LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE - Revue Des Deux Mondes

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LA FRANCE
       DEVANT LE RÉVEIL
           ETHNIQUE

  A l'heure où ce qu'on peut appeler le réveil ethnique s'étend
 •^*- à l'ensemble de notre planète, la France doit plus spécia-
lement prêter attention aux deux problèmes suivants : le problème
de l'ethnie française hors des frontières de l'Etat français ; le
problème des minorités ethniques à l'intérieur de ces mêmes
frontières.
    La communauté française au sens ethnique du terme —
c'est-à-dire la communauté de langue, de race et de civilisation —
ne se limite pas à l'Etat français. Elle englobe également, en
Europe, la Wallonie, la communauté francophone de Bruxelles,
la Suisse romande, le Val d'Aoste et les Iles anglo-normandes —
soit une ensemble de plus de cinq millions d'âmes. En Amérique,
cette même communauté comprend le Canada français, et la dias-
pora canadienne-française aux Etats-Unis, soit plus de six millions
d'âmes. En Afrique, depuis le dramatique exode des Français
d'Algérie, l'ethnie française est encore représentée par quelques
communautés, notamment celle de l'Ile Maurice.
    L'ethnie française fait partie du monde francophone, mais elle
ne doit pas être confondue avec lui. Car la langue n'est pas le
seul élément qui permette de définir une ethnie. Les élites de nos
anciennes possessions d'Afrique et d'Asie sont francophones :
elles n'en appartiennent pas moins à des civilisations différentes
de la nôtre, et auxquelles elles entendent évidemment rester
fidèles. Au contraire, les Wallons, les Suisses romands et les
Canadiens français appartiennent à notre civilisation au même titre
que nous.
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   Si l'ethnie française s'étend bien au-delà des frontières de l'Etat
français, ce même Etat n'est pas de caractère mono-ethnique.
« La France n'est pas « une » dans sa terre et dans sa race »,
écrivait Jean Giraudoux : « ce pays, hautement majeur, est fait
de minorités ». Au sens proprement ethnique du terme, on dis-
tingue dans l'ensemble de l'Etat français les minorités suivantes :
la Flandre, la Bretagne, le Pays Basque, les pays de langue d'oc,
la Catalogne, la Corse, l'Alsace et la Lorraine germanophone.
     Ces diverses minorités appartiennent chacune à des ensembles
 « internationaux ». La Flandre française est l'un des rameaux de
ce monde flamand qui comprend à la fois les Pays-Bas, la Flandre
belge et les « Afrikanders » de l'Union sud-africaine. La Bretagne
appartient à l'ensemble celte, qui .comprend également le Pays de
Galles, la Cornouailles et l'Irlande. Les provinces basque et cata-
lane de France ne constituent chacune qu'une petite partie du
 Pays Basque et de la Catalogne, les autres parties de ces pays
étant englobées dans l'Etat espagnol. Les provinces de langue d'oc
et la Corse sont des éléments du monde latin. L'Alsace et la
 Moselle, enfin, se rattachent à la communauté de culture germa-
 nique.
     Pendant trop longtemps, les deux problèmes ethniques dont
 nous parlons ont été négligés ou ignorés par les milieux intellec-
 tuels et politiques français. Comment s'en étonner ? La société
 française était dans l'ensemble acquise à la conception jacobine
 et napoléonienne, selon laquelle la nation et l'Etat ne font qu'un.
 Au regard d'une telle conception, les problèmes de l'ethnie fran-
 çaise « hors frontières » et celui des minorités ethniques en
 France étaient l'un et l'autre inexistants.
     Les Wallons, les Suisses romands, les Valdotains, les Anglo-
 Normands, les Canadiens français, étaient sous la souveraineté
  d'Etats étrangers : ils étaient donc, selon la loi française, des
  étrangers, exactement au même titre que les Suédois, les Turcs
  ou les Persans. Les plus bienveillants leur accordaient le titre
  d'amis de la France, et saluaient à l'occasion leur contribution
  à la culture française. Mais cet hommage de principe n'entraî-
  nait aucune conséquence pratique. Nous avons évoqué, dans un
  précédent numéro de la Revue, le cas émouvant du Jura suisse,
  rattaché contre son gré au canton de Berne en 1815 (1). On ne
  saurait dire que cette petite communauté ait bénéficié de beau-
  coup d'attention de la part de la France depuis cent cinquante ans.
