L'ESPACE SOCIAL INFIRMIER EN SUISSE ROMANDE

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           L’ESPACE SOCIAL INFIRMIER EN SUISSE ROMANDE
                                 Topologie d’une profession

1.	
  Résumé	
  du	
  plan	
  de	
  recherche	
  
Problématique. A l’heure où la profession infirmière connaît d’importantes transformations en Suisse sous les
effets conjugués de la féminisation du corps médical, de la réforme des filières de formation, de la rationalisation
du système de soins et du vieillissement de la population, l’absence d’une vue d’ensemble de la profession, tant
dans la littérature qu’auprès des soignants, apparaît comme une lacune que cette recherche contribuera à
combler.

Les approches sociologiques de la profession infirmière sont fortement marquées par les recherches américaines
de la seconde moitié du XXème siècle. On y repère ainsi une prédominance des approches d’inspiration
interactionniste hospitalo-centrées, qui présentent la profession comme une entité relativement homogène définie
par sa relation à la profession médicale. Tout en prenant appui sur cette tradition, la présente recherche vise à
rompre avec certains de ses présupposés, en considérant la profession infirmière comme un espace social
possédant certaines propriétés du champ tel que défini par Pierre Bourdieu. En révélant l’unité qui se cache
derrière la multiplicité des secteurs d’activité, des représentations et des pratiques, la mobilisation de ce cadre
théorique permettra de montrer de quelle manière cette profession forme, à l’échelle de la Suisse romande, un
système relativement autonome composé de positions spécifiques qui entretiennent entre elles des rapports
sociaux de concurrence.

Questions de recherche. En cohérence avec la théorie des champs, la recherche vise à répondre à trois
questions : 1) Comment se structurent les différents secteurs d’activité de la profession infirmière en Suisse
romande ? 2) Comment se structurent les représentations et pratiques au sein de la profession infirmière en
Suisse romande ? 3) Quelle est la relation qui unit la structure des différents secteurs d’activité et celle des
représentations et pratiques ?

Méthode. Notre équipe a déjà mené une recherche exploratoire, financée par la HES-SO. Basée sur 21
entretiens semi-dirigés avec des infirmières exerçant sur l’ensemble de la Suisse romande, elle a permis de
dégager les principaux axes de structuration de la profession. La présente requête a pour objet la seconde phase
de recherche qui consiste en une enquête par sondage. Tout en incluant des analyses statistiques classiques, le
traitement des données privilégiera l’analyse des correspondances multiples qui entretient un rapport d’affinité
avec le concept de champ.

Portée du travail. Sur le plan professionnel, une présentation claire de l’espace infirmier donnera aux infirmières
en exercice une vue générale de leur profession, aidera les étudiants dans le choix de leur orientation et guidera
les décideurs pour les réformes en cours et à venir. Sur le plan scientifique, la théorie des champs est
habituellement réservée à l’analyse des lieux de pouvoir à dominante masculine. De ce point de vue, l’analyse
d’une profession à dominante féminine en termes de champ constitue une entreprise théoriquement originale qui
permettra de poursuivre les discussions sur les apports et les limites de cette approche.

Mots-clés. Sociologie, Profession infirmière, Suisse romande, Champ, Espace social
2
2.	
  Plan	
  de	
  recherche	
  

2.1.	
  Etat	
  de	
  la	
  recherche	
  

2.1.1.	
  Littérature	
  internationale	
  

Au niveau international, il existe une vaste littérature sur la profession infirmière dans laquelle sont abordées de
nombreuses thématiques,                  telles que l’introduction de nouvelles politiques du management public (Feroni &
Kober-Smith, 2005; Lapointe, Chayer, Malo, & Rivard, 2000), les problèmes de santé liés aux conditions de travail
(Aiken, Clarke, Sloane, Sochalski, & Silber, 2002), la violence dans les soins (Estryn-Behar et al., 2007), la
ségrégation sexuelle horizontale (Snyder & Green, 2008), ou encore la menace de pénurie de soignants qui pèse
sur l’ensemble des pays occidentaux (Flinkman, Laine, Leino-kilpi, Hasselhorn, & Salanterä, 2008; Hayes et al.,
2012; Janiszewski Goodin, 2003; Rhéaume, Clément, & LeBel, 2011).

