La face cachée de la Lune Occuper l'espace - Chantale Gingras - Érudit
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Document generated on 03/22/2023 11:39 p.m. Québec français La face cachée de la Lune Occuper l’espace Chantale Gingras Number 133, Spring 2004 URI: https://id.erudit.org/iderudit/55623ac See table of contents Publisher(s) Les Publications Québec français ISSN 0316-2052 (print) 1923-5119 (digital) Explore this journal Cite this review Gingras, C. (2004). Review of [La face cachée de la Lune : occuper l’espace]. Québec français, (133), 98–100. Tous droits réservés © Les Publications Québec français, 2004 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Créée à Québec en février 2000, la pièce La face cachée de la Perdu dans l'espace Lune, écrite1 et interprétée en solo par Robert Lepage, a tout de La face cachée de la Lune raconte l'histoire de Philippe (interprété par suite soulevé l'enthousiasme de la critique et du public. Après Robert Lepage) qui, à l'âge de 42 ans, une tournée remarquée en Amérique et en Europe (où l'inter- n'arrive toujours pas à trouver sa place prétation a été confiée à Yves Jacques), la fable astronomique sur terre. Sa pensée est toujours en or- de Lepage emprunte maintenant une nouvelle trajectoire qui bite. Une seule vérité parvient vraiment l'amène à se poser sur le grand écran. La manœuvre est réussie à l'atteindre : l'insignifiance de et la rencontre des deux mondes - le théâtre et le cinéma - est l'homme face au cosmos. Lui-même se sent particulièrement insignifiant : so- harmonieuse. En fait, l'adaptation cinématographique de La face litaire, sans argent, incapable de faire ^ cachée de la Lune reste très près de la représentation théâtrale2. accepter sa thèse de doctorat. Son frère Les transitions entre les scènes sont sensiblement les mêmes, le André (aussi interprété par Lepage) ne texte a été à peine modifié, l'humour grinçant est manquera d'ailleurs aucune occasion toujours là. Ceux qui ont vu la pièce regretteront de lui rappeler son insignifiance et ten- tera plus ou moins charitablement de peut-être certaines trouvailles scénographiques l'aider. Déjà profondément ébranlé, dont l'ingéniosité poussait parfois à l'émerveille- Philippe est aussi troublé par la mort ment 3 ... N'empêche, par son propos original et récente de sa mère (Anne-Marie déstabilisant, le cinquième film de Lepage exerce Cadieux). À cela s'ajoute la frustration une réelle force d'attraction. d'être un doctorant incompris et l'aversion grandissante qu'il éprouve envers son frère. Grugé par l'amer- 98 | Québecfrançais 133 | PRINTEMPS 2004
tume, Philippe ne semble pouvoir Il arrive également que le hasard réu- l'univers alors qu'aAndré en est totale- trouver de réconfort que lorsqu'il con- nisse ces deux espaces lorsque Philippe ment inconscient. Il ne ressent aucun jugue mentalement son infiniment pe- se rend compte que madame Rodrigue malaise existentiel et se complaît dans tit à l'infiniment grand. Brochu à qui il offre un abonnement l'univers connu, mesurable de sa vie Le titre du film, La face cachée de la est en fait Nathalie, son ex (interpré- aussi vaine que rassurante. Alors que Lune, renvoie évidemment à tout ce tée par Céline Bonnier). Troublé, il Philippe porte toujours son regard vers qui échappe à notre connaissance, à cherchera rapidement à s'extirper de ce le ciel et son immensité, André garde tout ce qui ne s'offre pas au premier trou noir. les yeux rivés sur les images satellites coup d'œil. On peut voir là une sorte Son espace familial semble lui du globe, le divisant en zones météo- de mise en abyme de la quête de con- aussi parsemé de trous noirs. Il vit dif- rologiques. Celui-ci correspond en naissance de l'Homme. De tout temps, ficilement l'absence de sa mère, décé- quelque sorte à la face visible de la l'Homme a été fasciné par la Lune, y dée deux semaines plus tôt au foyer Lune, face connue, saisissable, maintes voyant d'abord, comme le soutient d'accueil. Avec elle, il semble avoir fois décortiquée, tournée vers la Terre. Philippe dans sa thèse, le reflet de sa perdu le dernier lien