L'évolution de la perception de la qualité alimentaire au cours des âges

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L’évolution de la perception                                                                                                       INRA Prod. Anim.,
                                                                                                                                      2019, 32 (1), 25-36

    de la qualité alimentaire
    au cours des âges
Éric BIRLOUEZ
Episteme, 10, rue de la Paix, 75002, Paris, France
Courriel : ericbirlouez@wanadoo.fr

„„ La qualité des aliments n’est pas une exigence récente, qui serait apparue une fois satisfaits les besoins
quantitatifs de nourriture. Depuis l’origine, l’Homo sapiens s’est préoccupé de la qualité de ce qu’il « In-corporait »,
et ses critères étaient à la fois nombreux et variés. Depuis quelques années, de nouvelles attentes qualitatives
ont émergé, obligeant tous les acteurs de la filière alimentaire à repenser en profondeur leurs modèles de
production, de transformation et de distribution1.

Introduction
                                                           au long des ­millénaires antérieurs, la            il y a environ 2,4 millions d’années –
                                                           hantise de manquer de nourriture était             étaient en effet, dès l’origine, des man-
   Autrefois, la toute première peur ali-                  en revanche bien présente. Malgré tout,            geurs omnivores. Ne pouvant tirer d’un
mentaire des Hommes, la plus intense                       l’aspect quantitatif n’était pas le seul qui       seul aliment (ou type d’aliments) tous
et la plus répandue, était de manquer                      comptait. La qualité de l’alimentation             les nutriments qui leur étaient indispen-
de nourriture. Cette angoisse n’a mal-                     importait également au plus haut point.            sables, ils étaient contraints de diversifier
heureusement pas totalement disparu :                                                                         leurs sources de nourriture. La réponse à
en 2016, 815 millions de personnes ont                                                                        cette nécessité physiologique était facili-
souffert de la faim de façon chronique
                                                           1. La qualité sanitaire                            tée par l’existence d’une néophilie « natu-
(FAO et al., 2017). Mais aujourd’hui, pour                 avant tout                                         relle », c’est-à-dire d’une pulsion qui les
près de 90 % de la population mondiale,                                                                       incitait à tester en permanence de nou-
la nourriture est devenue physiquement                     „„1.1. La néophobie                                veaux aliments potentiels. Un problème
et financièrement accessible. Cette                        instinctive de l’omnivore                          existait toutefois : les omnivores n’ont pas
situation de disponibilité, voire d’abon-                  humain                                             la capacité innée à distinguer à coup sûr
dance alimentaire, est néanmoins très                                                                         les « bons » aliments des aliments poten-
récente dans l’histoire de l’humanité. En                     Même avec le ventre vide nos lointains          tiellement toxiques. D’où leur néophobie,
Amérique du nord et en Europe occiden-                     ancêtres se montraient très attentifs à la         ce terme désignant ici la méfiance instinc-
tale, ce n’est qu’à partir du xixe siècle que              qualité des denrées qu’ils s’apprêtaient à         tive – et protectrice – vis-à-vis des aliments
la production agricole, bénéficiant de                     ingérer (en dehors des cas extrêmes où             inconnus ou de ceux dont l’aspect, l’odeur
la révolution industrielle et des progrès                  manger était le seul moyen d’espérer sur-          et le goût n’était pas ceux habituels. Ce
scientifiques, permit enfin aux classes                    vivre). L’aliment, surtout s’il était inconnu      tiraillement entre néophilie nécessaire et
populaires de trouver tous les jours dans                  ou s’il présentait un aspect différent de          néophobie indispensable a été décrit par
leur assiette de quoi ne pas mourir de                     son apparence habituelle, suscitait une            le psychosociologue américain Paul Rozin
faim (en Europe de l’ouest, la dernière                    méfiance a priori. Cette prudence instinc-         et le sociologue français Claude Fischler,
famine date de 1845 : elle survint en                      tive serait liée à notre omnivorisme (Rozin,       qui ont donné à ce dilemme fondamen-
Irlande à la suite de l’attaque des champs                 1976). Les p   ­ remiers représentants du          tal le nom de « paradoxe de l’omnivore »
de pommes de terre par le mildiou). Tout                   genre humain – les Homo habilis, ­apparus          (Rozin, 1976 ; Fischler, 1990).

