La " femme musulmane opprimée " : genèse d'un nouveau genre littéraire à succès (1988-2003)
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1002438 research-article2021 FRC0010.1177/09571558211002438French Cultural StudiesHajjat French Cultural Studies French Cultural Studies La « femme musulmane 2021, Vol. 32(3) 251–268 © The Author(s) 2021 Article reuse guidelines: opprimée » : genèse d’un nouveau sagepub.com/journals-permissions DOI: 10.1177/09571558211002438 https://doi.org/10.1177/09571558211002438 genre littéraire à succès (1988–2003) journals.sagepub.com/home/frc Abdellali Hajjat Université Libre de Bruxelles Faculté de Philosophie et Sciences sociales, Belgium Résumé Depuis la fin des années 1980, le genre littéraire de la « femme musulmane opprimée » connaît un succès phénoménal dans le monde occidental. L’objectif de cet article est de faire la sociologie de sa genèse à partir du cas français, qui est sûrement le pays qui publient le plus de livres de ce genre. Il s’agit ainsi d’analyser les conditions de production et de diffusion de ces livres, en laissant de côté leur contenu textuel et sa réception par les lectrices. Dans un premier temps, l’enjeu est d’inscrire ce nouveau genre littérature dans l’histoire du champ de l’édition française marqué par un phénomène de concentration médiatique, de financiarisation et de changement du métier d’éditeur. Le « témoignage » devient ainsi un genre littéraire particulièrement rentable, comme l’illustre le cas du club de lecture France Loisirs, véritable « machine » à best-sellers à destination d’un public essentiellement féminin. Dans un second temps, il s’agit d’étudier le contenu des catalogues de France Loisirs depuis 1976 en se focalisant sur le type de témoignages promus. Cette analyse révèle le passage, dans les années 1980, de la figure du « repenti communiste » à celle de la « repentie musulmane ». Dans un dernier temps, l’attention se porte sur Jamais sans ma fille de Betty Mahmoody, véritable modèle à suivre pour de nombreuses maisons d’édition françaises. Il se met alors en place un véritable système de découverte de nouvelles histoires de femmes musulmanes, de traduction/réécriture de la part de prête-plume (ghostwriters) expérimentés, et de campagne publicitaire massive dans la presse, la radio et la télévision, qui font de ce genre littéraire un produit de consommation. Ce genre littéraire est révélateur de l’imbrication de la logique de marché et du processus de racialisation des musulmans, débouchant sur la diffusion massive de representations islamophobes. Mots-clés islamophobia, racialization, cultural industry, gender, france Corresponding author : Abdellali Hajjat, Groupe de recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité, Université Libre de Bruxelles Faculté de Philosophie et Sciences sociales, Av. Jeanne 44 - CP 124, Bruxelles, 1050, Belgium. Email : abdellali.hajjat@ulb.be
252 French Cultural Studies 32(3) Du début des années 1980 à nos jours, la construction du « problème musulman » ne cesse de se renouveler dans l’espace public français, au point qu’il n’y a pas une semaine sans que l’actualité sociale ou politique ne traite d’une affaire liée à l’islam et aux musulmans en France (Bowen, 2007; Scott, 2007). Les discours publics sur l’islam et les musulmans relèvent le plus souvent de formes de racialisation des musulmans et reproduisent l’archive anti-musulmane héritée de la période coloniale (Fassin and Fassin, 2006; Hajjat and Mohammed, 2013). Cependant, l’islamophobie n’est pas un phénomène « toujours déjà là », a-historique, consubstantiel au « monde occidental », mais une construction historique, un fait social total, qui implique, comme toute autre forme de racisme, l’ensemble des institutions d’une société. L’islamophobie correspond ainsi à un processus social complexe de racialisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane (Allen, 2010; Garner and Selod, 2015; Meer, 2013; Murji and Solomos, 2005), dont les modalités sont variables en fonction des contextes nationaux et des périodes historiques. Il s’agit d’un phénomène global et genré parce que influencé par la circulation internationale des idées et des personnes et par les rapports sociaux de sexe (Chakraborti and Zempi, 2012; Perry, 2014). Je fais l’hypothèse que l’islamophobie est la conséquence de la construction d’un « problème musulman », dont la « solution » réside dans la discipline des corps, voire des esprits, des (présumé·e·s) musulman·e·s (Sayyid and Vakil, 2010). La conséquence logique d’une approche constructiviste du « problème musulman » est de s’intéresser, de manière générale, à la logique des champs sociaux, aux stratégies des acteurs et à la circulation internationale des idées et des personnes. Autrement dit, on ne peut pas comprendre la multiplication des articles de presse essentialisant et le maintien en poste d’éditorialistes islamophobes si on ne revient pas sur le fonctionnement du champ journalistique (Cervulle, 2013); on ne peut pas comprendre l’extrême-droitisation du discours politique sur l’islam et les musulmans si on n’analyse pas les transformations du champ politique (Hajjat and Mohammed, 2013), etc. De ce point de vue, l’analyse interne des discours publics est certes nécessaire mais elle est largement insuffisante, parce qu’il s’agit alors seulement d’une analyse des « produits finis » : l’ensemble des processus ayant abouti à la production de ces discours publics sont souvent laissés dans l’ombre et ne sont pas compréhensibles en se focalisant uniquement sur la forme du discours. Ainsi, l’analyse interne doit être complétée par une analyse externe des conditions de production des discours publics sur l’islam et les musulman·e·s (Hesmondhalgh and Saha, 2013; Saha, 2018) afin de saisir le processus racialisation des musulman·e·s, puisque c’est dans le travail quotidien des producteurs de biens symboliques que se nichent les formes d’essentialisation des minorités ethniques ou religieuses (Berthaut et al., 2009). Cet article part du principe que « it is (. . .) possible (and useful) to think of this process [of communication] in terms of a structure produced and sustained through the articulation of linked but distinctive moments – production, circulation, distribution/consumption, reproduction » (Hall, 2005 : 117). Et il se focalise sur le processus d’encodage qui requiert « its material instruments – its ‘means’ – as well as its own sets of social (production) relations – the organization and combination of practices within media apparatuses » (Hall, 2005 : 117). Pour comprendre le contenu du message transmis, il est nécessaire d’analyser ses conditions de production, c’est-à-dire un ensemble de pratiques sociales propres au média en question. Si Stuart Hall se focalise sur la télévision, son cadre d’analyse est tout à fait pertinent pour analyser le champ éditorial, en particulier la production de best-sellers (Illouz, 2014b ; Sutherland, 2007). C’est dans cette perspective que je me suis intéressé à un nouveau genre littéraire, celui de la « femme musulmane opprimée », qui rencontre depuis la fin des années 1980 un immense succès commercial au niveau mondial, et de en particulier en France. Il s’agit de récits biographiques ou autobiographiques de femmes musulmanes, de femmes non musulmanes mariées à un homme musulman et de femmes non musulmanes converties à l’islam; avec un titre évocateur et une couverture avec une femme portant le hijab, le niqab ou la burqa.