qui le rattachait Philippe est comme la face cachée, propre réalité, montagnes et océans à la réalité. Il rapatrie tous les meubles, mystérieuse, déconcertante, ouvrant terrestres étant pour lui réfléchis dans les objets personnels et les vêtements sur tout l'univers de possibles. Les rap- cet immense miroir suspendu dans de sa mère dans le logement qui est ports entre les deuxfrèressont tendus, Le titre du film, l'espace. La fascination narcissique fait aujourd'hui le sien puisqu'il n'a ja- houleux, presque haineux, mais il n'en La face cachée de cependant place à la consternation mais quitté l'espace où il a grandi. Son demeure pas moins qu'à eux deux ils la Lune, renvoie quand une sonde russe prend des cli- frère André trouve d'ailleurs malsain forment un tout et, même si Philippe évidemment à chés de la face cachée de la Lune, cli- le fait de rester sur place et de s'en- se refuse à l'admettre, André est encore tout ce qui chés qui révèlent en même temps que combrer ainsi de vieilleries qui l'em- « la dernière chose vivante » qui lui échappe i notre la présence de dizaines de cratères in- pêchent de faire place à du neuf. Mais reste de sa mère. La fin du film ouvre connaissance, à connus toute la vanité de l'humain qui il est clair que cet appartement, Phi- d'ailleurs sur une perspective de récon- tout ce qui ne croyait à tort avoir percé le mystère de lippe ne l'habite pas vraiment : tout, ciliation ; Philippe saisit la perche que s'offre pas au son satellite. Dès lors, l'Homme ambi- les meubles, les planchers, la décora- lui tend son frère et semble enfin dé- premier coup tionnera d'atteindre l'inaccessible, tion, appartient à sa mère. C'est elle cidé à le laisser pénétrer son espace, lui d'oeil. d'explorer ce territoire inconnu afin de en fait qui occupe tout l'espace ; Phi- qui tenait tant autrefois à éri- satisfaire ses pulsions narcissiques. lippe ne semble être que de passage. ger une cloison, un « mur de Philippe, quant à lui, ne sait pas encore Très attaché à elle, le jeune Philippe la honte » qui le séparerait du que sa quête l'amènera à explorer admirait sa grande beauté et le galbe lit (de l'univers ?) de son pe- l'autre versant de lui-même. de ses jambes, passant son temps à la tit frère. Cette réconciliation fixer amoureusement et à tourner n'est pas sans rappeler celle autour d'elle comme un satellite en entre les Américains et les La conquête de l'espace proie à une attraction irrésistible. Russes à laquelle réfère la Fasciné par l'espace sidéral, Phi- Maintenant, sa trajectoire paraît sus- trame du film ; on en vient à lippe a bien du mal à s'insérer dans l'es- pendue ; son espace, devenu trop se demander s'il n'y a pas pace social. Toujours un peu dans la grand, l'avale. chez Philippe une volonté de lune (c'est le cas de le dire !), il n'arrive s'associer à l'adversaire pour pas à intégrer le tissu social et reste en tenter une nouvelle conquête marge, trop conscient qu'il est de la L'envers et l'endroit de l'espace, familial dans ce place insignifiante de l'Homme dans Si Philippe laisse tant de place à sa cas-ci. l'univers. Officieusement docteur en mère dans sa vie, il n'en va pas de philosophie, à 42 ans, Philippe mène même pour son frère André qu'il sou- encore une existence d'étudiant, vivo- haite (consciemment ou non) tenir à À la recherche d'une tant grâce aux Prêts et Bourses. Après distance. Philippe a du mal à ressentir rampe de lancement avoir tenté d'enseigner la philosophie de l'attachement pour son frère cadet, Tout jeune, Philippe était déjà at- au Cégep Limoilou, où il a tout de suite si différent de lui. Physiquement, les tiré par l'espace cosmique. Il a été fas- compris qu'il n'aurait jamais d'autorité deuxfrèressont presque jumeaux (l'un ciné par la marche des Américains sur sur les étudiants, Philippe se tourne est un peu le miroir de l'autre). Psycho- la Lune et a développé un intérêt pour vers des emplois temporaires, comme logiquement, ils sont toutefois aux an- la géologie. Adolescent, il partait en celui de vendeur d'abonnements au tipodes, vivant chacun sur sa planète. hiver explorer la