LA CRISE ENTRE L'ARABIE SAOUDITE, LES ÉMIRATS ARABES UNIS, L'ÉGYPTE, BAHREIN ET LE QATAR : UN DIFFÉREND PLUS GRAVE QU'IL N'Y PARAÎT - Rapport de ...

 
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Centre Français de Recherche sur le Renseignement
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                LA CRISE ENTRE
            L’ARABIE SAOUDITE,
     LES ÉMIRATS ARABES UNIS,
L’ÉGYPTE, BAHREIN ET LE QATAR :
     UN DIFFÉREND PLUS GRAVE
               QU’IL N’Y PARAÎT
                               Pierre CONESA
            Rapport de recherche #22
                                      Novembre 2017
2   PRÉSENTATION DE L’AUTEUR
    Pierre CONESA est agrégé d’histoire, ancien élève de l’École
    nationale d’administration (ENA) et ancien auditeur du Centre
    des hautes études de l’armement (CHEAR).
    Au cours de sa carrière, il a notamment occupé les fonctions
    de :
    - Directeur adjoint à la Délégation aux Affaires Stratégiques
      (ministère de la Défense) (1992-1997),
    - Directeur adjoint de la Direction des relations internatio-
      nales de la Délégation générale pour l’armement (DGA/
      DRI), en charge de la politique d’exportation (1997-2003),
    - Directeur général de la Compagnie européenne d’Intelli-
      gence stratégique (CEIS) (2003-2010).

    En matière scientifique, Pierre Conesa est directeur adjoint
    de l’Observatoire des Radicalisations (Fondation de la Mai-
    son des Sciences de l’Homme) et membre du Conseil scien-
    tifique de la Fondation Res Publica, du site Diploweb (www.
    diploweb.com), de l’Observatoire international des criminali-
    tés, et du programme de contre-radicalisation à la prison de
    Bois d’Arcy.
    Il a été également Maître de conférences à Sciences Po et à
    l’ENA où il enseigne l’intelligence économique et la lutte an-
    ticorruption.

    Pierre Conesa est l’auteur de plusieurs rapports remarqués
    sur la propagande de Daech et la contre-radicalisation et a
    dirigé une demi-douzaine d’ouvrages collectifs et de diffé-
    rents rapports publics ou classifiés.
    Il est l’auteur de huit livres de huit livres - dont un roman -,
    parmi lesquels :
    - Docteur Saoud et Mister Djihad. La diplomatie religieuse de
       l’Arabie saoudite, Robert Laffont, 2016 (Prix du Meilleur
       Livre de Géopolitique Axyntis/Conflits, traduit en anglais et
       en Arabe)
    - Guide du petit djihadiste, Fayard, 2016
    - Surtout ne rien décider : petit manuel de survie en milieu poli-
       tique avec exercices pratiques corrigés, Robert Laffont, 2014
    - La Fabrication de l’ennemi ou comment tuer avec sa conscience
       pour, Robert Laffont, 2011
    - Les Mécaniques du chaos : bushisme, prolifération et terro-
       risme, Éditions de l’Aube, 2007
    - Guide du paradis, publicité comparée des au-delà, Éditions de
       l’Aube, 2003
    - La Persuasion de masse, en collaboration avec Gérard Cha-
       liand, Laffont 1992.
    Rapports récents sur la radicalisation :
    - Quelle politique de contre-radicalisaiton en France (dé-
       cembre 2014) ? (www.favt.org)
    - La communication francophone de Daech, la mythologie du
       combattant heureux (www.favt.org)

    Enfin, Pierre Conesa est consultant en affaires militaires et
    stratégiques pour France 24 (rédactions française et anglaise)
    et de nombreux autres médias.
AUTHOR’S PRESENTATION                                                3

Pierre CONESA is a professor who has obtained the French
State agrégation examination in history, a former student of
the French National School of Administration (l’Ecole natio-
nale d’administration - ENA) and former auditor at the French
Center for Higher Armament Studies (CHEAR).
Over the course of his career he has held a variety of high-le-
vel positions :
- Deputy Director at the Strategic Affairs Section (Délégation
  aux Affaires Stratégiques) at the French Ministry of Defence
  (1992-1997),
- Deputy Director of the Directorate of International Rela-
  tions at the French Defence Procurement Agency (DGA/
  DRI), in charge of its export policy (1997-2003),
- Director General of the European Company for Strategic In-
  telligence (CEIS) (2003-2010).

In the field of scientific expertise, Pierre Conesa is deputy di-
rector of the Radicalization Monitoring Unit (Fondation de la
Maison des Sciences de l’Homme) and member of the Scien-
tific Council of the Res Publica Foundation, of the Diploweb
(www.diploweb.com) website, of the International Crime Mo-
nitoring Unit (l’Observatoire international des criminalités),
and of the counter-radicalization program at the prison of
Bois d’Arcy.
He is also a Lecturer at Sciences Po and ENA where he
teaches economic intelligence and classes on the develop-
ment of effective anti-corruption policies.

Pierre Conesa is the author of several acclaimed reports on
the propaganda techniques used by Daech and counter-radi-
calization and has supervised half a dozen joint publications.
He is the author of eight books, including one novel, including
the following :
- Docteur Saoud et Mister Djihad. La diplomatie religieuse de
  l’Arabie saoudite, Robert Laffont, 2016 (Prix du Meilleur
  Livre de Géopolitique Axyntis/Conflits, traduit en anglais et
  en Arabe)
- Guide du petit djihadiste, Fayard, 2016
- Surtout ne rien décider : petit manuel de survie en milieu poli-
  tique avec exercices pratiques corrigés, Robert Laffont, 2014
- La Fabrication de l’ennemi ou comment tuer avec sa conscience
  pour, Robert Laffont, 2011
- Les Mécaniques du chaos : bushisme, prolifération et terro-
  risme, Éditions de l’Aube, 2007
- Guide du paradis, publicité comparée des au-delà, Éditions de
  l’Aube, 2003
- La Persuasion de masse, en collaboration avec Gérard Cha-
  liand, Laffont 1992.

Finally, Pierre Conesa works as a consultant in military and
strategic affairs for France 24 (both French and English news
desks) as well as for numerous other media outlets.
4   RÉSUMÉ
    LA CRISE ENTRE L’ARABIE SAOUDITE, LES ÉMIRATS ARABES UNIS,
    L’ÉGYPTE, BAHREIN ET LE QATAR :
    UN DIFFÉREND PLUS GRAVE QU’IL N’Y PARAÎT
    L’embargo contre le Qatar, déclenché par la coalition formée
    par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et le
    Bahreïn le 5 juin 2017, est une des plus graves crises qu’aient
    connu les pays du Golfe et risque de mettre la France, et plus
    généralement les Européens, dans une situation difficile.