Si l’on se concentre sur la littérature sociologique, trois catégories peuvent être distinguées. La première regroupe
les recherches qui, dans la lignée des travaux interactionnistes de E. C. Hughes (2008), considèrent que l’étude
de la profession infirmière passe par une nécessaire description des autres professions avec lesquelles elle est
en contact, et notamment par celle de la profession médicale. Ces recherches montrent que cette relation aux
médecins est marquée par la domination sociale (Duhart & Charton-Brassard, 1973; Rosenstein, 2002) ainsi que
par celle liée au genre (A. Hughes, 2010). La relative perte de pouvoir de la profession médicale (Di Luzio, 2008;
Mino, 2002; Orfàli, 2002; Pouchelle, 2008) ainsi que sa féminisation (Picot, 2005) sont alors considérées comme
d’importants facteurs de changement pour la profession infirmière. Dans cette même perspective, l’autonomie à
l’égard du corps médical apparaît comme un objectif majeur (Acker, 1991; Iliopoulou & While, 2010; Paillet, 2007;
Radcliffe, 2000), objectif que la profession tente d’atteindre par le développement d’un rôle propre fondé « sur
une approche globale de la personne dans le soin » (Lert, 1996, p. 103). Cependant, et comme le relèvent ces
études, la définition d’une identité professionnelle par la dimension « relationnelle » du soin ou par une « prise en
charge globale » du patient entraîne souvent des luttes de territoires avec d’autres professionnels, notamment
avec les psychologues et les travailleurs sociaux. Ces difficultés identitaires s’expliquent aussi par l’ambivalence
qu’entretient la profession avec la dimension relationnelle des soins, souvent réduite à sa portion congrue dans
les pratiques quotidiennes auprès des patients (Acker, 2005) et dévalorisée au sein même de la profession au
profit des soins techniques liés au modèle biomédical (Bastien & Rick, 2009; Radcliffe, 2000).
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La deuxième catégorie regroupe des travaux qui, mettant en exergue les rapports sociaux qui tendent à diviser
les individus concernant la définition même de l’activité et de la relation au corps médical, livrent une image moins
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consensuelle de la profession. Véga (1997) distingue ainsi trois figures de l’infirmière – la technicienne, la
relationnelle et la religieuse – qui « sont le terreau de stratégies de pouvoir informel dans de nombreuses unités
de travail » (p. 10). De son côté, Acker (1995) montre la façon dont les infirmières chargées de l’introduction de
l’informatique dans les services se voient rejetées par leurs paires, sous prétexte qu’elles ne sont pas en contact
direct avec les patients. Quant à Feroni & Kobler (1995), elles analysent la façon dont la délégation médicale dite
« hors normes » divise les infirmières en Grande-Bretagne.

Enfin, les travaux de la troisième catégorie sont ceux qui, franchissant un pas de plus dans l’analyse, tentent
d’articuler les divisions internes de la profession avec les caractéristiques sociales des infirmières. Sénotier
(1992) montre qu’en France, l’opposition entre les religieuses et les laïques recouvre des origines sociales

1
    Pour une présentation du concept de rapport social et de ce qui le distingue de celui de lien social, cf. Pfefferkorn (2007).
2
    Dans toute la requête, le mot « infirmière » vaut également au masculin.
3
opposées dès la fin du XIXème siècle, et que cette hétérogénéité sera redoublée suite à l’ouverture de
différentes écoles de formation, pour finalement constituer, de nos jours, l’« un des clivages les plus importants
de la profession » (p. 24). En France toujours, Montlibert (1980) montre comment la spécialisation de puéricultrice
est divisée entre les « modernistes » issues de la petite bourgeoisie d’ascension d’une part, et les
« traditionnalistes » issues de la bourgeoisie en déclin d’autre part. Quant à Picot (2005), elle montre que les
jeunes générations sont davantage masculinisées et se recrutent davantage parmi les classes populaires,
introduisant ainsi de nouveaux types de rapports sociaux.

2.1.2.	
  Littérature	
  suisse	
  

En Suisse, la recherche sur la profession infirmière a pris un certain retard et demeure éparse et sectorielle. Cette
situation s’explique sans doute par l’académisation tardive de la formation, par la non inclusion de la Suisse dans
                                                        3
certaines recherches européennes , et par l’impossibilité d’identifier précisément la profession dans la statistique
nationale. Cependant, et dans un contexte menacé par la pénurie de soignants (Jaccard Ruedin, Weaver, Roth, &
Widmer, 2009), certaines recherches sont menées auprès des infirmières exerçant à l’hôpital. Mentionnons les
travaux de Chaves (2005) sur l’image que les professionnelles ont d’elles-mêmes, de Gobet (2002) sur l’évolution
historique des formes de discours de la profession, de Bécherraz et al. (1998) sur la prise en charge de la douleur
par les équipes soignantes, de Lanza et al. (2004) sur la coopération entre infirmières et médecins, de Terraneo
et al. (2010) sur certaines pratiques spécifiques en soins intensifs, d’Anchisi et al. (2004) sur les conséquences
des programmes de « gestion de la qualité » dans les hôpitaux, ou encore de Schubert et al. (2008) sur les
répercussions négatives de l’augmentation des charges de travail. Plus rares sont les travaux qui se penchent sur
les pratiques extra-hospitalières, tels ceux menés par Bigoni et al. (2012) sur les infirmières d’assurances
maladie, ou encore par Osiek-Parisod (1994) et nous-mêmes (Longchamp, 2009; Longchamp & Lanza, 2010) sur
les infirmières scolaires.

A notre connaissance, la thèse non publiée de Droux (2000) constitue la seule recherche en Suisse qui considère
les divisions internes de la profession tout en les articulant avec les caractéristiques sociales des infirmières.
Dans une approche historique de la profession en Suisse romande, elle montre que la lutte qui oppose, durant la
première moitié du XXème siècle, les filières de formation de la Croix-Rouge Suisse à celle de l’Alliance Suisse
des Gardes-Malades recouvre une lutte des classes, les premières recrutant exclusivement parmi les classes
moyennes et supérieures, alors que l’Alliance recrute avant tout parmi les classes populaires. L’analyse de Droux
ne va cependant pas au-delà de 1945, et une telle approche fait donc complètement défaut pour la période
contemporaine.

2.1.3.	
  Une	
  absence	
  dans	
  la	
  littérature	
  

Nous avons vu que si la majorité des travaux sur les infirmières présente une image consensuelle de la
profession, quelques études s’attachent cependant à en décrire les divisions internes, certaines allant même
jusqu’à mettre ces divisions en relation avec les caractéristiques sociales des infirmières. On peut toutefois
regretter que cette relation ne soit jamais systématiquement articulée avec les différents secteurs d’activité
repérables dans la profession (avec, notamment, l’opposition entre secteurs intra- et extra-hospitaliers), et que la
possibilité d’une vision d’ensemble de la profession infirmière à l’échelle d’un territoire national ou régional s’en
trouve ainsi sérieusement limitée.

