ont rappelé leur évolution
(Doğramacı, 2005) et leur place dans le système éducatif et les ont catégorisées
en fonction de la qualité de l’éducation et de la recherche (Mızıkacı, 2010). Au
cours de cette même période, on peut mieux saisir le militantisme islamique
des années 1970 et son mode d’organisation communautaire philanthropique
des années 1980 et 1990, qui, par le biais d’organisations communautaires de
la société civile, telles que les fondations, a survécu à des contextes politiques

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houleux liés aux différents coups d’État (1971 et 1980) (Bilici, 1992 : 18) et a
permis aux partis islamiques, en se saisissant de la question sociale, de se
légitimer sur l’échiquier politique local (Massicard, 2009). De la même manière,
on observe un militantisme féministe visant à attirer l’attention des pouvoirs
publics afin qu’ils se saisissent de la question des violences conjugales et qu’ils
légifèrent en faveur des droits des femmes (Ekal, 2013). Par ailleurs, Gilles
Dorronsoro met en lumière dans les années 1990 et 2000, l’apparition de
mobilisations sociales (2005) et les différents répertoires des actions collectives
des acteurs pour contester les politiques publiques. Dans cette veine, on voit
apparaître dans les années 2010 une littérature sur des contre-espaces publics
dans de nombreux domaines (urbain, écologie, privation de droit,
consommation, habitat, droits des femmes, travail) (Gajac et Akyıldız, 2020 ;
Gajac et Pelek, 2019 ; Gajac, 2018), et une exigence d’expression des
subjectivités. À ce titre, le mouvement du parc de Gezi de 2013 a été interprété
comme une rupture dans l’émergence d’individus solidaristes (Türkmen, 2016)
et comme l’établissement de nouveaux liens sociaux et la floraison de formes
plurielles d’engagement (Gajac et Akyıldız, 2020).

Les organisations de la société civile et les pouvoirs publics

       Pour de nombreux analystes, le concept de société civile est relativement
ambigu (Otayek, 2002 : 193-194 ; Pirotte, 2007 ; Rangeon, 1986 : 9). L’histoire
du mot [dans sa conception occidentale] ne serait pas compréhensible de
manière isolée, car il prend tout son sens dans les déplacements et les
transformations des problématiques où il s’insère (Rangeon, 1986 : 10). À ce
titre, ce concept n’aurait d’équivalent que la richesse de sa généalogie
scientifique (Otayek, 2002 : 194). De fait, la société civile peut être considérée
souvent en opposition à l’État ou comme lieu où le public et le privé
s’interpénètrent. À l’origine, la société civile dans la pensée d’Aristote se réfère
à la communauté de citoyens, c’est-à-dire à l’État, alors qu’aujourd’hui la
société civile s’oppose à l’État (Rangeon, 1986).

       De la sorte, elle serait en Occident, l’histoire d’une trajectoire liée à un
processus d’individualisation. Des philosophes aux penseurs contemporains,
elle serait l’expression d’une opposition à l’état de nature, à l’État, à la société
bourgeoise et aux régimes autoritaires. Son retour dans les années 1970 est
corrélé à la problématique anti-autoritaire des pays de l’Est (Otayek,
2002 : 194). Dans ce sens, la société civile jouerait un rôle dans la
démocratisation de régimes à partis-uniques. De la sorte, cette notion pose la
question de sa conversion dans des contextes où l’on ne retrouverait pas les
conditions de son émergence dans les sociétés occidentales, c’est-à-dire, un

8
idéal de solidarité fondé sur l’individu permettant une harmonisation des
intérêts individuels et le bien commun (Vatin, 2011 : 59 ; Otayek, 2002 : 194).