1
    Cet article a fait l’objet d’une présentation aux 24es Journées Rencontres Recherches Ruminants (Birlouez, 2018).

https://doi.org/10.20870/productions-animales.2019.32.1.2419                                                    INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
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   Cette prudence instinctive (anthro-      par la nature (Desor et al., 1975). En        part de l’énergie jusqu’alors requise par
pologique) vis-à-vis du nouveau et          effet, l’amertume est souvent le signe        ces deux opérations. L’énergie devenue
du différent s’est accompagnée d’un         de la présence d’alcaloïdes toxiques.         disponible aurait alors favorisé le déve-
lent processus d’apprentissage, qui         Toutefois, les indicateurs sensoriels ne      loppement du cerveau de nos ancêtres
a permis à l’Homme de surmonter sa          sont pas infaillibles : bon goût n’est pas    (la cuisson aurait de surcroît accru la
néophobie et d’élargir progressive-         toujours synonyme d’innocuité (les            biodisponibilité de l’amidon et fourni
ment son répertoire alimentaire tout        survivants à l’ingestion d’un plat d’ama-     davantage de glucose au cerveau). Par
en minimisant les risques pour sa sur-      nites phalloïdes qualifient de plutôt         ailleurs, outre la possibilité de manger
vie et sa santé. À la fois par expérience   agréable la saveur de ces champignons         chaud, la cuisson a créé de nouveaux
personnelle et en profitant de celle        pourtant très vénéneux). A contrario, un      arômes et de nouvelles saveurs, amé-
de leurs congénères (parents, fratrie,      aliment qui ne sent pas bon ou a mau-         liorant la qualité organoleptique de la
autres membres du groupe), les pre-         vais goût n’est pas forcément dange-          nourriture. Parce qu’ils étaient devenus
miers humains ont peu à peu appris          reux pour la santé.                           plus appétents, ou tout simplement
à identifier les végétaux, animaux ou                                                     comestibles, certains aliments ont pu
champignons naturellement toxiques.         „„1.2 Préserver                               être consommés en plus grande quan-
Ils ont constaté également que des          les qualités des aliments :                   tité, permettant à nos ancêtres de béné-
aliments habituellement comestibles         les procédés traditionnels                    ficier de leurs qualités nutritionnelles
pouvaient se révéler néfastes lorsque,      de conservation                               spécifiques, tout en satisfaisant à la
au bout de quelques jours, ils commen-                                                    nécessité physiologique de diversifier
çaient à se décomposer. Ces connais-           Il y a fort longtemps que les Hommes       leurs sources de nourriture.
sances alimentaires, absolument vitales,    ont découvert la possibilité de préser-
se sont transmises d’une génération à       ver certaines qualités de leurs aliments.        À l’instar de la cuisson, les autres pro-
la suivante. Parallèlement, les Hommes      À cet égard la cuisson a représenté une       cédés traditionnels de conservation
ont élaboré des « systèmes culinaires »     révolution ! Celle-ci est devenue une         sont apparus bien avant que l’Homme
permettant aux membres d’une même           opération quotidienne avec la domes-          ne produise lui-même ses aliments en
communauté humaine de se doter de           tication du feu (elle pourrait dater d’en-    pratiquant l’agriculture et l’élevage.
catégories alimentaires (comme celles       viron 700 000 ans mais l’usage ponctuel       Les Hommes du Paléolithique prati-
du « mangeable » et du « non-man-           du feu est beaucoup plus ancien). Faire       quaient déjà le séchage et le fumage,
geable ») et de se donner des règles        cuire le produit de sa cueillette, de sa      le salage et la conservation par le froid,
définissant, par exemple, les conditions    collecte, de sa chasse ou de sa pêche         et sans doute aussi la fermentation. Un
de préparation et de consommation           a permis à l’Homme d’assainir sa nour-        des objectifs de ces transformations
des mets. La fonction première de ces       riture. En préservant, voire en amélio-       était commun : retarder le plus long-
systèmes culinaires était de rassurer un    rant, la qualité sanitaire de ses aliments,   temps possible l’altération inévitable
mangeur inquiet « par nature » vis-à-vis    il pouvait conserver ceux-ci plus long-       de la qualité sanitaire de l’aliment. La
de son alimentation, et tiraillé en per-    temps sans risques pour sa santé. La          consommation différée des excédents
manence entre néophilie et néophobie.       cuisson, parfois associée à d’autres          ponctuels de nourriture représentait en
(Fischler, 1990).                           types de transformations alimentaires,        effet un enjeu vital : aux moments de
                                            a également permis de rendre cer-             relative abondance pouvaient succéder
   Pour évaluer la qualité (ou sécurité)    tains végétaux comestibles. Ce fut le         de longues périodes de manque.
sanitaire d’un aliment vis-à-vis duquel     cas, par exemple, avec le manioc amer
il avait des doutes, l’Homme d’hier –       qui, sans traitement adéquat, est hau-           Parfois associés, le séchage, le fumage
comme celui d’aujourd’hui ! – commen-       tement toxique (en raison de la pré-          et le salage présentaient l’avantage sup-
çait par observer et par sentir celui-ci.   sence de glucosides cyanogènes qui,           plémentaire de conférer aux aliments
Chacun sait qu’une viande ou un pois-       lorsque les cellules sont endomma-            des qualités gustatives particulières,
son en état de décomposition ont un         gées, libèrent de l’acide cyanhydrique).      souvent appréciées. On sait que le goût
aspect et, plus encore, une odeur qui       Les indiens d’Amazonie ont été les pre-       des produits fumés est prisé depuis
suffisent à les rejeter. Dans un second     miers à mettre au point des techniques        longtemps : les Romains de l’Antiquité
temps, l’Homme goûtait l’aliment, tou-      combinées de trempage de la racine,           cherchaient à améliorer la saveur de
jours en petite quantité. À ce stade, nos   de fermentation, de cuisson dans l’eau        leurs fromages de brebis en les fumant
lointains ancêtres ont probablement         et de séchage permettant d’ôter au            avec des herbes et des branchages odo-
écarté d’emblée les aliments amers,         manioc amer toute toxicité. Un autre          rants. Dès le iie siècle av. J.-C., les Gaulois
une saveur vis-à-vis de laquelle tout       bénéfice majeur de la cuisson a été de        étaient réputés pour l’excellence de
être humain, à sa naissance, présente       rendre la mastication et la digestion des     leurs salaisons de porcs, ces charcute-
une aversion spontanée (mais celle-ci       aliments plus aisées, permettant ainsi        ries étant parfois fumées.
peut ensuite disparaître avec l’âge, par    de profiter au mieux de leurs qualités
apprentissage et mimétisme). Certains       nutritionnelles. Selon certains paléoan-        Le salage des harengs représenta une
auteurs ont vu dans cette aversion          thropologues (Picq, 2012), cette facili-      grande avancée : le procédé permettait
innée, génétiquement déterminée, un         tation des activités masticatoires et         de préserver pendant de longs mois la
mécanisme de protection sélectionné         digestives aurait « libéré » une grande       qualité sanitaire de cette nourriture

INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
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essentielle des jours maigres où l’Église       micro-organismes pathogènes), mais              (même si dans les premiers temps leur
interdisait la consommation de viande.          aussi pour en améliorer la qualité nutri-       ration était très majoritairement végé-
À l’instar du sel, le sucre permet aussi de     tionnelle. Processus naturel résultant de       tale). Progressivement, l’Homme pré-
« capturer » l’eau contenue dans les ali-       l’activité de bactéries, levures et cham-       historique ne s’est plus contenté des
ments, privant ainsi bactéries et levures       pignons microscopiques, la fermenta-            petites proies qu’il pouvait capturer
de cet élément vital. C’est d’abord en          tion a été appliquée à une très grande          ou collecter aisément – insectes, vers,
Italie, puis en France, qu’apparurent à         diversité de matières premières, végé-          larves, petits reptiles, escargots, coquil-
la Renaissance, pâtes de fruits et fruits       tales ou animales, et par la quasi-to-          lages, etc. – ni même des animaux plus
confits, « douceurs » qui renforcèrent          talité des peuples : phoque chez les            gros qu’il trouvait déjà morts et qui
l’essor de la consommation de sucre             Inuits du Canada, chou des Alsaciens            n’avaient pas encore été entièrement
par les élites sociales. Depuis la nuit des     et des Coréens, panse de caribou chez           dévorés par les charognards. Les spé-
temps, l’Homme a en effet recherché             les Amérindiens ou de brebis chez les           cialistes pensent que c’est l’appétence
avec avidité la saveur sucrée, fournie à        Ecossais, soja des Asiatiques, hareng           croissante des Hommes pour la viande
l’origine par le miel sauvage, les fruits, la   des Scandinaves, lait chez les peuples          qui les a conduits à élaborer des armes
sève de certains érables ou palmiers. La        nomades d’Asie centrale, etc. Les pro-          et des stratégies efficaces pour chasser,
présence de cette saveur, pour laquelle         cédés de fermentation ont abouti à              collectivement, des grands animaux
tout nouveau-né humain a une appé-              une variété tout aussi considérable de          (Patou-Mathis, 2009). Cet attrait pour
tence innée, a constitué pendant long-          produits finis : pain, fromage, yaourts         la viande a pu être motivé par la qua-
temps un des principaux « critères de           et autres laits fermentés, charcuterie,         lité sensorielle de cet aliment ainsi que
qualité » alimentaire. De qualité gusta-        poissons fermentés, légumes lacto-fer-          par ses qualités nutritionnelles particu-
tive mais aussi, de façon bien sûr non          mentés, condiments et sauces (comme             lières. La viande présente en effet un
consciente, de qualité nutritionnelle, le       le garum des Romains et le nuoc-mam             fort pouvoir satiétogène – en raison de
glucose constituant le carburant indis-         vietnamien préparés à partir de vis-            sa teneur élevée en protéines, elle rassa-
pensable du cerveau.                            cères de poisson). Sans oublier l’hydro-        sie de manière plus rapide, plus intense
                                                mel (la première boisson alcoolisée de          et plus durable que les végétaux –, sa
  Certains procédés de transformation,          l’humanité), la bière, le vin, le chocolat      densité énergétique est relativement
utilisés parfois depuis des siècles voire       ou encore certains thés. La fermenta-           élevée (nombre de calories par unité
des millénaires, ont permis de révéler la       tion a aussi été à l’origine de nouveaux        de poids) et elle est riche en certains
qualité gustative de certains aliments          goûts, couleurs et textures. Toutefois,         nutriments d’intérêt (protéines de
ou breuvages. C’est le cas de la torré-         la perception de la qualité gustative           haute valeur biologique, fer aisément
faction qui, appliquée aux grains de            des différents aliments fermentés peut          assimilable par l’organisme, vitamines
café ou aux fèves de cacao, permet la           être totalement différente d’une culture        du groupe B, zinc, sélénium…).
formation d’une partie de leurs arômes          à l’autre : tel produit peut être consi-
spécifiques.                                    déré comme délicieux par un peuple et              Dès les années 1960, avait été for-
                                                répugnant par un autre, et inversement          mulée l’idée selon laquelle ce serait la
  Le froid a lui aussi été mobilisé pour        (voir par exemple les fromages à l’odeur        consommation croissante de viande
conserver les qualités sanitaires, nutri-       affirmée dont raffolent beaucoup de             qui aurait, plus que tout autre facteur,
tionnelles et gustatives des aliments.          Français). La fermentation améliore en          contribué à l’évolution biologique des
Lors des périodes glaciaires, sous              outre les qualités nutritionnelles des          représentants de la lignée humaine. Par
certaines latitudes, les Hommes pré-            aliments (les micro-organismes pro-             ses apports en énergie et en nutriments
historiques ont pu manger la viande             duisent in situ certaines vitamines et          spécifiques, la viande aurait notamment
d’animaux emprisonnés par la glace              acides aminés essentiels) et elle accroît       favorisé le développement du cerveau
depuis des siècles. Ils ont également           parfois leur digestibilité (cas du lait lors-   humain. En réalité, rien ne permet d’af-
constaté que l’exposition des gibiers et        qu’il est transformé en yaourt).                firmer que le fait de manger de la viande
poissons au froid intense de l’air per-                                                         en quantités croissantes a été le facteur
mettait de les conserver. Les habitants         „„1.3. La viande :                              décisif de l’augmentation du volume du
des pays chauds ont eux aussi compris           un aliment aux qualités                         cerveau. En effet, consommer plus de
très tôt l’intérêt de la réfrigération : des    nutritives particulièrement                     viande pourrait être non pas la cause
glacières, fosses creusées dans le sol          recherchées                                     mais la conséquence d’un gros cerveau
et remplies de glace et de neige récu-                                                          (ce dernier résultant d’autres facteurs).
pérées sur les sommets montagneux,                Certains aliments présentent des              Dotés de capacités cognitives et rela-
étaient déjà utilisées par les Grecs puis       qualités particulières qui ont conduit          tionnelles grandissantes, les Hommes
par les Romains de l’Antiquité.                 nos ancêtres à les rechercher plus              du Paléolithique auraient progressive-
                                                activement. Parmi eux figuraient les            ment conçu des armes plus efficaces,
   Depuis 10 000 ans au moins,                  aliments à la saveur sucrée ainsi que           ils auraient imaginé des stratégies de
l’Homme a su tirer profit de la fermen-         la viande. Tous les représentants du            capture du gibier plus performantes,
tation, non seulement pour préserver            genre Homo étant, nous l’avons rap-             ils auraient mieux coopéré et com-
la qualité sanitaire de certains aliments       pelé, des omnivores, ils ont toujours           muniqué entre eux, etc. Ces aptitudes
(les « bons » microbes neutralisant les         consommé des protéines animales                 auraient accru la réussite de la chasse,