3
    On pense notamment à l’étude PRESST-NEXT menée dans dix pays européens entre 2004 et 2006.
4
Cette absence s’explique d’une part par le caractère le plus souvent hospitalo-centré de ces recherches qui
empêche la mise en relation systématique des différents secteurs d’activité de la profession. Elle s’explique
d’autre part par une certaine prédilection pour les approches de type interactionniste qui, fidèles à la définition
                                   4
goffmanienne de l’interaction , privilégient les analyses monographiques et se concentrent sur les situations de
co-présence physique des infirmières entre elles, avec les patients ou avec d’autres catégories professionnelles.
Si cette approche a fait ses preuves heuristiques, elle comporte cependant le désavantage de laisser échapper à
l’analyse toutes les relations structurales qui, tout en intégrant les interactions en face à face, lient aussi entre eux
des individus qui « peuvent ne jamais se rencontrer, voire s’ignorer méthodiquement, et rester profondément
déterminés, dans leur pratique, par la relation d’opposition qui les unit » (P. Bourdieu, 1992, pp. 303-304).

Comment la relation entre les caractéristiques sociales des infirmières et leurs représentations et pratiques
s’articule-t-elle avec les différentes positions repérables au sein de l’ensemble de la profession ? Si certains
chercheurs se sont emparés de cette question pour l’étude de la profession médicale (Jaisson, 2002; Pinell,
2005, 2009), aucune étude sur la profession infirmière n’a, à notre connaissance, développé cette problématique.
Ce projet de recherche a pour objectif de contribuer à combler cette lacune de la littérature, en mobilisant la
théorie des champs développée par Bourdieu.

2.2.	
  Etat	
  des	
  recherches	
  effectuées	
  par	
  les	
  requérants	
  

Requérant principal, Philippe Longchamp est sociologue, professeur à la Haute Ecole de Santé Vaud. Il mène
des travaux de recherche dans le domaine de la santé depuis une quinzaine d’années (cf. CV). Sa thèse de
doctorat, ses activités d’enseignement, ainsi que la direction de 15 travaux de Bachelor, lui ont permis d’acquérir
d’excellentes connaissances de la profession infirmière et des enjeux sociaux qui la caractérisent (Longchamp,
2005). En 2003-2004, il a participé à une recherche financée par le FNS (no 101077) sur la régulation de la
coopération entre infirmières et médecins (sous la direction de D. Lanza). Cette recherche a donné lieu à une
publication (Lanza et al., 2004). En 2005, il a obtenu un subside du FNS comme requérant principal (no 108296)
pour une recherche portant sur l’activité des infirmières scolaires en lien avec les inégalités sociales. Ce projet a
donné lieu à plus d’une trentaine de communications dans des colloques scientifiques, auprès de professionnels
ou dans le cadre d’enseignements (cf. CV), à deux publications (Longchamp, 2009; Longchamp & Lanza, 2010)
                                                                      5
ainsi qu’à une thèse de sociologie (Longchamp, 2011) . L’un des résultats montre que les pratiques des
infirmières scolaires sont sous-tendues par des représentations spécifiques, qui peuvent être ramenées non
seulement à la position occupée au sein de la profession infirmière, mais aussi aux trajectoires et positions
sociales. La présente requête s’inscrit dans la continuation de ce projet, en cherchant à systématiser la manière
dont s’articulent, au sein de l’ensemble de la profession infirmière, les représentations et pratiques d’une part, les
positions professionnelles et les trajectoires sociales d’autre part.

Co-requérant, Felix Bühlmann est professeur assistant en sociologie des parcours de vie à l’Université de
Lausanne. Il a obtenu en 2008 un doctorat en sciences sociales de l’Université de Lausanne. Entre 2008 et 2009,
il a passé une année en tant que visiting fellow à l’université de Manchester (auprès du Prof. Mike Savage). Entre
2009 et 2011, il a été le rédacteur du Rapport social suisse (dont il est l’éditeur pour la version 2012, en
collaboration avec Céline Schmid Botkine). Parallèlement à ses recherches sur les élites économiques et
politiques (avec le Prof. Thomas David et le Dr. André Mach) et les trajectoires de précarisation (dans le cadre du

4
  Goffman (1973) définit l’interaction comme « l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives
lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres » (p. 23).
5
  Dans l’attente de sa publication en cours, la thèse est disponible sous le lien :
https://dl.dropbox.com/u/19526109/Th%C3%A8se/Longchamp%20th%C3%A8se%20version%202%20A4%202.pdf
5
NCCR LIVES), il a développé un intérêt spécifique pour la théorie des champs et le concept de capital. Ces
dernières années, il a publié une série d’articles sur le champ de l’élite économique Suisse (Bühlmann, David, &
Mach, 2012), l’homologie structurale entre les champs économique et politique (Bühlmann, David, & Mach, à
paraître-b) et sur le « capital cosmopolite » (Bühlmann, David, & Mach, à paraître-a). En ce qui concerne les
méthodes, il a une longue expérience de travail avec des données quantitatives, enseigne l’utilisation des
données secondaires quantitatives (à l’Université de Lucerne) et s’intéresse particulièrement aux méthodes
quantitatives « alternatives », comme l’analyse des correspondances multiples, l’analyse de séquence, l’analyse
de réseaux et l’analyse de classification. En 2011, il a organisé un atelier sur l’analyse des correspondances
multiples dans le cadre du programme doctoral romand de sociologie (avec des interventions de Brigitte Le Roux,
Philippe Monnet et Frédéric Lebaron).