       Si la société civile y est perçue comme autonome face à l’État, tous les
États ne lui reconnaissent pas un minimum d’existence légale lui permettant un
accès à l’espace public, qui semblerait nécessaire à l’expression politique. Dans
les pays en transition démocratique, l’exigence d’un espace public libéré des
régimes est largement sollicitée par la société civile (Teti, 2011 : 70), mais sans
l’intermédiaire d’une structure, étatique impersonnelle, cet espace public ne
peut apparaître (Andrews, 1991 : 24 cité par Foweraker et Landman, 1997 : 16),
et sans au moins un cadre juridique, les acteurs ne pourraient pas accéder à cet
espace (Dupret et Ferrié, 2011 : 273). Or comme nous le rappellent Anna Bozzo
et Pierre-Jean Luizard, dans le monde musulman, tout le monde peut se
réclamer de la société civile, y compris les islamistes et le pouvoir militaire
(2011). D’ailleurs, les États autoritaires auraient même promu une société civile
pour marginaliser et neutraliser les associations indépendantes ou des
mouvements associatifs. Autrement dit, le recours à la société civile peut
conduire à dépolitiser l’espace public et faire le jeu des régimes autoritaires.

       En Turquie, les rapports entre la société civile et les pouvoirs publics
semblent avoir été, dans la période contemporaine, marqués par une relation
de “dos à dos” ou d’“arrière-cour” idéologique, dans laquelle les organisations
de la société civile ont toujours été perçues comme une menace pour l’ordre
par les pouvoirs publics, alors qu’eux-mêmes sont systématiquement perçus
comme autoritaires (Kaboḡlu, 1990 : 3). De fait, la liberté d’association en
Turquie va souffrir d’une instabilité politique en raison de la querelle politico-
idéologique récurrente entre les modernes et les conservateurs qui est d’après
Ergün Özbudun, la ligne de séparation la plus importante de la politique
moderne de la Turquie (2014 : 155). Toutefois, on ne saurait exclure l’existence
d’une société civile en dehors de l’aire occidentale, si l’on observe les logiques
d’institutionnalisation, de relais et de contournement de ces acteurs.

      À ce propos, on pourrait avancer l’idée que les organisations de la
société civile auraient suivi les finalités de l’État et du marché dans la transition
démocratique de la Turquie. Cette interdépendance à l’État, qui suivait un
projet de modernisation, a vu naître en parallèle des groupes structurés qui
s’organisent politiquement. D’après İbrahim Kaboḡlu, la vocation de la liberté
associative aurait pris, pour deux raisons, une signification différente propre à
leur essence originelle. Tout d’abord, les restrictions et interdictions juridiques
auxquelles auraient été soumis les groupements sociaux et politiques ont
conduit à un mélange des rôles joués par diverses organisations. On
observerait ainsi le cas des mélanges des rôles entre les associations et les

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partis politiques et entre les associations et les syndicats (Kaboḡlu, 1990 : 21).
Ensuite, on trouve l’existence des groupes sociaux communautaires
domestiques locaux et religieux dont certains entrent « en clandestinités,
continuent à chercher des fidèles et préparent des actions politiques »
(Kaboḡlu, 1990 : 22). On voit que les limitations du pluralisme politique n’ont
pas restreint les volontés de groupes sociaux à devenir ou à arborer des visées
politiques plus ou moins clandestines, voire informelles.

       Ce constat nous conduit à analyser la période actuelle en Turquie, où les
libertés et les droits ont été réduits, pour mieux appréhender le rôle et la place
d’initiatives d’économie solidaire en Turquie. Au regard des données de terrain,
si la majorité des initiatives d’économie solidaire sont reconnues juridiquement
mais qu’elles ne trouvent pas vraiment d’écho auprès des pouvoirs publics,
elles produisent du positif tant sur le plan de l’émancipation et de nouveaux
liens sociaux électifs, de la valorisation ou de la réactivation des ressources
locales, de l’innovation et de l’intégration sociale que du développement
économique et durable (Gajac et Pelek, 2019). Par conséquent, nous essaierons
de comprendre le processus d’émergence des initiatives d’économie solidaire
dans un contexte où les libertés et droits sont remis en cause par une partie de
la population.

       Pour cette analyse, nous avons eu recours à différentes méthodes
d’enquêtes qualitatives sur plusieurs périodes allant de septembre 2017 à
septembre 20193. Dans un premier temps, nous avons mené 25 entretiens
semi-directifs, de septembre 2017 à septembre 2018, à l’échelle de la Turquie
dans différentes villes (Istanbul, Izmir, Ankara, Gaziantep, Eskisehir, Kocaeli) et
un village (Sirince). Ces acteurs interviennent dans divers secteurs tels que
l’éducation, l’enseignement populaire, la restauration collective, l’auto-
construction, la consommation sans achat, les circuits courts alimentaires,
l’aide aux réfugiés et la culture.

