LA CRISE ENTRE L'ARABIE SAOUDITE, LES ÉMIRATS ARABES UNIS, L'ÉGYPTE, BAHREIN ET LE QATAR : UN DIFFÉREND PLUS GRAVE QU'IL N'Y PARAÎT - Rapport de ...
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Centre Français de Recherche sur le Renseignement 1 LA CRISE ENTRE L’ARABIE SAOUDITE, LES ÉMIRATS ARABES UNIS, L’ÉGYPTE, BAHREIN ET LE QATAR : UN DIFFÉREND PLUS GRAVE QU’IL N’Y PARAÎT Pierre CONESA Rapport de recherche #22 Novembre 2017
2 PRÉSENTATION DE L’AUTEUR Pierre CONESA est agrégé d’histoire, ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA) et ancien auditeur du Centre des hautes études de l’armement (CHEAR). Au cours de sa carrière, il a notamment occupé les fonctions de : - Directeur adjoint à la Délégation aux Affaires Stratégiques (ministère de la Défense) (1992-1997), - Directeur adjoint de la Direction des relations internatio- nales de la Délégation générale pour l’armement (DGA/ DRI), en charge de la politique d’exportation (1997-2003), - Directeur général de la Compagnie européenne d’Intelli- gence stratégique (CEIS) (2003-2010). En matière scientifique, Pierre Conesa est directeur adjoint de l’Observatoire des Radicalisations (Fondation de la Mai- son des Sciences de l’Homme) et membre du Conseil scien- tifique de la Fondation Res Publica, du site Diploweb (www. diploweb.com), de l’Observatoire international des criminali- tés, et du programme de contre-radicalisation à la prison de Bois d’Arcy. Il a été également Maître de conférences à Sciences Po et à l’ENA où il enseigne l’intelligence économique et la lutte an- ticorruption. Pierre Conesa est l’auteur de plusieurs rapports remarqués sur la propagande de Daech et la contre-radicalisation et a dirigé une demi-douzaine d’ouvrages collectifs et de diffé- rents rapports publics ou classifiés. Il est l’auteur de huit livres de huit livres - dont un roman -, parmi lesquels : - Docteur Saoud et Mister Djihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite, Robert Laffont, 2016 (Prix du Meilleur Livre de Géopolitique Axyntis/Conflits, traduit en anglais et en Arabe) - Guide du petit djihadiste, Fayard, 2016 - Surtout ne rien décider : petit manuel de survie en milieu poli- tique avec exercices pratiques corrigés, Robert Laffont, 2014 - La Fabrication de l’ennemi ou comment tuer avec sa conscience pour, Robert Laffont, 2011 - Les Mécaniques du chaos : bushisme, prolifération et terro- risme, Éditions de l’Aube, 2007 - Guide du paradis, publicité comparée des au-delà, Éditions de l’Aube, 2003 - La Persuasion de masse, en collaboration avec Gérard Cha- liand, Laffont 1992. Rapports récents sur la radicalisation : - Quelle politique de contre-radicalisaiton en France (dé- cembre 2014) ? (www.favt.org) - La communication francophone de Daech, la mythologie du combattant heureux (www.favt.org) Enfin, Pierre Conesa est consultant en affaires militaires et stratégiques pour France 24 (rédactions française et anglaise) et de nombreux autres médias.
AUTHOR’S PRESENTATION 3 Pierre CONESA is a professor who has obtained the French State agrégation examination in history, a former student of the French National School of Administration (l’Ecole natio- nale d’administration - ENA) and former auditor at the French Center for Higher Armament Studies (CHEAR). Over the course of his career he has held a variety of high-le- vel positions : - Deputy Director at the Strategic Affairs Section (Délégation aux Affaires Stratégiques) at the French Ministry of Defence (1992-1997), - Deputy Director of the Directorate of International Rela- tions at the French Defence Procurement Agency (DGA/ DRI), in charge of its export policy (1997-2003), - Director General of the European Company for Strategic In- telligence (CEIS) (2003-2010). In the field of scientific expertise, Pierre Conesa is deputy di- rector of the Radicalization Monitoring Unit (Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme) and member of the Scien- tific Council of the Res Publica Foundation, of the Diploweb (www.diploweb.com) website, of the International Crime Mo- nitoring Unit (l’Observatoire international des criminalités), and of the counter-radicalization program at the prison of Bois d’Arcy. He is also a Lecturer at Sciences Po and ENA where he teaches economic intelligence and classes on the develop- ment of effective anti-corruption policies. Pierre Conesa is the author of several acclaimed reports on the propaganda techniques used by Daech and counter-radi- calization and has supervised half a dozen joint publications. He is the author of eight books, including one novel, including the following : - Docteur Saoud et Mister Djihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite, Robert Laffont, 2016 (Prix du Meilleur Livre de Géopolitique Axyntis/Conflits, traduit en anglais et en Arabe) - Guide du petit djihadiste, Fayard, 2016 - Surtout ne rien décider : petit manuel de survie en milieu poli- tique avec exercices pratiques corrigés, Robert Laffont, 2014 - La Fabrication de l’ennemi ou comment tuer avec sa conscience pour, Robert Laffont, 2011 - Les Mécaniques du chaos : bushisme, prolifération et terro- risme, Éditions de l’Aube, 2007 - Guide du paradis, publicité comparée des au-delà, Éditions de l’Aube, 2003 - La Persuasion de masse, en collaboration avec Gérard Cha- liand, Laffont 1992. Finally, Pierre Conesa works as a consultant in military and strategic affairs for France 24 (both French and English news desks) as well as for numerous other media outlets.