Hajjat 253 Image 1. Couvertures du genre « femme musulmane opprimée ». L’exemple emblématique est bien sûr Jamais sans ma fille (JMSF) de Betty Mahmoody, qui raconte la fuite d’une femme étasunienne et de sa fille séquestrées par le mari musulman en Iran : publié en 1987 en anglais, traduit en français en 1988, puis dans une trentaine de langues, 3,4 millions d’exemplaires vendus en France en 5 ans, une adaptation au cinéma en 1991, etc. Mais JMSF est l’arbre qui cache la forêt (Graphique I) : entre 1988 et 2017, on dénombre 67 ouvrages de ce type uniquement en langue française ; 10 entre 1988 et 1995, puis un silence entre 1996 et 2000 (peut-être lié à la guerre civile algérienne), puis reprise avec 57 entre 2001 et 2017; soit 2,5 ouvrages par année de publication (22). Les caractéristiques communes à ces 55 couvertures illustrent l’existence d’un genre littéraire à part entière (Image I) : photos de femmes voilées, dévoilées ou masquées, titre sensationnaliste et femme le plus souvent anonyme et désignée par un prénom. Le champ lexical des titres révèle une structure d’opposition typique de la vision orientaliste de l’islam : soumission / insoumission, coercition / liberté, voile / dévoilement, etc. Les photos sont surtout celles des femmes dont le visage est souvent dissimulé sous un voile, à l’exception des yeux qui semblent chercher le regard de la lectrice. Deux photos sont quasiment identiques, seule la couleur du voile étant différente – Convertie (noir) et Prisonnière à Téhéran (rouge) –, ce qui montre la dimension « réplique » du genre littéraire. Ces récits sont un objet de recherche intéressant pour plusieurs raisons : il s’agit d’une production de masse (plusieurs milliers, voire millions, d’exemplaires vendus tous les ans, plusieurs millions depuis la fin des années 1980); d’une forme particulièrement puissante de vulgarisation des
254 French Cultural Studies 32(3) Graphique 1. schèmes générateurs (Bourdieu, 1980) du « problème musulman » dans la mesure où chaque témoignage est interprété comme représentatif des mondes musulmans; elle renvoie au régime de vérité (Foucault, 1994) « profane » sur l’islam et les musulmans (en concurrence directe avec d’autres régimes, notamment académique), au poids accordé à la « parole des victimes musulmanes » dans l’espace public, et pose la question de la frontière entre fiction et réalité (notamment dans les rares cas des « faux témoignages »); une forme dépolitisée de discours essentialisant, car la dimension idéologique est rarement revendiquée, voire même niée dans certains avant-propos; une forme de discours qui joue sur les émotions du lectorat (Illouz, 2013, 2014a), via le processus d’identification à « la femme musulmane victime de l’homme musulman », ce qui peut expliquer en partie, par exemple, la dimension « viscérale » du rejet du port du hijab en France; il pose enfin la question de l’articulation entre racisme et anti-sexisme, celle du genre de l’islamophobie, et permet d’alimenter la discussion des concepts de fémo-nationalisme ou de nationalisme sexuel (Farris, 2017; Puar, 2018), non seulement élitaires mais surtout populaires. En ce sens, ce genre littéraire est complémentaire d’autres type d’ouvrages, dont certains sont également des best-sellers, notamment l’essai islamophobe écrit par des journalistes (la trilogie d’Oriana Fallaci, les essais d’Eric Zemmour, etc.) ou experts médiatiques (Michèle Tribalat, Laurent Obertone, Christophe Guilluy, etc.), et le roman islamophobe (la dystopie de l’« islam totalitaire » de Soumission de Michel Houellebecq ou de 2084 de Boualem Sansal). Pourtant, malgré leur production en masse, les récits autobiographiques ou biographiques ont suscité moins d’attention que les essais ou romans islamophobes, tant du côté des critiques de l’islamophobie que des chercheurs en sciences sociales. Ce déficit d’intérêt est peut-être lié à la nature de ces publications et au type de lectorat : il s’agit de livres écrits par des femmes anonymes, pour des femmes, ayant une faible valeur littéraire (le « témoignage » n’est pas de la « grande littérature »), bref c’est de la « littérature populaire de femmes ». . . Cependant, plusieurs travaux de recherche ont tout de même proposé une analyse de ce genre littéraire. C’est notamment le cas du livre de la professeure d’anglais Gillian Whitlock, Soft Weapons (Whitlock, 2010) ou de l’article de l’analyste littéraire Dohra Ahmad pour le cas étasunien (Ahmad, 2009), qui met en lumière les particularités du genre, en se basant sur six ouvrages : Jean Sasson, Sultana, princesse saoudienne (1993, 12 millions d’exemplaires, traduction en trente langues) ; The Rape of Kuwait (1991) ; Mayada : Daughter of Iraq (2003) ;
