LA SECURITE ALIMENTAIRE DURABLE : UNE APPROCHE HOLISTIQUE POUR LA RECHERCHE - Horizon IRD

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LA SECURITE ALIMENTAIRE DURABLE :
UNE APPROCHE HOLISTIQUE POUR LA RECHERCHE
L'expérience du Grand Programme "Maîtrise de la Sécurité
Al îmentaî re" de l'O RSTOM
Jean-Paul MINVIELLE
Economiste, UR 52 : "Modèles et réalités du développement''

Le Sommet Mondial sur l'Alimentation organisé par la FAO à Rome
d u 13 au 17 novembre 1996 sous le titre ',
vient de rappeler à la communauté internationale l'actualité d'un pro-
blème encore loin d'être résolu malgré l'avancée des techniques de la
production agricole, celui d'une sécurité alimentaire durable et acces-
sible à tous. Dans cet article, Jean-Paul Minvielle présente ce que
devrait être une approche satisfaisante de ce problème, lequel n'est pas
resté étranger aux recherches menées par le Département S u d de
I'ORSTOM.

Résumé

Avec le passage du concept d'autosuffisance à celui de sécurité, l'analyse de la
question alimentaire a considérablement évolué durant les quinze dernières
années et il existe à l'heure actuelle un consensus général sur son caractère
global. Les échecs de certaines pratiques empiriques, combinés au renouvelle-
ment des théories, ont conduit les chercheurs à considérer désormais la
question alimentaire comme un "fait social total" et non plus comme un simple
fait biologique. Deux constats viennent conforter cette analyse.

Tout d'abord, on relève que de plus en plus de disciplines scientifiques en vien-
nent à traiter de la question alimentaire : celle-ci n'est plus le seul apanage des
scientifiques ayant a priori vocation à l'aborder, tels les nutritionnistes, mais elle
intéresse également la quasi totalité des sciences humaines, les sciences du
monde végétal, etc.

Ensuite, dans le traitement de cette problématique, chaque discipline évolue
elle-même vers cette acception globale : le "fait social total" se révèle de
manière indiscutable par I'élargissement des approches disciplinaires. Par
exemple, les nutritionnistes débordent désormais les seules questions nutrition-
nelles stricto sensu (transformation et assimilation des aliments par l'organisme)
pour aborder la problématique plus générale de l'alimentation dans ses aspects
sociaux et économiques. Des évolutions identiques se retrouvent chez les géo-
graphes, les économistes, les agronomes, etc. On assiste ainsi à des emprunts
méthodologiques mutuels et à de nettes convergences entre des approches
disciplinaires de moins en moins différenciées.

Cette dynamique holistique de la recherche dans le traitement de la question
alimentaire est indiscutable. Malgré tout, les seules évolutions internes des dis-

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ciplines, si elles ont pu être des réponses empiriques et pragmatiques apportées
à I'évolution de la problématique, ne constituent certainement pas la panacée.
Les champs thématiques et méthodologiques se recouvrent désormais souvent
ce qui, en raison d'évidentes divergences de méthodes et de concepts, ne
contribue pas toujours à de meilleures analyses et de meilleures compréhen-
sions mutuelles. Plutôt que ces évolutions internes, il conviendrait de privilégier
l'organisation de synergies effectives et opérationnelles entre des disciplines
dont les approches deviendraient dès lors complémentaires.

Cette démarche nécessite plusieurs préalables parmi lesquels on peut citer trois
principaux :

1. Qu'un champ conceptuel commun soit défini : quel est le concept de "sécurité
alimentaire" acceptable à la fois par les géographes, les économistes, les nutri-
tionnistes, les agronomes, etc. ? Autour de quelle acception peuvent-ils réelle-
ment se "retrouver" ?
2. Que des méthodologies permettant un réel travail en commun soient élabo-
rées, tout en préservant l'identité, l'autonomie et les savoir faire de chaque
discipline ;
3. Que des lieux (ou des noeuds) de dialogue et de communication existent au
sein desquels sera parlé un langage, sinon commun, tout au moins intelligible
par tous.

Les travaux menés sur ce sujet depuis 1986 au sein du Grand Programme
"Maîtrise de la Sécurité Alimentaire" de I'ORSTOM ont montré qu'une des
réponses possibles à la nécessité de ce traitement holistique de la question
alimentaire pouvait être la mise en oeuvre de "systèmes d'information" et
d'''observatoires". Le succès remporté par ces dénominations durant les cinq
dernières années a fait que des pratiques n'ayant rien à voir avec de telles
approches ont pu être ainsi "labellisées", conduisant à un certain scepticisme
face aux résultats obtenus et à une dévalorisation de ces concepts. II n'en
demeure pas moins que, sérieusement conçus et réalisés, de tels systèmes ont
montré de réelles potentialités. L'analyse heuristique de ces expériences et leur
poursuite restent des voies de recherche parmi les plus prometteuses.

L'approche holistique pour la recherche

I.De I'autosuffisance à la sécurité alimentaire durable

L'analyse de la question alimentaire a significativement évolué durant les quinze
dernières années. Un des facteurs les plus importants de cette évolution a été, à
la fin des années 70, le passage du concept d'autosuffisance à celui de sécurité
alimentaire, celle-ci pouvant être définie de la manière la plus simple comme
"l'accès permanent de tous aux denrées alimentaires nécessaires pour mener
une vie active" l.

1- La sécurité alimentaire : la coopération française et le défi alimentaire. Ministère de la
Coopération, Paris, octobre 1995.

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1.I.
   L'autosuffisance alimentaire : avant tout une question d'offre

Dans le cadre conceptuel de I'autosuffisance, les crises alimentaires étaient
analysées comme résultant des insuffisances de l'offre locale. I I en résultait
donc, en toute logique, une focalisation quasi exclusive sur les conditions loca-
les des productions vivrières. Cette "lecture" de la réalité avait des répercus-
sions directes sur les pratiques de la recherche dont les problématiques, de
l'agronomie à I'économie, étaient essentiellement orientées vers la compréhen-
sion des systèmes de production agricole et les moyens d'en augmenter la
productivité.