4 RÉSUMÉ LA CRISE ENTRE L’ARABIE SAOUDITE, LES ÉMIRATS ARABES UNIS, L’ÉGYPTE, BAHREIN ET LE QATAR : UN DIFFÉREND PLUS GRAVE QU’IL N’Y PARAÎT L’embargo contre le Qatar, déclenché par la coalition formée par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et le Bahreïn le 5 juin 2017, est une des plus graves crises qu’aient connu les pays du Golfe et risque de mettre la France, et plus généralement les Européens, dans une situation difficile. L’embargo total, commercial, aérien, maritime et humanitaire vise à faire plier Doha sur les 13 points de l’ultimatum associé, comprenant entre autres la fermeture de la chaîne TV Al-Jazeera, l’arrêt des aides aux Frères musulmans - qualifiés de « groupe terroriste » -, l’expulsion des opposants, la fermeture de la base militaire turque… le tout associé à des contrôles et des pénalités. Mais l’embargo semble se retourner contre ses auteurs : au Qatar, la panique a duré deux à trois jours, le temps nécessaire aux pays étrangers de fournir les approvisionnements en produits frais achetés traditionnellement en Arabie ; la Qatar National Bank a vu quelques investisseurs institutionnels et fonds de placement prendre les précautions d’usage mais le cours de la monnaie n’a pas varié ; enfin les produits importés étaient traditionnellement des réexportations depuis Dubaï, le hub commercial de la région, qui se trouve dorénavant privé de plus de 600 millions de dollars de trafic. Les produits arrivent directement dans le port de Doha, jusque-là en surcapacité. Contre ces sanctions, le Qatar a joué le droit international saisissant l’OMC et l’OACI, et surtout décidant de ne pas couper le pipe-line Dolphin qui alimente Dubaï en gaz. La crise qui a des racines anciennes ne semble pas pouvoir se régler par des négociations étant donné les personnalités des leaders des trois principaux États impliqués. L’hypothèse de l’invasion militaire du Qatar semble exclue et la guerre de la communication à laquelle se livrent les trois pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en Occident et aux États-Unis ne paraît pas décisive. Les échanges intra-golfiens sont limités. Reste alors l’hypothèse de la guerre commerciale par entreprises étrangères interposées comme cela a été évoqué par deux ambassadeurs émiratis à Washington et à Moscou. Les entreprises américaines étant par nature exclues du champ des sanctions, chacune des parties a des arguments soit commerciaux, soit capitalistiques pour contraindre les pays européens à prendre position, ce que ceux-ci doivent absolument éviter.
EXECUTIVE SUMMARY 5 THE CRISIS BETWEEN SAUDI ARABIA, THE UNITED ARAB EMIRATES, EGYPT, BAHRAIN AND QATAR : A MORE SERIOUS DISPUTE THAN MAY APPEAR AT FIRST SIGHT The embargo against Qatar, implemented by a coalition made up of Saudi Arabia, the United Arab Emirates, Egypt and Bahrain on June 5th, 2017, is one of the most serious crises to have rocked the Gulf States, and risks placing France, and more generally European countries, in a difficult situation. The total embargo, covering commercial, air, maritime and humanitarian routes, is aimed at forcing Doha to submit and comply with the 13 points of the associated ultimatum, which include the closure of the Al-Jazeera television channel, an end to support for the Muslim Brotherhood, described as a "terrorist" organisation, the expulsion of political opponents, the closing of the Turkish military base, all associated with a series of inspections and penalties. But the embargo appears to be turning against its authors : in Qatar, the panic lasted two or three days, the time needed for foreign countries to deliver supplies of fresh products traditionally purchased in Saudi Arabia ; the Qatar National Bank did see some institutional and mutual fund investors take the usual precautions but the currency's central rate has not varied ; finally, imported products have traditionally been re-exports from Dubai, the region's commercial hub, which now finds itself short of more than 600 million dollars of traffic. The products arrive directly into the port of Doha, which until then was in a situation of structural overcapacity. In response to these sanctions, Qatar has called on international law and brought the case to the WTO and the ICAO for settlement ; above all, it did not cut off the Dolphin pipeline that supplies gas to Dubai. The crisis is rooted in ancient quarrels and it does not appear likely that it will be resolved through negotiations given the personalities of the leaders of the three main states involved. The possibility of a military invasion of Qatar appears to be off the table and the communications war waged by the three countries of the Gulf Cooperation Council (GCC) in the West and in the United States has not broken the deadlock. Intra-community trade is limited. Consequently, there remains the hypothesis of a commercial war waged by third-party foreign companies as evoked by two Emirati ambassadors in both Washington and Moscow. Given that American firms are de facto excluded from the scope of sanctions, each of the parties have serious arguments, both commercial and capital-related, to force European states to formulate a position, which is something they must absolutely avoid.
6 SOMMAIRE INTRODUCTION . .............................................................................................................................. . . . . . . . . . . . 7 1. LES DONNÉES D’UNE CRISE INSOLUBLE .................................................................................... . . . . . . . . . . 8 UNE CRISE SOUDAINE ET BRUTALE… MAIS DES DIFFÉRENDS ANCIENS.............................................. . . . . . . . . . . 8 UN ULTIMATUM INACCEPTABLE MARQUÉ PAR UNE VOLONTÉ DE RUPTURE ......................................... . . . . . . . . . . 9 ANALYSES DES EXIGENCES ET DES ARGUMENTS DE L’ULTIMATUM .................................................... . . . . . . . . 10 La fin du soutien du Qatar au « terrorisme » .................................................................................... . . . . . . . . 10 La fermeture d’Al-Djazeera ........................................................................................................ . . . . . . . . 11 La fin des relations avec l’Iran ...................................................................................................... . . . . . . . . 11 Les autres exigences ................................................................................................................. . . . . . . . . 11 2. UNE CRISE QUI VA DURER . .......................................................................................................... . . . . . . . . 12 DES INIMITIÉS POLITIQUES AMPLIFIÉES PAR DES RIVALITÉS PERSONNELLES .................................... . . . . . . . . 12 UNE CRISE DE PLUS DANS UN MOYEN-ORIENT DÉJÀ TRÈS DÉSTABILISÉ ............................................ . . . . . . . . 13 3. LE QATAR FACE À L’EMBARGO . ................................................................................................... . . . . . . . . 14 DES EFFETS MODÉRÉS .................................................................................................................... . . . . . . . . 