                                                                                                 INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
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ce qui aurait procuré davantage de              n’est donc ni universelle ni figée. Les       temps, de cette perception (Flandrin,
viande. Davantage que la viande elle-           escargots et les fromages forts qu’appré-     1993). Avec toutefois une limite : les
même, ce serait donc sa quête et, sur-          cient aujourd’hui beaucoup de Français        goûts dont il est question sont ceux des
tout, son acquisition collective, via la        soulèvent le cœur de la plupart de nos        élites sociales ! Certains de nos conci-
chasse en groupe qui, en sélectionnant          voisins d’outre-Manche. À l’inverse,          toyens expriment parfois la nostalgie
certaines capacités particulières, aurait       l’idée même de manger des insectes            du goût des aliments d’autrefois, qu’ils
favorisé l’hominisation, c’est-à-dire           ou des larves révulse nos concitoyens,        jugent bien meilleurs car plus « authen-
l’évolution biologique, sociale et cultu-       alors que ces nourritures sont perçues        tiques » et, surtout, plus « naturels ».
relle de l’Homme (Patou-Mathis, 2009).          comme de délicieuses friandises par           En réalité il n’est pas du tout sûr qu’ils
                                                des centaines de millions d’habitants         apprécieraient, par exemple, le « vrai
                                                sur la planète. Bien entendu, au-delà du      goût » des vins antiques, à supposer
2. Les autres critères                          goût lui-même, c’est ici la représentation    que nous soyons capables de restituer
d’appréciation de la                            mentale des insectes – le fait qu’ils ne      fidèlement celui-ci. Les spécialistes
qualité alimentaire                             soient pas, dans notre culture, considé-      affirment que ces vins étaient oxydés
                                                rés comme faisant partie de « l’ordre du      beaucoup plus rapidement que nos
                                                mangeable » – qui détermine leur non          actuels nectars : pour cette raison, ils
„„2.1 La qualité gustative :
                                                acceptabilité (Corbeau et Poulain, 2002).     devaient se rapprocher du xérès et
un critère culturel
                                                                                              du rancio d’Andalousie ou, peut-être,
qui a une histoire
                                                   Des géographes (Moriniaux, 2004 ;          du vin jaune du Jura qui sont des vins
   Si, depuis les origines, l’Homme a uti-      Fumey et Etcheverria, 2009) ont car-          au goût particulier. En outre, pour
lisé son goût (ainsi que sa vue, son odo-       tographié, pour chaque continent, les         accroître l’étanchéité de leurs jarres et
rat et son toucher) comme indicateur            couples de saveurs les plus appréciés.        amphores, les vignerons d’hier avaient
de la qualité sanitaire de ses aliments,        Le sucré/acide est ainsi la combinai-         recours à la résine très odorante du
ce sens lui permettait également de             son la plus populaire en Amérique             pistachier. Enfin, pour conserver des
tirer de ses nourritures un certain plai-       du Nord, ainsi qu’en Australie et en          breuvages qui pouvaient tourner
sir ou, parfois, du déplaisir. Nous avons       Nouvelle-Zélande. En Afrique, le sucré/       rapidement au vinaigre, on leur ajou-
évoqué plus haut l’attirance innée du           salé domine. Mais ailleurs, le sucré cède     tait diverses substances telles que
nourrisson humain, dès sa naissance (et         la place aux autres saveurs. L’Amérique       des herbes aromatiques (romarin,
même in utero), pour la saveur sucrée           centrale et l’Amérique du Sud ont une         fenugrec), des épices variées, du miel,
et son aversion tout aussi spontanée            préférence pour l’association salé/           du sel et même du plâtre et de l’eau
pour l’amer (Chiva, 1985). Cette pré-           amer, l’Europe occidentale privilé-           de mer (Tchernia et Brun, 1999). De la
férence comme ce dégoût pourraient              gie quant à elle la combinaison salé/         même façon, il est peu probable que
être tous deux le fruit d’une longue            acide et les Européens du Nord et de          nous parvenions à nous régaler des
évolution qui aurait « sélectionné » les        l’Est sont pour leur part des adeptes         cigognes ou des cygnes rôtis, assaison-
individus génétiquement porteurs de             de l’acide/amer, au même titre que les        nés avec des épices « à grand foison »,
cette double caractéristique qui s’est          Asiatiques. Ces grandes tendances ne          qui ornaient les tables des banquets
révélée être d’une grande utilité pour          doivent cependant pas masquer le fait         médiévaux. Alors qu’elle pouvait sem-
la survie de l’espèce humaine : l’appé-         qu’au sein d’un même continent les            bler indéracinable, la passion des élites
tence pour le goût sucré aurait conduit         goûts ne sont pas homogènes. Ainsi,           pour les épices à la fin du Moyen Âge et
nos ancêtres à rechercher les aliments          certains peuples européens apprécient         à la Renaissance va pourtant connaître
riches en glucose, une source d’énergie         plus le sucre que d’autres. Par exemple,      un coup d’arrêt à partir du milieu du
rapidement utilisable par l’organisme ;         la consommation de confiseries (hors          xviie siècle (Flandrin, 1996). C’est à cette
et nous avons déjà mentionné que                chocolat) obéit à un gradient Nord-Sud        époque, et par la volonté du Roi Soleil,
l’aversion pour l’amer, saveur souvent          décroissant. Les Français sont moins          qu’émerge en effet la grande cuisine
associée à la présence de molécules             attirés par ce type de douceurs que les       française aristocratique. Celle-ci se
toxiques, aurait protégé du risque d’em-        Anglais, les Allemands, les Néerlandais       caractérise, entre autres aspects, par le
poisonnement naturel.                           ou les Scandinaves. En revanche, nos          souhait de « mieux préserver le goût
                                                concitoyens sont davantage amateurs           naturel des aliments ». Ce parti-pris
   Mais pour le reste, les préférences et les   de confiseries que les Espagnols, les         signe la mort des épices : ces denrées
répulsions (ou simplement les non atti-         Italiens, les Portugais ou les Grecs.         sont accusées d’écraser complètement
rances) alimentaires ont d’abord une ori-       Dans ces pays méditerranéens, la saveur       la saveur originelle des aliments. Les
gine culturelle. Elles présentent aussi de      sucrée provient principalement des            herbes aromatiques indigènes (men-
grandes variations selon les personnes,         pâtisseries et non des bonbons.               the, thym, laurier…), aux parfums bien
et sont susceptibles de se modifier avec                                                      plus discrets et subtils, vont les rempla-
l’âge. Au sein d’une même culture ou               Si elle est avant tout culturelle, l’ap-   cer. A la même époque, les cuisiniers
d’un même pays, elles peuvent aussi             préciation de la qualité gustative des        décident de raccourcir la durée de cuis-
connaître, comme nous le verrons, des           aliments a également une histoire.            son des mets : celle-ci était très élevée,
évolutions au cours du temps. La percep-        L’examen des traités culinaires nous          ce qui dénaturait le goût et la texture
tion de la qualité gustative d’un aliment       renseigne sur l’évolution, au cours du        des aliments.

INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
L’évolution de la perception de la qualité alimentaire au cours des âges / 29