    L’embargo total, commercial, aérien, maritime et humanitaire
    vise à faire plier Doha sur les 13 points de l’ultimatum
    associé, comprenant entre autres la fermeture de la chaîne
    TV Al-Jazeera, l’arrêt des aides aux Frères musulmans -
    qualifiés de « groupe terroriste » -, l’expulsion des opposants,
    la fermeture de la base militaire turque… le tout associé à des
    contrôles et des pénalités.

    Mais l’embargo semble se retourner contre ses auteurs : au
    Qatar, la panique a duré deux à trois jours, le temps nécessaire
    aux pays étrangers de fournir les approvisionnements en
    produits frais achetés traditionnellement en Arabie ; la Qatar
    National Bank a vu quelques investisseurs institutionnels et
    fonds de placement prendre les précautions d’usage mais le
    cours de la monnaie n’a pas varié ; enfin les produits importés
    étaient traditionnellement des réexportations depuis Dubaï,
    le hub commercial de la région, qui se trouve dorénavant privé
    de plus de 600 millions de dollars de trafic.
    Les produits arrivent directement dans le port de Doha,
    jusque-là en surcapacité. Contre ces sanctions, le Qatar
    a joué le droit international saisissant l’OMC et l’OACI, et
    surtout décidant de ne pas couper le pipe-line Dolphin qui
    alimente Dubaï en gaz.

    La crise qui a des racines anciennes ne semble pas pouvoir
    se régler par des négociations étant donné les personnalités
    des leaders des trois principaux États impliqués.
    L’hypothèse de l’invasion militaire du Qatar semble exclue et
    la guerre de la communication à laquelle se livrent les trois
    pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en Occident et
    aux États-Unis ne paraît pas décisive.
    Les échanges intra-golfiens sont limités. Reste alors
    l’hypothèse de la guerre commerciale par entreprises
    étrangères interposées comme cela a été évoqué par deux
    ambassadeurs émiratis à Washington et à Moscou.
    Les entreprises américaines étant par nature exclues du
    champ des sanctions, chacune des parties a des arguments
    soit commerciaux, soit capitalistiques pour contraindre les
    pays européens à prendre position, ce que ceux-ci doivent
    absolument éviter.
EXECUTIVE SUMMARY                                                  5

THE CRISIS BETWEEN SAUDI ARABIA, THE UNITED ARAB EMIRATES,
EGYPT, BAHRAIN AND QATAR :
A MORE SERIOUS DISPUTE THAN MAY APPEAR AT FIRST SIGHT
The embargo against Qatar, implemented by a coalition made
up of Saudi Arabia, the United Arab Emirates, Egypt and
Bahrain on June 5th, 2017, is one of the most serious crises
to have rocked the Gulf States, and risks placing France, and
more generally European countries, in a difficult situation.

The total embargo, covering commercial, air, maritime and
humanitarian routes, is aimed at forcing Doha to submit
and comply with the 13 points of the associated ultimatum,
which include the closure of the Al-Jazeera television channel,
an end to support for the Muslim Brotherhood, described as a
"terrorist" organisation, the expulsion of political opponents,
the closing of the Turkish military base, all associated with a
series of inspections and penalties.

But the embargo appears to be turning against its authors :
in Qatar, the panic lasted two or three days, the time needed
for foreign countries to deliver supplies of fresh products
traditionally purchased in Saudi Arabia ; the Qatar National
Bank did see some institutional and mutual fund investors
take the usual precautions but the currency's central rate has
not varied ; finally, imported products have traditionally been
re-exports from Dubai, the region's commercial hub, which
now finds itself short of more than 600 million dollars of
traffic.
The products arrive directly into the port of Doha, which until
then was in a situation of structural overcapacity. In response
to these sanctions, Qatar has called on international law and
brought the case to the WTO and the ICAO for settlement ;
above all, it did not cut off the Dolphin pipeline that supplies
gas to Dubai.

The crisis is rooted in ancient quarrels and it does not appear
likely that it will be resolved through negotiations given the
personalities of the leaders of the three main states involved.
The possibility of a military invasion of Qatar appears to be
off the table and the communications war waged by the
three countries of the Gulf Cooperation Council (GCC) in the
West and in the United States has not broken the deadlock.
Intra-community trade is limited.
Consequently, there remains the hypothesis of a commercial
war waged by third-party foreign companies as evoked by
two Emirati ambassadors in both Washington and Moscow.
Given that American firms are de facto excluded from
the scope of sanctions, each of the parties have serious
arguments, both commercial and capital-related, to force
European states to formulate a position, which is something
they must absolutely avoid.
6   SOMMAIRE
    INTRODUCTION . .............................................................................................................................. . . . . . . . . . . . 7

    1. LES DONNÉES D’UNE CRISE INSOLUBLE .................................................................................... . . . . . . . . . . 8
       UNE CRISE SOUDAINE ET BRUTALE… MAIS DES DIFFÉRENDS ANCIENS.............................................. . . . . . . . . . . 8
       UN ULTIMATUM INACCEPTABLE MARQUÉ PAR UNE VOLONTÉ DE RUPTURE ......................................... . . . . . . . . . . 9
       ANALYSES DES EXIGENCES ET DES ARGUMENTS DE L’ULTIMATUM .................................................... . . . . . . . . 10
               La fin du soutien du Qatar au « terrorisme » .................................................................................... . . . . . . . . 10
               La fermeture d’Al-Djazeera ........................................................................................................ . . . . . . . . 11
               La fin des relations avec l’Iran ...................................................................................................... . . . . . . . . 11
               Les autres exigences ................................................................................................................. . . . . . . . . 11

    2. UNE CRISE QUI VA DURER . .......................................................................................................... . . . . . . . . 12
       DES INIMITIÉS POLITIQUES AMPLIFIÉES PAR DES RIVALITÉS PERSONNELLES .................................... . . . . . . . . 12
       UNE CRISE DE PLUS DANS UN MOYEN-ORIENT DÉJÀ TRÈS DÉSTABILISÉ ............................................ . . . . . . . . 13

    3. LE QATAR FACE À L’EMBARGO . ................................................................................................... . . . . . . . . 14
       DES EFFETS MODÉRÉS .................................................................................................................... . . . . . . . . 14
       LA DÉFAITE DES PAYS DE L’ALLIANCE . ............................................................................................ . . . . . . . . 15
       UNE GUERRE MÉDIATIQUE . .............................................................................................................. . . . . . . . . 15
               Aux États-Unis . ........................................................................................................................ . . . . . . . . 15
               En France . .............................................................................................................................. . . . . . . . . . 16
               Une débauche de moyens à l’efficacité limitée ................................................................................. . . . . . . . . 16

    4. QUELLES HYPOTHÈSES DE SORTIE DE CRISE ? .......................................................................... . . . . . . . . 17
       L’OPTION POLITIQUE ET DIPLOMATIQUE ........................................................................................... . . . . . . . . 17
       L’OPTION MILITAIRE . ....................................................................................................................... . . . . . . . . 17
       LES OPTIONS ÉCONOMIQUES . ......................................................................................................... . . . . . . . . 17

    5. LE DÉFI FRANÇAIS : NE PAS CHOISIR ET PROTÉGER SES ENTREPRISES ................................... . . . . . . . . 18
       ARABIE SAOUDITE ......................................................................................................................... . . . . . . . . 18
       ÉMIRATS ARABES UNIS ................................................................................................................... . . . . . . . . 19
       ÉGYPTE ............................................................................................................................... ........... . . . . . . . . 19
       BAHREIN ........ ....................................................................................................................... ......... . . . . . . . . 19
       QATAR............. .................................................................................................................. ............. . . . . . . . . 19

    ANNEXES .......... ..................................................................................................................... .......... . . . . . . . . 21
INTRODUCTION                                                        7

L’embargo contre le Qatar, déclenché par la coalition formée
par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et le
Bahreïn le 5 juin 2017, est une des plus graves crises qu’aient
connu les pays du Golfe et risque de mettre la France, et plus
généralement les Européens, dans une situation difficile.