14 LA DÉFAITE DES PAYS DE L’ALLIANCE . ............................................................................................ . . . . . . . . 15 UNE GUERRE MÉDIATIQUE . .............................................................................................................. . . . . . . . . 15 Aux États-Unis . ........................................................................................................................ . . . . . . . . 15 En France . .............................................................................................................................. . . . . . . . . . 16 Une débauche de moyens à l’efficacité limitée ................................................................................. . . . . . . . . 16 4. QUELLES HYPOTHÈSES DE SORTIE DE CRISE ? .......................................................................... . . . . . . . . 17 L’OPTION POLITIQUE ET DIPLOMATIQUE ........................................................................................... . . . . . . . . 17 L’OPTION MILITAIRE . ....................................................................................................................... . . . . . . . . 17 LES OPTIONS ÉCONOMIQUES . ......................................................................................................... . . . . . . . . 17 5. LE DÉFI FRANÇAIS : NE PAS CHOISIR ET PROTÉGER SES ENTREPRISES ................................... . . . . . . . . 18 ARABIE SAOUDITE ......................................................................................................................... . . . . . . . . 18 ÉMIRATS ARABES UNIS ................................................................................................................... . . . . . . . . 19 ÉGYPTE ............................................................................................................................... ........... . . . . . . . . 19 BAHREIN ........ ....................................................................................................................... ......... . . . . . . . . 19 QATAR............. .................................................................................................................. ............. . . . . . . . . 19 ANNEXES .......... ..................................................................................................................... .......... . . . . . . . . 21
INTRODUCTION 7 L’embargo contre le Qatar, déclenché par la coalition formée par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et le Bahreïn le 5 juin 2017, est une des plus graves crises qu’aient connu les pays du Golfe et risque de mettre la France, et plus généralement les Européens, dans une situation difficile. L’embargo total, commercial, aérien, maritime et humanitaire vise à faire plier Doha sur les 13 points de l’ultimatum associé, comprenant entre autres la fermeture de la chaîne TV Al-Jazeera, l’arrêt des aides aux Frères musulmans - qualifiés de « groupe terroriste » -, l’expulsion des opposants, la fermeture de la base militaire turque… le tout associé à des contrôles et des pénalités. Mais l’embargo semble se retourner contre ses auteurs : au Qatar, la panique a duré deux à trois jours, le temps nécessaire aux pays étrangers de fournir les approvisionnements en produits frais achetés traditionnellement en Arabie ; la Qatar National Bank a vu quelques investisseurs institutionnels et fonds de placement prendre les précautions d’usage mais le cours de la monnaie n’a pas varié ; enfin les produits importés étaient traditionnellement des réexportations depuis Dubaï, le hub commercial de la région, qui se trouve dorénavant privé de plus de 600 millions de dollars de trafic. Les produits arrivent directement dans le port de Doha, jusque-là en surcapacité. Contre ces sanctions, le Qatar a joué le droit international saisissant l’OMC et l’OACI, et surtout décidant de ne pas couper le pipe-line Dolphin qui alimente Dubaï en gaz. La crise qui a des racines anciennes ne semble pas pouvoir se régler par des négociations étant donné les personnalités des leaders des trois principaux États impliqués. L’hypothèse de l’invasion militaire du Qatar semble exclue et la guerre de la communication à laquelle se livrent les trois pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en Occident et aux États-Unis ne paraît pas décisive. Les échanges intra-golfiens sont limités. Reste alors l’hypothèse de la guerre commerciale par entreprises étrangères interposées comme cela a été évoqué par deux ambassadeurs émiratis à Washington et à Moscou. Les entreprises américaines étant par nature exclues du champ des sanctions, chacune des parties a des arguments soit commerciaux, soit capitalistiques pour contraindre les pays européens à prendre position, ce que ceux-ci doivent absolument éviter.
8 1. LES DONNÉES D’UNE CRISE INSOLUBLE Tout semblait s’apaiser entre Ryiad et Doha lors de la première visite d’État du roi d’Arabie saoudite au Qatar en décembre 2016. Jusque-là, le "grand frère" saoudien n’avait jamais accepté l’indépendance de l’émirat voisin, a fortiori la diplomatie d’autonomie menée par son émir depuis les années 80. Lors du sommet arabo-américain de Riyad en mai 2017, aucune évocation n’a été faite des différends qui, un mois plus tard, le 5 juin, donneront lieu à l’ultimatum d’application immédiate lancé par Riyad, Abou Dhabi, Le Caire et Manama à l’encontre de Doha. UNE CRISE SOUDAINE ET BRUTALE… MAIS DES DIFFÉRENDS ANCIENS Cette crise est l’aboutissement paroxystique d’une longue - Le premier de ces accords, relativement informel, sous série de différends plus ou moins violents entre les deux pays. forme manuscrite, a été ratifié par le roi d'Arabie saoudite, l'émir du Qatar et l'émir du Koweït le 23 novembre 2014. En 1992, lors d’un accrochage à la frontière entre les forces Doha s'engageait alors à ne fournir aucune aide à des saoudiennes et qataries, au lieu-dit Al-Khaffous deux soldats « groupes déviants » - c’est-à-dire à des mouvements non de l’émirat furent tués. alignés avec la ligne officielle du gouvernement saoudien -, notamment les Frères musulmans, que l'Arabie saoudite Le 27 juin 1995 à Doha, Hamad déposa son père Khalifa soupçonnait d'avoir joué un grand rôle dans le déclenche- Al-Thani, au pouvoir depuis 1972. Quelques mois plus tard, ment des printemps arabes. Étaient également visés, le le 14 février 1996, le camp pro-Khalifa tenta, sans succès, Hamas et le Hezbollah. un contrecoup d’État, avec le soutien de l’Arabie saoudite et de mercenaires français. Ryiad soutenait le prince Abdelaziz, - Le second accord, qualifié de « Top Secret » par CNN, a été le demi-frère d’Hamad, officiellement prince héritier depuis signé le 16 novembre 2014, pour tenter de trouver une 1976. nouvelle solution, après l'échec du premier, dont Riyad at- tribuait la responsabilité à Doha. Cette fois, la liste des par- Lors des Jeux asiatiques de 2006, Doha demanda à la France ties était plus large, puisque le roi du Bahreïn, le Premier mi- une aide logistique et sécuritaire par crainte d’un coup de nistre des Émirats arabes unis et le prince d'Abou Dhabi en main de l’Arabie qui avait refusé que la flamme transite par étaient cosignataires. Parmi les objectifs du texte : soutenir son