„„2.2. Une prise en compte                     (veaux, agneaux, chevreaux), la chair         cas avec la viande. À partir du moment
très précoce de la qualité                     des volailles de basse-cour et celle des      où l’Homme ne s’est plus contenté de
diététique des aliments                        grands volatiles. La viande de bœuf,          chasser les animaux mais s’est mis à les
                                               considérée comme trop frustre était,          élever, la viande est devenue un pro-
   Depuis les temps préhistoriques,            elle, abandonnée aux rustres paysans.         duit dont la consommation régulière
l’Homme a eu l’intuition que la façon                                                        et abondante s’est trouvée réservée
dont il mangeait pouvait avoir un effet,          Au Moyen Âge, la cuisine et la méde-       à une élite. Sa production nécessitait
bénéfique ou néfaste, sur son corps            cine étaient très imbriquées. Au travers      en effet davantage de temps, de tra-
(Birlouez, 2013). La démarche visant à         des mets qu’il confectionnait, le maître-     vail et d’argent que celle des céréales
préserver ou à restaurer la santé via l’ali-   queux (cuisinier) médiéval cherchait          et des légumes secs, aliments qui, de
mentation était déjà pratiquée en Inde         avant tout à maintenir ses maîtres en         tous temps, ont constitué la base de
il y a plus de trois mille ans. En Grèce,      bonne santé, bien plus qu’à les régaler.      l’alimentation populaire aux côtés des
il y a 2 400 ans, le médecin Hippocrate        De leur côté, les médecins rédigeaient        légumes. Nous avons indiqué qu’à
de Cos créa la « diététique », dont le         des traités dans lesquels ils inséraient      l’époque médiévale, les seigneurs pri-
premier objectif était de prévenir la          des recettes de cuisine non seulement         vilégiaient les grands volatiles : cygnes,
maladie via un régime alimentaire et           pour les malades mais aussi pour pré-         hérons, grues, cigognes, paons, faisans,
une hygiène de vie adaptés (exer-              server la santé des bien-portants. Cette      etc. Ce n’était pas parce qu’ils raffolaient
cices physiques, bains, massages…).            démarche de prévention conduisait             de leur chair, réputée peu goûteuse,
Hippocrate préconisait à ses patients          à privilégier certains aliments ou une        mais parce que ces grands oiseaux
de privilégier tel ou tel aliment, en          façon particulière de les consom-             correspondaient, pour des raisons que
raison des bienfaits spécifiques qu’il         mer. Les épices, considérées comme            nous développons plus loin, à leur sta-
était censé leur apporter. Cette « diète       chaudes et sèches, avaient la réputation      tut social de dominants.
hippocratique » reposait notamment             de faciliter la digestion. Cette dernière
sur la théorie des « humeurs », selon          était assimilée à une cuisson dans l’es-         Autre exemple, lui aussi déjà men-
laquelle chaque aliment possédait              tomac et son bon déroulement était            tionné : à partir du xive siècle, les nobles
deux qualités particulières. Le père de        perçu comme le premier garant d’une           d’Europe occidentale ont été saisis
la médecine occidentale distinguait            bonne santé. Les fruits crus, froids et       d’une véritable « folie des épices »
ainsi quatre catégories d’aliments : les       humides, étaient servis au début du           (Flandrin, 1996). Une des explications
chauds et humides, les chauds et secs,         repas : demeurant ainsi plus longtemps        de cet engouement – outre les vertus
les froids et humides et les froids et secs.   dans l’estomac, ils laissaient à ce dernier   diététiques qui leur étaient attribuées –
Contre les fièvres, les nourritures froides    le temps de bien les « cuire ». Seuls les     résidait dans leur statut d’aliments « de
et humides (les salades par exemple)           poires, les coings et les nèfles ainsi que    distinction ». Issues de pays très loin-
faisaient merveille ; en revanche, il          les fruits cuits étaient mangés à la fin      tains et acheminées en toutes petites
convenait d’éviter tout aliment chaud          car ils avaient la réputation de « fermer     quantités via des routes terrestres
et sec comme les épices. Les principes         l’estomac ». Une vertu que les médecins       et maritimes périlleuses, les épices
diététiques énoncés par Hippocrate et          de l’époque attribuaient également            d’Orient étaient incroyablement coû-
ses disciples seront approfondis par les       aux fromages, particulièrement à ceux         teuses : un kilo de poivre valait le prix
médecins de l’Empire romain (Celse,            qui étaient vieux, bien affinés et forts :    d’un kilo d’or ! Marqueurs sociaux et
Galien) puis par les praticiens du monde       mangés en clôture du repas, ils permet-       signes extérieurs de richesse, les épices
arabo-musulman (Rhazès, Avicenne) et           taient de sceller l’estomac et d’éviter       étaient en quelque sorte le caviar de
par les docteurs du Moyen Âge occi-            que les aliments ingérés avant eux ne         l’époque : elles symbolisaient le luxe et
dental (ces derniers élaboreront de            remontent dans l’œsophage (c’est l’ori-       le raffinement les plus extrêmes.
nombreux traités diététiques nommés            gine de l’expression, qui nous semble
« régimes de santé »).                         étrange de nos jours, « entre la poire et        S’agissant des nourritures ou des
                                               le fromage »)                                 breuvages consommés par tous, les
  Si l’Homme médiéval se devait de                                                           classes sociales se distinguaient par
« manger selon sa qualité », c’est-à-dire      „„2.3. La qualité, facteur                    des qualités différentes c’est-à-dire par
selon son statut social, ce n’était pas        de distinction sociale                        une fraîcheur, un goût, une couleur, un
seulement pour affirmer son rang de                                                          aspect, une tendreté ou, dans le cas
seigneur et faire étalage de sa richesse.         Si certains aliments étaient recher-       du vin, un degré d’alcool différents.
C’était aussi pour des raisons diété-          chés avec une particulière avidité, ce        Au Moyen Âge, seuls les nobles man-
tiques. On considérait à l’époque que          n’était pas toujours uniquement pour          geaient du pain vraiment blanc et à la
les paysans étaient dotés d’un estomac         leurs qualités sanitaires, nutritives,        mie aérée (Laurioux, 2002). Ce pain avait
« grossier » qui ne pouvait digérer que        médicinales ou gustatives particulières.      été exclusivement confectionné à partir
des aliments eux-mêmes « grossiers ».          Certaines nourritures ou boissons per-        de froment (blé tendre) et sa farine – la
A contrario, les nobles avaient un esto-       mettaient de se distinguer de la masse        « fleur de froment » – avait été finement
mac « délicat » qui ne pouvait suppor-         des mangeurs en affirmant son statut          blutée, c’est-à-dire qu’elle avait subi un
ter que des aliments de même nature,           social élevé et en faisant étalage de sa      raffinage poussé ayant entraîné la perte
à savoir la viande de jeunes animaux           richesse et de sa puissance. Ce fut le        (le gaspillage) de la moitié du poids