       Dans un deuxième temps, nous avons fait appel à la méthode de
l’intervention sociale lors de deux journées de travail courant décembre 2018
en re-sollicitant les premières initiatives d’économie solidaire rencontrées sur
le terrain et en conviant de nouvelles initiatives de plusieurs villes et villages
(Istanbul, Artvin, Hatay, Düzce). Au total, vingt-trois acteurs ont participé à ces
deux journées, et ont discuté de leur expérience à partir d’un cadre
d’animation établi. La particularité de ces journées était de développer une

3
 Cette recherche a reçu le soutien financier de l’Agence Universitaire de la Francophonie en
Europe Centrale et Orientale entre juillet 2018 et mars 2019.

10
analyse transversale entre des acteurs investis dans des initiatives d’économie
solidaire et des acteurs émanant de différents secteurs d’intervention.

       Dans un troisième temps, nous avons réalisé une série d’entretiens,
entre février 2019 et septembre 2019, avec deux initiatives solidaires déjà
rencontrées (Hatay, Artvin) et de nouvelles initiatives dans d’autres villes
(Adana, Mersin, Tunceli, Çanakkale, Istanbul). Lors de cette dernière étape,
nous avons mis l’accent sur le rapport aux pouvoirs publics. Pour toutes les
démarches, nous avons privilégié une analyse de contenu des entretiens et des
échanges. Pour des raisons de commodité, nous avons préféré identifier les
acteurs au regard de leur champ d’intervention sans les nommer
individuellement.

Trois acteurs contemporains hérités de l’Empire ottoman

       Au cours de l’histoire de la Turquie, trois acteurs intermédiaires ont joué
un rôle essentiel en termes de redistribution des ressources et de protection
sociale. Toutefois, les rapports entre les acteurs intermédiaires et la puissance
publique ont été relativement houleux de la fin de l’Empire ottoman jusqu’aux
années 2010. À ce titre, il semble que les gouvernements successifs n’ont pas
pu construire de relations partenariales durables en raison des conflits
politiques historiques opposant les progressistes et les conservateurs. De la
sorte, il ressort que les différents coups d’État ont eu un impact sur la liberté et
le droit d’association. Dans cette partie, nous cherchons à examiner leur
évolution dans une brève perspective historique allant de l’Empire ottoman
jusqu’à nos jours.

     Des “Vakıfs” à la fondation…

       Selon la définition du Code civil turc, les fondations sont des associations
caritatives ayant le statut d’une personne morale constituée de personnes
physiques ou morales dédiant leur propriété privée et leurs droits à un usage
public (Code civil turc de 2001 : article 101). Les biens et les propriétés des
fondations ne font pas partie de la propriété privée, mais ils ne sont pas non
plus entre les mains de l’État. C’est pourquoi les fondations sont considérées
comme faisant partie du troisième secteur (Akyıldız et Abay, 2017). Bien que
l’histoire des fondations en Anatolie remonte aux Hittites, au XIIIème siècle
avant notre ère, elles ont atteint leur apogée au XVIIIème siècle en termes de
nombre, d’acquisition d’actifs, de services à la population et de développement
institutionnel (Bikmen, 2008). À l’époque de l’Empire ottoman, les fondations
ont été principalement établies sur des motivations religieuses chez les Seljuks

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(Akyıldız et Abay, 2017). Utilisant leurs riches atouts (propriétés et argent),
elles ont participé à la construction et à la réalisation des caravansérails, des
écoles, des hôpitaux et des routes et ont agi en tant que fournisseur de services
de base (Bikmen, 2008). Le déclin des fondations commence avec le
mouvement d’occidentalisation de la fin de la période ottomane. Le ministère
des fondations (Evkaf-ı Hümayun Nezareti) a été créé en 1836 par le sultan
Mahmud II dans le but de centraliser les fondations. Vingt-sept ans plus tard,
en 1863, les terres des fondations ont commencé à être taxées alors que
l’Empire était aux prises avec une crise économique. Après la déposition du
sultan Abdulhamid en 1909, les gouverneurs contestèrent les avoirs des
fondations sous l’influence de la Révolution française (Hatemi, 1997).