  Le cas du Canada français est plus impressionnant encore : dans
  sa lutte victorieuse pour le maintien de sa personnalité, le peuple

      (i) cf. « Le problème du Jura suisse » (La Revue, 15 octobre 1966).
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canadien français n'a pu compter que sur lui-même. En 1944,
des soldats québécois, engagés volontaires dans les armées alliées
par francophilie, furent stupéfaits de constater que certains ci-
vils français, auxquels ils s'adressaient ignoraient l'existence du
Canada français ! Cette ignorance eut été impossible si l'ensei-
gnement public français n'avait négligé l'ethnie française.
     Quant aux minorités ethniques à l'intérieur de l'Etat français,
elles n'avaient pas d'existence officielle. Les minoritaires étaient,
pour la loi française, des Français comme les autres ; leurs
langues étaient assimilées à des « patois » dont les progrès de l'ins-
truction devaient inévitablement sonner le glas. Dès lors, l'atta-
chement des ethnies minoritaires à leur patrimoine culturel ne
pouvait être considéré que comme une manifestation d'esprit
« factieux ». C'est ainsi qu'au lendemain de la victoire de 1918,
les Alsaciens et les Mosellans particularistes furent accusés de
germanophilie. En bref, l'Etat français voyait dans le maintien
des particularités ethniques une survivance de l'ancien régime,
 incompatibles avec l'esprit républicain.
    Cette situation s'est heureusement modifiée depuis quelques
années. L'ethnie française tient une place beaucoup plus grande
dans les préoccupations des milieux politiques français depuis
 que la France n'a plus la même puissance internationale qu'aupa-
 ravant. La perte de la plupart de nos possessions d'outre-mer
 a accentué cette évolution : on s'aperçoit que le salut de la cul-
 ture française exige l'étroite solidarité de tous ceux dont elle
 constitue le patrimoine commun. Le temps n'est plus où les
 Wallons, les Suisses romands et les Canadiens français étaient
 considérés avec une condescendance quelque peu dédaigneuse :
 il est frappant notamment de voir l'audience dont les jeunes écri-
 vains wallons, suisses ou canadiens jouissent maintenant à Paris.
     D'autre part, le déséquilibre entre l'agglomération parisienne
  et l'ensemble de la France a fait comprendre à tous la nécessité
  de la décentralisation. Il y a vingt ans, les idées exprimées par
  Jean-François Gravier dans son livre Paris et le désert français (1)
  paraissaient audacieuses ; elles sont couramment admises aujour-
  d'hui. Cette évolution entraîne une sorte de « redécouverte » des
  régions de France et de leur diversité spécifique. On admet enfin
  que les Bretons, les Basques ou les Alsaciens puissent tenir à
  leur personnalité collective sans être rétrogrades ou mauvais ci-
  toyens. Certains commentateurs politiques ont interprété le main-
  tien de l'opposition républicaine dans les régions méridionales
  comme l'expression moderne de la résistance albigeoise! Il y

    (i) Flammarion, éd.
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aurait beaucoup à dire sur cette hypothèse, mais le seul fait
qu'elle puisse être émise dans la presse française témoigne de
l'évolution des esprits à l'égard de problèmes longtemps laissés
dans l'ombre.

  / 'ette évolution inquiète cependant certains milieux, aussi bien
  ^ * progressistes que conservateurs. Le réveil ethnique y est in-
terprété comme une menace pour l'équilibre acquis dans le cours
de l'histoire. On y fait remarquer qu'en accordant un soutien trop
évident aux divers pays de l'ethnie française hors frontières, la
France favoriserait des passions négatives, qui ne manqueraient
pas de susciter de dangereuses réactions. Pourquoi risquer de
compromettre ou d'aggraver les rapports entre Wallons et Fla-
mands, entre Suisses romands et alémaniques, entre Canadiens
français et britanniques ? Pourquoi risquer d'indisposer la
Grande-Bretagne à propos des Iles anglo-normandes, et l'Italie
à propos du Val d'Aoste ? L'Etat français apparaîtrait alors à
tous comme un Etat nationaliste et chauvin. Quant au réveil
ethnique à l'intérieur de l'hexagone national, il contient, dit-on
dans ces mêmes milieux, un danger en sens inverse, car il risque
de compromettre l'unité française. A l'heure où le vrai problème
est d'unir les Etats existants dans un ensemble international, que
signifierait le réveil des particularismes à l'intérieur de ces mê-
mes Etats ? Que signifierait, pour la France, le renforcement des
particularismes flamand, breton, basque, occitan, catalan, corse,
alsacien ? Dans les deux guerres mondiales, la propagande alle-
mande s'est efforcée d'utiliser les sentiments autonomistes pour
démoraliser le pays. Aurait-on déjà oublié ce danger ?