territoire. la stabilité de l'Égypte, limiter la portée d'Al-Djazeera et iso- ler les Frères musulmans considérés comme « une menace En 2012, Ryiad rappela son ambassadeur au Qatar en signe à la sécurité et la stabilité des pays du Golfe ». Pourtant, le de protestation contre la couverture des événements d’Ara- Qatar continua de démentir avoir jamais financé les Frères bie saoudite par la chaîne qatarie Al-Djazeera qui donnait musulmans. beaucoup la parole aux mouvements d’opposition au régime. En 2014, une loi qatarienne sur la cybercriminalité, considé- Enfin en 2014, éclata la première véritable crise entre les rée comme faisant partie des accords entre les États du Golfe, différents protagonistes : l’Arabie et les Émirats arabes unis criminalisa les insultes en ligne contre les familles royales de rappelèrent leurs ambassadeurs à l’occasion d’une crise qui la région, interdit la propagation de « fausses nouvelles » vio- allait durer huit mois. Un accord en deux temps intervint as- lant les « valeurs sociales » du pays ou « l’ordre général » et sez difficilement et CNN diffusa le 11 juillet 2017 le contenu rendit illégal d'inciter, d'aider et de faciliter la publication de des deux textes supposés mettre fin aux tensions dans la matériel offensant. C'est la violation supposée de cette loi par région. Doha, qui serait à l'origine de la crise actuelle1. UN ULTIMATUM INACCEPTABLE MARQUÉ PAR UNE VOLONTÉ DE RUPTURE L’ultimatum adressé au Qatar a été préparé, mais mal prépa- Puis, c’est la Fake News du 24 mai - attribué à Qatar News ré. Comme le constate un chroniqueur, l’ultimatum est une Agency (QNA) - prétendant que l’émir Tamim ben Hamad « poudrière sur un gazomètre ». Al-Thani du Qatar aurait déclaré que l’Iran était un « pouvoir islamique », que le Qatar avait d’excellentes relations avec Is- Tout commence par une quinzaine de papiers d’opinion dans raël, que le Hamas était un représentant légitime du Peuple la presse américaine sur les dangers pour la stabilité régio- palestinien, le tout malgré d’excellentes relations avec Was- nale provoqués par le Qatar, alors que les médias locaux hington. L’investigation conduite par le FBI a montré que le avaient peu publié sur ce pays depuis quelque temps. hacking du site de la QNA provenait des Émirats, le 20 avril, et 1 www.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/07/03/crise-entre-qatar-et-arabie-saoudite-riyad-ne-veut-pas-laisser-ses-vassaux-s-emanciper_ 5154766_3218.html#JYqDdiPwKiUFUvwQ.99
9 que le faux communiqué attribué à Tamim devait être diffusé 11- La fermeture de tous les médias que le Qatar a pu, di- le 11 mai, dix jours avant l’arrivée de Trump en Arabie saou- rectement ou indirectement, fonder, comme les sites dite. Le 20 juillet, le gouvernement qatari organisa une confé- Arabi21, Al Araby al-Jadeed, Rassd, Mekameleen ou Middle rence de presse pour exposer les résultats des investigations East Eye. menées par le FBI et Scotland Yard, accusant Abou Dhabi. 12- L’obligation de satisfaire aux exigences de cet ultimatum dans un délai de 10 jours. L’ultimatum en 13 points adressés par Riyad, Abou Dhabi, 13- L’obligation pour le Qatar consentir à un audit mensuel Le Caire et Manama à Doha le 5 juin 2017 formule des exi- par ses voisins pour s’assurer de la mise en place effec- gences difficilement acceptables pour le Qatar. En effet, il exige : tive de ces mesures au cours de la première année sui- 1- La rupture de toute coopération militaire et sécuritaire vant l’approbation de l’accord. avec l’Iran, en abaissant le niveau des relations entre les deux pays et en fermant la représentation diplomatique 15 jours après l’annonce de cet utlimatum, les exigences de de Téhéran à Doha. Riyad, Abou Dhabi, Le Caire et Manama à l’égard de Doha 2- La fermeture immédiate de la base militaire turque en sont résumées en 6 principes, énoncés le 20 juillet 2017 : cours de construction et l’arrêt de la coopération militaire 1- Engagement à combattre l’extrémisme et le terrorisme avec Ankara. sous toutes ses formes et à empêcher leur financement 3- L’interruption de tout lien avec les organisations terro- ou la fourniture de lieux de refuge. ristes, en particulier les Frères musulmans, l’État isla- 2- Interdire tous les actes et les formes d’expression qui pro- mique, le Front de la conquête du Levant (ex Jabat Al-Nos- pagent, incitent, favorisent ou justifient la haine et la vio- ra) et le Hezbollah. lence. 4- La fin du financement d’individus, de groupes ou d’organi- 3- Engagement total envers l’accord de Riyad de 2014, l’ac- sations désignés comme terroristes par l'Arabie saoudite, cord complémentaire et son mécanisme exécutif pour les Émirats, l'Égypte, le Bahreïn ou les États-Unis (dont 2014 dans le cadre du Conseil de coopération du Golfe. bien évidemment le Hamas). 4- Engagement envers tous les résultats du sommet ara- 5- L’expulsion des « personnalités terroristes » installées au bo-islamique-américain, tenu à Riyad en mai 2017. Qatar et recherchées par l’Arabie saoudite et ses alliés, 5- S’abstenir de s’ingérer dans les affaires intérieures des dont le cheikh Youssouf al-Qaradawi qui figure dans la États et s’abstenir de soutenir les entités illégales. liste de 59 personnalités dressée par Riyad et Abou Dhabi 6- Un dernier principe, ajouté sans doute pour s’assurer (cf. annexe I). l’adhésion de la communatué intenrationale mentionne 6- La fermeture la chaîne Al-Djazeera et toutes les filiales qui la « responsabilité de tous les États de la communauté lui sont liées. internationale de faire face à toutes les formes d’extré- 7- La fin des ingérences de Doha dans les affaires intérieures misme et de terrorisme telles que les menaces pour la des pays de la région. paix et la sécurité internationales ». 8- Le paiement de réparations à ses voisins en guise de dé- dommagement pour la nocivité de sa politique poursuivie L’ultimatum du 5 juin ressemble de très près à l’ultimatum ces dernières années. d’Hitler contre la Tchécoslovaquie de Benes en 1938, puis à 9- L’obligation pour le Qatar de s’aligner sur les autres pays celui en 11 points contre la Lituanie, immédiatement après du Golfe pour la conduite de ses politiques au niveau mili- son succès dans les Sudètes ; c’est-à-dire le choix entre la taire, social et économique. renonciation à toute souveraineté ou la guerre. 10- La communication de toutes les informations sur les membres de l’opposition que le Qatar a pu héberger par le passé et l’arrêt de tout contact avec les opposants des régimes saoudien, émirati, égyptien et bahreini. ANALYSES DES EXIGENCES ET DES ARGUMENTS DE L’ULTIMATUM La fin du soutien du Qatar au « terrorisme » L’un des points importants de l’ultimatum est l’accusation de Les Frères musulmans sont classés « groupe terroriste » par soutien au « terrorisme » c’est-à-dire aux Frères musulmans l’Arabie, le Bahreïn, l’Égypte et les Émirats depuis le 7 mars et d’une façon plus générale aux opposants des différents 2014. Or, la confrérie est sortie vainqueur de la quasi-tota- régimes arabes que Doha est sommer d’expulser et de livrer. lité des élections qui ont suivi les "révolutions" arabes. Pour C’est un débat original lancé par des hypocrites contre des le Qatar, elle est l’expression de l’islam politique « démocra- menteurs. tique ».