2.3.	
  Plan	
  de	
  recherche	
  détaillé	
  

2.3.1.	
  Les	
  facteurs	
  de	
  changement	
  de	
  la	
  profession	
  en	
  Suisse	
  

L’étude de la profession infirmière en Suisse suppose la connaissance préalable des principaux facteurs de
changement qui la caractérisent actuellement. A la suite de notre revue de la littérature, nous en distinguons
quatre, qui tous renvoient directement ou indirectement au rôle des politiques publiques, c’est-à-dire de l’Etat :
l’évolution du système de formation, le vieillissement démographique, la féminisation du corps médical et la
rationalisation du système de soins.

La formation de base en soins infirmiers a connu une rapide évolution au cours des vingt dernières années
(Chaves, 2005), passant de trois formations de base jusqu’en 1992 (soins généraux, hygiène maternelle et
pédiatrie, et psychiatrie) à l’intégration en 2002 de l’ensemble des écoles de soins infirmiers de Suisse romande
aux Haute Ecoles Spécialisées (HES), alors que la Suisse allemande privilégie la coexistence des formations
HES et ES (Ecoles Supérieures). À cette académisation de la formation de base, il faut ajouter l’introduction d’une
filière doctorale à l’Université de Bâle en 2001, et de filières Master et doctorale à l’Université de Lausanne en
2009.

Conséquence directe de cette évolution de la formation : ce ne sont pas moins de neuf diplômes de base en
soins infirmiers qui se côtoient actuellement dans le système de santé suisse, auxquels il faut encore ajouter les
diplômes obtenus à l’étranger. Si cette situation est susceptible d’engendrer des conflits générationnels quant à la
définition de la profession (Picot, 2005; Vassy, 1999), elle entraîne en outre des modifications parmi les
professions subalternes, avec notamment la création en 2001 d’une formation d’Assistante en Soins et Santé
Communautaire (ASSC) de niveau CFC. L’apparition de cette nouvelle catégorie professionnelle provoque parmi
les infirmières une crainte de voir certaines de leurs tâches leur échapper, à commencer par la dimension
« relationnelle » des soins (Chaves, 2005) que l’on peut considérer comme une « référence idéologique
commune » de la profession (Véga, 1997, p. 114).

Le deuxième phénomène qui influence directement la profession infirmière est le vieillissement de la population
helvétique (Wanner, Sauvain-Dugerdil, Guilley, & Hussy, 2005) qui provoque une reconfiguration du système de
soins, avec notamment le développement rapide des établissements pour personnes âgées et, surtout, des
services de soins à domicile (Jaccard Ruedin et al., 2009). Plus généralement, le vieillissement démographique
entraîne une très rapide progression de l’emploi dans le système de santé helvétique (OFS, 2007b) et la
perspective d’une importante pénurie de personnel soignant (Jaccard Ruedin et al., 2009).
6
Le troisième élément est la rapide féminisation du corps médical : le taux de femmes parmi les diplômés des
Facultés de médecine suisses est passé de 27% en 1980 à 55% en 2005 (OFS, 2011). Or, et comme le montre
Picot (2005) pour la France, cette féminisation du corps médical est susceptible de modifier les rapports sociaux
                                                6
entre infirmières et médecins . De plus, si la féminisation d’une profession résulte de causes multiples et toujours
dépendantes de configurations historiques particulières, certains auteurs la considèrent comme l’indice d’une
dévaluation relative de cette profession (Carter & Boslego Carter, 1981; Collin, 1992). Et si aucune étude en
Suisse n’aborde cette question, nombre d’éléments issus de la revue de la littérature internationale viennent
renforcer l’idée d’une perte de prestige de la profession médicale. Or, par hypothèse, on peut penser que c’est
précisément en relation avec ce processus de dévaluation relative de la profession médicale qu’il faut considérer
certaines réévaluations de la profession infirmière, dont l’académisation de la formation de base et l’ouverture
d’une filière doctorale constituent sans doute les traits les plus saillants.

Enfin, le quatrième élément est le processus de rationalisation auquel est soumis le système de soins. L’évolution
démographique, à laquelle il faut ajouter les progrès de la médecine (OFS, 2007a), ont en effet provoqué une
forte augmentation des coûts de la santé durant les dernières décennies (OFS, 2008). Afin de limiter cette
augmentation, le système de santé est soumis à un effort de rationalisation, qui s’est notamment traduit par
l’introduction des forfaits hospitaliers par cas – plus communément appelés Diagnosis Related Group (DRG) –
                                                                              er
dans tous les hôpitaux suisses à partir du 1                                       janvier 2012. Cette rationalisation du système de soins a des
répercussions directes sur l’activité des infirmières. Nombre d’auteurs, en Suisse comme à l’étranger, s’accordent
en effet pour dire que l’accélération des prises en charge remet en question la dimension « relationnelle » des
soins (Acker, 2002, 2005; Chaves, 2005; Duhart & Charton-Brassard, 1973; Picot, 2005).

C’est dans ce contexte de profondes mutations, ici esquissé à grands traits, qu’une véritable « photographie »
d’ensemble de la profession infirmière à l’échelle d’une région – à notre connaissance inexistante en Suisse –
nous semble plus que jamais indispensable.