Hajjat 255 Latifa, Visage volé (2001); Azar Nafisi, Reading Lolita in Tehran (2003) ; Suzanne Fisher Staples, Shabanu : Daughter of the Wind (nouvelle pour enfants, 1989). Elle insiste sur le décalage entre le contenu des textes sur les femmes, moins caricaturales qu’on pourrait le croire, et leur réception raciste. Elle conclut : « As a whole, we should commend these books for departing from a received image of Muslim women as passive victims in need of rescue. But their omissions are more damaging still. They effectively conspire to present a divided Huntingtonian universe, by obscuring the web of complicity and mutual support that has brought these undeniably guilty regimes into being. Relatedly, as reader responses demonstrate, they provide a smokescreen for a lack of female empowerment within the United States » (Ahmad, 2009 : 124). Dans une perspective analogue, l’anthropologue Lila Abu-Lughod a publié en 2013 le livre de référence sur la question, Do Muslim Women Need Saving ?, dans lequel elle s’appuie sur son propre travail anthropologique sur les femmes des mondes musulmans, notamment l’Egypte, pour prendre au sérieux les témoignages de ces femmes publiés dans ces biographies, les rapporter à leur situation réelle, et proposer une analyse critique des discours publics sur les femmes musulmanes. Elle revient notamment sur les concepts de « crimes d’honneur », de « mariage forcé », etc. dont certains usages politiques autorisent des « croisades morales » contre les femmes musulmanes et justifient les guerres menées par les États-Unis (Abu-Lughod, 2013). Il faut enfin souligner l’excellente thèse d’études allemandes de Lindsay J. Lawton, Marketing Authenticity, qui étudie la production et la promotion de trois livres publiés en Allemagne et en Autriche. Le principal apport de sa thèse est de se focaliser sur la dimension marketing de ce genre littéraire en se posant la question suivante : « What is at stake, and what is to be gained, in the transformation of a woman’s experiences into such a clearly marked and highly marketable commodity? » (Lawton, 2014 : 11). Elle démontre « how the marketing of these memoirs (or, perhaps more to the point, marketing of the genre to which they belong) in text and image across such media portrays a gendered, racialized, and cynical version of Muslim faith and belonging, utilizing and reinforcing existing frames of reference among consumers » (Lawton, 2014 : 14). En s’appuyant sur les acquis des recherches antérieures, l’objectif de cet article est de faire la socio-histoire de la genèse de ce genre littéraire à partir du cas français, qui est sûrement le pays qui publient le plus de livres de ce genre (une douzaine en allemand selon Lawton). Il s’agit ainsi d’analyser les conditions de production et de diffusion de ces livres entre 1988 et 2003, en laissant de côté leur contenu textuel et sa réception par les lectrices1. L’analyse du contenu des 67 ouvrages en français rejoint en partie celle d’Ahmad parce que toutes les femmes en question ne sont pas passives et qu’on y observe une hétérogénéité des représentations de l’islam et des musulmans. Mais la tendance générale est bien celle de l’incompatibilité et de l’opposition frontale entre l’« Occident » et l’« Islam »2. Pour analyser la genèse de ce genre littéraire, cet article mobilise des sources primaires (catalogues France Loisirs entre 1976 et 20033) et secondaires (article de presse nationale ou spécialisée, statistiques du monde de l’édition). Comme on le verra, l’étude de France Loisirs est essentielle pour notre sujet parce qu’avant ses difficultés financières à partir des années 2010 (Chabault, 2018), ce club de lecture représentait une grande part du marché français de l’édition et avait popularisé le genre du « témoignage ». Malheureusement, les demandes d’entretien auprès de certains acteurs du champ éditorial ont été refusées, ce qui illustre la difficulté de travailler sur un sujet aussi sensible en tant que sociologue, mais plusieurs entretiens dans la presse particulièrement instructifs ont été utilisés. Dans un premier temps, l’enjeu est d’inscrire ce nouveau genre littérature dans l’histoire du champ de l’édition française marqué par un phénomène de concentration médiatique, de financiarisation et de changement du métier d’éditeur. Le « témoignage » devient ainsi un genre littéraire particulièrement rentable, comme l’illustre le cas du club de lecture France Loisirs, véritable « machine » à best-sellers à destination d’un public essentiellement féminin. Dans un second temps, il s’agit d’étudier le contenu des catalogues de France Loisirs depuis 1976 en se
256 French Cultural Studies 32(3) Tableau 1. L’oligopole du marché du livre français. Grands groupes médiatiques Indépendants 1) Hachette Livre, 20–25 % du marché : 51,5 % Financière Marlis Flammarion (1875), absorbé par (holding appartenant à 33 % à Sylvain Floirat et Jean-Luc Rizzoli Corriere della Serra en 2000, Lagardère), 20 % groupe Filipacchi, 27 % Crédit Lyonnais. puis Madrigall en 2012. 2) Groupe de la Cité regroupant : Albin Michel (1902) -C EP (Compagnie européenne de publications-Communication) / Gallimard / Madrigall (1909) Havas, CLT, Parthéna Investissement, Ouest France. 