10 Son soutien aux Frères musulmans participe plus d’une « di- la libération de membres de la famille princière. Il s’est vu im- plomatie d’influence » que d’un véritable soutien religieux médiatement accusé de leur fournir une aide dissimulée3 ? (surtout venant du « wahhabisme soft » du Qatar). Ainsi, Doha finance en Tunisie à la fois le gouvernement et Ennahda L’accusation de "soutien au terrorisme" ne manque pas de (Frères musulmans), et en Palestine aussi bien le Hamas que piquant venant de Riyad puisque Daech est un pur produit l’Autorité palestinienne. Un des maitres à penser des Frères de l’idéologie wahhabite saoudienne. Au moment même musulmans, Youssef Al-Qaradawi, fait depuis Doha une de l’ultimatum, au Royaume Uni, Tom Wilson de la Henry émission télévisée hebdomadaire suivie par près de 60 mil- Jackson Society publiait un rapport concluant que le finan- lions de personnes à travers le monde. cement de l’extrémisme religieux outre-Manche venait surtout d’Arabie saoudite et était en forte croissance ces L’Arabie saoudite qui a expulsé les Frères musulmans depuis dernières années4. Theresa May s’est trouvée mise en dif- la première guerre du Golfe (1991), en raison de leur opposi- ficulté pour ne pas avoir voulu publier un rapport comman- tion à l’arrivée des GI’s, leur préfère les militaires et a soutenu dé par l’ancien Premier ministre à la suite des attentats. Aux l’accesison au pouvoir du général Sissi en Egypte le 3 juillet États-Unis, le président du Comité des Relations internatio- 2013. Pour sa part, le dirigeant des Émirats arabes unis, Mo- nales du Sénat américain, Bob Corker, déclare simplement : hamed bin Zayed, regarde les Frères musulmans comme une « le montant des soutiens au terrorisme de la part de l’Arabie « nouvelle version du colonialisme » voué à renverser les ré- saoudite ramène le Qatar au rang de nain en la matière5 ». Enfin, gimes arabes, voler leurs richesses et détruire leurs armées. l'Arabie saoudite elle-même est accusée de terrorisme, par Il a refusé de traiter avec le Bureau d'orientation de la confré- la loi Justice Against Sponsors of Terrorism Act (JASTA), qui rie et son guide, Khairat Al-Shater, ainsi qu'avec tout autre permet à la justice américaine de poursuivre des États étran- membre de cette organisation. gers pour terrorisme. Une Class Action est ainsi en cours outre-Atlantique en raison de la responsabilité de Riyad dans Sous le règne de Tamim, l’actuel émir, et de son père le Qatar les attentats du 11 septembre 2001. a offert l’asile aux taliban (en 2011 avec l’accord américain), mais aussi aux Shebaab somaliens, au Hamas et au Hezbol- À noter que le Qatar a annoncé avoir modifié par décret, sa lah ainsi qu’à un certain nombre de « réfugiés politiques » is- loi de 2004 sur la Lutte contre le financement du terrorisme lamistes comme l’Algérien Abassi Madani. Le Qatar finance à l'occasion de la tournée du secrétaire d'État américain Rex les partis islamistes au Yémen et au Maroc, porterait à bout Tillerson. Ce texte6 établit « deux listes nationales pour les indi- de bras l’Erythrée et aurait accordé un soutien financier et vidus et les entités terroristes » et énonce les mesures néces- matériel aux insurgés islamistes libyens mais pas au Conseil saires pour pouvoir les inscrire sur ces listes, tout en donnant national de transition (CNT). En Syrie, Doha est accusé de fi- aux suspects le droit de faire appel contre leur inscription. Le nancer Jabat Al-Nosra, filiale locale d’Al-Qaida. décret a été salué comme « un pas positif » par le ministre d'État émirati aux Affaires étrangères, Anwar Gargash. Les services américains accusent Doha d’avoir abrité le Kowei- tien Khaled Cheikh Mohamed, un des organisateurs des atten- La fermeture d’Al-Djazeera tats du 11 septembre, avec le soutien du ministre de l’Intérieur La fermeture d’Al-Djazeera et de tous les médias aidés par le de l’époque, Abdallah bin Khalid al-Thani, membre de la famille Qatar est une vieille revendication de ses voisins royale. Ce dernier a été démis de ses fonctions en 2003. Fahd, le plus intégriste des fils de l’Emir, fit le coup de feu en Afgha- Al-Djazeera, née en 1974, émet depuis 1998, 24 heures sur nistan, et son oncle, Cheikh Abdallah, fut un ami du cerveau 24. Diffusée dans 35 pays, elle a ringardisé toutes les chaînes des attentats du 11 septembre longtemps domicilié au Qa- arabes par sa liberté de ton et sa couverture journalistique, tar. Mais selon un compagnon de Ben Laden, Abdulla Anas, en particulier lors du bombardement de Gaza en 2014. Déjà, les Saoudiens et les Émiratis avaient eux aussi tenté d’attirer en 2002, tous les pays de la Ligue arabe avait critiqué l’orien- les taliban chez eux, avant que Doha ne le fit1. L’ambassadeur tation de la chaîne et six d’entre eux (Arabie souadite. Koweït, émirati à Washington s’en est défendu expliquant que les Jordanie, Tunisie, Libye, Maroc) avaient rappelé leurs ambas- conditions posées par Abou Dhabi - et acceptées par Was- sadeurs du Qatar. Une large purge dans la rédaction de la hington – à leur venue étaient claires : « dénoncer Al-Qaida et chaîne avait suivi la crise de 2014. Ben Laden ; reconnaître la constitution afghane ; et renoncer à la violence2 ». Les taliban ayant refusé, auraient préféré le Qatar. Les adversaires de Doha réclament également la fermeture des autres médias que le Qatar a directement ou indirec- Daech et Al-Nosra ont une politique systématique de kid- tement fondés comme les sites Arabi21, Al Araby al-Jadeed, napping qui leur rapporte des ressources considérables. Le Rassd, Mekameleen ou Middle East Eye, hébergés en Turquie Qatar leur a versé des sommes considérables afin d’obtenir ou basés à Londres. www.aljazeera.com/news/2017/08/saudi-arabia-uae-host-taliban-170812171821732.html 1 2 www.nytimes.com/2017/08/09/opinion/the-united-arab-emirates-and-the-taliban.html 3 Wall Street Journal 29 juillet 2014 4 http://henryjacksonsociety.org/category/regions/middle-east/saudi-arabia/ 5 www.independent.co.uk/News/uk/politics/jeremy-corbyn-saudi-arabia-extremist-funding-terrorism-gulf-states-qatar-isis-al-qaeda-labour-a7773451.html 6 www.qfcra.com/.../Laws/Law%20No%20(3)%20of%202004%20on%20Combating%