Ce concept d'autosuffisance alimentaire correspondait à une "lecture" politico-
économique de l'organisation du monde caractérisée par les concepts parallèles
de développement autocentré et d'indépendance alimentaire. A la fin des
années 70, le concept de stratégie alimentaire, qui confiait aux Etats le soin de
définir les objectifs et d'organiser les moyens pour améliorer les situations ali-
mentaires nationales, fut l'ultime avatar de ce cadre théorique d'analyse.

Au début des années 80, l'ajustement structurel, en situant le débat sur le terrain
des avantages comparatifs et en plaçant l'alimentation sur le même plan que
toutes les autres productions, montrait les limites du concept d'autosuffisance.
Ce nouveau paradigme qui marquait la fin de l'interventionnisme étatique, com-
biné à la mondialisation croissante des échanges, conduisait alors à
I'émergence du concept de sécurité alimentaire.

1.2. La sécurité alimentaire : la question de l'adéquation offre-demande

Au delà de ce contexte international favorable, la formulation du concept de
sécurité alimentaire procède également du constat que, de toute évidence, les
situations de crise alimentaire ne résultent pas systématiquement, et encore
moins exclusivement, des carences de la production locale. C'est là! tout sim-
plement, la reconnaissance du fait que le bilan alimentaire résulte de
l'adéquation entre deux termes : l'offre et la demande. On admet dès lors
l'inexistence d'une liaison obligatoire et univoque entre le niveau des produc-
tions alimentaires locales et les situations d'équilibre ou de crise. En d'autres
termes, on reconnaît l'absence d'une corrélation directe entre autosuffisance et
sécurité alimentaires : tous les pays autosuffisants n'assurent pas de manière
égale la sécurité alimentaire de l'ensemble de leur population et beaucoup de
pays dans lesquels aucun problème d'insécurité alimentaire n'existe ne sont pas
autosuffisants.

Cette évolution conceptuelle a conduit à un élargissement de l'approche, bien
au delà des seuls systèmes productifs agricoles dont I'étude constituait
l'essentiel des analyses de I'autosuffisance. Dans cette nouvelle formulation, la
capacité des populations à se nourrir devient un phénomène complexe asso-
ciant la disponibilité des produits (en quantités et qualités adaptées) à celle des
moyens financiers de les acquérir. L'analyse de l'offre n'est plus limitée aux
seules productions agricoles locales mais intègre désormais les importations et
les aides alimentaires. Cette approche déborde les aspects strictement nutri-
tionnels de la question pour ouvrir sur des interrogations plus globales concer-
nant les modèles de consommation, les systèmes d'approvisionnement, la
question de la pauvreté, l'analyse des marchés, etc.

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1.3. La sécurité alimentaire durable : la recherche des équilibres fondamentaux

Basée sur une adéquation offre-demande, la sécurité alimentaire est un équili-
bre. Comme tout équilibre, celui-ci peut être momentané ou durable. Les thera-
peutiques de crise peuvent permettre de rétablir provisoirement cet ajustement.
On note cependant que les mesures d’urgence revêtent, de plus en plus
souvent, un caractère de permanence. Ainsi en est-il, par exemple, de l’aide
alimentaire qui est devenue véritablement un composant habituel de la sécurité
alimentaire de certains pays.

Cette aide pose question dans la mesure où elle est généralement perçue et
utilisée comme une solution aux insuffisances des productions locales. En fait,
s’agissant de la sécurité alimentaire mondiale, l’ensemble des productions suffi-
rait à I’équilibre global : statistiquement, dans le cadre d’une répartition équita-
ble, chaque individu disposerait aujourd’hui de 2.700 calories journalières. II en
résulte que, plus qu’un substitut aux insuffisances des productions locales, l’aide
alimentaire est un palliatif à l’insuffisance des pouvoirs d’achat locaux, en
d’autres termes à la pauvreté qui fait que les populations concernées ne peu-
vent se porter acquéreurs sur le marché des produits qui sont nécessaires à leur
survie. Si l’on excepte les conditions spécifiques de cataclysme naturel,
d’instabilité politique très forte ou d’état de guerre, il n’est pas d’exemple que
des populations solvables n’aient été approvisionnées par des filières de com-
mercialisation adaptées.

Fondamentalement, à l’exception de l’aide d’urgence liée à des situations
momentanées de déséquilibre (induites par exemple par des faits de guerre),
l’aide alimentaire permanente ne s’intègre pas dans le mode global
d’organisation socio-économique du monde actuel. Si elle permet d’assurer la
survie biologique de certaines populations, elle n’est cependant pas cohérente
avec les principes de base de la sécurité alimentaire qui considèrent que l’accès
à l’alimentation doit se faire dans des conditions acceptables de respect de soi-
même. Le processus de marginalisation et de dépendance qu’elle induit fait
qu’elle ne peut être considérée comme procédant d’un mode d’organisation
durable.

En février 1990, les Etats sahéliens membres du CILSS i! et les pays donateurs
du Club du Sahel 3l ont signé une Charte de l’Aide Alimentaire visant à améliorer
la prévention et les modalités de ce type d’intervention. Les objectifs de l’aide
alimentaire y sont ainsi définis : “The general objective of food aid is to help
support food security by adressing, in a timely and appropriate manner,
problems arising from fbod shortage or deficits, whether they are caused by
                                                   for emergency a ~ t ì o n s “On
structural deficiencies, or crisis sit~ations~calling                           ~ . se
trouve Ià directement confronté au dilemme de l’intervention : l’aide alimentaire
devrait logiquement être limitée à la résolution de situations de crise, et non a la
prise en charge de “déficiences structurelles” qu’elle risque fort alors de péren-

2- Le Comité Inter états de Lutte contre la Sécheresse au Sahel (CILSS) rassemble neuf pays :
Burkina-Faso, Cap-Vert, Gambie, Guinée Bissau, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal et Tchad.
2- Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Pays-Bas, ainsi que la Communauté Européenne.
4- Souligné par nous-même.
5 CILSSIOCDE-Club du Sahel, 1990. - The food aidcharter for the countries ofthe Sahel, SP/90/3,
8 P.