3,1 millions Le Seuil (1935), absorbé par La chiffres d’affaires, dont 1,9 dans l’édition. Martinière en 2004. - Les Presses de la Cité / Compagnie générale d’électricité. La Martinière (1992). Dirigé par Claude Nielsen, fils du fondateur Sven Nielsen (mort en 1976). Détient France Loisirs, créé en 1971, en bonne santé en 1986 : chiffre d’affaires 2,3 millions. focalisant sur le type de témoignages promus. Cette analyse révèle le passage, dans les années 1980, de la figure du « repenti communiste » à celle de la « repentie musulmane ». Dans un dernier temps, on focalisera l’attention sur le livre JSMF, véritable modèle à suivre pour de nombreuses maisons d’édition françaises. Il se met alors en place un véritable système de découverte de nouvelles histoires de femmes musulmanes, de traduction/réécriture de la part de prête-plume (ghostwriters) expérimentés, et de campagne publicitaire massive dans la presse, la radio et la télévision, qui font de ce genre littéraire un produit de consommation de masse. Concentration médiatique et marketing : la machine France Loisirs Pour comprendre l’émergence du genre littéraire de la « femme musulmane opprimée », il est important de le situer dans l’état du champ de l’édition française à la fin des années 1980. En février 1988, il existe un oligopole composé de deux groupes d’édition dominants reliés à deux empires médiatiques, et quatre groupes indépendants (Mollier, 2008 : 354). Le mouvement de concentration s’accentue au début des années 2000, puisque Flammarion est absorbé par un groupe italien et Le Seuil par La Martinière (Tableau I). Ce mouvement de concentration de l’édition participe à transformer le métier d’éditeur et les choix de publications : « Le passage d’une logique industrielle à une logique purement financière dans la conduite des entreprises d’édition ne permettait plus de construire de véritables politiques éditoriales dans lesquelles la course au profit n’était qu’un élément parmi d’autres » (Mollier, 2008 : 395; Schiffrin, 2005). Il se met ainsi en place une véritable « révolution conservatrice » dans le champ de l’édition (Bourdieu, 1999). La logique financière a des conséquences directes sur le travail d’éditeur (Geoffroy-Bernard, 2000) : objectifs de profit entre 12 % et 15 % utilisés dans d’autres secteurs (3 à 4 fois plus que d’habitude dans l’édition), course au best-seller et surenchère des à-valoir, direction étrangère au domaine du livre, turn over rapide et brutal du personnel, recentrage sur l’édition de consommation, le divertissement, la réédition (poches), les genres « codés » (romans roses, policiers, mémoires de stars, témoignages), etc. Ce recentrage éditorial est la conclusion logique des techniques de marketing, qui sont présentées dans les manuels de marketing en trois étapes : 1) marketing études : connaître, analyser, veille, études (enquêtes, sondages, panels), diagnostic; 2) marketing stratégique : repérer les opportunités et risques, portefeuilles d’activités, segmentation du lectorat, positionnement par rapport à la concurrence; 3) marketing opérationnel : actions sur le produit, le prix, la distribution, la force de
Hajjat 257 Tableau 2. Structure socio-démographique des adhérents de France Loisirs (1990). Par catégorie socioprofessionnelle En % Cadres moyens et employés 49 Ouvriers 25 Cadres supérieurs et professions libérales 11 Inactifs 10 Agriculteurs et salariés agricoles 5 Par niveau d’études BEPC 36 Etudes primaires 25 Baccalauréat 23 Etudes supérieures 16 Par âge 20-29 33 30-39 28 40-49 11 50 et + 28 Par type d’habitat Villes de plus de 100 000 hab. 23 Villes de 20 000 à 100 000 hab. 26 Villes de 2 000 à 20 000 hab. 22 Villes de moins de 2 000 hab. 29 vente, la communication, merchandising, trade-marketing (réunions avec les responsables de points de vente, veille sur l’état du marché, enquête par segments, relevés des ventes, sélections des titres qui « tournent », relations presse, etc.). Il n’est malheureusement pas possible d’obtenir les résultats des études marketing et les plans d’action commerciale des maisons d’édition, mais l’on dispose d’informations intéressantes concernant France Loisirs (FL). En effet, FL (groupe Les Presses de Cité) est un acteur central du monde de l’édition dans les années 1980-1990. Inventé en République fédérale d’Allemagne par le groupe Bertelsmann, le concept de club se diffuse dans le monde occidental dans les années 1960 et 1970. De sa création en 1971 par Walter Gerstgrasser jusqu’à l’année 2000, FL comptabilise 10 millions d’adhérents, soit 1 ménage sur deux en 30 ans ! (Rouet, 2007). En 1985, on dénombre quatre millions d’adhérents. En 1991, FL est « le premier vendeurs de livres en France, devant la FNAC et les Centres Leclerc [et] la deuxième entreprise de communication la plus rentable du pays, devant Canal+, Eurocom et TF1 », avec un faramineux taux de rentabilité (résultat net/fonds propres) de 58,86 %, contre 33,84 % pour Canal+, 28,79 % pour Eurocom et 27,33 % pour TF1 (Schmutz, 1992 : 136). Dans les années 2000, FL vend environ 24–28 millions d’exemplaires, soit 7–8 % des ventes totales de l’édition française, pour un chiffre d’affaires en 2005 de 300 millions d’euros. La clientèle de FL est très ciblée (Tableau 3). Selon Karsten Diettrich, directeur des programmes FL en 1990, le public exclut « les analphabètes et les intellectuels » (Le Point, 5 novembre 1990), même si un catalogue destiné aux cadres supérieurs est lancé en 1995 (Livres hebdo, 6 janvier 1995). « Les adhérents de France Loisirs sont ainsi le reflet de la population lisante, exception faite de catégories intellectuelles fortes lectrices : on retrouve une prépondérance de femmes (à 75%), une forte proportion de cadres moyens et un âge moyen peu élevé quoiqu’en augmentation régulière (35 ans en 1988 et 42 ans 1999); quant à l’implantation, elle est désormais autant urbaine que rurale, les ventes de livres se réalisant de plus en plus en