L’embargo total, commercial, aérien, maritime et humanitaire
vise à faire plier Doha sur les 13 points de l’ultimatum
associé, comprenant entre autres la fermeture de la chaîne
TV Al-Jazeera, l’arrêt des aides aux Frères musulmans -
qualifiés de « groupe terroriste » -, l’expulsion des opposants,
la fermeture de la base militaire turque… le tout associé à des
contrôles et des pénalités.

Mais l’embargo semble se retourner contre ses auteurs : au
Qatar, la panique a duré deux à trois jours, le temps nécessaire
aux pays étrangers de fournir les approvisionnements en
produits frais achetés traditionnellement en Arabie ; la Qatar
National Bank a vu quelques investisseurs institutionnels et
fonds de placement prendre les précautions d’usage mais le
cours de la monnaie n’a pas varié ; enfin les produits importés
étaient traditionnellement des réexportations depuis Dubaï,
le hub commercial de la région, qui se trouve dorénavant privé
de plus de 600 millions de dollars de trafic.
Les produits arrivent directement dans le port de Doha,
jusque-là en surcapacité. Contre ces sanctions, le Qatar
a joué le droit international saisissant l’OMC et l’OACI, et
surtout décidant de ne pas couper le pipe-line Dolphin qui
alimente Dubaï en gaz.

La crise qui a des racines anciennes ne semble pas pouvoir
se régler par des négociations étant donné les personnalités
des leaders des trois principaux États impliqués. L’hypothèse
de l’invasion militaire du Qatar semble exclue et la guerre de la
communication à laquelle se livrent les trois pays du Conseil
de coopération du Golfe (CCG) en Occident et aux États-Unis
ne paraît pas décisive.
Les échanges intra-golfiens sont limités. Reste alors
l’hypothèse de la guerre commerciale par entreprises
étrangères interposées comme cela a été évoqué par deux
ambassadeurs émiratis à Washington et à Moscou.
Les entreprises américaines étant par nature exclues du
champ des sanctions, chacune des parties a des arguments
soit commerciaux, soit capitalistiques pour contraindre les
pays européens à prendre position, ce que ceux-ci doivent
absolument éviter.
8   1. LES DONNÉES D’UNE CRISE INSOLUBLE
    Tout semblait s’apaiser entre Ryiad et Doha lors de la première visite d’État du roi d’Arabie saoudite au Qatar en décembre 2016.
    Jusque-là, le "grand frère" saoudien n’avait jamais accepté l’indépendance de l’émirat voisin, a fortiori la diplomatie d’autonomie
    menée par son émir depuis les années 80. Lors du sommet arabo-américain de Riyad en mai 2017, aucune évocation n’a été
    faite des différends qui, un mois plus tard, le 5 juin, donneront lieu à l’ultimatum d’application immédiate lancé par Riyad, Abou
    Dhabi, Le Caire et Manama à l’encontre de Doha.

    UNE CRISE SOUDAINE ET BRUTALE… MAIS DES DIFFÉRENDS ANCIENS
    Cette crise est l’aboutissement paroxystique d’une longue                  - Le premier de ces accords, relativement informel, sous
    série de différends plus ou moins violents entre les deux pays.              forme manuscrite, a été ratifié par le roi d'Arabie saoudite,
                                                                                 l'émir du Qatar et l'émir du Koweït le 23 novembre 2014.
    En 1992, lors d’un accrochage à la frontière entre les forces                Doha s'engageait alors à ne fournir aucune aide à des
    saoudiennes et qataries, au lieu-dit Al-Khaffous deux soldats                « groupes déviants » - c’est-à-dire à des mouvements non
    de l’émirat furent tués.                                                     alignés avec la ligne officielle du gouvernement saoudien -,
                                                                                 notamment les Frères musulmans, que l'Arabie saoudite
    Le 27 juin 1995 à Doha, Hamad déposa son père Khalifa                        soupçonnait d'avoir joué un grand rôle dans le déclenche-
    Al-Thani, au pouvoir depuis 1972. Quelques mois plus tard,                   ment des printemps arabes. Étaient également visés, le
    le 14 février 1996, le camp pro-Khalifa tenta, sans succès,                  Hamas et le Hezbollah.
    un contrecoup d’État, avec le soutien de l’Arabie saoudite et
    de mercenaires français. Ryiad soutenait le prince Abdelaziz,              - Le second accord, qualifié de « Top Secret » par CNN, a été
    le demi-frère d’Hamad, officiellement prince héritier depuis                 signé le 16 novembre 2014, pour tenter de trouver une
    1976.                                                                        nouvelle solution, après l'échec du premier, dont Riyad at-
                                                                                 tribuait la responsabilité à Doha. Cette fois, la liste des par-
    Lors des Jeux asiatiques de 2006, Doha demanda à la France                   ties était plus large, puisque le roi du Bahreïn, le Premier mi-
    une aide logistique et sécuritaire par crainte d’un coup de                  nistre des Émirats arabes unis et le prince d'Abou Dhabi en
    main de l’Arabie qui avait refusé que la flamme transite par                 étaient cosignataires. Parmi les objectifs du texte : soutenir
    son territoire.                                                              la stabilité de l'Égypte, limiter la portée d'Al-Djazeera et iso-
                                                                                 ler les Frères musulmans considérés comme « une menace
    En 2012, Ryiad rappela son ambassadeur au Qatar en signe                     à la sécurité et la stabilité des pays du Golfe ». Pourtant, le
    de protestation contre la couverture des événements d’Ara-                   Qatar continua de démentir avoir jamais financé les Frères
    bie saoudite par la chaîne qatarie Al-Djazeera qui donnait                   musulmans.
    beaucoup la parole aux mouvements d’opposition au régime.
                                                                               En 2014, une loi qatarienne sur la cybercriminalité, considé-
    Enfin en 2014, éclata la première véritable crise entre les                rée comme faisant partie des accords entre les États du Golfe,
    différents protagonistes : l’Arabie et les Émirats arabes unis             criminalisa les insultes en ligne contre les familles royales de
    rappelèrent leurs ambassadeurs à l’occasion d’une crise qui                la région, interdit la propagation de « fausses nouvelles » vio-
    allait durer huit mois. Un accord en deux temps intervint as-              lant les « valeurs sociales » du pays ou « l’ordre général » et
    sez difficilement et CNN diffusa le 11 juillet 2017 le contenu             rendit illégal d'inciter, d'aider et de faciliter la publication de
    des deux textes supposés mettre fin aux tensions dans la                   matériel offensant. C'est la violation supposée de cette loi par
    région.                                                                    Doha, qui serait à l'origine de la crise actuelle1.