    Ces arguments méritent d'être examinés, tant en ce qui con-
cerne l'ethnie française que les ethnies minoritaires de France.
    Nul ne saurait nier qu'une montée des passions ethniques puisse
entraîner de dangereuses explosions. Les incidents qui ont éclaté
à plusieurs reprises en Belgique à propos de la question lin-
guistique suffisent à en fournir la preuve. Mais on n'a jamais
résolu un problème en le niant, ou en le qualifiant de « faux
problème ». Le seul moyen d'apaiser les passions est de bâtir
un ordre où elles perdent leur raison d'être. Si nous faisons
abstraction de notre propre attachement à la culture française,
si nous nous en tenons à l'attitude de l'observateur impartial,
nous devons constater que les peuples de l'ethnie française en-
tendent maintenir et développer leur communauté de culture
avec la nation française. La France peut-elle ignorer cet état d'es-
prit, ou s'en désintéresser ? Certes, elle ne saurait approuver des
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peuples qui manifesteraient un état d'esprit impérialiste, qui rê-
veraient par exemple, d'imposer la culture française à ceux qui
n'en veulent pas. Mais on ne saurait adresser ce reproche aux
militants des mouvements wallons, jurassiens, valdotains ou ca-
nadiens français, ou du moins, on ne doit pas confondre les ten-
dances de quelques extrémistes avec un sentiment général. En
Belgique, par exemple, les fédéralistes wallons et flamands s'effor-
cent de trouver ensemble les solutions susceptibles de donner
satisfaction aux revendications des deux communautés. C'est là,
sans aucun doute, une tâche difficile, mais conforme à un esprit
de justice que la France ne peut qu'approuver.
    Il est bien évident qu'un soutien de la France à l'ethnie, fran-
çaise serait dangereux, si ce soutien s'exerçait dans un sens jaco-
bin, c'est-à-dire s'il s'accompagnait d'un esprit d'annexion. Nos
frères wallons, suisses romands, valdotains, anglo-normands, ca-
nadiens, ont des traditions politiques, sociales et administratives
auxquels ils sont légitimement attachés. Un quelconque « annexio-
nisme » français ne provoquerait pas seulement l'hostilité des
Etats dans lesquels ces peuples sont englobés, il se heuterait à
l'hostilité des peuples eux-mêmes. Car c'est à eux, et à eux seuls,
qu'il appartient de décider de leur destin. Mais le respect des
diversités nationales n'exclut pas le maintien ou le renforcement
d'une communauté de culture. Pour ne prendre qu'un exemple,
la France n'a aucune raison de mettre en cause le statut politi-
que des Iles Anglo-Normandes, établi depuis le XIIIe siècle et
dont la population des Iles semble pleinement satisfaite. En re-
vanche, elle peut et doit s'inquiéter du déclin de la langue fran-
çaise dans ces Iles, où le dernier journal français a disparu
voici quelques années. Car le maintien de la francophonie à Jersey
et à Guernesey n'avait jamais donné aucun sujet d'inquiétude à
la Couronne britannique respectueuse des diversités ethniques
et linguistiques à l'intérieur du royaume.
    On sait que le gouvernement français se préoccupe actuelle-
ment de la création d'une communauté francophone, rassemblant
l'ensemble des pays d'Europe et du monde entier dont la langue
française est la langue de culture ou tout au moins la langue
diplomatique. Le principe de cette communauté rencontre la
faveur de certaines jeunes Etats du tiers-monde, dont l'action
francophone a beaucoup amélioré la position de la langue fran-
çaise aux Nations-Unies. N'est-il pas évident que le projet de
communauté francophone ne peut que bénéficier d'un renforce-
ment des liens entre les pays dont le français est la seule langue
d'origine ?