2.3.2.	
  De	
  la	
  théorie	
  des	
  champs	
  à	
  l’espace	
  social	
  infirmier	
  

La différenciation sociale, et en particulier l’existence de sous-univers sociaux aux fonctionnements relativement
autonomes, constitue l’une des questions fondamentales de la discipline sociologique. Durkheim (1998) montre
ainsi que le processus de division du travail social fait émerger des sous-univers distincts caractérisés par des
enjeux spécifiques : « le soldat recherche la gloire militaire, le prêtre l’autorité morale, l’homme d’Etat le pouvoir,
l’industriel la richesse, le savant la renommée scientifique » (pp. 249-250). On retrouve cette même idée chez
Weber (1996) qui, considérant les « logiques intrinsèques » des « différentes sphères » de l’activité sociale (p.
417), postule qu’elles peuvent être à l’origine de tensions entre la religion et les sphères politique, familiale, ou
encore esthétique. Cette problématique se retrouve aussi chez Luhmann (2011) qui, parlant de « systèmes » et
de « sous-systèmes », insiste sur le fait que chacun peut se développer « de façon spécifique » (pp. 55-56), ainsi
que chez Elias (1991), qui montre comment l’évolution des rapports de pouvoir entre bourgeoisie et aristocratie
favorise, durant la seconde moitié du XVIIIème siècle, le passage d’une « création artistique artisanale » (qui se
conforme aux goûts de ses commanditaires aristocrates) à une « création artistique indépendante » qui, destinée
à un marché anonyme, s’affranchit de ses commanditaires pour ne se référer plus qu’à des critères internes.

6
  Précisons qu’à cette féminisation de la profession médicale ne répond aucune masculinisation de la profession infirmière :
De 1980 à 2005, la part des hommes parmi les nouveaux diplômés en soins infirmiers est demeurée stable en Suisse, aux
alentours de 11% (OFS, 2011), proportion que l’on retrouve parmi les personnes en exercice (Jaccard Ruedin et al., 2009).
7
C’est dans la continuité de ces travaux que s’inscrit la théorie des champs développée par Bourdieu que nous
                                            7
mobiliserons dans le cadre de ce projet . Un champ se définit « comme un réseau, ou une configuration de
relations objectives entre des positions. Ces positions sont définies objectivement dans leur existence et dans les
déterminations qu’elles imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation (situs) actuelle et
potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir (ou de capital) dont la
possession commande l’accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ, et, du même coup, par leurs
relations objectives aux autres positions (domination, subordination, homologie, etc.) » (P. Bourdieu & Wacquant,
1992, pp. 72-73).

La théorie des champs et, plus largement, celle des espaces sociaux, suppose un mode de pensée relationnel.
Chaque position qui compose un champ se voit ainsi définie par ses relations à toutes les autres positions du
champ (Menger, 1993). Les individus qui occupent cet espace sont donc situés en un lieu de cet espace, « lieu
distinct et distinctif qui peut être caractérisé par la position relative qu’il occupe par rapport à d’autres lieux (au-
dessus, au-dessous, entre, etc.) et par la distance (…) qui le sépare d’eux. A ce titre, ils sont justiciables d’une
analysis situs, d’une topologie sociale » (P. Bourdieu, 2003, p. 195).

Un champ se caractérise donc par un certain nombre de ressources qui, parce que relativement rares, font l’objet
d’enjeux spécifiques. Un individu disposant de ces ressources peut être considéré comme le détenteur d’un
capital, dans la mesure où ce dernier a une certaine efficience dans le champ considéré. « Un capital ou une
espèce de capital, c’est ce qui est efficient dans un champ déterminé, à la fois en tant qu’arme et en tant qu’enjeu
de lutte, ce qui permet à son détenteur d’exercer un pouvoir, une influence, donc, d’exister dans un champ
déterminé » (P. Bourdieu & Wacquant, 1992, p. 74). Deux catégories de capital peuvent être distinguées : les
espèces fondamentales de capital (économique, culturel, social et symbolique) d’une part qui, bien que leur
valeur relative puisse varier fortement d’un champ à l’autre, n’en demeurent pas moins efficientes dans tous les
champs ; les espèces spécifiques de capital d’autre part, qui ne sont efficientes que dans le périmètre du champ
par et pour lequel elles existent. Ainsi, et comme nous le verrons plus loin, le capital infirmier et le capital médical
constituent des atouts spécifiques au sein de la profession infirmière. Dans le travail empirique, identifier les
formes de capital agissantes dans un champ revient donc à définir les limites de l’effet de champ ; autrement dit à
déterminer ce qu’est le champ lui-même.

L’existence d’un champ suppose une certaine correspondance entre les positions qu’y occupent les individus et
leurs prises de position. L’objet de l’analyse d’un champ comprend ainsi toujours la relation entre deux structures,
l’espace des positions et l’espace des prises de position (P. Bourdieu, 1992). Il convient toutefois de relever que
la relation entre positions et prises de position n’est jamais mécanique, puisqu’elle peut être fortement influencée
par le poids des dispositions individuelles liées à certaines caractéristiques sociales (origine sociale, génération et
sexe notamment). Deux individus occupant une même position peuvent ainsi présenter des prises de position très
différentes, et ce paradoxe ne trouve sa résolution que dans la prise en compte simultanée des positions
occupées et des dispositions liées aux caractéristiques sociales. L’équilibre entre le poids de la position d’un
individu et celui des ses dispositions individuelles tend à varier en fonction de l’état du champ d’une part (les
positions sont d’autant plus déterminantes que le champ se trouve dans sa phase d’équilibre), de la position
particulière occupée d’autre part (le poids des dispositions individuelles est particulièrement grand lorsqu’on a
affaire à une position aventureuse, à l’état naissant) (idem).