    UN ULTIMATUM INACCEPTABLE MARQUÉ PAR UNE VOLONTÉ DE RUPTURE
    L’ultimatum adressé au Qatar a été préparé, mais mal prépa-                Puis, c’est la Fake News du 24 mai - attribué à Qatar News
    ré. Comme le constate un chroniqueur, l’ultimatum est une                  Agency (QNA) - prétendant que l’émir Tamim ben Hamad
    « poudrière sur un gazomètre ».                                            Al-Thani du Qatar aurait déclaré que l’Iran était un « pouvoir
                                                                               islamique », que le Qatar avait d’excellentes relations avec Is-
    Tout commence par une quinzaine de papiers d’opinion dans                  raël, que le Hamas était un représentant légitime du Peuple
    la presse américaine sur les dangers pour la stabilité régio-              palestinien, le tout malgré d’excellentes relations avec Was-
    nale provoqués par le Qatar, alors que les médias locaux                   hington. L’investigation conduite par le FBI a montré que le
    avaient peu publié sur ce pays depuis quelque temps.                       hacking du site de la QNA provenait des Émirats, le 20 avril, et

                   1
                    www.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/07/03/crise-entre-qatar-et-arabie-saoudite-riyad-ne-veut-pas-laisser-ses-vassaux-s-emanciper_
                                                                                                               5154766_3218.html#JYqDdiPwKiUFUvwQ.99
9

que le faux communiqué attribué à Tamim devait être diffusé            11- La fermeture de tous les médias que le Qatar a pu, di-
le 11 mai, dix jours avant l’arrivée de Trump en Arabie saou-              rectement ou indirectement, fonder, comme les sites
dite. Le 20 juillet, le gouvernement qatari organisa une confé-            Arabi21, Al Araby al-Jadeed, Rassd, Mekameleen ou Middle
rence de presse pour exposer les résultats des investigations              East Eye.
menées par le FBI et Scotland Yard, accusant Abou Dhabi.               12- L’obligation de satisfaire aux exigences de cet ultimatum
                                                                           dans un délai de 10 jours.
L’ultimatum en 13 points adressés par Riyad, Abou Dhabi,               13- L’obligation pour le Qatar consentir à un audit mensuel
Le Caire et Manama à Doha le 5 juin 2017 formule des exi-                  par ses voisins pour s’assurer de la mise en place effec-
gences difficilement acceptables pour le Qatar. En effet, il exige :       tive de ces mesures au cours de la première année sui-
1- La rupture de toute coopération militaire et sécuritaire                vant l’approbation de l’accord.
    avec l’Iran, en abaissant le niveau des relations entre les
    deux pays et en fermant la représentation diplomatique             15 jours après l’annonce de cet utlimatum, les exigences de
    de Téhéran à Doha.                                                 Riyad, Abou Dhabi, Le Caire et Manama à l’égard de Doha
2- La fermeture immédiate de la base militaire turque en               sont résumées en 6 principes, énoncés le 20 juillet 2017 :
    cours de construction et l’arrêt de la coopération militaire       1- Engagement à combattre l’extrémisme et le terrorisme
    avec Ankara.                                                          sous toutes ses formes et à empêcher leur financement
3- L’interruption de tout lien avec les organisations terro-              ou la fourniture de lieux de refuge.
    ristes, en particulier les Frères musulmans, l’État isla-          2- Interdire tous les actes et les formes d’expression qui pro-
    mique, le Front de la conquête du Levant (ex Jabat Al-Nos-            pagent, incitent, favorisent ou justifient la haine et la vio-
    ra) et le Hezbollah.                                                  lence.
4- La fin du financement d’individus, de groupes ou d’organi-          3- Engagement total envers l’accord de Riyad de 2014, l’ac-
    sations désignés comme terroristes par l'Arabie saoudite,             cord complémentaire et son mécanisme exécutif pour
    les Émirats, l'Égypte, le Bahreïn ou les États-Unis (dont             2014 dans le cadre du Conseil de coopération du Golfe.
    bien évidemment le Hamas).                                         4- Engagement envers tous les résultats du sommet ara-
5- L’expulsion des « personnalités terroristes » installées au            bo-islamique-américain, tenu à Riyad en mai 2017.
    Qatar et recherchées par l’Arabie saoudite et ses alliés,          5- S’abstenir de s’ingérer dans les affaires intérieures des
    dont le cheikh Youssouf al-Qaradawi qui figure dans la                États et s’abstenir de soutenir les entités illégales.
    liste de 59 personnalités dressée par Riyad et Abou Dhabi          6- Un dernier principe, ajouté sans doute pour s’assurer
    (cf. annexe I).                                                       l’adhésion de la communatué intenrationale mentionne
6- La fermeture la chaîne Al-Djazeera et toutes les filiales qui          la « responsabilité de tous les États de la communauté
    lui sont liées.                                                       internationale de faire face à toutes les formes d’extré-
7- La fin des ingérences de Doha dans les affaires intérieures            misme et de terrorisme telles que les menaces pour la
    des pays de la région.                                                paix et la sécurité internationales ».
8- Le paiement de réparations à ses voisins en guise de dé-
    dommagement pour la nocivité de sa politique poursuivie            L’ultimatum du 5 juin ressemble de très près à l’ultimatum
    ces dernières années.                                              d’Hitler contre la Tchécoslovaquie de Benes en 1938, puis à
9- L’obligation pour le Qatar de s’aligner sur les autres pays         celui en 11 points contre la Lituanie, immédiatement après
    du Golfe pour la conduite de ses politiques au niveau mili-        son succès dans les Sudètes ; c’est-à-dire le choix entre la
    taire, social et économique.                                       renonciation à toute souveraineté ou la guerre.
10- La communication de toutes les informations sur les
      membres de l’opposition que le Qatar a pu héberger par
      le passé et l’arrêt de tout contact avec les opposants des
      régimes saoudien, émirati, égyptien et bahreini.