    On ne voit donc pas en quoi il faudrait s'inquiétor, en France
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ou hors de France, du développement d'un « ethnisme français »
ainsi conçu. Faut-il s'inquiéter davantage du réveil ethnique à
l'intérieur de la France ?

  Xïour répondre à cette question, rappelons d'abord une évi-
  •*• dence : la richesse de l'ensemble français réside dans sa
diversité. La France n'aurait pas exercé d'attrait semblable à
celui qu'elle exerce dans le monde depuis des siècles, sans l'in-
comparable variété de ses régions et de leurs populations. Mais
on doit reconnaître que la centralisation jacobine et napoléon-
nienne a gravement altéré cette diversité. En luttant parfois fé-
rocement, et toujours résolument, contre les traditions et les par-
ticularités de tous ordres des provinces de France, l'Etat fran-
çais unitaire a en fait amoindri le patrimoine qu'il croyait peut-
être ainsi préserver.
     Nos langues locales ont reculé et reculent encore : il est ce-
pendant remarquable qu'elles aient subsisté, si l'on songe que
jusqu'à une date récente, elles étaient totalement proscrites de
l'enseignement et ne se maintenaient qu'au sein des familles. Nous
ne disposons pas, dans ce domaine, de satistiques précises. Mais
selon certaines enquêtes, on peut estimer que cent mille Fla-
mands de France, un million de Bretons, cent mille Basques,
cent cinquante mille Catalans, dix à douze millions de Méridio-
naux, et un million et demi d'Alsaciens et Lorrains connaissent
encore leurs langues et « parlers » maternels. En autorisant l'en-
seignement facultatif de ces langues, la loi Deixonne de 1951 a
mis un terme à l'ostracisme officiel les concernant (sauf en ce
qui concerne le flamand, assimilé à une forme dialectale du néer-
landais !) Mais cette loi est très insuffisante, car les notes obte-
nues dans ces langues régionales ne comptent pas pour les exa-
mens : il n'y a que peu de professeurs pour les enseigner et peu
d'élèves pour suivre leurs cours. De plus, les radios et les télé-
visions régionales ne leur accordent qu'une place dérisoire. Com-
ment s'étonner de leur recul ?
     Il serait absurde de prétendre que le déclin des langues lo-
cales est souhaitable pour l'unité nationale. « Le bilinguisme, c'est
l'humanisme », déclare à ce sujet M. André Chamson, président
du Comité de défense des langues et cultures régionales. J'ai pu
m'en rendre compte récemment à une réunion de Basques, qui,
tout en cultivant leur langue locale, s'expriment dans un fran-
çais que beaucoup pourraient leur envier. On peut penser au
contraire que la disparition des langues locales serait, pour la
France, une appauvrissement car le maintien d'une langue est
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étroitement lié à celui de la personnalité collective d'une région.
La Grande-Bretagne, en protégeant le gaélique, les Pays-Bas, en
protégeant le frison, la Suisse, en accordant des droits égaux à
ses langues nationales, n'ont jamais eu le sentiment d'affaiblir
l'Etat ou le sens civique.
    Une question de principe se pose également. Une récente sta-
tistique de l'UNESCO nous apprenait que le français vient seule-
ment au huitième rang des langues universelles, classées selon
leur importance numérique. Aucun Français, et aucun étranger
connaissant notre langue, n'en conclueront que celle-ci est infé-
rieure à l'anglais ou au russe. Il reste que nous serions dans une
position délicate, si nous prétendions à la fois défendre les droits
de nôtre langue partout où elle est parlée ou enseignée, et tra-
vailler à l'extinction de nos langues régionales. Défendre aujour-
d'hui la langue française dans le monde, c'est proclamer que la
quantité n'est pas tout, et que tout en étant peut-être moins « pra-
tique » que telle autre, notre langue n'en a pas moins une valeur
irremplaçable. C'est défendre l'esprit contre la force aveugle. Mais
une telle attitude manquerait quelque peu de logique, si elle
S'accompagnait d'intolérance contre des langues qui, encore une
fois, ne peuvent causer aucun dommage à la langue française.