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niser. Cependant, il ne peut être imaginable de différencier les affamés suivant
qu'ils le sont structurellement ou non, d'aider les seconds en abandonnant les
premiers a leur sort. Les rédacteurs de la Charte ont alors précisé leur position :
"The long term objective is to prevent crisis and to correct structural deficiencies
by supporting overall development and taking actions aimed directly at
vulnerable groups. In this context, food aid plays a positive role, whether it is
supplied as foodstuffs, or through the use o f counterparts funds generated
through local sales".

On comprend bien les raisons qui ont pu conduire à la définition de ces objectifs
à long terme, qui tentent de tempérer les effets pervers inévitables des objectifs
généraux. Malgré tout, il n'en demeure pas moins que l'aide alimentaire a
jusqu'à présent plutôt joué en faveur d'un renforcement des déficiences structu-
relles, en en atténuant les effets, plus qu'elle n'a contribué à les corriger. L'aide
alimentaire elle-même est d'ailleurs devenue structurelle, particulièrement en
Afrique subsaharienne : elle représentait, en 1992, 15'6 millions de tonnes au
 niveau mondial dont 339 O00 tonnes pour les neuf pays du CILSS. L'aide ali-
 mentaire d'urgence représentait 33 % de ce total, le reste étant constitue par
 l'aide "projet" ou aide aux groupes vulnérables (17 %) et l'aide "programme"
 (50 %) qui alimente des fonds de contrepartie servant à financer des program-
 mes de développement. Dans certains pays sahéliens, l'aide alimentaire
 représentait en 92/93 des pourcentages impressionnants des productions
 céréalières nationales : 8 % en Guinée Bissau, 10 % en Gambie, 88 % en Mau-
 ritanie et le record mondial de 840 % au Cap Vet?. II est intéressant de noter
 que, dans une évaluation de l'application de la charte alimentaire aux pays du
 Sahel faite en 1993, les seuls déments pris en considération se rapportent aux
 modalités d'exécution : évaluation des besoins, concertation entre donateurs,
 mise en oeuvre de l'aide. Si des progrès manifestes ont été accomplis dans ces
domaines, les objectifs à long terme de correction des déficiences structurelles
sont passés sous silence. Certainement par constat du fait que ce mode
 d'intervention, désormais efficacement adapté à la gestion des crises, ne peut
 prétendre modifier un environnement structurel qui le dépasse totalement.

Comme le souligne le Comité de la Sécurité Alimentaire Mondiale (CSA) de la
FAO en février 19967, "La part des ressources internationales consacrées à des
objectifs humanitaires a augmenté de manière vertigineuse, souvent au détri-
ment des programmes de développement de longue haleine". II insiste par
ailleurs sur le fait que "même les interventions d'urgence /es mieux conçues, les
mieux financées et les mieux exécutées ne traitent que des symptômes sans
s'attaquer aux causes". Sur la connaissance des causes, des mécanismes fon-
damentaux de la sécurité alimentaire durable, un important effort de recherche
doit être consenti. Cet effort doit porter d'une part sur l'amélioration des proces-
sus productifs agricoles, dans une optique de respect de l'environnement syn-
thétisée par certains sous le vocable de "double révolution verte1l8,d'autre part
sur l'analyse des conditions politiques, macro-économiques sociales et institu-
tionnelles qui déterminent cette sécurité alimentaire. Le CSA rappelle par
6- PAMIFAO, 1993.- Analyse des flux d'aide alimentaire en faveur des pays membres du ClLSS en
7992/93,Réseau de Prévention des Crises Alimentaires au Sahel (Club du SahellOCDE), Paris,
16 p. + annexes.
7- Projet de déclaration de principe et plan d'action de la 21"' session du Comité de la Sbcurité
Alimentaire Mondiale de la FAO (29 janvier- 2 février 1996), Rome, 22 p.
8- Ministère de la Coopération, octobre 1995, op. cif.

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ailleurs que ”les bénéfices des investissements et des financements publics
dans la recherche... sont généralement plusieurs fois supérieurs à ceux d’autres
investissements agricole^"^.

2. La question alimentaire d e s années 90 : mondiale et exhaustive
2.1. Le nouveau contexte de la question alimentaire

La question de l’insécurité alimentaire se pose de deux manières différentes
suivant qu’elle est chronique ou conjoncturelle. Parmi les insécurités alimentai-
res conjoncturelles, celles issues de situations de crise (guerres internationales
ou civiles, troubles ethniques, etc.) n’ont pas vu leur nature changer durant les
vingt dernières années, si ce n’est que les modalités de l’aide extérieure ont
évolué et ont relativement gagné en efficacité. Comme le rappelle Jean Roch,
“les pays de la faim sont aussi souvent ceux de la guerre? Ainsi, il semblerait
que ”le nombre de personnes touchées par des cafastrophes et nécessitant une
aide d’urgence a considérablement augmenté au cours de la dernière décennie.
D’après certaines sources, de moins de 50 millions de personnes au milieu des
années 80, ilesf passé à plus de 150 millions au milieu des années 90. Le nom-
bre de réfugiés et de personnes déplacées dans les pays, qui s’élevait à
1 million dans le monde en 1970, atteint 50 millions en 1995“’.