surface blanche des journal Le Soleil (une coïncidence ?). L'aîné est hétéro, paumé, aime le dé- Plaines d'Abraham qui, sous les effets Au travail, il est un numéro parmi sordre et s'exprime mal ; le cadet est des drogues hallucinogènes, lui don- d'autres, confiné dans un espace res- homo, sûr de lui, organisé et s'exprime nait l'impression qu'il se trouvait lui- treint. Ennuyé par son travail de solli- avec facilité. Mais au-delà de ces dis- même sur la Lune. Pas étonnant donc citation téléphonique, il ne peut tinctions de surface, une différence qu'il ait consacré sa thèse de doctorat s'empêcher de faire des appels person- encore plus notoire, plus fondamentale en philosophie à l'étude de l'impact des nels, faisant intervenir son espace in- s'affirme : Philippe est trop conscient découvertes scientifiques sur la popu- time dans cet espace trop impersonnel. de la place qu'occupe l'Homme dans lation en général. Son projet de vie tout P R I N T E M P S 2004 | Québec f r a n f a ù 133 | 99
entier s'inscrit dans la fascination qu'il a pour hôtes de stationner leur vaisseau sur une pla- procher des nôtres. Ultimement, Philippe ces scientifiques un peu rêveurs tournés nète à proximité. La perspective d'être en- arrivera à rejoindre le cosmos, mais par- comme lui vers l'infini. Il a cependant du mal tendu par des êtres de l'espace qui ne viendra à peine à franchir la distance qui le à se faire accepter par la communauté scien- sauraient en aucun cas le juger le pousse à sépare de son frère. tifique qui le perçoit un peu comme un ex- laisser libre cours à sa pensée et à dépeindre Lepage parvient habilement à faire res- traterrestre, ni tout à fait philosophe, ni tout avec cynisme cette humanité suffisante et sortir les paradoxes de Philippe, tant par le à fait astronome. Quand sa thèse est refusée narcissique dont il fait partie. Quand il ap- texte que par son interprétation. Le philoso- pour une deuxième fois, il risque le tout pour prend que son message a été sélectionné par phe fait tout pour se rapprocher de ce qui lui le tout et tente une alliance avec les Russes le programme S.E.T.I. parmi des centaines est inaccessible (le cosmos, sa mère), se dit pour faire décoller ses idées. Il réussit à obte- d'autres, c'est comme si son rêve se réalisait. curieux, ouvert, mais se ferme totalement à nir un rendez-vous avec un célèbre cosmo- Ses paroles, ses idées seront mises en orbite ; son frère, à cette part cachée de son existence. naute russe, aAlexei Leonov, mais l'annonce il se voit déjà cosmonaute et il flotte dans une Il se sent minuscule et seul sous les étoiles, d'une tempête de neige force ce dernier à quit- espèce d'apesanteur propre à le tirer de la ignorant sans doute que son frère scrute lui ter le Canada plus tôt que prévu. Quand on lourdeur de son existence minuscule, tri- aussi les lumières du ciel, comme le laisse l'invite à participer à un colloque à Moscou, viale, sans but. entendre la présence du télescope pointé sur Philippe ne porte plus à terre. Il se réjouit de les grandes fenêtres de son luxueux condo. pouvoir enfin partager ses vues avec des gens La face cachée de la Lune est un film sérieux ouverts, intelligents, et espère obtenir d'eux et drôle, intime et universel. L'antithèse ame- une lettre de recommandation pour son doc- née par les personnages des deux frères sus- torat. Le jour même de son départ, il apprend cite une réflexion amusée et amusante sur la par son médecin que sa mère se serait suici- condition humaine ; Lepage est un remarqua- dée, ce qui jette une ombre terrible sur son ble pince-sans-rire, qui rend avec justesse le bonheur. La distance qu'il parcourt en avion texte piquant, souvent satirique, plein d'hu- ne réussit pas à le détacher du souvenir de sa mour. La scène du bar où, dans son monolo- mère et, lorsqu'il gagne sa chambre d'hôtel à gue, Philippe passe sans grande transition de Moscou, il s'affale sur le lit et s'endort en la rivalité russo-américaine à sa rivalité avec oubliant de changer l'heure à sa montre. Le son frère, illustre l'incapacité de l'Homme à lendemain, il arrivera trop tard à la