    Les revendications des mouvements ethniques de France ne
sont pas seulement linguistiques et culturelles : elles sont aussi
politiques. Certains en concluent que la défense des traditions
locales n'est que le camouflage du séparatisme. Et l'on invoque
à ce sujet les intrigues allemandes de 14-18 et de 39-45. Il ne
faudrait pas oublier, cependant, que ces intrigues échouèrent, et
que l'esprit civique ne fût pas moins grand dans nos provinces
allogènes que dans la France « de l'intérieur ». A vrai dire, le
séparatisme était surtout l'exploitation par certains extrémistes
d'un mécontentement et même d'un désespoir croissants devant
l'incompréhension de l'Etat face aux revendications régionalistes
les plus modestes. De toute façon, le problème ne se pose plus
dans les mêmes termes aujourd'hui. Les mouvements et les or-
ganes particularistes les plus intransigeants — la Ligue des Fla-
mands de France, le Mouvement pour l'Organisation de la Bre-
tagne, le mouvement basque Enbata, le Parti Nationaliste Occi-
tan, la revue corse V Muntese, La Voix d'Alsace-Lorraine — se
déclarent généralement en faveur d'une Fédération Européenne.
Même lorsqu'elle prend une forme outrancière ou condamnable,
la revendication ethnique ne se confond plus avec un romantisme
« nationalitaire » définitivement périmé.
    Les Hens des Flamands de France avec leurs frères de Belgi-
que et des Pays-Bas, l'existence d'une Ligue Celtique groupant les
Bretons, les Gallois, et les Irlandais, la solidarité des Basques et
 des Catalans par-dessus la frontière franco-espagnole, n'annoncent
 pas la création de nouveaux Etats nationaux, mais plutôt celle
 d'une Europe dans laquelle les peuples et les régions garderont
 ou retrouveront leur caractère et leur personnalité.
     Il convient d'insister sur ce point. Qu'ils fussent de droite ou
 de gauche, les adversaires français de la construction européenne
 ont dénoncé le danger d'un super-Etat européen qui détruirait
 l'âme des peuples placés sous son autorité. Ce danger n'est pas
 imaginaire. Et l'on admettra qu'une France qui ne renoncerait à
 son jacobinisme que pour subir un jacobinisme européen tombe-
 rait de Charybde eri Scyila. Mais une autre Europe est possible :
 une Europe dont la structure fédérale laisserait aux peuples et
aux régions qu'elle rassemblerait des libertés comparables à celles
 dont jouissent présentement les laender allemands et les cantons
helvétiques. C'est à cette Europe-là — et à elle seule — que les
communautés ethniques de notre continent aspirent.
    Rejeter le principe même d'une telle Europe en le qualifiant
d'utopique, c'est se résigner au maintien des rivalités entre les
Etats nationaux et aux dangers qui peuvent en résulter pour no-
tre pays. Le journal Le Monde évoquait récemment la situation
économique fâcheuse de nos provinces de l'Est par rapport aux
provinces allemandes voisines. Le maintien des frontières étati-
ques peut-il aider à résoudre des difficultés de cet ordre ? Ne ris-
que-t-il pas au contraire de les aggraver, en transformant des
problèmes d'équilibres régionaux en rivalités nationales ? Laissons
aux experts le soin de se prononcer sur cette question. Si l'on
pense toutefois que l'heure d'une Europe fédérale n'est pas encore
venue, rien n'interdit aux Européens de travailler à son avène-
ment. Rien n'interdit aux Français d'envisager l'adoption de struc-
tures fédérales, qui, tout en préparant l'Europe de demain, per-
mettraient l'accomplissement préalable d'une véritable décentra-
lisation française.
    Il va de soi que cette décentralisation ne répondrait pas seule-
ment aux vœux des ethnies minoritaires, mais à ceux de toutes
nos régions. Les mouvements ethniques, absorbés par leurs pro-
blèmes respectifs, ont eu parfois tendance à minimiser ceux des
régions de France qui ne possèdent pas de langue que le français.
Or ces régions n'en ont pas moins, elles aussi, une personnalité
souvent étouffée par la centralisation parisienne. Sil est vrai que
la Bretagne est différente de la Champagne ou de la Franche-
Comté, ces deux dernières provinces ne sont-elles pas distinctes
l'une de l'autre ? Il est donc souhaitable que l'action des mouve-
ments ethniques tienne compte des aspirations générales de la
LA FRANCE DEVANT LE RÉVEIL ETHNIQUE                     527

France. Toutes nos provinces constatent que 1' « aménagement
du territoire » actuellement en cours n'est pas une véritable dé-
centralisation, mais une « déconcentration » qui laisse intactes
les prérogatives du pouvoir central. Et si toutes n'ont pas le même
degré de conscience collective, toutes aspirent à retrouver une vie
régionale propre.
