LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE - Revue Des Deux Mondes
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LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE A l'heure où ce qu'on peut appeler le réveil ethnique s'étend •^*- à l'ensemble de notre planète, la France doit plus spécia- lement prêter attention aux deux problèmes suivants : le problème de l'ethnie française hors des frontières de l'Etat français ; le problème des minorités ethniques à l'intérieur de ces mêmes frontières. La communauté française au sens ethnique du terme — c'est-à-dire la communauté de langue, de race et de civilisation — ne se limite pas à l'Etat français. Elle englobe également, en Europe, la Wallonie, la communauté francophone de Bruxelles, la Suisse romande, le Val d'Aoste et les Iles anglo-normandes — soit une ensemble de plus de cinq millions d'âmes. En Amérique, cette même communauté comprend le Canada français, et la dias- pora canadienne-française aux Etats-Unis, soit plus de six millions d'âmes. En Afrique, depuis le dramatique exode des Français d'Algérie, l'ethnie française est encore représentée par quelques communautés, notamment celle de l'Ile Maurice. L'ethnie française fait partie du monde francophone, mais elle ne doit pas être confondue avec lui. Car la langue n'est pas le seul élément qui permette de définir une ethnie. Les élites de nos anciennes possessions d'Afrique et d'Asie sont francophones : elles n'en appartiennent pas moins à des civilisations différentes de la nôtre, et auxquelles elles entendent évidemment rester fidèles. Au contraire, les Wallons, les Suisses romands et les Canadiens français appartiennent à notre civilisation au même titre que nous.
520 LA FRANCE bEVANt LE REVEIL EttiNIQUË Si l'ethnie française s'étend bien au-delà des frontières de l'Etat français, ce même Etat n'est pas de caractère mono-ethnique. « La France n'est pas « une » dans sa terre et dans sa race », écrivait Jean Giraudoux : « ce pays, hautement majeur, est fait de minorités ». Au sens proprement ethnique du terme, on dis- tingue dans l'ensemble de l'Etat français les minorités suivantes : la Flandre, la Bretagne, le Pays Basque, les pays de langue d'oc, la Catalogne, la Corse, l'Alsace et la Lorraine germanophone. Ces diverses minorités appartiennent chacune à des ensembles « internationaux ». La Flandre française est l'un des rameaux de ce monde flamand qui comprend à la fois les Pays-Bas, la Flandre belge et les « Afrikanders » de l'Union sud-africaine. La Bretagne appartient à l'ensemble celte, qui .comprend également le Pays de Galles, la Cornouailles et l'Irlande. Les provinces basque et cata- lane de France ne constituent chacune qu'une petite partie du Pays Basque et de la Catalogne, les autres parties de ces pays étant englobées dans l'Etat espagnol. Les provinces de langue d'oc et la Corse sont des éléments du monde latin. L'Alsace et la Moselle, enfin, se rattachent à la communauté de culture germa- nique. Pendant trop longtemps, les deux problèmes ethniques dont nous parlons ont été négligés ou ignorés par les milieux intellec- tuels et politiques français. Comment s'en étonner ? La société française était dans l'ensemble acquise à la conception jacobine et napoléonienne, selon laquelle la nation et l'Etat ne font qu'un. Au regard d'une telle conception, les problèmes de l'ethnie fran- çaise « hors frontières » et celui des minorités ethniques en France étaient l'un et l'autre inexistants. Les Wallons, les Suisses romands, les Valdotains, les Anglo- Normands, les Canadiens français, étaient sous la souveraineté d'Etats étrangers : ils étaient donc, selon la loi française, des étrangers, exactement au même titre que les Suédois, les Turcs ou les Persans. Les plus bienveillants leur accordaient le titre d'amis de la France, et saluaient à l'occasion leur contribution à la culture française. Mais cet hommage de principe n'entraî- nait aucune conséquence pratique. Nous avons évoqué, dans un précédent numéro de la Revue, le cas émouvant du Jura suisse, rattaché contre son gré au canton de Berne en 1815 (1). On ne saurait dire que cette petite communauté ait bénéficié de beau- coup d'attention de la part de la France depuis cent cinquante ans. Le cas du Canada français est plus impressionnant encore : dans sa lutte victorieuse pour le maintien de sa personnalité, le peuple (i) cf. « Le problème du Jura suisse » (La Revue, 15 octobre 1966).
LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE 521 canadien français n'a pu compter que sur lui-même. En 1944, des soldats québécois, engagés volontaires dans les armées alliées par francophilie, furent stupéfaits de constater que certains ci- vils français, auxquels ils s'adressaient ignoraient l'existence du Canada français ! Cette ignorance eut été impossible si l'ensei- gnement public français n'avait négligé l'ethnie française. Quant aux minorités ethniques à l'intérieur de l'Etat français, elles n'avaient pas d'existence officielle. Les minoritaires étaient, pour la loi française, des Français comme les autres ; leurs langues étaient assimilées à des « patois » dont les progrès de l'ins- truction devaient inévitablement sonner le glas. Dès lors, l'atta- chement des ethnies minoritaires à leur patrimoine culturel ne pouvait être considéré que comme une manifestation d'esprit « factieux ». C'est ainsi qu'au lendemain de la victoire de 1918, les Alsaciens et les Mosellans particularistes furent accusés de germanophilie. En bref, l'Etat français voyait dans le maintien des particularités ethniques une survivance de l'ancien régime, incompatibles avec l'esprit républicain. Cette situation s'est heureusement modifiée depuis quelques années. L'ethnie française tient une place beaucoup plus grande dans les préoccupations des milieux politiques français depuis que la France n'a plus la même puissance internationale qu'aupa- ravant. La perte de la plupart de nos possessions d'outre-mer a accentué cette évolution : on s'aperçoit que le salut de la cul- ture française exige l'étroite solidarité de tous ceux dont elle constitue le patrimoine commun. Le temps n'est plus où les Wallons, les Suisses romands et les Canadiens français étaient considérés avec une condescendance quelque peu dédaigneuse : il est frappant notamment de voir l'audience dont les jeunes écri- vains wallons, suisses ou canadiens jouissent maintenant à Paris. D'autre part, le déséquilibre entre l'agglomération parisienne et l'ensemble de la France a fait comprendre à tous la nécessité de la décentralisation. Il y a vingt ans, les idées exprimées par Jean-François Gravier dans son livre Paris et le désert français (1) paraissaient audacieuses ; elles sont couramment admises aujour- d'hui. Cette évolution entraîne une sorte de « redécouverte » des régions de France et de leur diversité spécifique. On admet enfin que les Bretons, les Basques ou les Alsaciens puissent tenir à leur personnalité collective sans être rétrogrades ou mauvais ci- toyens. Certains commentateurs politiques ont interprété le main- tien de l'opposition républicaine dans les régions méridionales comme l'expression moderne de la résistance albigeoise! Il y (i) Flammarion, éd.