258 French Cultural Studies 32(3) Tableau 3. Part des volumes achetés selon le type d’ouvrage (1990). Type d’ouvrage % ensemble du marché % chez France Loisirs Littérature générale, dont : 56,4 66,9 - Roman contemporain 22,9 35,6 - Vécu / document / biographie / histoire 11,3 17,5 - Policier / Science-fiction 6,2 4,3 - Classique 4,8 5,7 - Roman sentimental 1,3 0,1 Livres pratiques 7 6 Dictionnaires / Encyclopédies 8,7 9,6 Beaux livres / livres d’art 2,7 2 Livres pour la jeunesse 11,9 10,2 Bandes dessinées 5,2 3,5 Source : Schmutz (1992 : 139). magasin : 70 % (60 % seulement à la fin des années 1990) contre 30 % par correspondance » (Rouet, 2007 : 286). En 1990, 49 % sont cadres moyens ou employés et 84 % ont un niveau d’études inférieur ou égal au Baccalauréat (Schmutz, 1992 : 139). Autrement dit, la clientèle FL sont des femmes, entre 20 et 40 ans, de classe moyenne, au capital scolaire moyen, et urbaines autant que rurales. Bref, c’est l’incarnation de la « ménagère de moins de 50 ans », qui est une représentation centrale des spécialistes en marketing. Le processus de sélection des 450 livres par an consiste d’abord à retenir les meilleurs ventes en librairie neuf mois après leur sortie, en utilisant le panel de l’hebdomadaire L’Express, puis un comité de lecture parmi les employés de FL et un comité éditorial décident d’une première sélection, qui est enfin « testée » sur un panel de 1 500 adhérents, en utilisant l’énorme « fichier clients » version papier. Quand l’informatique arrive dans les années 1970, le panel est plus important et le marketing plus ciblé. En 1980, Claude Gagnière, directeur littéraire chez FL, affirme que « ‘l’ordinateur sélectionne 30 000 adhérents à qui l’on adresse [un] catalogue accompagné d’une lettre leur demandant de faire un choix sur les titres proposés. Les 3 000 réponses – elles sont toujours de l’ordre de 10 % – représentent un test valable de l’accueil que recevra chacun des titres’. Après analyse, une grille de prévision est établie, les quantités à livrer étant définies selon les tailles des points de vente. Les stocks sont ainsi limités, le risque éditorial battu en brèche » (Cerisier, 2000 : 39). Ce processus débouche sur la sélection d’ouvrages pouvant toucher un maximum de lectrices, mais sans forcément reprendre des livres ayant connu un grand succès en librairie. Selon Karsten Diettrich, « les gens nous font confiance, on ne peut cautionner n’importe quoi. Le système d’obligation d’achat nous impose des contraintes » (Schmutz, 1992 : 143). Ainsi, FL écarte les livres marqués par un actualité trop éphémère, mais aussi ceux qui « pourrait heurter idéologiquement, religieusement, politiquement la grande famille consensuelle du club. On est discret sur l’érotisme » (Bouvaist, 1993 : 393). La politique, au sens partisan du terme, est évitée car trop clivante. « ‘Je peux sélectionner des bouquins religieux positifs, mais pas des pamphlets’, précise Claude Gagnière, directeur littéraire. Oui aux livres qui arrangent le monde, non à ceux qui le dérangent. Les livres de club ne doivent ni bousculer ni inquiéter, mais ‘raconter de belles histoires’ » (Schmutz, 1992 : 144). Il s’agit d’une littérature de maintien de l’ordre social, rendant invisible toute critique radicale de celui-ci. Ce n’est donc pas un hasard si le genre « vécu/document/biographie/histoire » prend une place plus importante dans le catalogue FL par rapport au reste du marché de l’édition : 17,5 % des
Hajjat 259 Image 2. Source : Catalogue France Loisirs, janvier 1982. catalogues FL, contre 11,3 % dans tout le marché. Ce genre correspond à des « ouvrages omnibus », comme le « fait-divers » est une « information omnibus » dans le champ journalistique (Bourdieu, 1994) : ils ne clivent pas la clientèle, « racontent de belles histoires » qui se finissent généralement bien, sont « intemporelles » car représentatifs d’un grand « phénomène de société », et ne sont pas a priori politiques dans le sens partisan (de droite ou de gauche), même si, en fait, il s’agit d’une politique et même d’une idéologie conservatrices et « cachées ». De l’homme repenti communiste à la femme repentie musulmane Ainsi, le genre littéraire de la « femme musulmane opprimée » s’inscrit dans le genre du « témoignage », qui n’est pas spécifique à l’islam ou aux mondes musulmans. Robert Laffont lance la collection « Vécu » entre 1960 et 2005 (304 titres), Gallimard la collection « Témoins » en 1966, etc. Ces collections mêlent les « grands témoins » (Gallimard commence sa collection avec Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt), les témoignages d’artistes connus (chanson, cinéma, télévision, etc.) et les « petit témoins » anonymes. Le « témoignage » comme genre littéraire est donc institutionnalisé par les maisons d’édition, les librairies, mais aussi les catalogues FL, dont l’analyse montre des thèmes très variés (Image 2) : la maladie (cancer, leucémie, trisomie, etc.), la drogue, la disparition de la paysannerie, les sectes, la prison, les erreurs judiciaires, la délinquance, la seconde guerre mondiale (camps de concentration), etc. Au delà des différences de thème, il est systématiquement question d’une souffrance infligée de l’extérieur ou à soi-même et, souvent mais pas systématiquement, d’une libération de cette souffrance grâce à la volonté du témoin et de l’aide d’autrui.