Hormis ces états de crise on peut considérer que, outre I’évolution des paradig-
mes que nous avons brièvement rappelée, la question alimentaire s’est nette-
ment modifiée. Si l’on devait recourir à un raccourci, on pourrait énoncer que si
les années 60170 ont été essentiellement marquées par la question des famines
en milieu rural, les années 80/90 le sont par celle de la pauvreté en milieu
urbain. Comme tout raccourci celui-ci est évidemment simplificateur, voire
réducteur d’une réalité plus complexe. II n’en demeure pas moins, par sa
concision, significatif.

Par ailleurs, le contexte mondial de la question alimentaire a lui-même évolué.
Comme toutes les grandes questions de développement, la question alimentaire
subit l’impact direct des évolutions de l’environnement politico-économique
national et international. Ainsi, les rationalités et les modalités de production,
d’échange et de consommation des biens alimentaires s’avèrent-elles fort diffé-
rentes suivant que l’on se situe dans le contexte économique interventionniste
des années 70 ou dans celui, libéral, de l’ajustement structurel, dans le contexte
politique de l’affrontement des blocs ou dans celui de l’après guerre froide.

Dans le monde des années 70, les accouplements sécurité alimentaire/sécurité
nationale, indépendance alimentaire/indépendance nationale apparaissaient
bien souvent évidents. Dans les pays les moins développés, ces assimilations
ont autorisé la mise en oeuvre de politiques d’autosuffisance dans lesquelles les
résultats en termes de quantités produites et de garantie de la pérennité de
l’offre nationale primaient toute considération de coût. II convenait alors de pro-
duire et de stocker suffisamment pour couvrir de manière autonome les besoins
nationaux. Des systèmes d’aides ou de subventions pouvaient éventuellement

9-CSA, op. cit, février 1996.
10- Roch (J.), 1993.- La faim : un fléau social, La Lettre de /’UNICEF no 29, mars 1993.
11- Comité de la Sécurité Alimentaire Mondiale, 1996, op. cit.

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permettre d'adapter par la suite offre et demande. Dans cette optique, l'accent
était essentiellement mis sur les aspects macro-économiques de la question
alimentaire. Cette focalisation sur les équilibres globaux, qui partait du principe
que I'autosuffisance nationale avait pour corollaire l'accès à l'alimentation des
individus, n'impliquait pour la recherche qu'un champ relativement réduit ; les
phénomènes sociaux et micro-économiques d'accès à l'alimentation et de
répartition n'étaient que peu, ou pas pris en considération.

Les conditions s'avèrent très différentes dans le modèle analytique actuel, arti-
culé autour des avantages comparatifs de la division internationale du travail.
Selon cette conception, les pays en voie de développement peuvent assurer
leur approvisionnement en se fournissant sur les marchés mondiaux en
échange de leurs productions exportables de biens ou de services. Par ailleurs,
moins que celle de l'offre, la question essentielle est devenue celle de la
demande, de la capacité des populations à se porter acquéreurs des biens
alimentaires que l'organisation économique mondiale est susceptible de leur
fournir. II en résulte une forte évolution des conditions d'activité des différents
déments des filières alimentaires. Au niveau de la production par exemple, le
défi n'est plus de produire le maximum à n'importe quel prix, mais de produire le
 maximum avec le minimum de coûts, qu'il s'agisse de coûts économiques (prix)
ou environnementaux (pollution). La recherche de la productivité est à l'ordre du
jour, celle-ci ne devant plus être limitée à la recherche de la combinaison opti-
 male des facteurs de production économiques (affectés de valeurs
 marchandes), mais être étendue à la prise en compte des facteurs encore
considérés comme non économiques (c'est-à-dire sans valorisation monétaire
effective) et aux effets externes des processus productifs (pollutions).

Liée à la forte urbanisation des vingt dernières années, la question alimentaire
s'est déplacée des campagnes vers les villes. Ce phénomène, généralement
engendré par les difficultés de survie à la campagne et le manque de débou-
chés, fait que les villes sont, à l'heure actuelle, le lieu principal des insuffisances
alimentaires endémiques.

2.2. Un cadre théorique en progrès, un contexte en évolution, mais des
politiques encore en retrait

La définition de la sécurité alimentaire désormais unanimement retenue par tous
les intervenants nationaux ou internationaux est, on l'a noté, celle de "l'accès
permanent de tous aux denrées alimentaires nécessaires pour mener une vie
saine et active"? Les implications politiques qui en sont tirées par les interve-
nants internationaux demeurent néanmoins inégales et l'on constate encore une
très forte focalisation sur le seul domaine de l'offre de produits vivriers. Une
illustration en est donnée par le document publié en octobre 1995 le Ministère
français de la Coopération et intitulé La sécurité alimentaire : la coopération
française et le défi ahenfaire. Dans ce texte, l'approche fait référence au
monde dual des années 70 : pays développés d'un côté, pays en voie de déve-
loppement de l'autre, et base ses propositions sur le préalable de la nécessité
des autosuffisances nationales. Dès lors, les solutions préconisées demeurent
strictement limitées au seul domaine de l'offre de produits vivriers : nouvelle
révolution verte, dynamisation des organisations de producteurs, approvision-

12- Ministère de la Coopération, op. cit.

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nement des villes et amélioration des politiques vivrières. On ne compte
d’ailleurs plus les rapports, de toutes origines, articulés autour du seul couple
“défi de la faim/productions agricoles”, laissant ainsi accroire en une liaison uni-
voque, réductrice d’une sécurité alimentaire alors tronquée de ses constituants
essentiels.