11 La fin des relations avec l’Iran Les relations du Qatar avec l’Iran sont un point particulière- ment urticant pour les Saoudiens. L’ultimatum impose que Qatar s’aligne sur la diplomatie des pays du Conseil de coo- pération du Golfe (CCG). Demande incohérente. Oman, par exemple, n’entend pas rompre ses relations avec Téhéran. Les Émiratis eux-mêmes ne sont pas clairs, car si Abu Dha- bi insiste sur le contentieux des îles Abou Moussa et Grande Tomb, revendiqués par les deux Etats, Dubaï a fait sa fortune en violant des années durant l‘embargo international contre Téhéran. En réalité, la mise en accusation du Qatar vise l’Iran : « Qatar is accused of having a hidden relationship with Iran, but its relations with Iran are clear, transparent and time-tested1 » déclare Sheikh Mohammed bin Abdulrahman Al-Thani, le mi- nistre des Affaires étrangères qatarien, qui note en passant que les Émirats arbaes unis commercent plus que le Qatar avec l’Iran. Les autres exigences Ses adversaires demandent au Qatar de payer des répa- rations en guise de dédommagements à ses voisins pour la nocivité de sa politique poursuivie ces dernières années (chiffres non fournis). Il devra également désormais aligner sa politique extérieure sur celle des autres pays du CCG et ac- cepter des contrôles réguliers sur le respect des dispositions de l’ultimatum Quelques autres points annexes sont assez circonstanciels comme la fermeture de la base turque Tariq Bin Ziyad. L'inter- vention actuelle de la Turquie dans la crise est la conséquence de l’accord signé en 2014 visant à envoyer plus de troupes au Qatar. Des responsables2 ont déclaré qu'il pourrait y avoir jusqu'à 3 000 soldats turcs sur la base, principalement pour des exercices de formation et pour améliorer la sécurité du CCG. À l’occasion de cette crise, le président Recep Tayyip Er- dogan a déclaré que le Qatar était un pays contre lequel « une peine de mort avait en quelque sorte été prononcée ». ¹www.reuters.com/article/us-gulf-qatar-idUSKBN1910B6 2 www.globalsecurity.org/military/world/gulf/qatar-forrel-bases.htm
12 2. UNE CRISE QUI VA DURER La crise a été gérée de façon à humilier les simples citoyens qataris créant ainsi un sentiment « national » perceptible dans la quotidienneté. Plusieurs centaines de sujets qataris ont été bloqués en Arabie. Les autorités locales refusaient de les laisser embarquer dans des avions de Qatar Airways, contraints de repartir à vide. Même les chameaux ont subi l’ire saoudienne. Quelques centaines d’animaux appartenant à des Qataris sont morts bloqués à la frontière, dans le désert. Cette crise semble bien partie pour durer car les facteurs de dissensions sont multiples. DES INIMITIÉS POLITIQUES AMPLIFIÉES PAR DES RIVALITÉS PERSONNELLES Au regard de la gérontocratie qui a longtemps caractérisé ces Il est l’auteur de la Qatar National Vision 2030. La passation pays, la crise actuelle est une querelle de « gamins » bercés de pouvoirs s’est faite sans heurts le 25 juin 2013, dix-huit d’histoires guerrières qui tous trois entendent personnaliser ans après la prise du pouvoir par son père Hamad. l’avenir de leur pays en parrainant des plans de développe- ment à échéance de 15 à 20 ans - qui sont tout à fait iden- - L’Emirati Sheikh Mohamed bin Zayed al-Nayan (MBZ) est le tiques - pour préparer l’après pétrole. plus âgé (56 ans), il est né en 1961. Il est également diplô- mé de l’Académie militaire de Sandhurst (1979) et de l’École - Le Saoudien Mohamed Bin Salmane (MBS) a 32 ans (il né des officiers de Sharjah (Émirats arabes unis). Il a été promu en 1985). Il a un petit diplôme juridique de l’Université isla- vice-chef d’état-major des armées à 33 ans, puis mérachal mique de Riyad. Il est devenu ministre de la Défense à 30 un an plus tard. Il est prince héritier depuis 2005. MBZ a ans -, ayant immédiatement en charge de gros dossiers, toujours exercé des responsabilités. Il est l’auteur de la UAE notamment celui de la guerre au Yémen dont il est consi- vision 2021. Il est atteint d’une phobie épidermique de l’isla- déré comme l’instigateur. MBS est l’auteur du projet Vision misme sous tous ses aspects : chiites iraniens, Frères mu- 2030 destiné à préparer « l’après pétrole ». À noter que ce sulmans, salafistes ou djihadistes sunnites… dès lors qu’ils projet s'affiche en calendrier grégorien et non hégirien sur s’invitent sur le terrain du pouvoir temporel. toutes les façades de la capitale. MBS vient d’être nommé Prince héritier le 21 juin 2017, en "marchant" sur la tête de La rivalité des trois hommes vire parfois au grotesque, comme son cousin, Mohamed Ben Nayef, Prince héritier putatif (ce- cela a été illustré lors de la défaite en Ligue des Champions du lui que Hollande et Valls voyaient comme successeur royal). PSG – propriété du Qatar - contre le club de Manchester City Enfin, Mohamed Bin Salmane est annoncé comme roi dans - propriété de Cheikh Mansour, membre de la famille royale l’année, son père, l’actuel roi étant malade. d’Abou Dhabi. Selon l’un de ses proches « L’émir (du Qatar) en était malade. Sur plein de sujets il a la tête sur les épaules, mais - Le Qatari Tamim ben Hamad Al-Thani est âgé de 36 ans dès qu’il s’agit des Émirats arabes unis, on change de dimension. (il est né en 1980). Il est d’éducation anglaise, diplômé de Ce n’est plus du foot, ce n’est plus un club contre un autre, mais l’académie militaire de Sandhurst (1998). Il a apporté un un pays contre un autre, et même un dirigeant contre un autre : un soutien actif à la guerre en Libye contre Muamar Kadhafi. vrai concours de stéroïdes1 ». UNE CRISE DE PLUS DANS UN MOYEN-ORIENT DÉJÀ TRÈS DÉSTABILISÉ Cette crise