                                                                                              INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
30 / Éric birlouez

i­nitial du grain ! Ce produit de grand             sur son corps mais aussi sur son esprit       des légumes et des « racines », nourri-
 luxe se caractérisait par sa mie très              (Fischler, 1990). Les aliments et les bois-   tures poussant dans la terre, élément
 blanche, ce qui n’était pas le cas des             sons sont en effet les seuls éléments         considéré comme le plus « vil » de tous
 autres pains pourtant confectionnés                que nous incorporons, au sens littéral        et associé aux enfers. Quant aux épices
 avec du seul froment. Le peuple devait             de ce terme. In- corporer, c’est intro-       qui assaisonnaient systématiquement
 se contenter quant à lui de pain « noir »          duire à l’intérieur de son propre corps       ces nourritures carnées, elles étaient
 ou « gris », plus compact et le plus sou-          un objet extérieur à soi. Cette particu-      elles aussi appréciées pour leur qualité
 vent mangé rassis, fait d’un mélange de            larité de l’aliment est à l’origine d’une     symbolique et leur capacité à stimuler
 blé et de céréales secondaires.                    croyance, observée au xixe siècle par les     l’imaginaire des mangeurs médiévaux.
                                                    premiers ethnologues. Cette croyance,         Originaires de régions chaudes et arides,
   Au xve siècle, on distinguait les fromages       à laquelle a été donné le nom de « prin-      elles étaient associées à l’élément feu, le
« de fine qualité » de ceux « de pauvres            cipe d’incorporation », peut être décrite     plus valorisé de tous. Elles provenaient
gens, ordinaire pitance » (Thouvenot,               de la façon suivante : lorsqu’il fait péné-   de l’Orient « lointain et mystérieux »,
1983). Au xixe siècle, les Parisiens nantis         trer au plus intime de lui-même un            siège du Paradis terrestre : lorsqu’on les
n’hésitaient pas à payer 40 centimes le             aliment, l’Homme « primitif » pense           consommait, on incorporait un avant-
litre de lait de première qualité que four-         incorporer du même coup les qualités          goût de ce même Paradis, ainsi qu’un
nissaient les éleveurs « nourrisseurs »             ou les défauts, physiques ou moraux,          parfum d’exotisme et d’aventure, etc.
dont la ferme se trouvait dans la capitale          qu’il attribue au végétal ou à l’animal
intra-muros (en 1949, il subsistait encore          ingéré. Par exemple la force du bœuf,            La croyance dans le « principe d’incor-
160 nourrisseurs dans Paris et la banlieue          la couardise du lièvre, la ruse du renard,    poration » et sa conséquence pratique
proche, Phliponneau, 1949).                         la rapidité de la gazelle, la laideur du      – la recherche ou, a contrario, l’évite-
                                                    cochon, etc. Cette croyance a été résu-       ment de tel ou tel aliment en raison de
   En revanche, les ouvriers et employés            mée par la formule : nous sommes ce           ses qualités ou défauts symboliques – ne
ne pouvaient s’offrir que le lait à 20 cen-         que nous mangeons (Nemeroff et Rozin,         sont pas l’apanage de nos ancêtres pré-
times le litre, un lait écrémé et mouillé,          1989). Elle témoigne de la qualité « sym-     historiques, de peuples « primitifs » ou
voire frelaté. Quant au beurre, seuls les           bolique » que peut revêtir la nourriture.     encore d’individus arriérés, peu instruits
riches pouvaient le déguster : pour s’of-                                                         et irrationnels. La recherche a montré
frir 1 kg de « vrai » beurre, il aurait fallu, au      Nous avons évoqué plus haut la             que cette « pensée magique » est pré-
milieu du xixe siècle, débourser la paye de         consommation des grands volatiles             sente en chacun de nous, et cohabite
deux journées de travail d’un manœuvre.             au Moyen Âge et à la Renaissance              avec notre pensée rationnelle (Rozin,
Luxe inaccessible à l’ouvrier et au petit           (Laurioux, 2002). Comme nous l’avons          1994). Consciemment ou inconsciem-
employé qui devait se contenter de lard,            souligné, ce n’était pas la qualité gus-      ment, qu’il soit membre d’une tribu de
de suif, de saindoux ou d’huile de mau-             tative de ces paons, faisans, cygnes,         chasseurs-cueilleurs d’Amazonie ou
vaise qualité. A la même époque, la viande          hérons, cigognes ou grues qui était           trader à la City de Londres, chaque être
de boucherie demeurait un aliment d’ex-             recherchée. C’était en premier lieu leur      humain porte en lui cette conviction
ception pour la masse des prolétaires qui           qualité symbolique, ainsi que la distinc-     intime qu’il est ce qu’il mange . La publi-
ne pouvaient fréquenter le « boucher de             tion sociale qui en découlait. Ces vola-      cité alimentaire, en faisant la promo-
première » des beaux quartiers. Il en était         tiles sauvages faisaient l’objet d’une        tion des boissons « sources d’énergie »,
de même à la campagne, un auteur du                 chasse, activité perçue comme noble           des oranges « gorgées de soleil », des
temps n’hésitant pas à affirmer en 1882             par les aristocrates qui assimilaient sa      huiles « légères », des yaourts « doux
que le porc et le lard suffisaient aux gens         pratique à la guerre et en avaient fait       et onctueux », des légumes « purifica-
de la campagne car ceux-ci avaient « le             un privilège de classe. Par ailleurs, ces     teurs », des produits du terroir « authen-
grand air qui est tout à la fois le meilleur        oiseaux majestueux se déplacent dans          tiques » ou encore des « super-fruits »
apéritif et le meilleur digestif. » Et si, à        l’air. Or, depuis l’Antiquité, cet élément    use et abuse de ce ressort archaïque et
l’instar des bourgeois, les pauvres des             de la nature est beaucoup plus valo-          universel de notre comportement ali-
villes mangeaient des fruits, leurs faibles         risé que l’eau et la terre. De surcroît,      mentaire, de cette autre façon de per-
moyens les contraignaient à ne pouvoir              pour les Chrétiens, l’air (le ciel) est le    cevoir la qualité d’un aliment ou d’une
acheter que des fruits de piètre qualité,           lieu où résident Dieu, les anges et les       boisson.
souvent à moitié mûrs et qu’ils consom-             saints. Autre atout symbolique : du
maient cuits (Thouvenot, 1983).                     fait de leur position élevée, cygnes et
                                                    paons, cigognes et hérons dominent
                                                                                                  3. Confiance du mangeur
„„2.4. Principe                                     toutes les autres créatures, terrestres et    et altérations frauduleuses
d’incorporation et qualité                          marines. Par le jeu des correspondances       de la qualité
symbolique des aliments                             symboliques, ces somptueux volatiles
                                                    conviennent donc parfaitement aux
  L’Homme a probablement acquis très                dominants, aux personnes de rang élevé.         Autrefois, l’appréciation par le man-
tôt la conviction intime que les nourri-            Leur fonction de distinction sociale est      geur de la qualité sanitaire de l’aliment
tures qu’il ingérait pouvaient avoir un             encore renforcée par le fait que les pay-     qu’il achetait ou du mets qui lui était
effet, positif ou négatif, non seulement            sans sont, eux, contraints de manger          servi se faisait d’abord en mobilisant

INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
L’évolution de la perception de la qualité alimentaire au cours des âges / 31

ses sens : son aspect, son odeur, puis         que ceux qu’ils prétendaient utiliser.         et déceptions » commises par les bou-
la saveur d’un petit morceau servaient         S’agissant de la provenance, les lapins        chers. Ces derniers « maintiennent toute
d’indicateurs. Intervenait également la        prétendument de garenne avaient en             la journée grande foison de chandelles
confiance que pouvait apporter le fait         réalité été sortis de clapiers urbains. La     allumées […]. Par quoi, souventes fois, les
de connaître personnellement le pay-           « graine de paradis » (ou maniguette) –        chairs qui étaient moins loyales et mar-
san, le commerçant ou l’aubergiste.            une épice à la saveur poivrée et au prix       chandes, jaunes, corrompues et flétries,
Un autre facteur de confiance résidait         exorbitant – était censée provenir du          semblent aux acheteurs très blanches et
dans la connaissance, par le mangeur           jardin d’Eden, en Orient, alors qu’elle        très fraîches ». Deux siècles plus tard,
lui-même, des pratiques agricoles              était récoltée dans les pays du Golfe de       en 1551, le parlement de Paris édicta
mises en œuvre pour produire l’ali-            Guinée, un endroit nettement moins             un arrêt visant à assurer « le bien de
ment, et des techniques utilisées pour         prestigieux. Au précieux poivre, issu du       la chose publique et la conservation
le conserver (ce qui n’est plus le cas         sud de l’Inde, on ajoutait des baies de        de la santé des citoyens ». Le texte de
aujourd’hui chez nombre de citadins).          genévrier collectées à la sortie du vil-       loi interdisait la pratique consistant à
La réassurance venait aussi de l’appli-        lage, et le safran en poudre comportait        vendre la viande de vieilles vaches ou
cation de certaines pratiques et règles        une certaine quantité de briques pilées        de vieilles brebis laitières au même prix
« de précaution ». Jusqu’au xixe siècle, les   ou, s’il était vendu sous forme de stig-       que celle de bœuf et de mouton, ani-
citadins exigeaient de voir les animaux        mates, des pétales de soucis découpés          maux élevés pour leur viande. Le lien
arriver vivants jusqu’à l’endroit, situé au    en fins filaments. Les tromperies por-         établi avec la santé venait du fait que
cœur des villes, où ils seraient abattus.      taient aussi sur le poids des marchan-         ces bêtes âgées étaient perçues comme
Cela permettait aux futurs mangeurs            dises : certains meuniers alourdissaient       susceptibles d’être « lépreuses ou mor-
de viande de constater que les bêtes           la farine en lui ajoutant du plâtre ou du      bides » et de transmettre leurs maladies
avaient l’air en forme, ne paraissaient        sable blanc. Des pratiques qui n’ont pas       aux humains.
pas malades. Les différents règlements,        totalement disparu, comme celle de la
dispositifs de surveillance, contrôles et      « remballe », permettaient d’écouler des         La commercialisation du poisson
sanctions mis en œuvre par les pouvoirs        denrées avariées ou de piètre qualité en       faisait elle aussi l’objet de règlements
publics pouvaient contribuer – jusqu’à         leur redonnant une seconde jeunesse.           précis. Pour qu’il parvienne « bon et
un certain point – à rassurer un man-                                                         convenable » sur les étals parisiens,
geur inquiet par nature. La nécessité de          Il n’était pas rare que la quête du         la durée de son transport depuis les
« restaurer la confiance du consomma-          profit et la cupidité fassent courir de        ports de Boulogne-sur-Mer, Dieppe
teur » ne date donc pas d’hier !               grands risques sanitaires aux clients, en      et Granville ne devait pas excéder
                                               premier lieu aux plus démunis d’entre          30 heures. Mais sur des chemins
   Depuis que les Hommes se sont mis           eux. Lors des disettes et des périodes         défoncés, fréquentés par les brigands
à échanger puis à vendre des aliments          où les prix flambaient, ces derniers –         et parsemés de nombreux péages, ce
et des boissons, l’idée d’engranger des        bien contents de trouver des aliments          délai était souvent dépassé. Obligation
gains supplémentaires en « trompant            encore accessibles financièrement –            était faite de jeter à la rivière les pois-
sur la marchandise » a germé dans              se montraient moins regardants que             sons dont la fraîcheur laissait à désirer
l’esprit de certains individus. Tricheurs,     d’habitude sur la qualité sanitaire des        ainsi que les invendus (on les coupait
frelateurs, falsificateurs, contrefacteurs     produits proposés. La répétition de ces        en tronçons pour que personne ne les
et « arnaqueurs » en tout genre existent       situations obligea les autorités locales       repêche en vue de les revendre).
depuis des lustres. Bien avant l’affaire       à réagir. Dès le xiiie siècle, sous le règne
des lasagnes contenant de la viande            de Louis IX (le futur saint Louis), elles         Dernier exemple de tromperie : le
de cheval, les cas de viandes avariées         cherchèrent à démasquer et à punir les         frelatage du vin. Comme pour le lait,
« rafraîchies » pour être reproposées          marchands de beurres et de vins frela-         il était tenté de couper le contenu du
au client, les manipulations des dates         tés, de viande ou de poissons avariés.         tonneau avec de l’eau (l’interdiction du
de péremption ou les étiquettes men-           À cette époque, il était en effet courant,     coupage sera promulguée par Jean le
songères, il s’est toujours trouvé des         pour donner au beurre une couleur              bon en 1351). De mentir sur son origine
producteurs, des artisans de bouche,           éclatante, d’y introduire des fleurs de        ou de lui donner une couleur foncée en
des vendeurs et des restaurateurs aussi        pissenlit ou de souci. De même, pour           lui ajoutant des baies de sureau ou des
corrompus que pouvaient l’être leurs           ne pas avoir à jeter le beurre avarié, il      myrtilles, quand ce n’était pas du sang
marchandises. Et souvent dotés d’une           suffisait de mélanger celui-ci au beurre       ou des boyaux d’animaux de bouche-
imagination fertile pour réussir à vendre      frais. La viande, elle non plus, n’était       rie ! Certaines pratiques présentaient
à prix d’or des denrées qui étaient loin de    pas toujours de la qualité annoncée.           de réels dangers pour la santé. Ainsi,
valoir le montant exigé. Dès l’Antiquité       Cet aliment pouvant très rapidement            des vignerons ou des marchands de
et le Moyen Âge, nombre de triche-             s’altérer, particulièrement en été, il était   vin réduisaient la saveur acide de leur
ries portaient déjà sur la composition         fortement conseillé de la consommer le         piquette et lui redonnaient de la couleur
des produits ou sur leur origine : le lait     jour même de l’abattage. En 1399, de           en lui ajoutant de la litharge, un oxyde
était coupé d’eau puis épaissi avec du         nombreuses plaintes ont été déposées           de plomb. Ce dernier se transformait en
plâtre ou de la farine, et les fabricants de   auprès du prévôt de Paris par des par-         acétate de plomb, un poison mortel. Si
pâtés employaient d’autres ingrédients         ticuliers dénonçant certaines « fraudes        l’escroc empoisonneur était démasqué,