        Avec la constitution de la République turque en 1923, le pouvoir social et
économique des fondations s’est considérablement affaibli. Dans le cadre
juridique du nouvel État, certaines fondations ont été liquidées (Hatemi, 1997).
Les nouvelles élites politiques ont déployé des efforts pour centraliser les
fondations. Pourtant, au lieu de « fondation » (vakıf), un nouveau terme est
apparu : « établissement » (tesis) (Şenel et Tuyan, 2009). La République de la
Turquie a été fondée sur l’idée de l’occidentalisation et du laïcisme. Le code
civil de la nouvelle administration a été adapté à partir de la Suisse et le califat
s’est éteint le 19 mars 1924. Dans ces circonstances, les institutions
traditionnelles, y compris les fondations, ont été liquidées ou soumises à des
limitations. Le ministère des fondations hérité de l’Empire ottoman a été
transformé en répertoire général des fondations. Tous les revenus et avoirs
appartenant aux fondations de l’éducation ont été transférés au ministère de
l’Éducation (Çizakça, 2006). De l’adoption du code civil en 1926 à l’adoption de
la loi sur les fondations (no: 903) en 1967, seules 202 fondations ont été créées
légalement4 bien que de 1967 à 2007, le nombre de nouvelles fondations a
atteint 4 500 (Şenel et Tuyan, 2009). Selon la loi sur les fondations de 1967, le
terme « fondation » a été ré-habilité à la place d’« établissement ». Par
conséquent, l’augmentation limitée de leur nombre au début de l’ère
républicaine témoigne de la prudence des administrateurs laïcs concernant les
fondations en tant que « patrimoine ottoman ». Dans les années 70, avec
l’accroissement du capital dans une ère économique, de grandes fondations
ont été créées par les plus grands groupes d’entreprises tels que Koç, Sabancı
et Eczacıbaşı (Kılıçalp, 2013). La Figure 1 ci-après présente les nouvelles
fondations établies par année de 1980 à 2015. Le coup d’État militaire de 1980
a interrompu la vie démocratique en Turquie en suspendant les libertés et
droits fondamentaux, et a eu un effet négatif sur les fondations. Cependant, la

4
 109 fondations sur 202 étaient des fondations religieuses, 45 à but social et 21 à but
éducatif (Şenel et Tuyan, 2009).

12
mondialisation et le processus de rapprochement de l’Union européenne dans
les années 90 ont créé un environnement plus favorable pour les fondations.
Sous l’effet de la restauration de la démocratie dans une certaine mesure et
l’affaiblissement de la pression politique, le nombre de fondations a connu en
1986 une forte augmentation comme le montre la Figure 1 (Kılıçalp, 2013). Le
deuxième pic enregistré en 1996 est le résultat de la conférence Habitat II qui
s’est tenue à Istanbul et qui a offert une occasion remarquable pour le
développement de la société civile (Bikmen et Meydanoğlu, 2006). Parmi les
secteurs où les fondations se sont particulièrement développées, on trouve
notamment l’enseignement supérieur. Depuis la création de la première
université privée par une fondation en 1985, l’Université Bilkent à Ankara, leur
nombre a atteint aujourd’hui le chiffre de 735. Dans un contexte de
désengagement de l’État et de libéralisation de l’économie dans les années 80,
ces universités souvent créées par de riches familles sont venues combler
l’insuffisance de la puissance publique et de fait, remplissent une mission de
service public avec le soutien des pouvoirs publics. Sous la tutelle d’une
institution nationale de l’enseignement supérieur (YÖK6), elles sont très
contrôlées par les pouvoirs publics, et suite au coup d’État manqué de 2016, les
universités ont été fermées7.
            Figure 1 : Nouvelles fondations par an en Turquie, 1980-2015

Source : Direction générale de fondations.

5
  On compte en Turquie 203 universités dont 130 sont publiques.
6
  Conseil de l’Enseignement Supérieur.
7
  Avant cet évènement, on comptait en 2015, 76 universités privées de fondations (Mandal,
2015). Des établissements d’enseignement privés, mais aussi des organisations caritatives
ont été fermés (Kaboḡlu, 2018 : 28-29).