La nécessité d’agricultures plus productives, plus respectueuses de leur envi-
ronnement et donc susceptibles de maintenir leurs performances de manière
durable, est une réalité indiscutable de cette fin de siècle. La nécessité de se
pencher sur le monde rural des petits producteurs agricoles des pays en déve-
loppement également. Il n’en demeure pas moins, cependant, qu’il ne s’agit Ià
que de quelques-uns des composants d’une sécurité alimentaire dont tout le
monde s’accorde à reconnaître, en en acceptant la définition, qu’elle est égale-
ment déterminée par les paramètres de la pauvreté, de la répartition des
revenus, des échanges internationaux et des avantages comparatifs, etc.

Dans le document de travail de la 21e session du Comité de la Sécurité Ali-
mentaire Mondiale (29 janvier- 2 février 1996) intitulé Projet de déclaration de
principe et plan d’action, il est dit que la sécurité alimentaire ”signifie que des
aliments sont disponibles à fous moments, que tous y ont accès, que ces ali-
ments sont appropriés du point de vue nutritionnel, tant en quantité qu’en qualité
ef en variété, et qu’ils sont acceptables sur le plan culturel. Quand toutes ces
conditions seront réunies, et alors seulement, pourra-t-on considérer qu’une
population a atteint la sécurité alimentaire Les lignes d’action définies par la
                                              If.

suite, si elles integrent les nécessités de l’amélioration des productions agrico-
les, les dépassent cependant largement en considérant que les déterminants
politiques et macro-économiques sont fondamentaux pour la sécurité alimen-
taire : “Ces cinquante dernières années, les pays qui ont mené des politiques
macro-économiques pour parvenir à une croissance générale et efficace ont
accompli des progrès impressionnants dans le domaine de la sécurité alimen-
taire ... La prospérité ou le déclin de l’agriculture, le recul de la pauvreté,
l’amélioration de la sécurité alimentaire dépendent de la manière dont les gou-
vernements contrôlent ces politiques qui touchent l’ensemble de l’économie.    I’

3. La question alimentaire à travers les disciplines scientifiques :
complémentarités et convergences

Avant d’intervenir sur une réalité, il est nécessaire de la connaître. Le processus
de production de la connaissance n’est pas neutre en ce qu’il résulte, nécessai-
rement, de lectures et d’interprétations de cette réalité. Celles-ci procèdent d’un
grand nombre de paramètres parmi lesquels on peut identifier les principaux.

Lectures et interprétations sont avant tout conditionnées par l’identité propre de
leur auteur ou de l’institution qui les produit. Dans un même domaine
scientifique, le chercheur appartenant à une institution de recherche fondamen-
tale travaille avec des paramètres et un cahier des charges (parfois même des
hypothèses) différents de celui qui appartient à une institution de développe-
ment. Au sein d’une même catégorie d’institutions, les lectures peuvent egale-
ment fortement diverger. L’analyse de la question alimentaire par la Banque
mondiale (équilibre mondial et répartition) est par exemple nettement différente
de celle de la FAO, plus axée sur les productions locales. II en résulte des diag-
nostics, et donc des propositions de traitement, différents voire divergents.

                                         15
Cette hétérogénéité se retrouve également au niveau des disciplines impli-
quées. La question alimentaire du nutritionniste (critères biologiques) est diffé-
rente de celle de l'agronome (productivités végétales) ou du socio-économiste
(fait social).

Enfin, ce que nous pourrions appeler I"'état du monde", politique, social et
économique, détermine un cadre contraignant, c'est ce que nous avons tenté
d'esquisser rapidement dans les pages précédentes.

Face à ces différentes constatations il reste que la question alimentaire est un
fait global, constitué d'éléments à la fois distincts et interdépendants. C'est cette
interdépendance qui doit être respectée dans les problématiques et les
pratiques de la recherche.

3.1. Les échecs des pratiques et le renouvellement des théories : du fait
biologique au fait social totali3

Dans les pays du Sud, le traitement de la question alimentaire est marqué histo-
riquement par un empirisme pragmatique dont les résultats se révèlent peu
convaincants. Le caractère d'urgence des situations dramatiques relevées a
conduit à la recherche de solutions concrètes immédiates, focalisées sur les
aspects strictement nutritionnels du phénomène. Cet empirisme de l'urgence a
laissé de côté les véritables interrogations de fond et nous conduit aujourd'hui à
des constats que la presse a clairement explicités par les titres utilisés à
l'occasion du cinquantième anniversaire de la FAO : "La famine règne toujours
sur la planete" (Le Monde, 13110/95), "Huit cents millions d'affamés" (Le Monde,
17/10/95).Le fait que cette situation soit souvent attribuée à des carences de
cette organisation ("Malgré cinquante ans d'efforts, la FAO n'a pas réussi à éra-
diquer les carences alimentaires...", (Le Monde du 13110/95). "Faut-il brûler la
FAO ?'I (Libérafion du 16/10/95) montre bien la confusion qui existe dans
l'analyse du fait alimentaire : d'une part une focalisation sur l'urgence et l'offre
(les productions agricoles vivrières locales), d'autre part la dénonciation des
injustices de la répartition et des insuffisances de la demande : "la pauvrefé,
l'ignorance, l'inégalité sociale et raciale, l'indifférence des nanfis.. . I' (Libération
du 16/10195), autant de causes n'ayant que peu à voir avec les productions
agro-alimentaires.

Les échecs successifs de ces traitements symptomatiques d'un problème socio-
économique complexe, justifient un renouvellement théorique ouvrant vers de
nouvelles perspectives méthodologiques. Dans son article Sciences sociales,
alimentation ef développement : images, métaphores et apories,I4 Emmanuel
Calvo dessine les grandes ligne d'une telle réflexion : "Pour être féconde, foute
tentative de réévaluation et de renouvellement des idées et des procédures en
cours jusqu'à maintenanf doif se fonder sur une sorte d'interrogafion heuristique
du passé immédiat, ayant pour vocation d'aller au del2 de la simple description
                      ~

13- Sur la justification de la dénomination de 'Tait social total" et son application au fait alimentaire,
on pourra se référer à l'article d'Emmanuel Calvo : Sciences sociales, alimentation et
d4veIoppement :images, mgtaphores et apories, in :Revue Tiers Monde,. Le fait alimentaire, débats
et perspectives. Tome XXXIII, octobre-décembre 1992.
14- op. cit.