   Il faut noter, d'autre part, l'heureuse évolution des rapports
entre les mouvements ethniques de France et ceux des pays de
l'ethnie française hors de France. Il fût un temps où ces mouve-
ments s'observaient avec une défiance réciproque. L'ethnie fran-
çaise hors de France craignait que les mouvements particularistes
de l'hexagone aient un caractère « antifrançais », ou tout au
moins hostile à la culture française. De leur côté, les particula-
ristes de France craignaient que les peuples « étrangers » d'ethnie
française aient à leur égard une hostilité jacobine. Ces malenten-
dus tendent à se dissiper. On comprend, de part et d'autre, qu'il
serait contradictoire de défendre la personnalité du Québec ou de
la Wallonie, et de nier celle de la Bretagne et des pays d'oc — et
réciproquement. On aperçoit que des points de vue qui parais-
saient d'abord opposés doivent être considérés comme complé-
mentaires.

  C a n s doute les problèmes ethniques ne sont-ils encore compris
  ^ que du petit nombre. Sans doute certains préjugés demeu-
rent vivaces, y compris dans les milieux intellectuels. On peut
lire, par exemple, dans un ouvrage récent consacré à l'apologie de
la « francophonie » que les défenseurs bretons, basques et corses
des traditions régionales sont « les coquilles d'œufs de l'omelette
française » (1). Etrange façon d'apprécier la diversité de notre pa-
trimoine culturel !
    Mais on enregistre aussi une évolution positive envers ces
problèmes. Lors de sa visite au Pays Basque, l'été dernier, M. Geor-
ges Pompidou prenait acte de l'attachement des Basques à leur
langue et à leurs traditions. Il notait que le Pays Basque souhai-
tait préserver sa personnalité au sein de la France, tout comme la
France entendait préserver la sienne au sein de l'Europe. Si l'on
songe qu'en 1909, M. Gaston Doumergue, alors ministre de l'Ins-
truction Publique, refusait d'autoriser l'enseignement du breton
pour ne pas « encourager le séparatisme », on mesure l'impor-
tance du chemin parcouru dans les sphères gouvernementales
françaises. De leur côté, les formations de gauche, longtemps hos-

  (1) H. de Montera : La Francophonie en marche (éd. Sodima, Paris).
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tiles à un régionalisme qu'elles identifiaient plus ou moins à la
réaction, proclament leur volonté de « décoloniser la province »
et d'établir une « démocratie régionale ». Un climat nouveau ap-
paraît. Encore faut-il que les paroles soient suivies d'effets, que
ce qui est reconnu en tant que principe soit traduit en actes.
     Saura-t-on, voudra-t-on comprendre la dimension véritable
du problème ? Celui-ci n'est pas seulement d'ordre administra-
tif et économique. Il ne s'agit pas seulement de procéder à des
« découpages » géographiques permettant un meilleur dévelop-
pement matériel des régions. Il s'agit d'étendre aux communautés
humaines la protection due aux personnes, en comprenant que
les communautés ont, elles aussi, leur personnalité. Il s'agit de
sauver cette personnalité en ce qu'elle a de plus profond et de
plus précieux. L'évolution générale du monde se traduit par ce
qu'on appelle la civilisation de masse. Il ne saurait être.question
de la refuser : mais il importe de l'équilibrer. Le maintien et l'épa-
nouissement des communautés naturelles, définies par la géogra-
phie comme par l'anthropologie et par l'histoire, est le meilleur
remède à la déshumanisation contemporaine. L'individu n'est pas
fait pour être englouti dans l'anonymat des villes tentaculaires :
il doit être relié à un ensemble vivant, défini par sa langue et par
son esprit, comme par son style de vie, ses paysages et ses acti-
vités propres. Telle est la plus forte aspiration qu'exprime le ré-
veil ethnique contemporain : telle est la chance qu'il offre à la
France, comme à l'ensemble du continent européen, qu'il faut uni-
fier sans l'uniformiser.

                                                     PAUL SÉRANT
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