260 French Cultural Studies 32(3) Graphique 2. Au départ, les « petits témoins » sont surtout des enfants, mais les femmes deviennent les principales actrices du genre vers la fin des années 1980 (Graphique 3). La majorité des petits témoignages sont portés par des Blan·che·s, hommes, femmes et enfants, et relèvent de « problèmes de société franco-français ». Le témoignage de personnes étrangères ou racisées concernant le problème raciste en France est très rare : Un nom de papier. L’identité perdue d’un immigré ou l’histoire de Mahiou Roumi de Céline Ackaouy (1981), qui raconte l’émigration d’un jeune Algérien en France; et le best-seller Tête de Turc de Günter Wallraff (1986), mais il s’agit d’un journaliste se faisant passer pour un Turc en Allemagne. Cependant, on retrouve de nombreux témoins d’origine étrangère ou français sur des problèmes liés à un pays étranger : 37 entre 1976 et 1996 (Graphique 2). Entre 1976 et 1988, il s’agit essentiellement de témoignages sur les pays communistes (six sur la Russie soviétique et la Chine maoïste) et le nazisme (cinq sur l’Allemagne et la Pologne). Côté nazisme, on retrouve la figure de la victime du nazisme, souvent juive, parvenant à sortir d’un camp de concentration. Côté communisme, on retrouve notamment : Le Palanquin des larmes de Chow Ching Lie (1975), Prisonnier de Mao de Jean Pasqualini (1975), Les enfants modèles de Paul Thorez (1982), Pas de larmes pour Mao de Niu-Niu (1989), etc. Ces ouvrages correspondent à la figure du repenti, étranger dissident communiste devenant anti-communiste, ou Français ayant « fait l’expérience du communisme », notamment lors d’une incarcération expéditive. En ce sens, ces livres sont la version « petits témoignages » de toute la littérature « anti-totalitaire » qui se développe dans les années 1970, sous la forme des « grands témoins » (par exemple L’Archipel du Goulag de Alexandre Soljenitsyne, 1973) ou d’essais politiques (par exemple La Barbarie à visage humain de Bernard- Henri Lévy, 1977). Ces dix couvertures (Image 3), extraites de catalogues France Loisirs des années 1970 et 1980, reproduisent une structure d’opposition typique de l’idéologie anticommuniste : enfermement / liberté, malheur / bonheur, etc. On retrouve une dimension orientaliste dans le champ lexical
Hajjat 261 Image 3. Couvertures du genre « témoignages anticommunistes ». animalier (cygnes sauvages, tigres) qui concerne exclusivement la Chine communiste. Contrairement au genre « femme musulmane opprimée », les noms et prénoms des personnalités sont dûment mentionnés, rendant les témoignages moins anonymes. Le point de bascule est l’année 1988, lors de la publication de JMSF de Betty Mahmoody (Graphique 3): les témoignages sur le communisme et le nazisme deviennent de plus en plus rares (ceux sur le nazisme disparaissent en 1992, ceux sur le communisme en 1995), à mesure que ceux sur les pays musulmans augmentent. Les hommes disparaissent peu à peu et les femmes prennent leur place. On observe ainsi le passage de témoignages d’hommes dissidents/repentis du communisme ou victimes du nazisme, ou une personne non communiste ayant subi une privation de liberté dans un pays communiste, à ceux de femmes dissidentes ou repenties de l’islam et/ou de l’islamisme, ou une personne non musulmane ayant subi une privation de liberté dans un pays musulman (Graphique 4). La fin du genre « repenti du communisme » est bien sûr liée à la chute du monde soviétique en 1989-1990, mais le maintien d’une Chine communiste n’a pas correspondu au maintien du genre « repenti du maoïsme ». Il est ainsi important de souligner le lien entre, d’un côté, l’augmentation du nombre de témoignages « femmes musulmanes opprimées » et, de l’autre, les relations d’interdépendances entre FL et les maisons d’édition. En effet, « la sélection en club assure des ventes d’un titre une telle envolée qu’elle peut influencer les éditeurs dans leur choix d’un manuscrit. Préférant les ouvrages susceptibles de retenir l’attention des clubs, les éditeurs seraient conduits à reproduire la démarche éditoriale de ces derniers : suivant le lecteur au lieu de le surprendre, privilégier
262 French Cultural Studies 32(3) Graphique 3. Graphique 4.
Hajjat 263 convenance et conformité lorsque la création exige risque et décalage, rupture et étonnement. Au point qu’un jour, les clubs inspirant le choix des éditeurs, le lecteur en vienne à dicter son texte à l’auteur » (Schmutz, 1992 : 146). Autrement dit, les choix de témoignages par les maisons d’édition sont de plus en plus dictés par les enquêtes marketing de FL, qui imposent un certain type de témoignages au détriment d’autres en fonction des attentes supposées du lectorat FL. Jamais sans ma fille : le modèle à suivre On peut ainsi affirmer que JSMF est, pour les maisons d’édition françaises, le modèle à suivre en raison de son immense et inattendu succès commercial : tiré au départ à 15 000 exemplaires, 2,4 millions d’exemplaires vendus en 3 ans, 3,4 millions en 5 ans, dont la moitié en librairie, sans compter les ventes internationales, adaptation en film en 1991, etc. Alors que « la durée de vie moyenne d’un titre oscille entre deux et six trimestres chez France Loisirs » (Schmutz, 1992 : 142), celle de JSMF est de sept ans. . . (1998–1995). Ce témoignage est si populaire qu’il est le seul livre contemporain à faire son entrée dans le top 10 des « livres préférés » des Français. En octobre 2004, le magazine Lire publie un classement des 100 premiers livres4, et JSMF arrive en 9e position, entre Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne et Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas. . . Le succès de JSMF s’explique en partie par l’usage de techniques de marketing, une division efficace du travail éditorial, où l’agent littéraire international et le prête-plume (ghostwriter) jouent un rôle prépondérant, et un lancement médiatique très « massif ». Au départ, le livre publié en anglais fait des ventes