                                                                                      13
Une reconnaissance plus tardive des coopératives

      En ce qui concerne les coopératives, leur évolution dans le temps
présente un schéma différent. Leur histoire relativement courte commence
avec les « fonds communautaires » (Memleket Sandıkları) fondés par Mithat
Pasha en 1863 (Koçtürk, 2006). Ce système de financement reposait sur la
collaboration directe entre l’État et les paysans. L’objectif était de fournir des
crédits bon marché aux paysans afin de faire disparaître les prêteurs sur gages.
Cependant, ce n’est qu’en 1969 que les coopératives démocratiques modernes
ont été définies dans une base légale. La loi constitutionnelle de 1961 met
l’accent sur les coopératives. L’article 51 portant sur le développement des
coopératives a été sauvegardé dans la Constitution de 1981 : « L’État prend des
mesures conformes aux intérêts nationaux et économiques pour promouvoir le
développement des coopératives, qui doivent avant tout viser à accroître la
production et à protéger les consommateurs » (art. 171).

       S’agissant de la Constitution de 1961, une loi spéciale concernant les
coopératives (loi n°1163) est entrée en vigueur en 1969. L’article 1 dit que :
« Une coopérative est définie comme un organisme à membres variables, à
capital variable et à identité juridique, établi par des personnes morales
physiques et publiques et des administrations privées, municipalités, villages,
sociétés et associations afin de garantir et de maintenir certains intérêts
économiques et plus précisément les besoins de leurs membres liés à la vie
professionnelle et les niveaux de vie par le biais de l’assistance mutuelle, de la
solidarité et du service mutuel en tant que fiduciaires ». Dans ce cadre, l’État
est censé avoir la responsabilité de soutenir les coopératives et devrait
promouvoir le développement des coopératives sans affaiblir leur structure
démocratique et leur autonomie (Doğan et Yercan, 2016). Sur le plan juridique,
chaque membre ayant le droit de vote, le fonctionnement se veut
démocratique. Si la loi de 1969, « La Loi des Coopératives » (Kooperatifler
Kanunu) était encline à rapprocher le mouvement coopératif turc des principes
des coopératives définis par l’union internationale des coopératives, la pression
et le contrôle de l’État va ensuite s’accentuer. Après le coup d’État militaire de
1982, « (…) Les coopératives ne peuvent pas s’intéresser à la politique, ni
travailler de façon collaborative avec les partis politiques ; elles dépendent de
contrôles de tout type et de la surveillance de l’État » (İnan, 2004).

       Cependant, en Europe, les coopératives ont un pouvoir organisationnel
plus large et collaborent avec des associations professionnelles. Ces habilités
sont plus limitées pour les coopératives en Turquie (Doğan et Yercan, 2016).
Trois ministères sont responsables des coopératives : le ministère de
l’environnement et de l’urbanisme, le ministère de l’agriculture et des forêts et

14
le ministère des douanes et du commerce. Ce dernier a préparé un rapport
complet sur les coopératives en Turquie en 2016. Selon ce rapport, le nombre
de coopératives était de 53 259 en 2016. Elles comptent environ 7,5 millions de
membres. Par conséquent, le taux de participation dans les coopératives est
d’environ 9,5%. Il convient de noter que ce pourcentage est relativement faible
par rapport aux pays de l’Union européenne. Au total, le taux de participation
dans les coopératives en Europe est d’environ 17% (Europe Coop). Ce taux
atteint 85% en Finlande. On peut donc penser que le système des coopératives
en Turquie est loin des normes européennes et qu’il a encore un potentiel de
développement. Les domaines d’activité des coopératives en Turquie sont
variés. Elles opèrent dans 30 domaines économiques, notamment l’agriculture,
la construction, les transports, la pharmacie, les assurances, l’éducation, etc.
Selon la direction générale des coopératives, de nombreuses coopératives sont
des coopératives de construction, des coopératives de développement agricole
et des coopératives de transport motorisé. En ce qui concerne plus
particulièrement les coopératives agricoles, les dernières avancées législatives
entre 1984 et 2004 favorables au renforcement de leur autonomie, semblent
limitées concrètement (İnan, 2004). De plus, elles ont la particularité de
promouvoir un système productiviste en faveur d’une industrie-
agroalimentaire et un accroissement de grandes exploitations agricoles.