ANALYSES DES EXIGENCES ET DES ARGUMENTS DE L’ULTIMATUM
La fin du soutien du Qatar au « terrorisme »
L’un des points importants de l’ultimatum est l’accusation de          Les Frères musulmans sont classés « groupe terroriste » par
soutien au « terrorisme » c’est-à-dire aux Frères musulmans            l’Arabie, le Bahreïn, l’Égypte et les Émirats depuis le 7 mars
et d’une façon plus générale aux opposants des différents              2014. Or, la confrérie est sortie vainqueur de la quasi-tota-
régimes arabes que Doha est sommer d’expulser et de livrer.            lité des élections qui ont suivi les "révolutions" arabes. Pour
C’est un débat original lancé par des hypocrites contre des            le Qatar, elle est l’expression de l’islam politique « démocra-
menteurs.                                                              tique ».
10
     Son soutien aux Frères musulmans participe plus d’une « di-                      la libération de membres de la famille princière. Il s’est vu im-
     plomatie d’influence » que d’un véritable soutien religieux                      médiatement accusé de leur fournir une aide dissimulée3 ?
     (surtout venant du « wahhabisme soft » du Qatar). Ainsi,
     Doha finance en Tunisie à la fois le gouvernement et Ennahda                     L’accusation de "soutien au terrorisme" ne manque pas de
     (Frères musulmans), et en Palestine aussi bien le Hamas que                      piquant venant de Riyad puisque Daech est un pur produit
     l’Autorité palestinienne. Un des maitres à penser des Frères                     de l’idéologie wahhabite saoudienne. Au moment même
     musulmans, Youssef Al-Qaradawi, fait depuis Doha une                             de l’ultimatum, au Royaume Uni, Tom Wilson de la Henry
     émission télévisée hebdomadaire suivie par près de 60 mil-                       Jackson Society publiait un rapport concluant que le finan-
     lions de personnes à travers le monde.                                           cement de l’extrémisme religieux outre-Manche venait
                                                                                      surtout d’Arabie saoudite et était en forte croissance ces
     L’Arabie saoudite qui a expulsé les Frères musulmans depuis                      dernières années4. Theresa May s’est trouvée mise en dif-
     la première guerre du Golfe (1991), en raison de leur opposi-                    ficulté pour ne pas avoir voulu publier un rapport comman-
     tion à l’arrivée des GI’s, leur préfère les militaires et a soutenu              dé par l’ancien Premier ministre à la suite des attentats. Aux
     l’accesison au pouvoir du général Sissi en Egypte le 3 juillet                   États-Unis, le président du Comité des Relations internatio-
     2013. Pour sa part, le dirigeant des Émirats arabes unis, Mo-                    nales du Sénat américain, Bob Corker, déclare simplement :
     hamed bin Zayed, regarde les Frères musulmans comme une                          « le montant des soutiens au terrorisme de la part de l’Arabie
     « nouvelle version du colonialisme » voué à renverser les ré-                    saoudite ramène le Qatar au rang de nain en la matière5 ». Enfin,
     gimes arabes, voler leurs richesses et détruire leurs armées.                    l'Arabie saoudite elle-même est accusée de terrorisme, par
     Il a refusé de traiter avec le Bureau d'orientation de la confré-                la loi Justice Against Sponsors of Terrorism Act (JASTA), qui
     rie et son guide, Khairat Al-Shater, ainsi qu'avec tout autre                    permet à la justice américaine de poursuivre des États étran-
     membre de cette organisation.                                                    gers pour terrorisme. Une Class Action est ainsi en cours
                                                                                      outre-Atlantique en raison de la responsabilité de Riyad dans
     Sous le règne de Tamim, l’actuel émir, et de son père le Qatar                   les attentats du 11 septembre 2001.
     a offert l’asile aux taliban (en 2011 avec l’accord américain),
     mais aussi aux Shebaab somaliens, au Hamas et au Hezbol-                         À noter que le Qatar a annoncé avoir modifié par décret, sa
     lah ainsi qu’à un certain nombre de « réfugiés politiques » is-                  loi de 2004 sur la Lutte contre le financement du terrorisme
     lamistes comme l’Algérien Abassi Madani. Le Qatar finance                        à l'occasion de la tournée du secrétaire d'État américain Rex
     les partis islamistes au Yémen et au Maroc, porterait à bout                     Tillerson. Ce texte6 établit « deux listes nationales pour les indi-
     de bras l’Erythrée et aurait accordé un soutien financier et                     vidus et les entités terroristes » et énonce les mesures néces-
     matériel aux insurgés islamistes libyens mais pas au Conseil                     saires pour pouvoir les inscrire sur ces listes, tout en donnant
     national de transition (CNT). En Syrie, Doha est accusé de fi-                   aux suspects le droit de faire appel contre leur inscription. Le
     nancer Jabat Al-Nosra, filiale locale d’Al-Qaida.                                décret a été salué comme « un pas positif » par le ministre
                                                                                      d'État émirati aux Affaires étrangères, Anwar Gargash.
     Les services américains accusent Doha d’avoir abrité le Kowei-
     tien Khaled Cheikh Mohamed, un des organisateurs des atten-                      La fermeture d’Al-Djazeera
     tats du 11 septembre, avec le soutien du ministre de l’Intérieur                 La fermeture d’Al-Djazeera et de tous les médias aidés par le
     de l’époque, Abdallah bin Khalid al-Thani, membre de la famille                  Qatar est une vieille revendication de ses voisins
     royale. Ce dernier a été démis de ses fonctions en 2003. Fahd,
     le plus intégriste des fils de l’Emir, fit le coup de feu en Afgha-              Al-Djazeera, née en 1974, émet depuis 1998, 24 heures sur
     nistan, et son oncle, Cheikh Abdallah, fut un ami du cerveau                     24. Diffusée dans 35 pays, elle a ringardisé toutes les chaînes
     des attentats du 11 septembre longtemps domicilié au Qa-                         arabes par sa liberté de ton et sa couverture journalistique,
     tar. Mais selon un compagnon de Ben Laden, Abdulla Anas,                         en particulier lors du bombardement de Gaza en 2014. Déjà,
     les Saoudiens et les Émiratis avaient eux aussi tenté d’attirer                  en 2002, tous les pays de la Ligue arabe avait critiqué l’orien-
     les taliban chez eux, avant que Doha ne le fit1. L’ambassadeur                   tation de la chaîne et six d’entre eux (Arabie souadite. Koweït,
     émirati à Washington s’en est défendu expliquant que les                         Jordanie, Tunisie, Libye, Maroc) avaient rappelé leurs ambas-
     conditions posées par Abou Dhabi - et acceptées par Was-                         sadeurs du Qatar. Une large purge dans la rédaction de la
     hington – à leur venue étaient claires : « dénoncer Al-Qaida et                  chaîne avait suivi la crise de 2014.
     Ben Laden ; reconnaître la constitution afghane ; et renoncer à la
     violence2 ». Les taliban ayant refusé, auraient préféré le Qatar.                Les adversaires de Doha réclament également la fermeture
                                                                                      des autres médias que le Qatar a directement ou indirec-
     Daech et Al-Nosra ont une politique systématique de kid-                         tement fondés comme les sites Arabi21, Al Araby al-Jadeed,
     napping qui leur rapporte des ressources considérables. Le                       Rassd, Mekameleen ou Middle East Eye, hébergés en Turquie
     Qatar leur a versé des sommes considérables afin d’obtenir                       ou basés à Londres.