moyennes et l’éditeur, Bernard Fixot, achète les droits à la Foire du livre de Francfort pour une somme très faible. Fils d’une concierge et d’un policier, époux de Valérie-Anne Giscard d’Estaing (mariage en 1987), Fixot (1943–) est un autodidacte qui gravit les échelons du groupe Hachette (1960–1969), passe par Gallimard (1969–1978), puis revient chez Hachette (1978–1987) en tant que directeur la branche « Grande Diffusion » (comprenant le Livre de poche et Hachette Jeunesse). Il fonde parallèlement Edition n°1, qui publie les best-sellers de Pierre Bellemare, Paul-Loup Sulitzer, etc. Suite à un différend avec Jean-Claude Lattès chez Hachette, il lance les éditions Fixot en 1987 et recrute Antoine Audouard (gestion), Antoine Silly (commercial) et Susanna Lea (droits étrangers), qui joue un rôle majeur dans la circulation/traduction d’oeuvres vers le français et du français vers l’anglais (elle suit Fixot aux éditions Robert Laffont en 1993, puis crée en 2000 sa propre entreprise, Susanna Lea Associates, qui gère les carrières littéraires de Zlata Filipovic et Ayaan Hirsi Ali, et d’écrivains célèbres comme Marc Lévy). La particularité du lancement de JSMF est son caractère multi-support (presse, TV, radio) et son ciblage du lectorat féminin. Quelques jours avant la publication, Fixot organise une campagne de publicité sur la radio Europe 1 (groupe Lagardère), la publication des « bonnes feuilles » dans le magazine Elle (28 mars et 4 avril 1988, groupe Lagardère) et l’invitation à l’émission « A la folie » de Patrick Poivre d’Arvor sur TF1 (27 mars 1988, groupe Bouygues). Cette campagne publicitaire vise explicitement à susciter de l’émotion chez les lectrices, moteur de l’acte d’achat selon Fixot : « Le maître mot, c’est l’émotion. On a surconsommé de la raison et de la réflexion. Les intellectuels ont perdu toute crédibilité. Le survivant, celui ou celle qui est passé à travers l’épreuve, lui, a le droit de témoigner. Il ne réfléchit pas, il ne donne pas de leçon » (de Rudder, 1992). Pour susciter l’émotion, une campagne publicitaire, aussi élaborée soit-elle, n’est pas suffisante. Il faut aussi que le contenu du livre « parle » aux lectrices et bénéficie d’un bouche-à-oreille favorable. La traduction est ainsi confiée à Marie-Thérèse Cuny, qui devient la prête-plume la plus sollicitée dans le genre « témoignages ». Née en 1950 à Casablanca, père ancien combattant et employé d’assurances, mère au foyer, originaire de Lorraine, elle quitte le Maroc après l’indépendance de 1956, puis y revient comme journaliste (à La Vigie Marocaine comme son frère
264 French Cultural Studies 32(3) Jean-Pierre) jusqu’en 1968 (Cuny, 1990). Cuny devient célèbre dans le monde de l’édition pour avoir rédigé plus de 3 000 histoires pour les best-sellers de Pierre Bellemare (C’est arrivé un jour, 3 tomes, 1979–1983) et a un temps présenté l’émission de télévision « Tournez manège » (1987). Puis elle devient, « comme elle le dit elle-même en rigolant, ‘la spécialiste du viol arabe’ » (de Rudder, 1992). Ses connaissances en « mentalité arabe », basées sur son expérience personnelle au Maroc, sont mobilisées tant pour le travail de traduction/adaptation (5 livres) – JSMF (1988), JMSF 2 (1992), Vendues (1992), Sultana (1993), Les filles de Sultana (1995) –, que celui de collaboration ou co-rédaction (5 livres) – Vivre libre (2003), Brûlée vive (2003), Mariée de force (2004), Déshonorée (2005) et Mutilée (2006). Les techniques de production et de commercialisation de JSMF sont reproduites lors de la parution de Vendues en 1992, qui raconte l’histoire de Nadia et Zana Muhsen, deux jeunes filles parties en vacances au Yémen et « vendues » par leur père à des hommes d’un village reculé. Alors que Cuny avait réécrit à la marge JSMF, Vendues, écrit d’abord en anglais, a fait l’objet d’une réécriture plus importante, au point que la seconde édition en anglais est la traduction du texte réécrit en français. . . Selon Cuny, la réécriture consiste en « des petits trucs de bonne femme, un adjectif par-ci, une délicatesse par-là, un poil de Cinémascope. . . Et une règle en béton : tout à la première personne du singulier et au présent de l’indicatif. Toujours valoriser les femmes. Les lectrices n’aiment pas qu’on dise du mal d’elles » (de Rudder, 1992). La campagne publicitaire est quasiment identique (« bonnes feuilles » dans le magazine Elle des 3, 10 et 24 février 1992, télévision, radio), si ce n’est l’intervention directe de l’éditeur dans la vie de Zana Muhsen et la transformation de cette histoire dramatique en série d’émissions de ce qu’on commence à appeler la « télé-réalité ». En effet, si Zana Muhsen est parvenue à quitter le Yémen pour le Royaume- Uni, elle y a laissé son fils Marcus et sa sœur Nadia. L’animateur vedette Jean-Pierre Foucault organise une série de trois émissions de « Sacrée soirée » sur TF1 (5 et 12 février, 3 juin 1992), où il invite non seulement Zana Muhsen, mais aussi Betty Mahmoody, qui joue le rôle de « grande sœur », et Abdelamir Chawki, représentant de l’ambassade du Yémen à Paris. Suite à une pression en direct de Foucault sur Chawki, celui-ci accepte d’accueillir Fixot et Foucault au Yémen pour « sauver Nadia » : une équipe de tournage filme la jeune fille, ainsi que l’échange téléphonique émouvant entre Nadia et Zana après quatre ans de silence mais, finalement, Nadia refuse de quitter le pays. Pour la première fois en France, la volonté de « sauver une femme musulmane » se concrétise dans les faits, et pulvérise par la même occasion les records d’audience de « Sacrée soirée » avec douze millions de téléspectateurs. Foucault a donc de quoi se réjouir : « Je vous le dis franchement, il n’y a plus de vedettes ! Quand on voit le score qu’a fait la Nuit des Césars, il y a de quoi s’inquiéter. . . J’ai quarante-trois émissions à fabriquer par an, deux heures par semaine. Pour arriver à surprendre avec [Michel] Sardou que je reçois trois fois l’année, ça devient impossible. Sachant