522 LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE aurait beaucoup à dire sur cette hypothèse, mais le seul fait qu'elle puisse être émise dans la presse française témoigne de l'évolution des esprits à l'égard de problèmes longtemps laissés dans l'ombre. / 'ette évolution inquiète cependant certains milieux, aussi bien ^ * progressistes que conservateurs. Le réveil ethnique y est in- terprété comme une menace pour l'équilibre acquis dans le cours de l'histoire. On y fait remarquer qu'en accordant un soutien trop évident aux divers pays de l'ethnie française hors frontières, la France favoriserait des passions négatives, qui ne manqueraient pas de susciter de dangereuses réactions. Pourquoi risquer de compromettre ou d'aggraver les rapports entre Wallons et Fla- mands, entre Suisses romands et alémaniques, entre Canadiens français et britanniques ? Pourquoi risquer d'indisposer la Grande-Bretagne à propos des Iles anglo-normandes, et l'Italie à propos du Val d'Aoste ? L'Etat français apparaîtrait alors à tous comme un Etat nationaliste et chauvin. Quant au réveil ethnique à l'intérieur de l'hexagone national, il contient, dit-on dans ces mêmes milieux, un danger en sens inverse, car il risque de compromettre l'unité française. A l'heure où le vrai problème est d'unir les Etats existants dans un ensemble international, que signifierait le réveil des particularismes à l'intérieur de ces mê- mes Etats ? Que signifierait, pour la France, le renforcement des particularismes flamand, breton, basque, occitan, catalan, corse, alsacien ? Dans les deux guerres mondiales, la propagande alle- mande s'est efforcée d'utiliser les sentiments autonomistes pour démoraliser le pays. Aurait-on déjà oublié ce danger ? Ces arguments méritent d'être examinés, tant en ce qui con- cerne l'ethnie française que les ethnies minoritaires de France. Nul ne saurait nier qu'une montée des passions ethniques puisse entraîner de dangereuses explosions. Les incidents qui ont éclaté à plusieurs reprises en Belgique à propos de la question lin- guistique suffisent à en fournir la preuve. Mais on n'a jamais résolu un problème en le niant, ou en le qualifiant de « faux problème ». Le seul moyen d'apaiser les passions est de bâtir un ordre où elles perdent leur raison d'être. Si nous faisons abstraction de notre propre attachement à la culture française, si nous nous en tenons à l'attitude de l'observateur impartial, nous devons constater que les peuples de l'ethnie française en- tendent maintenir et développer leur communauté de culture avec la nation française. La France peut-elle ignorer cet état d'es- prit, ou s'en désintéresser ? Certes, elle ne saurait approuver des
LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE 523 peuples qui manifesteraient un état d'esprit impérialiste, qui rê- veraient par exemple, d'imposer la culture française à ceux qui n'en veulent pas. Mais on ne saurait adresser ce reproche aux militants des mouvements wallons, jurassiens, valdotains ou ca- nadiens français, ou du moins, on ne doit pas confondre les ten- dances de quelques extrémistes avec un sentiment général. En Belgique, par exemple, les fédéralistes wallons et flamands s'effor- cent de trouver ensemble les solutions susceptibles de donner satisfaction aux revendications des deux communautés. C'est là, sans aucun doute, une tâche difficile, mais conforme à un esprit de justice que la France ne peut qu'approuver. Il est bien évident qu'un soutien de la France à l'ethnie, fran- çaise serait dangereux, si ce soutien s'exerçait dans un sens jaco- bin, c'est-à-dire s'il s'accompagnait d'un esprit d'annexion. Nos frères wallons, suisses romands, valdotains, anglo-normands, ca- nadiens, ont des traditions politiques, sociales et administratives auxquels ils sont légitimement attachés. Un quelconque « annexio- nisme » français ne provoquerait pas seulement l'hostilité des Etats dans lesquels ces peuples sont englobés, il se heuterait à l'hostilité des peuples eux-mêmes. Car c'est à eux, et à eux seuls, qu'il appartient de décider de leur destin. Mais le respect des diversités nationales n'exclut pas le maintien ou le renforcement d'une communauté de culture. Pour ne prendre qu'un exemple, la France n'a aucune raison de mettre en cause le statut politi- que des Iles Anglo-Normandes, établi depuis le XIIIe siècle et dont la population des Iles semble pleinement satisfaite. En re- vanche, elle peut et doit s'inquiéter du déclin de la langue fran- çaise dans ces Iles, où le dernier