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32 / Éric birlouez

son vin était répandu devant son domi-          de verre fermés hermétiquement                 outils de détection des pratiques mal-
cile au vu et au su de tous les villageois      puis immergés quelques dizaines de             honnêtes. C’est aussi à cette époque
ou habitants du quartier. Le risque             minutes dans l’eau bouillante peuvent          que les consommateurs, suffisamment
sanitaire était d’autant plus élevé qu’au       conserver leurs qualités originelles           nourris en quantité, commencent à sor-
Moyen Âge, tous les individus, enfants          pendant des années. Et être consom-            tir de leur attitude passive et résignée
compris, buvaient du vin : le breuvage          més sans aucun risque pour la santé.           et à exiger le droit à la qualité et, en
alcoolisé était en effet plus hygiénique        Appert ignorait qu’en procédant ainsi,         premier lieu, à la sécurité sanitaire des
que l’eau qui, dans les villes, était très      il détruisait les microbes pathogènes :        aliments.
souvent polluée par les déjections et les       ceux-ci ne seront mis en évidence que
déchets (Lebigre, 2013).                        soixante années plus tard par Louis               Au début du xx e siècle, de nou-
                                                Pasteur. L’innovation technologique            veaux produits font leur apparition.
   Au xviii e siècle, l’émergence de la         que représente l’appertisation sera            Au concept de qualité alimentaire, ils
chimie donnera naissance aux colorants          suivie plus d’un demi-siècle après par         apportent une nouvelle dimension :
métalliques : ces derniers se sont avérés       un autre type de traitement par la cha-        la qualité de service ou d’usage ou, en
bien utiles pour conférer un aspect plus        leur : la pasteurisation. En cette fin de      termes plus concrets, la praticité. Outre
engageant aux produits, en particulier          xixe siècle, la conservation par le froid      leur durée de conservation élevée (une
aux bonbons et confiseries. La fraude           connaît elle aussi un fort développe-          amélioration initiée un siècle aupa-
était sophistiquée, ce qui la rendait           ment. La qualité des aliments se trouve        ravant avec les conserves de Nicolas
plus difficilement détectable par les           de mieux en mieux préservée, et pen-           Appert) et leur facilité de stockage, la
agents chargés du contrôle. Seules les          dant plus longtemps.                           principale promesse de ces innova-
avancées de la recherche scientifique                                                          tions est de faire gagner à la ménagère
permettront d’inventer des techniques              Parallèlement, sous la pression de          le maximum de temps sur la prépara-
d’analyse chimique capables d’identi-           médecins éclairés et de défenseurs des         tion de ses repas. Emblématique de ces
fier la présence de molécules dange-            classes pauvres, les élites politiques         nouveautés, le bouillon Kub est inventé
reuses (Schlienger et Monnier, 2013).           prennent conscience de la nécessité            en 1908 par le Suisse Julius Maggi.
                                                de renforcer le contrôle de la qualité         Quelques années après, la Confiserie
                                                marchande et hygiénique des aliments           Franco-Russe propose à ses clients des
4. Qualité des aliments et                      (Thouvenot, 1983). En effet, le xixe siècle,   entremets rapides à préparer. Soupes
révolution industrielle                         période de grands progrès techniques,          en sachet et café moulu sont d’autres
                                                est aussi celle où les tromperies et fal-      exemples précurseurs de ces « pro-
                                                sifications de la qualité des aliments         duits-services ». Au nombre des ali-
   À partir de la fin du xviiie siècle, l’Eu-   atteignent leur paroxysme. À cette             ments « prêts à manger », les yaourts
rope occidentale entre dans une ère de          époque, un nouveau système de pro-             industriels occupent une place de tout
progrès scientifiques (émergence de la          duction alimentaire et d’approvisionne-        premier plan. Leurs atouts santé ont été
chimie avec Lavoisier, de la microbio-          ment des villes se met en place, mais il       mis en évidence par un bactériologiste
logie avec Pasteur…), d’innovations             souffre d’une insuffisance de règlemen-        ukrainien, le Professeur Metchnikoff.
techniques (machine à vapeur, chemin            tations et, surtout, d’une quasi-absence       Sur la base de ces travaux scientifiques,
de fer…), d’avancées agronomiques               de contrôles et de sanctions efficaces         Isaac Carasso, un médecin barcelonais
et zootechniques, de procédés nou-              (Million, 1858). Une première loi est          décide, en 1919, de développer des
veaux de conservation et de transfor-           promulguée le 27 mars 1851 mais elle           process industriels de fabrication des
mation des aliments. Tous ces progrès           a très peu d’effets. Trente années plus        yaourts. L’entreprise qu’il crée porte le
concourent à améliorer la qualité sani-         tard, celle du 21 juillet 1881 instaure        nom de Danone (Danon était, en cata-
taire des produits même si, dans un             un contrôle sanitaire des animaux,             lan, le diminutif de Daniel, le prénom
premier temps, les citoyens les plus            mais là encore l’État ne se donne pas          de son fils). En 1921, un industriel du
modestes ne bénéficient pas ou peu de           les moyens d’en contrôler efficacement         Jura, Léon Bel, utilise lui aussi le lait
ces améliorations. C’est même parfois           la bonne application.                          comme matière première pour créer
le contraire ! En effet, les nouvelles pos-                                                    les célèbres portions de Vache qui Rit.
sibilités offertes par la chimie alimen-          Face au renforcement du courant
taire sont également mises à profit par         hygiéniste et à la nécessité de conférer          Après la deuxième guerre mondiale,
les falsificateurs qui peuvent compter          aux produits français une bonne image          l’industrie alimentaire reprend son
sur une masse d’ouvriers pauvres pour           sur les marchés étrangers, une nouvelle        expansion. Elle s’empare de technolo-
écouler leurs produits frelatés.                loi sur les fraudes alimentaires est pro-      gies de pointe : traitement thermique
                                                mulguée le 1er août 1905. Elle organise        UHT, microfiltration (lait), chauffage
  En matière d’innovations, une pre-            le dépistage des fraudes, et vise non          ohmique, ionisation, séchage sous vide,
mière – et considérable – révolution            seulement à sanctionner mais égale-            hautes pressions, lyophilisation, etc. La
est celle de la conserve. En 1795, Nicolas      ment à prévenir les tromperies et falsifi-     hausse continue de la population, la
Appert, un confiseur champenois ins-            cations. Le développement des sciences         poursuite de l’urbanisation, la mondiali-
tallé à Paris, fait la démonstration que        et techniques, notamment de la chimie,         sation croissante des échanges de den-
des aliments placés dans des bocaux             permet également de perfectionner les          rées ainsi que les exigences croissantes

INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
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