                                                  16
récurrente des échecs et des impasses constatés, et se donnant pour ambition
d’apporter de nouvelles perspectives théoriques et méthodologiques”.

Historiquement, la question alimentaire a longtemps été dominée par l’approche
nutritionnelle, puis son corollaire immédiat, l’approche par la production agricole.
Cette focalisation a donné certains résultats : de 1960 à nos jours, les disponibi-
lités alimentaires mondiales ont augmenté d’environ 18 % par habitant, essen-
tiellement en raison des progrès considérables induits par les recherches
menées en sciences du monde végétal. Statistiquement, chaque individu
dispose ainsi aujourd’hui de 2 700 calories quotidiennes contre 2 300 il y a
trente ans. Ce résultat est d’autant plus impressionnant qu’il a pu &re obtenu
alors que la population mondiale a crû de près de 80 % durant la même période.
Cependant, le constat des “800 millions d’affamés” demeure : si leur proportion
dans la population globale a diminué, leur nombre absolu est resté le même. On
aboutit même à l’apparent paradoxe que certains pays autosuffisants sont frap-
pés de manière endémique par les crises alimentaires (Inde, Birmanie ...), alors
que des pays non autosuffisants ne le sont pas (Japon, Cap-Vert, Arabie
Saoudite ...).

Si les solutions technologiques ont résolu momentanément la question de la
production globale (au prix cependant d’effets externes parfois dévastateurs qui
posent le problème de la “durabilité” de ces modéles productifs), celle de sa
répartition n’a encore été que très superficiellement abordée. G. Courade et J.
Peltre-Wurtz15 notent ainsi que “S’il est vrai que les variétés améliorées ont
apporté à des pays comme l’Inde une producfion céréalière globale suffisanfe
pour ses besoins solvables ... iln’en resfe pas moins que (dans ce pays) une
population équivalente à celle de l’Afrique sub-saharienne ne dispose pas d’une
alimentation suffisante. Excédents agricoles ne signifient pas sécurité alimen-
taire accrue : le pouvoir d’achat comme les formes de régulation mises en
oeuvre ... restent les déterminants fondamentaux. ”. Ces constatations obligent à
compléter le modèle analytique de la question alimentaire et à l’ouvrir à d’autres
considérations ressortissant au domaine des sciences sociales.

La prééminence de l’approche nutritionnelle a longtemps déterminé les choix
théoriques des sciences sociales, confinees dans un premier temps au rôle
d’auxiliaires d’une approche biologique dont le caractère dominant est de plus
en plus remis en question. Cette remise en question intervient m6me au niveau
le plus élémentaire comme l’illustre la citation que fait Luc Christiaensen des
travaux de S. Devereux” au Ghana. Dans ce pays, pour les fermiers du nord,
”le rationnement commence dès que l’on doif acheter de la nourriture au
marché’: Dans ce cas, l’insécurité alimentaire s’avère être moins un fait
biologique, objectif et quantifiable, qu’une appréciation culturelle, en d’autres
termes, une question d’alimentation plus qu’une question de nutrition. Pour le
citadin, habitué à ne plus produire lui-même et a s’approvisionner sur les
marchés, l’insécurité alimentaire se manifeste dès lors que ses moyens ne lui
permettent plus de consommer son alimentation habituelle. En matière de goûts,
15 G. Courade et J. Peltre-Wurtz : La sécurité alimentaire à l’heure du néo-libéralisme. In : Cahiers
des Sciences Humaines, ORSTOM, Vol. 27, nol-2, 1991. Numéro thématique preparé par l’UR
“Maîtrise de la Sécurité Alimentaire”.
16- S. Devereux :Goats before ploughs : dilemmas of household response sequencing during food
shortages. IDS Bulletin, Vol. 24, n04. Cité par Luc Christiaensen : Sécurité alimentaire :de Ia
conception d /’action. Université Catholique de Louvain, septembre 1994.

                                                17
les aspects culturels de l'alimentation sont depuis bien longtemps reconnus.
Même pour ce qui concerne l'aide alimentaire internationale, les conditions de
qualité et d'adéquation culturelle sont désormais prises en compte, et l'on évite
d'envoyer du maïs jaune à des populations habituées à consommer du maïs
blanc, même si les qualités nutritionnelles sont identiques.

L'alimentation, pluridimensionnelle et associant les déterminants biologiques à
ceux relevant du culturel, de l'historique et de I'économique, l'emporte désor-
mais sur la nutrition, exclusivement biologique et somatique : "les effets de
dysfonctionnement biologique (comme la malnutrition) ne peuvent pas être
expliqués sans qu'on /es intègre dans le cadre total de leur genèse sociale"
(E. Calvo, 1992). Compte tenu de ses implications politiques, on peut compren-
dre les réticences qui accompagnent cette translation du fait biologique au fait
social : dans le monde des années 90, l'analyse objective des causes des insé-
curités alimentaires et des famines montre qu'elles résultent moins de
"catastrophes naturelles" que de "catastrophes politiques et sociales". Ce sont
moins les conditions des productions agricoles qui méritent interrogation que les
effets induits des politiques d'ajustement structurel, des accords commerciaux
internationaux, des régimes dictatoriaux, des exclusions et des intégrismes de
toutes sortes.