7
  Pour une mise en perspective de l’approche de Bourdieu dans le développement de la théorie des champs, cf. Levi Martin
(2003).
8
La compréhension de cette combinaison de relations passe ainsi nécessairement par la prise en compte des
dispositions des individus, c’est-à-dire de leurs propensions socialement acquises à agir, à sentir et à penser
                                                                                          8
régulièrement de telle ou telle manière, dans telles ou telles circonstances . Ces dispositions sont acquises au
cours d’un processus de socialisation, « façon dont la société forme et transforme les individus » (Darmon, 2006,
p. 6). C’est dire que, dans le cadre d’une théorie des champs, la conception de l’individu ne peut être que celle
d’un individu historique. Analyser la façon dont les prises de positions résultent de la combinaison de la position
actuelle et des positions passées revient ainsi à « prendre en charge théoriquement la question du passé
incorporé, des expériences socialisatrices antérieures tout en évitant de négliger ou d’annuler le rôle du présent
(de la situation) en faisant comme si tout notre passé agissait, "comme un seul homme", à chaque moment de
notre action » (Lahire, 1998, p. 54).

Un champ se définit enfin par l’autonomie relative qu’il entretient vis-à-vis des autres champs, et en particulier des
champs économique et politique qui concentrent le plus de pouvoirs. Le degré d’autonomie d’un champ peut ainsi
se mesurer « à l’importance de l’effet de retraduction ou de réfraction que sa logique spécifique impose aux
influences ou aux commandes externes » (P. Bourdieu, 1992, p. 306). Le concept de champ ne peut dès lors
s’appliquer qu’à des lieux de pouvoir ou de contre pouvoir, capables d’imposer leurs normes et sanctions propres
à l’ensemble des individus qui y participent, y compris à ceux situés dans les régions les plus soumises aux
influences externes.

C’est dire que la mobilisation de ce concept pour l’étude de la profession infirmière ne va pas de soi. De fait, ce
cadre théorique est habituellement mobilisé pour l’étude des lieux de pouvoir à dominante masculine. Or, nous
l’avons vu, la profession infirmière se caractérise pour partie par la permanence de sa subordination au pouvoir
médical. Partant, les infirmières ne font-elles pas précisément partie de ces individus qui, parce qu’exclus des
champs de pouvoir, apparaissent comme des individus « hors-champ » (Lahire, 2001) ? A la suite de notre revue
de la littérature et de nos travaux précédents (Longchamp, 2005, 2009, 2011; Longchamp & Lanza, 2010), on
peut pourtant poser que la profession réunit au moins deux propriétés du champ. Premièrement, nous avons vu
que l’un des enjeux de la profession consiste précisément au développement d’une certaine autonomie à l’égard
du champ médical, c’est-à-dire à l’identification et la formation d’enjeux propres à cet espace particulier.
Deuxièmement, si la profession apparaît comme très hétérogène en raison de sa composition sociale d’une part,
et de ses nombreux secteurs d’activité d’autre part, il n’en demeure pas moins que l’ensemble des infirmières se
trouvent liées entre elles, non seulement par une définition institutionnellement sanctionnée par un diplôme, mais
aussi par l’existence d’enjeux communs qui concernent directement la définition de la pratique légitime des soins
infirmiers. La profession infirmière peut donc être considérée comme un espace social dans lequel se jouent des
rapports sociaux, c’est-à-dire des luttes qui, sans être nécessairement le produit d’une conscience, présupposent
néanmoins un accord implicite entre les antagonistes sur ce qui mérite qu’on lutte. Et l’on peut penser que les
positions antagonistes s’organisent autour de couples d’oppositions tels que « prévention/guérison »,
« relationnel/technique » ou encore « lenteur/vitesse », et que ces prises de position sont étroitement associées
aux positions occupées avec, notamment, la distinction entre secteurs extra- et intra-hospitaliers.

En accord avec ce qui précède, la profession infirmière peut donc être considérée comme un espace social qui
répond à certaines propriétés du champ. En cohérence avec la démarche idéal-typique, nous considérerons donc
le concept de champ comme un « tableau idéal » (Weber, 1992, p. 173) dont il s’agira de déterminer, par le travail
empirique, l’écart qui le sépare de la réalité ici incarnée par la profession infirmière. C’est afin de marquer cet

8
    Pour la théorie du social et de l’individu qu’engage la notion de disposition, voir E. Bourdieu (1998) et Lahire (1998).
9
écart, et en émettant l’hypothèse que la profession infirmière constitue un sous-espace du champ médical, que
nous parlerons, à titre provisoire, d’espace social infirmier (ci-après : ESI).

2.3.3.	
  Une	
  recherche	
  exploratoire	
  par	
  entretiens	
  semi-­‐dirigés	
  
                                                                                                            9
De février à août 2012, notre équipe a effectué une recherche exploratoire, financée par la HES-SO . Cette
recherche avait pour objectif de dégager les grands axes de structuration de l’ESI, d’identifier les formes de
capital les plus efficientes de cet espace et de formuler un certain nombre d’hypothèses en vue de l’enquête par
sondage qui fait l’objet de la présente requête au FNS.

Trois questions de recherche ont formé la trame de cette recherche exploratoire : 1) Comment se structurent les
positions (ou secteurs d’activité) de l’ESI ? 2) Comment se structurent les prises de position (ou représentations
et pratiques) au sein de l’ESI ? 3) Quelle est la relation qui unit la structure des positions et celle des prises de
position de l’ESI ?