                                                                     www.aljazeera.com/news/2017/08/saudi-arabia-uae-host-taliban-170812171821732.html
                                                                       1

                                                                          2
                                                                           www.nytimes.com/2017/08/09/opinion/the-united-arab-emirates-and-the-taliban.html
                                                                                                                                  3
                                                                                                                                   Wall Street Journal 29 juillet 2014
                                                                                        4
                                                                                          http://henryjacksonsociety.org/category/regions/middle-east/saudi-arabia/
            5
              www.independent.co.uk/News/uk/politics/jeremy-corbyn-saudi-arabia-extremist-funding-terrorism-gulf-states-qatar-isis-al-qaeda-labour-a7773451.html
                                                                                6
                                                                                 www.qfcra.com/.../Laws/Law%20No%20(3)%20of%202004%20on%20Combating%
11
La fin des relations avec l’Iran
Les relations du Qatar avec l’Iran sont un point particulière-
ment urticant pour les Saoudiens. L’ultimatum impose que
Qatar s’aligne sur la diplomatie des pays du Conseil de coo-
pération du Golfe (CCG). Demande incohérente. Oman, par
exemple, n’entend pas rompre ses relations avec Téhéran.
Les Émiratis eux-mêmes ne sont pas clairs, car si Abu Dha-
bi insiste sur le contentieux des îles Abou Moussa et Grande
Tomb, revendiqués par les deux Etats, Dubaï a fait sa fortune
en violant des années durant l‘embargo international contre
Téhéran. En réalité, la mise en accusation du Qatar vise l’Iran :
« Qatar is accused of having a hidden relationship with Iran, but
its relations with Iran are clear, transparent and time-tested1 »
déclare Sheikh Mohammed bin Abdulrahman Al-Thani, le mi-
nistre des Affaires étrangères qatarien, qui note en passant
que les Émirats arbaes unis commercent plus que le Qatar
avec l’Iran.

Les autres exigences
Ses adversaires demandent au Qatar de payer des répa-
rations en guise de dédommagements à ses voisins pour
la nocivité de sa politique poursuivie ces dernières années
(chiffres non fournis). Il devra également désormais aligner sa
politique extérieure sur celle des autres pays du CCG et ac-
cepter des contrôles réguliers sur le respect des dispositions
de l’ultimatum

Quelques autres points annexes sont assez circonstanciels
comme la fermeture de la base turque Tariq Bin Ziyad. L'inter-
vention actuelle de la Turquie dans la crise est la conséquence
de l’accord signé en 2014 visant à envoyer plus de troupes
au Qatar. Des responsables2 ont déclaré qu'il pourrait y avoir
jusqu'à 3 000 soldats turcs sur la base, principalement pour
des exercices de formation et pour améliorer la sécurité du
CCG. À l’occasion de cette crise, le président Recep Tayyip Er-
dogan a déclaré que le Qatar était un pays contre lequel « une
peine de mort avait en quelque sorte été prononcée ».

¹www.reuters.com/article/us-gulf-qatar-idUSKBN1910B6
2
 www.globalsecurity.org/military/world/gulf/qatar-forrel-bases.htm
12   2. UNE CRISE QUI VA DURER
     La crise a été gérée de façon à humilier les simples citoyens qataris créant ainsi un sentiment « national » perceptible dans la
     quotidienneté. Plusieurs centaines de sujets qataris ont été bloqués en Arabie. Les autorités locales refusaient de les laisser
     embarquer dans des avions de Qatar Airways, contraints de repartir à vide. Même les chameaux ont subi l’ire saoudienne.
     Quelques centaines d’animaux appartenant à des Qataris sont morts bloqués à la frontière, dans le désert.

     Cette crise semble bien partie pour durer car les facteurs de dissensions sont multiples.

     DES INIMITIÉS POLITIQUES AMPLIFIÉES PAR DES RIVALITÉS PERSONNELLES
     Au regard de la gérontocratie qui a longtemps caractérisé ces         Il est l’auteur de la Qatar National Vision 2030. La passation
     pays, la crise actuelle est une querelle de « gamins » bercés         de pouvoirs s’est faite sans heurts le 25 juin 2013, dix-huit
     d’histoires guerrières qui tous trois entendent personnaliser         ans après la prise du pouvoir par son père Hamad.
     l’avenir de leur pays en parrainant des plans de développe-
     ment à échéance de 15 à 20 ans - qui sont tout à fait iden-          - L’Emirati Sheikh Mohamed bin Zayed al-Nayan (MBZ) est le
     tiques - pour préparer l’après pétrole.                                plus âgé (56 ans), il est né en 1961. Il est également diplô-
                                                                            mé de l’Académie militaire de Sandhurst (1979) et de l’École
     - Le Saoudien Mohamed Bin Salmane (MBS) a 32 ans (il né                des officiers de Sharjah (Émirats arabes unis). Il a été promu
       en 1985). Il a un petit diplôme juridique de l’Université isla-      vice-chef d’état-major des armées à 33 ans, puis mérachal
       mique de Riyad. Il est devenu ministre de la Défense à 30            un an plus tard. Il est prince héritier depuis 2005. MBZ a
       ans -, ayant immédiatement en charge de gros dossiers,               toujours exercé des responsabilités. Il est l’auteur de la UAE
       notamment celui de la guerre au Yémen dont il est consi-             vision 2021. Il est atteint d’une phobie épidermique de l’isla-
       déré comme l’instigateur. MBS est l’auteur du projet Vision          misme sous tous ses aspects : chiites iraniens, Frères mu-
       2030 destiné à préparer « l’après pétrole ». À noter que ce          sulmans, salafistes ou djihadistes sunnites… dès lors qu’ils
       projet s'affiche en calendrier grégorien et non hégirien sur         s’invitent sur le terrain du pouvoir temporel.
       toutes les façades de la capitale. MBS vient d’être nommé
       Prince héritier le 21 juin 2017, en "marchant" sur la tête de      La rivalité des trois hommes vire parfois au grotesque, comme
       son cousin, Mohamed Ben Nayef, Prince héritier putatif (ce-        cela a été illustré lors de la défaite en Ligue des Champions du
       lui que Hollande et Valls voyaient comme successeur royal).        PSG – propriété du Qatar - contre le club de Manchester City
       Enfin, Mohamed Bin Salmane est annoncé comme roi dans              - propriété de Cheikh Mansour, membre de la famille royale
       l’année, son père, l’actuel roi étant malade.                      d’Abou Dhabi. Selon l’un de ses proches « L’émir (du Qatar) en
                                                                          était malade. Sur plein de sujets il a la tête sur les épaules, mais
     - Le Qatari Tamim ben Hamad Al-Thani est âgé de 36 ans               dès qu’il s’agit des Émirats arabes unis, on change de dimension.
       (il est né en 1980). Il est d’éducation anglaise, diplômé de       Ce n’est plus du foot, ce n’est plus un club contre un autre, mais
       l’académie militaire de Sandhurst (1998). Il a apporté un          un pays contre un autre, et même un dirigeant contre un autre : un
       soutien actif à la guerre en Libye contre Muamar Kadhafi.          vrai concours de stéroïdes1 ».