 La reconnaissance progressive du fait alimentaire comme un "fait social total", et
non plus exclusivement nutritionnel, doit conduire à I'établissement de nouvelles
complémentarités entre sciences de la nature et sciences sociales. Ce recul du
"biologisme" alimentaire doit cependant se garder de nouveaux travers :
"culturalisme, économisme, géographisme .. qui pourraient être induits par des
                                                       .I1

approches étroitement disciplinaires de la question. Pour éviter ces déviances,
le dispositif conceptuel de base permettant de traiter de manière pertinente du
fait alimentaire doit être obligatoirement pluridisciplinaire, et non une simple
juxtaposition de disciplines et donc d'approches diverses. Cette pluridisciplina-
rité effective pourrait être construite par la définition ou la redéfinition de certains
concepts qui permettraient aux différentes approches de se "retrouver", tel par
exemple celui de "système alimentaire" qui pourrait, pour l'occasion, être
rénové.

3.2. Question alimentairelquestions alimentaires : convergences des
disciplines17et complémentarités des méthodes

A l'exception de la nutrition, aucune discipline scientifique n'a réellement
"vocation" à étudier spécifiquement la question alimentaire. Toutes l'abordent à
travers des problématiques et des méthodes qui leur sont spécifiques. Et
pourtant, à travers les quelques exemples que nous donnons ici de certaines
approches disciplinaires, on remarque une forte convergence. Chacune fait
appel à ses voisines en cherchant à intégrer les paramètres qui se dessinent à
la périphérie de ses préoccupations propres : le "fait social total" apparaît en
filigrane à travers toutes les pratiques disciplinaires.

17- Ce chapitre a été rédigé a partir des travaux menés au sein de l'UR puis du GP "Maitrise de la
Sécurité Alimentaire" de I'ORSTOM. II est plus particulièrement articulé autour de la réflexion menée
conjointement avec I'IEDES dans le numéro spécial de la revue Tiers Monde s u r Le fait alimentaire,
débats ef perspectives. Tome XXXIII, octobre-décembre 1992.

                                                18
3.2.1. L'approche des géographes

La première géographie alimentaire, celle des années 50, "ne peut dissocier
régime alimentaire et système agraire, elle part de l'agriculture pour y revenir
chaque fois qu'il y a coïncidence ou décalage entre ce qui se produit et ce qui se
consomme"? Cette géographie s'est essentiellement manifestée par les études
de terroirs. Pour la géographie humaine, "tout phénomène apparait analysable
par le géographe dès lors qu'il est potfeur de sens spatial ou producteur
d'espace ou de territoire". Au delà des terroirs, cette approche ouvre le champ                       .
des investigations aux études de systèmes de production agricoles. Malgré tout,
le fait alimentaire demeurera longtemps peu exploré en géographie.

II apparaît de manière plus explicite depuis quelques années, même s'il ne
constitue pas encore un objet spécifique de cette discipline. Ainsi, la géographie
culturelle "voit dans les pratiques alimentaires un lien fort entre un territoire
donné et une société qui y plonge ses racines en exerçant des choix qui ne sont
pas réducfibles à des explications simples" (Courade, op. cit.). Ici, il est intéres-
sant de noter que "tout ceci peut (et doif) se faire aussi bien à grande qu'à petite
ou moyenne échelle" : une assertion qui correspond bien au caractère complexe
de la question alimentaire, mais qui ne comporte certainement pas les mêmes
implications méthodologiques que le passage du micro au macro pour les éco-
nomistes. Changement d'échelle dans un cas, changement de méthode et de
concepts dans l'autre.

La géographie sociale et la géopolitique appréhendent la question alimentaire à
travers les rapports de force sociospatiaux. La première, au niveau micro-
géographique de sociétés inégalitaires. La seconde, au niveau macro-
géographique d'un monde asymétrique et des rapports de force nationaux et
internationaux. La totalité du système alimentaire est le mieux abordée dans "la
géographie du développement OLIl'on ne peut dissocier la consommation de la
production et le local des régulations qui se manifestent en provenance du
national ou de l'éfranger" (Courade, op. cit.).

Les deux domaines privilégiés de la géographie - l'espace et le temps -
semblent a priori la prédisposer à l'analyse des faits alimentaires dans les pays
du Sud. Cependant, à l'exception de certaines initiatives solitaires, telle celle de
l'unité "Maîtrise de la sécurité alimentaire" de I'ORSTOM, cette géographie
alimentaire reste pour l'essentiel à développer.

L'étude des rapports homme-milieu, du lien entre ce qui peut être produit loca-
lement et ce qui y sera consommé est la première des géographies alimentaires
: celle de I'autosuffisance. La notion de "densité", relativisée par les systèmes
productifs mis en oeuvre, en est I'élément central. Parallèlement, les comporte-
ments alimentaires peuvent être considérés comme des "marqueurs" de
certains univers socioculturels, transcendant ainsi le déterminisme du milieu.
Ainsi, au sein d'un même écosystème, on peut distinguer des modèles de
consommation diversifiés comme nous l'avions par exemple noté dans la

18- Courade (G.), 1992. - Le fait alimentaire, territoire à découvrir de la géographie, Revue Tiers
Monde, tome XXXIII, no 132 : 743-762.

                                               19
Moyenne vallée du Sénégal'' : dans un rayon d'une dizaine de kilomètres,
coexistaient une consommation "moderne" de riz, viande, pain et café pour les
Toucouleurs migrants et une consommation traditionnelle de mil et de lait pour
les Peuls sédentaires.

C'est cependant vers une acception du système alimentaire comme fondement
de l'organisation de l'espace que se manifestent les plus fortes tendances. Les
géographes se rapprochent alors des économistes. Par exemple dans leurs
analyses de l'approvisionnement urbain, dans les relations ville-campagne (qui
correspond aux "approches filières" des économistes), ou dans celles des
échanges alimentaires mondiaux. C'est par les liens qu'il est susceptible
d'établir entre les niveaux macro et meso-spatiaux que le géographe pourrait
avoir un apport significatif, complémentaire à celui de I'économiste pour sa part
mieux équipé en instruments mathématiques.