La recherche est basée sur 21 entretiens semi-dirigés avec des infirmières exerçant dans les secteurs les plus
diversifiés de toute la Suisse romande. Ces entretiens ont fait l’objet d’une analyse thématique catégorielle, dont
nous présentons ici les principaux résultats.

Nous avons constaté une opposition fondamentale entre d’une part les secteurs les plus médicalisés où l’on
trouve les patients dits « aigus » auxquels on délivre des soins dits « curatifs » (soins intensifs, chirurgie,
anesthésie, urgences, etc.), et d’autre part les secteurs les moins médicalisés où l’on trouve des patients bien
portants auprès desquels on exerce une activité de « prévention » (centres socio-éducatifs, milieu scolaire, etc.) –
voir des secteurs dans lesquels il n’y a pas de patients du tout (recherche et enseignement). Situés entre ces
deux pôles, se situent les secteurs dans lesquels on trouve une part importante de patients dits « chroniques »
auxquels on délivre des soins dits d’« accompagnement » (médecine, soins palliatifs, psychiatrie, EMS, soins à
domicile, etc.).

Ces positions donnent lieu à des prises de position très contrastées. Du côté du pôle médical, les trajectoires
professionnelles sont souvent marquées par l’idée de verticalité qui se révèle non seulement dans les discours,
mais aussi par les formations continues qui reposent pour grande partie sur des savoirs biomédicaux
(physiopathologie et pharmacologie). Le caractère dominant de ce capital médical au sein de l’ESI est marqué
par sa rareté relative, par l’augmentation salariale auquel il donne droit et par les postes de cadres auxquels il
facilite l’accès. A ces positions dominantes sont associées des prises de position conservatrices, qui se révèlent
par la faible attention portée aux questions touchant à l’identité professionnelle, par le recours à des expressions
telles que la « vocation », ou encore par une définition de la profession comme fonction d’exécution des ordres
médicaux. Cette assurance identitaire des infirmières est sans doute favorisée par une certaine standardisation
des pratiques, ainsi que par le sentiment de frontières nettes vis-à-vis de leurs subalternes autant que vis-à-vis
des patients que procure la possession d’un fort capital médical.

Les catégories indigènes de « soins relationnels » et de « prise en charge globale » prennent ici une signification
spécifique. Ainsi, la « relation » avec le patient ne constitue pas une fin en soi, mais plutôt un moyen de favoriser
la compliance de ce dernier afin de rendre le travail médical possible. On pourrait ainsi parler d’un « relationnel
instrumental ». Quant à la « prise en charge globale » (qui, comme nous l’avons vu dans la revue de la littérature,
est présentée comme faisant partie du « rôle propre » de la profession), elle est ici définie comme une très bonne
connaissance du dossier médical du patient.

9
  Le projet a été accepté comme esquisse par le RéSaR (Réf.: 39/O/11) et financé par HESAV (25’000CHF pour un poste
d’assistant).
10
A la différence des infirmières situées du côté du pôle médical, celles situées à l’autre pôle (que l’on pourrait
qualifier d’infirmier) présentent une préoccupation plus marquée pour leur identité professionnelle. Cherchant à se
distinguer des médecins par la mise en avant d’une spécificité infirmière, elles ne bénéficient pas des frontières
nettes qui caractérisent le pôle médical, qu’il s’agisse de celles avec leurs subalternes, avec les patients, avec les
autres profession paramédicales ou encore avec les psychologues et travailleurs sociaux. Cette relative
« insécurité » identitaire se voit encore renforcée par une forte hétérogénéité des pratiques. Contrairement à ce
que l’on observe au pôle médical, la relation avec le patient apparaît ici comme une fin en soi ; et l’attention au
corps est souvent présentée comme un moyen d’approfondir cette relation. On peut ainsi parler d’un « relationnel
expressif ». Quant à la « prise en charge globale », elle ne consiste pas, de ce côté de l’espace, en une
connaissance du dossier médical du patient mais bien en une mise en avant de la dimension « relationnelle » du
soin, puisqu’il s’agit d’accorder une attention particulière à la manière dont le patient éprouve subjectivement sa
maladie, ou encore aux conséquences que cette dernière peut avoir sur son entourage.

C’est du côté du pôle infirmier que se manifeste le plus fortement la lutte engagée pour la reconnaissance d’un
capital infirmier, que l’on peut définir comme toutes les formes de ressources acquises et mobilisées en vue d’une
autodétermination professionnelle. Cette lutte est portée par trois figures idéal-typiques d’infirmières. Localisée
dans les services de médecine, de psychiatrie, de gériatrie ou encore dans les services scolaires, la première
figure est composée d’« infirmières avant-gardistes » qui, s’appropriant certains savoirs et savoir-faire issus de
disciplines non médicales (homéopathie, médecine chinoise, analyse transactionnelle, etc.), contribuent au
développement d’un capital infirmier que l’on pourrait qualifier de « non académique ». Pour ce faire, elles
n’hésitent pas à suivre des formations qu’elle paient le plus souvent de leur propre poche. A la différence des
formations « qualifiantes » du pôle médical, ces formations peuvent s’avérer potentiellement « disqualifiantes »,
comme en témoigne le fait que ces infirmières préfèrent souvent se former à l’insu de leur employeur et opter
pour une mise en œuvre clandestine de leurs connaissances. La deuxième figure idéal-typique est celle des
« infirmières scientifiques » qui, impliquées dans la recherche et l’enseignement, contribuent à convertir le capital
« non académique » en un capital académique. En inscrivant certains savoirs et savoir-faire issus de diverses
disciplines dans le programme des « sciences infirmières », elles les dotent d’une légitimité scientifique et les
                                    10
constituent en un savoir propre , participant ainsi à ce que nous avons qualifié par ailleurs de « front de la
réhabilitation » des savoirs infirmiers (Longchamp, 2005) . Enfin, la troisième figure idéal-typique est celle des
« infirmières ingénieures ». Exerçant dans les mêmes services que les « infirmières avant-gardistes », elles s’en
distinguent cependant par le fait qu’elles recourent systématiquement et explicitement au capital infirmier
académique dans leur pratique sans pour autant participer aux processus d’appropriation et d’académisation.
Cherchant à instaurer une orthodoxie professionnelle, elles contribuent à la diffusion des modèles infirmiers et
n’hésitent pas à dénoncer l’attitude de certaines infirmières qu’elles soupçonnent de vouloir jouer au « petit
médecin ».