     UNE CRISE DE PLUS DANS UN MOYEN-ORIENT DÉJÀ TRÈS DÉSTABILISÉ
     Cette crise vient en effet se surajouter à d’autres graves crises.   - enfin la tension entre Riyad et Téhéran.
     Les divers conflits régionaux sont dans une hystérésis grave :
     - la Syrie avec ou sans Assad ;                                      De plus, la cession gracieuse par l’Égypte à l’Arabie saoudite
     - l’Afghanistan et le retour des taliban ;                           des îles de Tiran et Sanafir à la sortie de mer Rouge, à l’ex-
     - la guerre sunnites/chiites au Pakistan, en Afghanistan, en         trémité du Golfe d’Aqaba le 27 juin 2017 (avec l’accord tacite
       Irak, au Yémen, en Syrie, au Bahreïn et au Liban - sans parler     d’Israël) suscite les protestations de rue en Égypte.
       de la répression contre ceux de la côte est de l’Arabie (dans
       les zones pétrolières) ;                                           Au centre de nombre de ces crises, l’Arabie a décidé de
     - les massacres causés par les bombardements saoudiens               construire un mur de 950 kilomètres au nord du pays - plus
       au Yémen depuis 2015 ;                                             long que le mur israélien des territoires occupés - pour em-
     - le retour des Russes dans la région ;                              pêcher les réfugiés d’entrer dans le pays.
     - le référendum d’indépendance kurde ; l’occupation saou-
       dienne à Bahreïn et les condamnations d’opposants ;

                                                                                                                  1
                                                                                                                   Le Monde, 14 septembre 2017
3. LE QATAR FACE À L’EMBARGO
                                                                                                                                          13

L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et le Bahrein ont mis en place un véritable embargo contre le Qatar, réduisant
drastiquement la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux. Toutefois son efficacité laisse à désirer.

DES EFFETS MODÉRÉS
Les effets physiques de l’embargo ont été sensibles 5 à 6 jours.     L’effet sur le tourisme est plus significatif : 3 millions de tou-
Il faut dire que la dépendance du Qatar était forte : avant la       ristes du Golfe dont 900 000 Saoudiens venaient dans l’émi-
crise, l’émirat n’était autosuffisant que pour 15 à 20 % de ses      rat chaque année. Un des groupes hôteliers français présent
besoins alimentaires ; 80% des produits frais venaient d’Ara-        depuis 16 ans au Qatar prévoit encore la construction de cinq
bie et environ 80 % des produits étrangers importés étaient          hôtels supplémentaires en 2018, et cinq autres sont envisa-
réexpédiés de Djebel Ali, la grande zone franche de Dubaï ;          gés pour les années ultérieures. Par contre, selon le respon-
les réimportations coûtaient au Qatar environ 600 millions           sable de ce groupe, leurs 30 hôtels en Arabie et aux Émirats
de dollars par mois à elles seules. Et les échanges avec les         ont subi une baisse de fréquentation de 15 à 20 %. Les Saou-
autres pays du Golfe (Dubaï, Bahreïn, Arabie) représentaient         diens vont dorénavant en vacances en Égypte.
environ 2 milliards de dollars par an.
                                                                     Les effets financiers ont été peu durables : quelques fonds de
Aucune leçon n’ayant été tirée de la crise de 2014, le leitmotiv     pension, grands institutionnels, par précaution minimum, ont
actuel est donc « Plus jamais cela ! ». La diversification des ap-   retiré environ 2,5 milliards de dollars à Paris, 10 milliards sur
provisionnements est ainsi devenue une priorité stratégique          140 milliards de dollars des actifs de la Qatar National Bank
pour Doha. La gêne occasionnée par le blocus des voies ma-           (QNB) au total. Mais les ratios QNB chez Moody’s et Fitch
ritimes et aériennes est financièrement supportable et peut-         n’ont pas bougé. Le cours du ryal n’a pas bougé non plus par
être contournée en utilisant des détours par le Koweït, Oman,        rapport au dollar. Les prévisions de croissance du Qatar pour
l’Iran, la Turquie, l’Inde etc. Cela a permis de comprendre que      2017-2018 sont les meilleures de tous les pays du Conseil
les produits proposés par l’Iran, la Turquie, le Maroc, la Tunisie   de coopération des États arabes du Golfe (CCEAG). Toutefois,
et l’Azerbaïdjan - ou même l’Europe - étaient moins chers.           le coût de l’embargo est encore aujourd’hui de 100 millions
La construction d’un Food Strategic Storage de 500 000 m2 à          de dollars par jour, soit 3 à 4 milliards par an.
Doha est en cours et le Qatar a acheté 5 000 vaches laitières
au Danemark.