3.2.2. L'approche des économistes

Des physiocrates à Malthusz0,avec I'émergence de I'économie politique libérale
à la fin du XVIllè siècle, la question alimentaire est au coeur des préoccupations
des économistes. Cette focalisation sur la relation entre population et disponibi-
lités alimentaires disparaît par la suite avec la définition abstraite de biens et
services indifférenciés et interchangeables.

En intégrant l'agro-alimentaire aux autres secteurs des systèmes économiques,
Jean Coussy considère dans un article sur "l'analyse macro-économique des
dynamiques agro-alimentaires"21que la macro-économie apporte des questions
et des réponses nouvelles. Ainsi, des modèles démo-économiques permettent
l'identification des dynamiques à moyen et long terme, la prévision des pénuries
et leur chiffrage en situation de crise, la relation entre productions alimentaires
et débouchés extérieurs. La production agricole devenant une fonction de la
production globale et de son organisation, le langage et les calculs de la macro-
économie expliquent et mesurent les interrelations avec les prix relatifs et les
taux de changes, les migrations et l'urbanisation. Cette puissance integrative de
la macro-économie la conduit à une véritable hégémonie, en faisant un instru-
ment incontournable pour tout spécialiste sectoriel désireux de ne pas se
cantonner dans des pronostics trop simplistes sur les débouchés de
l'agriculture. Ainsi, dans la définition des réformes, les analyses macro-
économiques supplantent les approches alimentaires sectorielles traditionnelles.
Cette évolution correspond à une double nécessité. En premier lieu, il est
devenu impossible de nier la mondialisation de I'économie et l'impact des
marchés nationaux et internationaux sur les systèmes locaux. En second lieu,
l'agro-alimentaire subit de plus en plus l'influence de variables et de processus
macro-économiques : endettement, fluctuations du dollar et des monnaies
nationales, ajustements. La macro-économie est ainsi devenue un langage
légitime auprès des organisations internationales telles la Banque mondiale, le
FMI ou la Communauté européenne.

19- Minvielle (J.-P.) - 1985 -Paysans migrants du Fouta Toro - ORSTOM, Travaux et Documents
no 191. Paris, 282 p.
20- Malthus - 1798 - Essai sur le principe de population.
21- Coussy (J.)$ 1992. - L'analyse macro-économique des dynamiques agro-alimentaires, Revue
Tiers Monde, tome XXXIII, no 132 : 763-788.

                                           20
Des différences de normes scientifiques et sociopolitiques existent cependant
entre macro-économistes et analystes sectoriels, rendant souvent suspects, aux
yeux des seconds, les modèles et indicateurs des premiers. Certaines compro-
missions dans des processus de décision malheureux des années 60 (grands
projets agricoles étrangers à la rationalité des acteurs locaux, spécialisation
agricole, soutien aux fonds de stabilisation) renforcent cette méfiance. Pour
Jean Coussy, trois voies existent pour répondre à ces critiques :

- L'indifférence, appuyée sur une réaffirmation des valeurs spécifiques de la
macro-économie (intérêt général, maximisation du PIB), et sur I'évolution interne
de la discipline. La rigueur scientifique permettrait alors aux macro-économistes
de se distancer des déformations introduites par le pouvoir politique dans la
mise en oeuvre de leurs conclusions.

- L'intégration systématique des critiques en prenant en considération la fiabilité
des données chiffrées dans I'évaluation de la pertinence des modèles, en
s'avouant la relativité, dans les pays du Sud, des nomenclatures et classifica-
tions empruntées aux pays industrialisés, en coopérant davantage avec les
micro-économistes, les anthropologues et les spécialistes sectoriels.

- La reconnaissance des limites de l'analyse macro-économique de I'agro-
alimentaire du fait de ses choix méthodologiques. Ces limites sont les
suivantes :

En premier lieu, la macro-économie est fortement structurée par la définition des
variables et des relations correspondant à sa problématique. La modélisation
traite des agrégats, des moyennes et des soldes, et non des unités de produc-
tion et de consommation. La macro-économie procède par totalisation a-spatiale
des quantités alors que les opérateurs et les observateurs de l'agro-alimentaire
considèrent comme stratégiques les distances géographiques, les transports,
les différentiels de prix. Elle calcule des indicafeurs synfbéfiques alors que les
réponses des acteurs sont très différenciées, des agrégats nafionaux alors que
la réalité des frontières s'avere douteuse, des moyennes annuelles alors que les
évolutions saisonnières sont fondamentales. Comme le rappelle Patrice
Richard", le succès de ces notions réductrices tient d'une part à ce qu'elles
s'inscrivent parfaitement dans un schéma global et cohérent, d'autre part à ce
qu'elles sont plus facilement saisissables que d'autres variables multiples et mal
appréhendées. Ce glissement du descriptif au normatif devient une
conséquence directe de la théorisation.

En second lieu, les modèles macro-économiques sont non seulement des
approximations du réel mais aussi parfois des représentations non pertinentes
issues de "lectures", d'interprétations de la réalité, spécifiques a leurs auteurs.
Le cas des bilans alimentaires nationaux, base de toute macro-économie ali-
mentaire, en est un bon exemple. Sur le plan épistémologique ils s'inscrivent
dans la stricte problématique de I'autosuffisance, dont nous avons déjà dit les
limitations. Ils oublient ainsi les échanges et le stockage, ainsi que les dynami-
ques socio-économiques qui font que l'existence d'une production suffisante ne
signifie pas obligatoirement que celle-ci sera équitablement répartie. Sur le plan

22- Richard (P.), 1992. - Analyse de la consommation alimentaire et modele d'offre, Revue Tiers
Monde, tome XXXIII, no 132 : 789-808.

                                             21
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