A ces trois figures idéal-typiques qui participent au travail d’appropriation, d’académisation et de diffusion d’un
capital infirmier s’ajoutent deux autres figures qui, tout en semblant relativement étrangères aux enjeux de lutte
de l’espace, contribuent néanmoins à sa structuration. Il s’agit d’une part des infirmières exerçant dans des
institutions non médicales et dont l’activité se confond avec celle des psychologues et travailleurs sociaux. A la
différence des trois autres figures idéal-typiques, ces infirmières ne semblent que peu concernées par un souci
d’identité professionnelle, la question de la frontière avec les autres professions pouvant même leur sembler

10
   On pense notamment au modèle des quatorze besoins fondamentaux de Virginia Henderson, qui revient très souvent dans
les discours des interviewées, et dont on sait par ailleurs qu’il est fortement inspiré par l’anthropologue Malinowski (Vonarx,
2010).
11
incongrue. Il s’agit d’autre part des infirmières qui, dotées d’un faible capital à dominante médicale, se
caractérisent par une certaine apesanteur sociale dont témoignent des trajectoires professionnelles erratiques qui
les font passer d’un secteur à l’autre en l’absence apparente de tout « plan de carrière ».

                                                                 ***

Ce rapide exposé des résultats de notre recherche exploratoire esquisse les grands principes de structuration de
la profession (et notamment les deux espèces de capital, médical et infirmier) ainsi que certaines des prises de
positions associées aux différentes positions (et notamment les trois figures idéal-typiques d’infirmières situées au
pôle infirmier). En nous basant sur ces résultats, nous sommes ainsi en mesure de formuler un certain nombre
d’hypothèses que nous mettrons à l’épreuve avec notre enquête par sondage.

2.3.4.	
  Questions	
  de	
  recherche	
  et	
  hypothèses	
  

Nous reprenons ici les trois questions de recherche formulées dans le chapitre précédent. Chacune est
désormais assortie d’hypothèses basées sur la revue de la littérature, le cadre théorique et les résultats de la
recherche exploratoire :

Question 1 : Comment se structurent les positions (ou secteurs d’activité) de l’ESI ?

           Hyp. 1 : L’ESI étant un sous-espace du champ médical, les différentes positions que l’on y repère se
           caractérisent avant tout par la distance qui les sépare des services les plus médicalisés – i.e. ceux où la
           concentration de médecins et d’actes médicaux est la plus forte. L’opposition fondamentale se situe donc
           entre un pôle médical (majoritairement composé de positions intra-hospitalières) et un pôle infirmier
           (majoritairement composé de positions extra-hospitalières). Au pôle infirmier, des oppositions secondaires
           distinguent les positions « para-hospitalières » (établissement médico-sociaux, gériatrie et, dans une
           certaine mesure, psychiatrie), les positions des soins à domicile (pratique salariée ou indépendante), les
           positions institutionnelles non médicales (centres socio-éducatifs, institutions carcérales, santé scolaire,
           entreprises, assurances maladie, etc.) et les positions académiques (recherche et enseignement).

Question 2 : Comment se structurent les prises de position (ou représentations et pratiques) au sein de l’ESI ?

           Hyp. 2 : L’ESI étant un sous-espace du champ médical, les prises de position que l’on y repère résultent,
           pour une part au moins, d’une retraduction des oppositions que l’on observe entre l’ESI et le champ
           médical. Les prises de position repérables au sein de l’ESI peuvent ainsi être regroupées en deux
           ensembles opposés. D’une part, celles qui renvoient à un exercice de la profession qui suppose avant
           tout la possession de savoirs et savoir-faire médicaux ; d’autre part, celles qui renvoient à un exercice de
           la profession qui suppose des savoirs et savoir-faire spécifiques, distincts de ceux des médecins. Portées
           par certaines figures idéal-typiques d’infirmières (et notamment les avant-gardistes, les scientifiques et les
           ingénieures), ces prises de position se manifestent notamment dans la définition de la profession et des
           principales catégories indigènes employées pour la désigner, dans le type de soins privilégiés ou encore
           dans la division du travail avec les autres professionnels.

           Hyp. 3 : Ces prises de position sont associées à la possession de deux espèces de capital. Un capital
           non spécifique à l’ESI d’une part, que l’on pourrait nommer capital médical ; un capital spécifique à l’ESI
           d’autre part, que l’on pourrait nommer capital infirmier. Ces deux espèces de capital sont déterminées
           notamment par les trajectoires scolaires et professionnelles (formations de base et formations continues).
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