journal français a disparu voici quelques années. Car le maintien de la francophonie à Jersey et à Guernesey n'avait jamais donné aucun sujet d'inquiétude à la Couronne britannique respectueuse des diversités ethniques et linguistiques à l'intérieur du royaume. On sait que le gouvernement français se préoccupe actuelle- ment de la création d'une communauté francophone, rassemblant l'ensemble des pays d'Europe et du monde entier dont la langue française est la langue de culture ou tout au moins la langue diplomatique. Le principe de cette communauté rencontre la faveur de certaines jeunes Etats du tiers-monde, dont l'action francophone a beaucoup amélioré la position de la langue fran- çaise aux Nations-Unies. N'est-il pas évident que le projet de communauté francophone ne peut que bénéficier d'un renforce- ment des liens entre les pays dont le français est la seule langue d'origine ? On ne voit donc pas en quoi il faudrait s'inquiétor, en France
524 LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE ou hors de France, du développement d'un « ethnisme français » ainsi conçu. Faut-il s'inquiéter davantage du réveil ethnique à l'intérieur de la France ? Xïour répondre à cette question, rappelons d'abord une évi- •*• dence : la richesse de l'ensemble français réside dans sa diversité. La France n'aurait pas exercé d'attrait semblable à celui qu'elle exerce dans le monde depuis des siècles, sans l'in- comparable variété de ses régions et de leurs populations. Mais on doit reconnaître que la centralisation jacobine et napoléon- nienne a gravement altéré cette diversité. En luttant parfois fé- rocement, et toujours résolument, contre les traditions et les par- ticularités de tous ordres des provinces de France, l'Etat fran- çais unitaire a en fait amoindri le patrimoine qu'il croyait peut- être ainsi préserver. Nos langues locales ont reculé et reculent encore : il est ce- pendant remarquable qu'elles aient subsisté, si l'on songe que jusqu'à une date récente, elles étaient totalement proscrites de l'enseignement et ne se maintenaient qu'au sein des familles. Nous ne disposons pas, dans ce domaine, de satistiques précises. Mais selon certaines enquêtes, on peut estimer que cent mille Fla- mands de France, un million de Bretons, cent mille Basques, cent cinquante mille Catalans, dix à douze millions de Méridio- naux, et un million et demi d'Alsaciens et Lorrains connaissent encore leurs langues et « parlers » maternels. En autorisant l'en- seignement facultatif de ces langues, la loi Deixonne de 1951 a mis un terme à l'ostracisme officiel les concernant (sauf en ce qui concerne le flamand, assimilé à une forme dialectale du néer- landais !) Mais cette loi est très insuffisante, car les notes obte- nues dans ces langues régionales ne comptent pas pour les exa- mens : il n'y a que peu de professeurs pour les enseigner et peu d'élèves pour suivre leurs cours. De plus, les radios et les télé- visions régionales ne leur accordent qu'une place dérisoire. Com- ment s'étonner de leur recul ? Il serait absurde de prétendre que le déclin des langues lo- cales est souhaitable pour l'unité nationale. « Le bilinguisme, c'est l'humanisme », déclare à ce sujet M. André Chamson, président du Comité de défense des langues et cultures régionales. J'ai pu m'en rendre compte récemment à une réunion de Basques, qui, tout en cultivant leur langue locale, s'expriment dans un fran- çais que beaucoup pourraient leur envier. On peut penser au contraire que la disparition des langues locales serait, pour la France, une appauvrissement car le maintien d'une langue est
LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE 525 étroitement lié à celui de la personnalité collective d'une région. La Grande-Bretagne, en protégeant le gaélique, les Pays-Bas, en protégeant le frison, la Suisse, en accordant des droits égaux à ses langues nationales, n'ont jamais eu le sentiment d'affaiblir l'Etat ou le sens civique. Une question de principe se pose également. Une récente sta- tistique de l'UNESCO nous apprenait que le français vient seule- ment au huitième rang des langues universelles, classées selon leur importance numérique. Aucun Français, et aucun étranger connaissant notre langue, n'en conclueront que celle-ci est infé- rieure à l'anglais ou au russe. Il reste que nous serions dans une position délicate, si nous prétendions à la fois défendre les droits de nôtre langue partout où elle est parlée ou enseignée, et tra- vailler à l'extinction de nos langues régionales. Défendre