     Les associations, la composante la plus importante

       Les associations sont la composante la plus importante des ONG en
Turquie. Selon les statistiques gouvernementales, le nombre d’associations
actives en Turquie est de 116 686 en 20188. Elles varient en termes de types et
de sujets. Il existe des associations actives dans les domaines de l’assistance
sociale et professionnelle, religieuse, éducative, culturelle, humanitaire et de la
santé. Dans le domaine des politiques sociales, le gouvernement de l’AKP a mis
l’accent sur les associations islamiques dans le contexte de la « nouvelle
gouvernance du bien-être » (Bugra et Candas, 2011). L’association Light House,
Deniz Feneri Derneği, est un exemple typique de ces associations d’assistance
sociale. Selon le rapport d’activité de 2007, ces associations ont fourni une
assistance financière en espèces et en nature à 470 000 ménages (Çelik, 2010).
Le montant total de leur aide financière distribuée aux ménages pour les
années 1998-2006 dépassait 420 millions de livres (Çelik, 2010). À la suite d’une
enquête menée en Allemagne, cette association, qui entretient des relations
étroites avec l’État et l’AKP, a été poursuivie en justice pour corruption au
cours de l'année 2008.

8
 Pour des statistiques détaillées sur             les   associations   en   Turquie,   voir
https://www.siviltoplum.gov.tr/dernek-sayilari.

                                                                                        15
Le climat politique a affecté de manière significative l’évolution
historique des associations. Les premières associations avec des cotisations en
espèces avaient débuté à l’époque des réformes antérieures au Tanzimat9
(Sezer, 2008). Bien que la loi constitutionnelle de 1876 ne contienne aucune
disposition sur la liberté de fonder une association, il était possible de créer
une association avec l’autorisation du sultan. La première loi sur les
associations datait de 1909. Cette loi reconnaissait le droit de former une
association, mais ce droit était strictement sous le contrôle du pouvoir exécutif
(Sezer, 2008). Après la deuxième période constitutionnelle de 1908, le
changement constitutionnel de 1909 a d’abord garanti le droit d’association et
a été préservé dans la loi constitutionnelle de 1924. Cependant, la loi sur la
trahison nationale10 du 25 janvier 1925 interdisait de fonder une association
exploitant la religion à des fins politiques. La nouvelle loi sur les associations de
1938, n° 3512, autorisait le gouvernement à fermer les associations
inappropriées. Surtout, les associations qui donnent la priorité à la politique de
classe ouvrière ont été sous la pression de l’État (Kaboğlu, 1990). En 1946, sous
l’effet du passage au multipartisme et de l’évolution du capitalisme, la loi des
associations a changé et la liberté de fonder une association est rétablie. À ce
moment, le nombre des associations religieuses a remarquablement augmenté
(Kaboğlu, 1990). La nouvelle Constitution de 1961 a fourni un environnement
plus favorable au développement des associations conformément au
pluralisme des expressions politiques en vigueur à cette époque (Kaboğlu,
1990). Mais suite au coup d’État de 1971, organisé par voie de mémorandum,
une loi spéciale sur les associations en 1972 restreint leur liberté. Même si la
Constitution de 1982 reconnaît dans les textes le droit de former une
association, les restrictions imposées par la loi de 1972 ont été conservées
(Kaboğlu, 1990). D’ailleurs, les limitations imposées dans le fonctionnement,
comme la lourdeur des formalités pour la création d’une association, sont
toujours critiquées au nom de la liberté d’association. Pourtant, en 2004, la loi
n° 5253 sur les associations est entrée en vigueur et les dispositions conformes
aux conventions internationales et aux critères de l’Union européenne ont été
acceptées dans les limites de la base juridique. Cependant, la pression sur les
associations et la liberté d’expression de la société civile dans son ensemble
font toujours l’objet de débats.

9
  Tanzimat, signifiant “la réorganisation” en turc-ottoman, désigne la période des réformes
dans l’Empire Ottoman entre 1839-1876. Une série de réformes calquées sur le modèle
européen est entrée en vigueur et a modernisé la société ottomane. Cette période Tanzimat
a abouti à la promulgation de la première Constitution ottomane en 1876.
10
   Hiyanet-i Vataniye Kanunu.