qu’il y a [Michel] Drucker quarante-huit heures avant moi et [Patrick] Sabatier quarante- huit heures après, qu’on est donc trois à faire le marché au même endroit, à la recherche du même produit, allez varier les plaisirs ! (. . .) Je ne fais pas d’information, je fais de la vie ! Les gens qui achètent Vendues ne sont pas des gens qui achètent des livres. Ce sont des gens normaux qui ne font pas dans l’onanisme intellectuel ! » (de Rudder, 1992). Foucault a ainsi bien conscience que le lectorat de Vendues, les femmes de classe moyenne au capital scolaire moyen, peut être « harponné » par le thème de l’émission de télévision. En annonçant Betty Mahmoody dans l’émission du 2 février 1992, Foucault dit : « C’était un livre qui a été lu par des millions d’entre vous. . . et je m’adresse plus particulièrement aux femmes. . . ». Compte tenu du succès de la recette « Fixot/Cuny », il n’est pas étonnant que le tandem reproduisent l’expérience chez Fixot, puis le label Oh ! Editions de XO (créées en 2002, label dirigé par Florent Massot). Et « ce n’est pas un hasard si début 1993 Bernard Fixot arrive à la tête des Éditions Robert Laffont [Les Éditions Fixot fusionnent avec les Éditions Laffont et Bernard
Hajjat 265 Graphique 5. Fixot, qui détient 15 % du capital de la nouvelle entité, est nommé PDG]. Sa mission consiste à appliquer à la plus américaine des maisons françaises les recettes qui ont si bien marché au sein de sa propre structure, pour remettre sur pied un des premiers éditeurs littéraires en France, pour lui permettre de renouer avec le succès » (Bessard-Banquy, 2009 : 201). La répartition des ouvrages de ce genre littéraire par maison d’édition et par groupe d’édition (Graphiques 5 et 6) montre la présence des grands groupes sur ce marché puisqu’ils représentent 36 % des publications, mais ce genre ne représente pas grand-chose dans leur catalogue général. Les « grandes maisons d’édition » comme Gallimard (un seul) ou Grasset (quatre) en publient rarement. Par contre, on observe une sur-représentation des maisons d’éditions indépendantes (30 %) : Archipel (neuf entre 2003 et 2013), Fixot (six entre 1988 et 1995), Oh ! Editions (cinq entre 2003 et 2006), Flammarion (six entre 1995 et 2007), Plon (six entre 1995 et 2011). Ce genre littéraire est donc un genre mineur, périphérique, dans lequel se spécialisent les petites maisons d’édition, notamment lors des premières années d’existence (Fixot créée en 1987, Oh ! Editions en 2002). Si les conditions de production et de diffusion peuvent être reconstituées grâce aux sources existantes, il reste une question à creuser : comment les éditeurs français trouvent-ils ces témoignages ? La première solution est bien sûr la traduction/adaptation en français d’ouvrages en anglais ou en allemand (20 sur les 67 livres identifiés), mais il est difficile de savoir comment les maisons d’édition anglophones ou germanophones sont entrées en contact avec les auteures. La seconde solution est le contact direct d’une auteure ou d’un intermédiaire, notamment un journaliste, avec la maison d’édition française. La troisième solution est la recherche, par l’éditeur, d’une histoire qui pourrait faire l’objet d’un témoignage. C’est le cas de Brûlée vive (Oh ! Editions, 2003,
266 French Cultural Studies 32(3) Graphique 6. 70 000 exemplaires vendus, nombreuses traductions), qui a popularisé en France et dans le monde le thème du « crime d’honneur » (Abu-Lughod, 2013). Après la lecture d’un article de presse sur les « crimes d’honneur », Fixot recherche lui-même le témoignage d’une rescapée et entre en contact avec Jacqueline Thibaul, de l’ONG suisse Surgir, qui est en mission dans un hôpital de Jérusalem (de Tilly, 2003). C’est dans cet hôpital que celle-ci rencontre Souad, une jeune Cisjordanienne de 17 ans brûlée à l’acide par son beau-frère pour être tombée enceinte en dehors du cadre du mariage. Thibault propose à la famille de Souad de la prendre en charge, ainsi que le bébé miraculé qui avait été placé dans un orphelinat. Les parents acceptent, la font passer pour morte, et Thibault emmène Souad et son fils à Lausanne pour neuf mois de soins et une vingtaine d’opérations. Souad raconte son témoignage à Cuny, qui rédige le livre en français. Pour conclure, il est important de souligner l’imbrication de la logique de marché et du processus de racialisation des minorités ethniques ou religieuses (Saha, 2018). Le genre littéraire des « femmes musulmanes opprimées » n’a pu s’institutionnaliser dans le monde de l’édition en France que parce qu’il était rentable. Il est donc le produit d’une convergence d’intérêts économiques (maisons d’édition, agents littéraires, prête-plume, radio, presse, télévision) et d’intérêts personnels (témoin) qui participe à créer et à renforcer les stéréotypes sur les mondes musulmans. Autrement dit, on observe une logique circulaire : le succès initial de JSMF, dont le contenu consacre l’opposition irréductible entre « Occident » et « Islam », font de ce livre un modèle à suivre; les maisons d’édition ont donc tendance à reproduire les stéréotypes islamophobes pour des raisons financières dans un contexte de pression accrue à la rentabilité; un lectorat essentiellement féminin tend à être exposé à ces stéréotypes et semble être relativement fidèle à ce type de témoignages, ce qui tend à confirmer les conditions de production initiales. Cependant, il reste à étudier les textes en eux-mêmes et les para-textes (textes qui entourent le livre, tels que la quatrième de couverture, les interviews, etc.), dont la forme et le contenu sont fortement influencés par les conditions de production. Si les textes sont très hétéroclites, reflétant la grande diversité des situations vécues par ces femmes, les para-textes sont au contraire beaucoup plus homogénéisants parce que dans une logique commerciale et sensationnaliste, nourrissant ainsi la thèse du « choc des civilisations ».
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