vient en effet se surajouter à d’autres graves crises. - enfin la tension entre Riyad et Téhéran. Les divers conflits régionaux sont dans une hystérésis grave : - la Syrie avec ou sans Assad ; De plus, la cession gracieuse par l’Égypte à l’Arabie saoudite - l’Afghanistan et le retour des taliban ; des îles de Tiran et Sanafir à la sortie de mer Rouge, à l’ex- - la guerre sunnites/chiites au Pakistan, en Afghanistan, en trémité du Golfe d’Aqaba le 27 juin 2017 (avec l’accord tacite Irak, au Yémen, en Syrie, au Bahreïn et au Liban - sans parler d’Israël) suscite les protestations de rue en Égypte. de la répression contre ceux de la côte est de l’Arabie (dans les zones pétrolières) ; Au centre de nombre de ces crises, l’Arabie a décidé de - les massacres causés par les bombardements saoudiens construire un mur de 950 kilomètres au nord du pays - plus au Yémen depuis 2015 ; long que le mur israélien des territoires occupés - pour em- - le retour des Russes dans la région ; pêcher les réfugiés d’entrer dans le pays. - le référendum d’indépendance kurde ; l’occupation saou- dienne à Bahreïn et les condamnations d’opposants ; 1 Le Monde, 14 septembre 2017
3. LE QATAR FACE À L’EMBARGO 13 L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et le Bahrein ont mis en place un véritable embargo contre le Qatar, réduisant drastiquement la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux. Toutefois son efficacité laisse à désirer. DES EFFETS MODÉRÉS Les effets physiques de l’embargo ont été sensibles 5 à 6 jours. L’effet sur le tourisme est plus significatif : 3 millions de tou- Il faut dire que la dépendance du Qatar était forte : avant la ristes du Golfe dont 900 000 Saoudiens venaient dans l’émi- crise, l’émirat n’était autosuffisant que pour 15 à 20 % de ses rat chaque année. Un des groupes hôteliers français présent besoins alimentaires ; 80% des produits frais venaient d’Ara- depuis 16 ans au Qatar prévoit encore la construction de cinq bie et environ 80 % des produits étrangers importés étaient hôtels supplémentaires en 2018, et cinq autres sont envisa- réexpédiés de Djebel Ali, la grande zone franche de Dubaï ; gés pour les années ultérieures. Par contre, selon le respon- les réimportations coûtaient au Qatar environ 600 millions sable de ce groupe, leurs 30 hôtels en Arabie et aux Émirats de dollars par mois à elles seules. Et les échanges avec les ont subi une baisse de fréquentation de 15 à 20 %. Les Saou- autres pays du Golfe (Dubaï, Bahreïn, Arabie) représentaient diens vont dorénavant en vacances en Égypte. environ 2 milliards de dollars par an. Les effets financiers ont été peu durables : quelques fonds de Aucune leçon n’ayant été tirée de la crise de 2014, le leitmotiv pension, grands institutionnels, par précaution minimum, ont actuel est donc « Plus jamais cela ! ». La diversification des ap- retiré environ 2,5 milliards de dollars à Paris, 10 milliards sur provisionnements est ainsi devenue une priorité stratégique 140 milliards de dollars des actifs de la Qatar National Bank pour Doha. La gêne occasionnée par le blocus des voies ma- (QNB) au total. Mais les ratios QNB chez Moody’s et Fitch ritimes et aériennes est financièrement supportable et peut- n’ont pas bougé. Le cours du ryal n’a pas bougé non plus par être contournée en utilisant des détours par le Koweït, Oman, rapport au dollar. Les prévisions de croissance du Qatar pour l’Iran, la Turquie, l’Inde etc. Cela a permis de comprendre que 2017-2018 sont les meilleures de tous les pays du Conseil les produits proposés par l’Iran, la Turquie, le Maroc, la Tunisie de coopération des États arabes du Golfe (CCEAG). Toutefois, et l’Azerbaïdjan - ou même l’Europe - étaient moins chers. le coût de l’embargo est encore aujourd’hui de 100 millions La construction d’un Food Strategic Storage de 500 000 m2 à de dollars par jour, soit 3 à 4 milliards par an. Doha est en cours et le Qatar a acheté 5 000 vaches laitières au Danemark. LA DÉFAITE DES PAYS DE L’ALLIANCE Les pays de l’alliance ont politiquement et économiquement En mettant l'accent sur la règle de droit international, le Qatar perdu. Les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite semblent souhaite forcer tous les États du CCG à se mettre d'accord s’être tirés eux-mêmes une balle dans le pied sous les princi- sur la manière de définir le « terrorisme » et, par conséquent, paux aspects de la crise. préciser si l'un d'eux, ou la plupart d'entre eux, appuie les mouvements de « terreur ». Le Qatar a lancé le même pro- Économiquement, Dubaï dépend à 40 % du gaz qatari par le cessus politique, technique et juridique dans son accord bila- pipe Dolphin que Doha n’a pas coupé, et fait 33 milliards de téral avec les États-Unis le mois dernier. dollars d’échanges avec l’Iran. Inutile de préciser que per- sonne ne va acheter les produits agricoles saoudiens bloqués Saoudiens et Emiratis ont été trop confiants dans leur force, à la frontière. leur détermination et leur volonté de punir le Qatar. Le pro- blème est que personne n'achète les biens et services qu’ils Le Qatar a engagé des actions légales contre les mesures de proudisnet et qu’ils ont eux-mêmes sanctionnés en décré- l’embargo dans diverses enceintes internationales : tant le blocus et ils se sont maladroitement isolés. Ils en sont - une plainte auprès de l'Organisation mondiale du commerce réduits à acheter le soutien d’autres pays comme le Tchad, (OMC) pour contester le boycott commercial et a demandé les Maldives ou le Niger, à travers les prêts accordés par la des "consultations" ; Banque islamique. - une autre devant l'Organisation de l'aviation civile interna- tionale (OACI) pour mettre fin au blocage aérien, en citant les risques sur la sécurité aérienne dans la région. Le Qatar demande que les quatre pays alliés définissent des couloirs d'urgence pour les vols de Qatar Airways et, par la suite, an- nulent totalement leur blocus aérien.