aujour- d'hui la langue française dans le monde, c'est proclamer que la quantité n'est pas tout, et que tout en étant peut-être moins « pra- tique » que telle autre, notre langue n'en a pas moins une valeur irremplaçable. C'est défendre l'esprit contre la force aveugle. Mais une telle attitude manquerait quelque peu de logique, si elle S'accompagnait d'intolérance contre des langues qui, encore une fois, ne peuvent causer aucun dommage à la langue française. Les revendications des mouvements ethniques de France ne sont pas seulement linguistiques et culturelles : elles sont aussi politiques. Certains en concluent que la défense des traditions locales n'est que le camouflage du séparatisme. Et l'on invoque à ce sujet les intrigues allemandes de 14-18 et de 39-45. Il ne faudrait pas oublier, cependant, que ces intrigues échouèrent, et que l'esprit civique ne fût pas moins grand dans nos provinces allogènes que dans la France « de l'intérieur ». A vrai dire, le séparatisme était surtout l'exploitation par certains extrémistes d'un mécontentement et même d'un désespoir croissants devant l'incompréhension de l'Etat face aux revendications régionalistes les plus modestes. De toute façon, le problème ne se pose plus dans les mêmes termes aujourd'hui. Les mouvements et les or- ganes particularistes les plus intransigeants — la Ligue des Fla- mands de France, le Mouvement pour l'Organisation de la Bre- tagne, le mouvement basque Enbata, le Parti Nationaliste Occi- tan, la revue corse V Muntese, La Voix d'Alsace-Lorraine — se déclarent généralement en faveur d'une Fédération Européenne. Même lorsqu'elle prend une forme outrancière ou condamnable, la revendication ethnique ne se confond plus avec un romantisme « nationalitaire » définitivement périmé. Les Hens des Flamands de France avec leurs frères de Belgi- que et des Pays-Bas, l'existence d'une Ligue Celtique groupant les
Bretons, les Gallois, et les Irlandais, la solidarité des Basques et des Catalans par-dessus la frontière franco-espagnole, n'annoncent pas la création de nouveaux Etats nationaux, mais plutôt celle d'une Europe dans laquelle les peuples et les régions garderont ou retrouveront leur caractère et leur personnalité. Il convient d'insister sur ce point. Qu'ils fussent de droite ou de gauche, les adversaires français de la construction européenne ont dénoncé le danger d'un super-Etat européen qui détruirait l'âme des peuples placés sous son autorité. Ce danger n'est pas imaginaire. Et l'on admettra qu'une France qui ne renoncerait à son jacobinisme que pour subir un jacobinisme européen tombe- rait de Charybde eri Scyila. Mais une autre Europe est possible : une Europe dont la structure fédérale laisserait aux peuples et aux régions qu'elle rassemblerait des libertés comparables à celles dont jouissent présentement les laender allemands et les cantons helvétiques. C'est à cette Europe-là — et à elle seule — que les communautés ethniques de notre continent aspirent. Rejeter le principe même d'une telle Europe en le qualifiant d'utopique, c'est se résigner au maintien des rivalités entre les Etats nationaux et aux dangers qui peuvent en résulter pour no- tre pays. Le journal Le Monde évoquait récemment la situation économique fâcheuse de nos provinces de l'Est par rapport aux provinces allemandes voisines. Le maintien des frontières étati- ques peut-il aider à résoudre des difficultés de cet ordre ? Ne ris- que-t-il pas au contraire de les aggraver, en transformant des problèmes d'équilibres régionaux en rivalités nationales ? Laissons aux experts le soin de se prononcer sur cette question. Si l'on pense toutefois que l'heure d'une Europe fédérale n'est pas encore venue, rien n'interdit aux Européens de travailler à son avène- ment. Rien n'interdit aux Français d'envisager l'adoption de struc- tures fédérales, qui, tout en préparant l'Europe de demain, per- mettraient l'accomplissement préalable d'une véritable décentra- lisation française. Il va de soi que cette décentralisation ne répondrait pas seule- ment aux vœux des ethnies minoritaires, mais à ceux de toutes nos régions. Les mouvements ethniques, absorbés par leurs pro- blèmes respectifs, ont eu parfois tendance à minimiser ceux des régions de France qui ne possèdent pas de langue que le français. Or ces régions n'en ont pas moins, elles aussi, une personnalité souvent étouffée par la centralisation parisienne. Sil est vrai que la Bretagne est différente de la Champagne ou de la Franche- Comté, ces deux dernières provinces ne sont-elles pas distinctes l'une de l'autre ? Il est donc souhaitable que l'action des mouve- ments ethniques tienne compte des aspirations générales de la
LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE 527 France. Toutes nos provinces constatent que 1' « aménagement du territoire » actuellement en cours n'est pas une véritable dé- centralisation, mais une « déconcentration » qui laisse intactes les prérogatives du pouvoir central. Et si toutes n'ont pas le même degré de conscience collective, toutes aspirent à retrouver une vie régionale propre. Il faut noter, d'autre part, l'heureuse évolution des rapports entre les mouvements ethniques de France et ceux des pays de l'ethnie française hors de France. Il fût un temps où ces mouve- ments s'observaient avec une défiance réciproque. L'ethnie fran- çaise hors de France craignait que les mouvements particularistes de l'hexagone aient un caractère « antifrançais », ou tout au moins hostile à la culture française. De leur côté, les particula- ristes de France craignaient que les peuples « étrangers » d'ethnie française aient à leur égard une hostilité jacobine. Ces malenten- dus tendent à se dissiper. On comprend, de part et d'autre, qu'il serait contradictoire de défendre la personnalité du Québec ou de la Wallonie, et de nier celle de la Bretagne et des pays d'oc — et réciproquement. On aperçoit que des points de vue qui parais- saient d'abord opposés doivent être considérés comme complé- mentaires. C a n s doute les problèmes ethniques ne sont-ils encore compris ^ que du petit nombre. Sans doute certains préjugés demeu- rent vivaces, y compris dans les milieux intellectuels. On peut lire, par exemple, dans un ouvrage récent consacré à l'apologie de la « francophonie » que les défenseurs bretons, basques et corses des traditions régionales sont « les coquilles d'œufs de l'omelette française » (1). Etrange façon d'apprécier la diversité de notre pa- trimoine culturel ! Mais on enregistre aussi une évolution positive envers ces problèmes. Lors de sa visite au Pays Basque, l'été dernier, M. Geor- ges Pompidou prenait acte de l'attachement des Basques à leur langue et à leurs traditions. Il notait que le Pays Basque souhai- tait préserver sa personnalité au sein de la France, tout comme la France entendait préserver la sienne au sein de l'Europe. Si l'on songe qu'en 1909, M. Gaston Doumergue, alors ministre de l'Ins- truction Publique, refusait d'autoriser l'enseignement du breton pour ne pas « encourager le séparatisme », on mesure l'impor- tance du chemin parcouru dans les sphères gouvernementales françaises. De leur côté, les formations de gauche, longtemps hos- (1) H. de Montera : La Francophonie en marche (éd. Sodima, Paris).
528 LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE tiles à un régionalisme qu'elles identifiaient plus ou moins à la réaction, proclament leur volonté de « décoloniser la province » et d'établir une « démocratie régionale ». Un climat nouveau ap- paraît. Encore faut-il que les paroles soient suivies d'effets, que ce qui est reconnu en tant que principe soit traduit en actes. Saura-t-on, voudra-t-on comprendre la dimension véritable du problème ? Celui-ci n'est pas seulement d'ordre administra- tif et économique. Il ne s'agit pas seulement de procéder à des « découpages » géographiques permettant un meilleur dévelop- pement matériel des régions. Il s'agit d'étendre aux communautés humaines la protection due aux personnes, en comprenant que les communautés ont, elles aussi, leur personnalité. Il s'agit de sauver cette personnalité en ce qu'elle a de plus profond et de plus précieux. L'évolution générale du monde se traduit par ce qu'on appelle la civilisation de masse. Il ne saurait être.question de la refuser : mais il importe de l'équilibrer. Le maintien et l'épa- nouissement des communautés naturelles, définies par la géogra- phie comme par l'anthropologie et par l'histoire, est le meilleur remède à la déshumanisation contemporaine. L'individu n'est pas fait pour être englouti dans l'anonymat des villes tentaculaires : il doit être relié à un ensemble vivant, défini par sa langue et par son esprit, comme par son style de vie, ses paysages et ses acti- vités propres. Telle est la plus forte aspiration qu'exprime le ré- veil ethnique contemporain : telle est la chance qu'il offre à la France, comme à l'ensemble du continent européen, qu'il faut uni- fier sans l'uniformiser. PAUL SÉRANT
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