16
En résumé, on peut dire que l’histoire de ces trois acteurs intermédiaires
en Turquie est strictement liée au contexte politique du pays. Les tensions au
sein de l’État se sont reflétées au cours de toutes ces décennies sur ces trois
types d’institutions jusqu’à l’émergence des initiatives solidaires.

D’un mouvement social à des initiatives d’économie solidaire

       La question des acteurs de la société civile en Turquie dont l’autonomie
du projet reste inféodée à des politiques centralistes et instrumentalisées à des
valeurs opposées politiquement et idéologiquement tend à prendre une autre
orientation suite au mouvement social du parc de Gezi de 2013. Si ce
mouvement social semble traduire un nouvel élan citoyen, de nombreuses
contestations ont jalonné l’agenda politique de l’AKP depuis son arrivée au
pouvoir en 2002. À ce propos, nous pouvons mentionner une série
d’évènements découlant d’un contexte politique dans lequel on trouve une
montée de la contestation depuis les années 2000 à travers la défense de
SEKA11, de TEKEL12, la résistance DEBA13, les protestations pour le cinéma
Emek14, les manifestions contre l’interdiction de l’avortement et les mesures
envisagées contre la vente de l’alcool (Gajac et Akyıldız, 2020). Néanmoins,
l’expérience de Gezi, qui a conduit divers groupes sociaux à partager un vécu
solidaire dans le parc de Gezi, a contribué à effacer certaines différences
politiques, idéologiques, sociales et culturelles pour contester des politiques de
plus en plus clivantes dans la mise en œuvre de politique publique aux teneurs
néo-libérales et a fait naître, comme le souligne Buket Türkmen, la figure d’un
individu solidariste (2016 : 121). Dans ce sens, une rupture semble s’opérer sur
le court et le moyen termes dans le sens où les individus tendent à s’émanciper
au regard de l’analyse de Bikmen et Meydanoğlu qui soulignent une préférence
des citoyens turcs à soutenir des associations proches de leurs liens sociaux de
parenté (2006 : 15). À ce propos, il semble incontestable que, suite à ce
mouvement social, de nombreuses initiatives collectives ont essaimé à Istanbul
et dans toute la Turquie (Gajac et Akyıldız, 2020) en se saisissant de divers
enjeux de société tels que la réforme de l’éducation, les politiques urbaines et
de grands projets, l’environnement, les droits sociaux, la liberté académique,
les femmes et la consommation. Il ressort, comme le mentionne Jacques Ion,

11
   La résistance SEKA est contre la privatisation et la fermeture de l’usine Seka İzmit en 2005.
12
   La résistance TEKE en 2009 a eu lieu contre la politique de privatisation.
13
   La résistance DEBA à Denizli est une protestation d’ouvriers qui n’ont pas reçu leur salaire
après la fermeture de l’usine.
14
   La défense du cinéma Emek qui est le plus ancien cinéma de la République est une
protestation contre sa destruction en 2013.