salle de faire abstraction de lui-même et de ses petits conférence qui se sera vidée depuis long- De la science et de la fiction drames. Cette scène montre aussi que la dua- temps ; ses pensées pour sa mère l'auront tenu Ceux qui aiment le travail de Lepage ap- lité de l'Homme est bien réelle : même s'il ar- dans un autre fuseau horaire, dans un autre précient généralement le caractère très tech- rive à prendre conscience de son insignifiance, espace-temps. Il échoue donc sa mission de nique de son art qui se prête excessivement face au grand tout cosmique, il ne peut lutter reconnaissance et son projet de collaboration bien ici au propos. Filmé en numérique, ce contre son besoin narcissique de marquer son avec les Soviétiques. Il se reconnaissait, pour- qui confère à l'image un grain très clair, pur, importance, de laisser sa trace, de dire qui il tant, dans la figure de Leonov car ce dernier, high tech, quoique un peu froid, ce film mul- est. Mais peut-être cela tombe sous le sens, pressenti par les Russes pour être le premier tiplie les effets spéciaux (en particulier dans après tout : l'infiniment grand n'a-t-il pas be- homme à marcher sur la Lune, s'était fait dou- la scène où le jeune Philippe halluciné : in- soin de l'infiniment petit pour prendre toute bler par un .Américain et avait dû trouver un sertion d'archives télévisuelles, effet grossis- sa mesure ? moyen de survivre au poison de l'amertume. sant à la Godzilla,... ) et le montage joue sur des transitions ou des fondus ingénieux qui Merci au cinéma Le Clap pour sa précieuse Quand la parole perce l'espace donnent à l'ensemble un effet très coulant, collaboration. Les idées de Philippe sur la place de très fignolé. À cela s'ajoute la musique l'Homme dans l'univers trouveront cepen- planante de Laurie Anderson qui nous ac- Notes dant un écho dans le cadre du projet améri- compagne agréablement tout au long de 1 Robert Lepage affirme avoir mis seulement deux cain S.E.T.I. (Search for Extra-Terrestrial cette odyssée. mois à écrire la pièce et à en définir la mise en scène Intelligence). Il décide de participer à un Le dernier film de Lepage renferme plu- qui s'inspire en partie du roman Retour sur terre de concours qui consiste à enregistrer des mes- Buzz Aldrin, la deuxième personne à avoir mis les sieurs autres qualités dont celle d'arriver à pieds sur la Lune. sages destinés à être diffusés dans l'espace sortir le spectateur de lui-même n'est pas la 2 Lepage reconnaît d'ailleurs que son théâtre est très pour y être éventuellement captés par des moindre. La trame redonne toute son am- cinématographique et que ses scénographies exploi- extra-terrestres. Armé de sa caméra 8mm, il pleur au rêve qui animait les Américains et tent volontiers les langages habituellement réservés filme les pièces de son appartement et entre- les Soviétiques dans la course qu'ils me- au cinéma. prend de décrire, non sans humour ni sar- naient à la conquête de l'espace. Il nous 3 O n n'a qu'à penser à la planche à repasser qui se changeait en appareil d'entraînement, au miroir qui casmes, le mode de vie des humains. Il prend porte également, à travers les réflexions de devenait soudainement le comptoir du bar, et à l'em- manifestement plaisir à cette activité didac- Philippe, à considérer d'un autre œil l'es- ploi ingénieux d'un miroir oblique qui donnait lieu à tique, allant même jusqu'à tenter d'indiquer pace que nous occupons et l'importance la magnifique scène d'apesanteur qui clôturait le à ses éventuels interlocuteurs la route à sui- spectacle. O n se rappellera aussi que la scénographie que nous y accordons. Mais surtout, il mon- exploitait beaucoup les effets de miroir, qui souli- vre pour atteindre notre planète, soulignant tre, dans l'absolu, comment peut être gnaient efficacement la dimension narcissique de la au passage à quel point elle est quelconque grande notre volonté de communiquer avec pièce. et surpeuplée - conseillant même aux futurs le cosmos et petit notre désir de nous rap- 100 I Québec françoia 133 I P R I N T E M P S 2004
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