14 UNE GUERRE MÉDIATIQUE Les adversaires du Qatar en sont réduits à mener une vé- Podesta Group, BGR Affaires gouvernementales, DLA Piper ritable campagne de propagande dans les pays étrangers. et Pillsbury Winthropont3 ont agi de concert pour contrer la Alors que les monarques du Golfe ont toujours veillé à régler proposition des candidats démocrates Hillary Clinton et Ber- leurs différends en « famille », à l’abri des regards extérieurs, nie Sanders, qui sont à l’origine du projet de loi JASTA permet- ils ont choisi cette fois de recourir à une vaste campagne mé- tant aux familles des victimes des attentats du 11 septembre diatique de dénigrement en vue de « faire plier l’adversaire ». de poursuivre en Class Action des gouvernements étrangers ayant participé à des actes terroristes. Aux États-Unis Aux États-Unis, les dépenses de relations publiques saou- Finalement, revenant aux bonnes vieilles méthodes, le diennes se sont brutalement accrues après le 11 septembre gouvernement saoudien aurait menacé de vendre jusqu’à 2001. Ryiad1 avait réuni une quantité ahurissante d’experts 750 milliards de dollars détenus en bons du Trésor et d’autres et de lobbyistes américains pour "aider" la communication actifs si le projet de loi était adopté. Il a néanmoins été adopté des journalistes et influencer les décideurs, toutes couleurs ! Pour calmer le jeu, un porte-parole de la Maison Blanche politiques confondues. Depuis 2014, le régime a payé : avait pourtant laissé entendre que le président Obama met- - le groupe Podesta, société de lobbying dirigée par un collec- trait son veto à la mesure. teur de fonds pour la campagne d’Hillary Clinton ; - Norm Coleman, ancien sénateur républicain, qui dirige un Au-delà de ces consultants et de l’action personnelle de grand Super PAC [comité d’action politique] ; l’ambassadeur saoudien à Washington, le régime décline - H.P. Goldfield, lobbyiste du cabinet d’avocats Hogan Lovells sur plusieurs terrains l’action d’influence : dons à de grandes et vice-président du Albright Stonebridge Group de Made- fondations présidentielles4, financement de chaires univer- leine Albright ; sitaires sur le Moyen-Orient et l’islam ; invitations de parle- - Targeted Victory, un cabinet de conseil fondé par d’anciens mentaires, etc. assistants de la campagne présidentielle de Mitt Romney ; - ainsi que deux grands cabinets d’avocats comprenant de Selon le Financial Times5, en plus de ce dispositif, l'Arabie nombreux anciens fonctionnaires du gouvernement. saoudite vient de lancer une offensive mondiale pour contrer les média anti saoudiens à Londres, Berlin et Paris, pour valo- Ryiad a depuis encore ajouté des lobbyistes américains à ses riser le « nouveau visage du royaume ». Depuis ces villes, les effectifs salariés, avec l’embauche de Barbour Griffith and consultants pilotés de Riyad produiraient des communiqués Rodgers (BGR Government Affairs), une société fondée par de presse, publieraient du contenu sur les réseaux sociaux et l’ancien président du Comité national républicain Haley Bar- inviteraient des « faiseurs d’opinion » à visiter l'Arabie saou- bour pour aider au « rayonnement du Centre d’études et des dite et à « faire connaître la vision saoudienne sur les dévelop- affaires médiatiques de la Cour royale saoudienne » (contrat pements mondiaux en réponse à des publications négatives et de 500 000 dollars par an). inexactes sur le royaume ». Leur mission est aussi de dévelop- per la connaissance de la culture saoudienne à travers des Le dispositif inclut également les services de Jeffrey Birn- expositions d'art et des discussions religieuses. Le ministère baum - journaliste qui autrefois couvrait l’action des lobbys de l'Information saoudien pourrait mettre en place égale- au Washington Post et a travaillé pour Fox News - et d’Ed Ro- ment d’autres "hubs" médiatiques à Moscou dès fin 2017, gers, ancien fonctionnaire de l’administration Reagan. selon un document officiel, puis à Pékin, Tokyo, Mumbai et dans d'autres grandes villes à partir de l'année prochaine. Principal opérateur au service de Ryiad, Podesta Group (contrat de 140 000 dollars/mois) travaille essentiellement Ces efforts de communication sont capitaux pour le royaume : les quotidiens et les chaînes de télévision nationales. Mais il a l’échec de la guerre au Yémen a soulevé l’opinion internatio- également contacté des membres du Sénat et de la Chambre nale contre lui. Et l’ambiance délétère dans la région pour- des représentants, les partis politiques et des centres de re- rait faire le lit d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), cherche et même des lobbyistes israéliens. considéré par la CIA comme la filiale la plus dangereuse de la Par exemple, la société a contacté Michael Pregent, cher- nébuleuse terroriste. Un tel échec serait exclusivement im- cheur au Hudson Institute, sept fois en janvier, quatre fois putable à Salmane. en février et une fois le 20 avril 2016 - soit le jour même où l’analyste publie un long article intitulé « L’Arabie saoudite est En France le plus grand allié des États-Unis » dans Foreign Policy2. Ce En France, la campagne de communication de Riyad a été groupe de pression a ainsi quelques beaux succès à son actif. pilotée par Qorvis MSLGroup, société issue de la fusion de 1 Lee Fang (ancien journaliste du Washington Post) The Intercept, 21 mars 2016 http://foreignpolicy.com/2016/04/20/saudi-arabia-is-a-great-american-ally-not-iran/ 2 3 www.washingtonpost.com/news/powerpost/wp/2016/04/20/saudi-government-has-vast-network-of-pr-lobby-firms-in-u-s/?utm_term=.5a0f1f88aac7 4 Voir mon livre Docteur Saoud et Mister Djihad, la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite 5 Simeon Kerr, Financial Times, 11 septembre 2017.
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