                                                                                             17
que si les « (…) protestations s’organisent toujours en actions collectives
organisées, même si c’est selon des modes de fonctionnement différents, (…) la
période est surtout marquée par la coexistence de formes multiples
d’engagement » (2001 : 11) et des visées diverses (2017 : 177). Ainsi, on trouve,
suite au mouvement social du parc de Gezi, différents types d’engagement
collectif tels que l’ « engagement politique et de plaidoyer », l’ « engagement
de défense et de résistance », et l’« engagement d’entraide et de logique de
mouvement » (Gajac et Akyıldız, 2020). Parmi ces pluralités d’engagement, une
retient particulièrement notre attention, il s’agit de l’engagement d’entraide. Si
cette forme d’engagement n’est pas totalement nouvelle, mais davantage liée
à un mouvement social, elle tend à devenir dominante dans un contexte où, en
plus du néolibéralisme économique, les droits et les libertés restent difficiles à
exprimer dans l’espace public du fait qu’au cours de cette dernière décennie,
l’État a renforcé son contrôle en promulguant en 2015 une loi sur la sécurité en
faveur de la police, et qu’à la suite du coup d’État de 2016, l’espace public s’est
trouvé encore davantage réduit en ce qui concerne l’exercice de la liberté
d’expression. Il nous semble intéressant ici de nous appuyer sur les travaux de
Joseph Haeringer qui développent l’idée de logique d’entraide qui « met en
œuvre le rapprochement de personnes en vue de résoudre des situations » et
« ne sépare pas la réponse des personnes qui la réalisent », au contraire, elle
favorise des relations symétriques (2002 : 37). De fait, ces relations font appel à
la réciprocité entre les personnes et elles s’inscrivent dans la durée, en
conduisant les individus à « mutualiser des ressources multiples pour une prise
en charge autonome » (2002 : 37) afin de contribuer aux objectifs fixés. De la
sorte, ce mouvement d’entraide, qui cherche à trouver les moyens ou ses
propres ressources afin de répondre à des difficultés que vivent des personnes
ou à d’autres aspirations sociétales, aurait fait naître de nombreuses initiatives
d’économie solidaire. Ici, les individus à travers des initiatives collectives se
détournent du fonctionnement habituel des organisations classiques verticales
où prédomine un fonctionnement hiérarchique pour rejoindre des
organisations dont les modes de fonctionnement sont horizontaux et reposent
sur un principe de démocratie participative (Gajac et Akyıldız, 2020 ; Gajac,
2018 : 157). Ainsi, les individus s’inscriraient dans un processus de “désertion”
des structures classiques des organisations de la société civile et des
infrastructures dominantes telles que le marché et la puissance publique. Ces
processus d’émancipation et de désertion qui semblent se traduire par
l’émergence d’initiatives d’économie solidaire telle une contresociété
« …implique l’émergence du positif » (Sue, 2016 : 10), c’est-à-dire, de
« (…) nouvelles manières de vivre ensemble, de se lier aux autres, de
communiquer, de produire, d’apprendre, de faire société, bref, aux évolutions
du lien social » (Sue, 2016 : 13).

18
De fait, ces manières ne visent pas l’expression directe d’une critique de
l’État, même si l’objet de leur initiative tend à être politique. Que l’on parle des
réfugiés, des femmes, de l’éducation, de l’enseignement supérieur, d’auto-
construction, de la restauration collective, des circuits alimentaires, des
citoyens s’engagent à répondre à des attentes et ont des aspirations nouvelles
à plus de justice que l’État et le marché ne satisfont pas. Si certaines initiatives
restent sans statut, d’autres ont adopté celui d’entreprise, de coopérative ou
d’association.

Quelles illustrations de la diversité des formes d’initiatives d’économie
    solidaire

       Si, comme nous l’avons vu, des citoyens se sont saisis de nouveaux
enjeux de société au regard de leur aspirations et attentes, les initiatives
d’économie solidaire qui en découlent tendent à mettre en avant deux traits
les caractérisant dans leur rapport à la puissance publique. Tout d’abord, elles
aspirent à fonctionner sur des modèles d’auto-organisation, lesquels reposent
dans leur phase d’émergence sur un principe de réciprocité, et dans leur phase
de consolidation, davantage sur le recours au marché. Ensuite, ces modes
d’auto-organisation de type non monétaire-marchand vont connaître un
processus de différenciation, d’une part, en raison de la pluralité de leur forme
d’engagement et de visées multiples, et d’autre part, en raison des limites de
l’écosystème relatives au champ d’activité dans lequel ils opèrent.

     Les circuits courts alimentaires

        Dans ce domaine, on est dans le registre des nouveaux mouvements
sociaux économiques où les initiatives d’économie solidaire adoptent le statut
d’acteur économique pour porter une critique externe à la puissance publique
et au marché. On trouve une grande diversité de formes de circuits courts
alimentaires (communauté de consommateurs, coopérative, Jardin urbain,
groupement de producteurs, intermédiaire individuel, vente directe à la ferme
ou par le biais du web). Ces derniers se sont développés dans de nombreuses
villes et tendent à se multiplier comme des alternatives aux circuits classiques
de la distribution reposant sur une agriculture intensive et des acteurs agro-
industriels. À l’initiative de citoyens pour la plupart, même si certaines
municipalités semblent prendre des initiatives dans ce sens comme la création
des marchés bio, leur modèle économique d’hybridation des ressources fait
appel à des ressources non monétaires et à des ressources marchandes.
Reposant à la fois sur le bénévolat et la vente de produits agricoles, ces
initiatives cherchent à rapprocher les consommateurs des producteurs en

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