LA DÉFAITE DES PAYS DE L’ALLIANCE
Les pays de l’alliance ont politiquement et économiquement           En mettant l'accent sur la règle de droit international, le Qatar
perdu. Les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite semblent         souhaite forcer tous les États du CCG à se mettre d'accord
s’être tirés eux-mêmes une balle dans le pied sous les princi-       sur la manière de définir le « terrorisme » et, par conséquent,
paux aspects de la crise.                                            préciser si l'un d'eux, ou la plupart d'entre eux, appuie les
                                                                     mouvements de « terreur ». Le Qatar a lancé le même pro-
Économiquement, Dubaï dépend à 40 % du gaz qatari par le             cessus politique, technique et juridique dans son accord bila-
pipe Dolphin que Doha n’a pas coupé, et fait 33 milliards de         téral avec les États-Unis le mois dernier.
dollars d’échanges avec l’Iran. Inutile de préciser que per-
sonne ne va acheter les produits agricoles saoudiens bloqués         Saoudiens et Emiratis ont été trop confiants dans leur force,
à la frontière.                                                      leur détermination et leur volonté de punir le Qatar. Le pro-
                                                                     blème est que personne n'achète les biens et services qu’ils
Le Qatar a engagé des actions légales contre les mesures de          proudisnet et qu’ils ont eux-mêmes sanctionnés en décré-
l’embargo dans diverses enceintes internationales :                  tant le blocus et ils se sont maladroitement isolés. Ils en sont
- une plainte auprès de l'Organisation mondiale du commerce          réduits à acheter le soutien d’autres pays comme le Tchad,
   (OMC) pour contester le boycott commercial et a demandé           les Maldives ou le Niger, à travers les prêts accordés par la
   des "consultations" ;                                             Banque islamique.
- une autre devant l'Organisation de l'aviation civile interna-
   tionale (OACI) pour mettre fin au blocage aérien, en citant
   les risques sur la sécurité aérienne dans la région. Le Qatar
   demande que les quatre pays alliés définissent des couloirs
   d'urgence pour les vols de Qatar Airways et, par la suite, an-
   nulent totalement leur blocus aérien.
14
     UNE GUERRE MÉDIATIQUE
     Les adversaires du Qatar en sont réduits à mener une vé-                      Podesta Group, BGR Affaires gouvernementales, DLA Piper
     ritable campagne de propagande dans les pays étrangers.                       et Pillsbury Winthropont3 ont agi de concert pour contrer la
     Alors que les monarques du Golfe ont toujours veillé à régler                 proposition des candidats démocrates Hillary Clinton et Ber-
     leurs différends en « famille », à l’abri des regards extérieurs,             nie Sanders, qui sont à l’origine du projet de loi JASTA permet-
     ils ont choisi cette fois de recourir à une vaste campagne mé-                tant aux familles des victimes des attentats du 11 septembre
     diatique de dénigrement en vue de « faire plier l’adversaire ».               de poursuivre en Class Action des gouvernements étrangers
                                                                                   ayant participé à des actes terroristes.
     Aux États-Unis
     Aux États-Unis, les dépenses de relations publiques saou-                     Finalement, revenant aux bonnes vieilles méthodes, le
     diennes se sont brutalement accrues après le 11 septembre                     gouvernement saoudien aurait menacé de vendre jusqu’à
     2001. Ryiad1 avait réuni une quantité ahurissante d’experts                   750 milliards de dollars détenus en bons du Trésor et d’autres
     et de lobbyistes américains pour "aider" la communication                     actifs si le projet de loi était adopté. Il a néanmoins été adopté
     des journalistes et influencer les décideurs, toutes couleurs                 ! Pour calmer le jeu, un porte-parole de la Maison Blanche
     politiques confondues. Depuis 2014, le régime a payé :                        avait pourtant laissé entendre que le président Obama met-
     - le groupe Podesta, société de lobbying dirigée par un collec-               trait son veto à la mesure.
       teur de fonds pour la campagne d’Hillary Clinton ;
     - Norm Coleman, ancien sénateur républicain, qui dirige un                    Au-delà de ces consultants et de l’action personnelle de
       grand Super PAC [comité d’action politique] ;                               l’ambassadeur saoudien à Washington, le régime décline
     - H.P. Goldfield, lobbyiste du cabinet d’avocats Hogan Lovells                sur plusieurs terrains l’action d’influence : dons à de grandes
       et vice-président du Albright Stonebridge Group de Made-                    fondations présidentielles4, financement de chaires univer-
       leine Albright ;                                                            sitaires sur le Moyen-Orient et l’islam ; invitations de parle-
     - Targeted Victory, un cabinet de conseil fondé par d’anciens                 mentaires, etc.
       assistants de la campagne présidentielle de Mitt Romney ;
     - ainsi que deux grands cabinets d’avocats comprenant de                      Selon le Financial Times5, en plus de ce dispositif, l'Arabie
       nombreux anciens fonctionnaires du gouvernement.                            saoudite vient de lancer une offensive mondiale pour contrer
                                                                                   les média anti saoudiens à Londres, Berlin et Paris, pour valo-
     Ryiad a depuis encore ajouté des lobbyistes américains à ses                  riser le « nouveau visage du royaume ». Depuis ces villes, les
     effectifs salariés, avec l’embauche de Barbour Griffith and                   consultants pilotés de Riyad produiraient des communiqués
     Rodgers (BGR Government Affairs), une société fondée par                      de presse, publieraient du contenu sur les réseaux sociaux et
     l’ancien président du Comité national républicain Haley Bar-                  inviteraient des « faiseurs d’opinion » à visiter l'Arabie saou-
     bour pour aider au « rayonnement du Centre d’études et des                    dite et à « faire connaître la vision saoudienne sur les dévelop-
     affaires médiatiques de la Cour royale saoudienne » (contrat                  pements mondiaux en réponse à des publications négatives et
     de 500 000 dollars par an).                                                   inexactes sur le royaume ». Leur mission est aussi de dévelop-
                                                                                   per la connaissance de la culture saoudienne à travers des
     Le dispositif inclut également les services de Jeffrey Birn-                  expositions d'art et des discussions religieuses. Le ministère
     baum - journaliste qui autrefois couvrait l’action des lobbys                 de l'Information saoudien pourrait mettre en place égale-
     au Washington Post et a travaillé pour Fox News - et d’Ed Ro-                 ment d’autres "hubs" médiatiques à Moscou dès fin 2017,
     gers, ancien fonctionnaire de l’administration Reagan.                        selon un document officiel, puis à Pékin, Tokyo, Mumbai et
                                                                                   dans d'autres grandes villes à partir de l'année prochaine.
     Principal opérateur au service de Ryiad, Podesta Group
     (contrat de 140 000 dollars/mois) travaille essentiellement                   Ces efforts de communication sont capitaux pour le royaume :
     les quotidiens et les chaînes de télévision nationales. Mais il a             l’échec de la guerre au Yémen a soulevé l’opinion internatio-
     également contacté des membres du Sénat et de la Chambre                      nale contre lui. Et l’ambiance délétère dans la région pour-
     des représentants, les partis politiques et des centres de re-                rait faire le lit d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA),
     cherche et même des lobbyistes israéliens.                                    considéré par la CIA comme la filiale la plus dangereuse de la
     Par exemple, la société a contacté Michael Pregent, cher-                     nébuleuse terroriste. Un tel échec serait exclusivement im-
     cheur au Hudson Institute, sept fois en janvier, quatre fois                  putable à Salmane.
     en février et une fois le 20 avril 2016 - soit le jour même où
     l’analyste publie un long article intitulé « L’Arabie saoudite est            En France
     le plus grand allié des États-Unis » dans Foreign Policy2. Ce                 En France, la campagne de communication de Riyad a été
     groupe de pression a ainsi quelques beaux succès à son actif.                 pilotée par Qorvis MSLGroup, société issue de la fusion de

                                                                              1
                                                                               Lee Fang (ancien journaliste du Washington Post) The Intercept, 21 mars 2016
                                                                     http://foreignpolicy.com/2016/04/20/saudi-arabia-is-a-great-american-ally-not-iran/
                                                                            2

           3
            www.washingtonpost.com/news/powerpost/wp/2016/04/20/saudi-government-has-vast-network-of-pr-lobby-firms-in-u-s/?utm_term=.5a0f1f88aac7
                                                                  4
                                                                   Voir mon livre Docteur Saoud et Mister Djihad, la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite
                                                                                                           5
                                                                                                            Simeon Kerr, Financial Times, 11 septembre 2017.
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