La fraternité globale - Numilog

La page est créée Cédric Gonçalves
 
CONTINUER À LIRE
La fraternité globale
Collection
       « À ceux qui veulent changer le monde »
                    dirigée par Michel Joli
            pour la Fondation Danielle Mitterrand
Une transformation du monde est aujourd’hui indispensable face aux
multiples urgences : climatique, démocratique, sociale, économique,
sans précédent dans l’Histoire de l’humanité. La Fondation Danielle
Mitterrand considère, plus que jamais, qu’un autre monde, juste et
garant d’un destin commun universel, ne peut se construire que sur
des alternatives, démocratiques, soutenables et solidaires, au système
dominant libéral et productiviste.
Cette action fédérative doit reposer sur un socle de références
– intellectuelle, sociologique, scientifique, éthique et politique –
crédibles et délibérément dédiées à la transformation radicale de notre
civilisation humaine. En ouvrant un espace de réflexion collective,
l’objectif de cette collection est de rapprocher ceux qui ont une opinion
fondée sur une formation, un savoir académique, une réflexion et une
production personnelle, un auditoire fidèle…, et ceux qui disposent
d’une expérience du terrain, d’un engagement militant et d’une réflexion
associative. Federico Mayor (président de Fundación Cultura de Paz),
Gilbert Mitterrand (président de la Fondation Danielle Mitterrand,
France libertés), Corinne Lepage (Droits de l’humanité), Hervé Le
Treut (Giec), Edgar Morin (philosophe, La méthode), Pascal Roggero
(sociologie de la pensée complexe), Patrick Tort (Darwinisme) et Jean
Ziegler (sociologue altermondialiste, écrivain) ont accepté de parrainer
ce projet.
Michel Joli

 La fraternité globale
      expliquée à ceux
qui veulent changer le monde
        Préface de Pascal Roggero
      Postface de Gilbert Mitterrand
Conception de la couverture :
                                      Anne Hébert

                          Version PDF © Éditions érès 2021
                        CF - ISBN PDF : 978-2-7492-6972-6
                        Première édition © Éditions érès 2021
                 33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse, France
                               www.editions-eres.com

     Partagez vos lectures et suivez l’actualité des éditions érès sur les réseaux sociaux

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, inté-
grale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie,
microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants
droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2
et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre
français d’exploitation du droit de copie (cfc), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris,
tél. 01 44 07 47 70, fax 01 46 34 67 19.
Table des matières

Préface, Pascal Roggero. .......................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .         9
Introduction. .......................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   15
1. Et l’orage éclata…....................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .             23

                                               I
                         La fraternité est le premier bien commun
                                        de l’humanité

2. Origine anthropologique de la fraternité.. . . . . . . . . .                                                                            31
3. Fraternité : valeur de la République. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                                             39
   Liberté, Égalité… Fraternité.......................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                39
   La fraternité institutionnelle.. .......................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .             41
   L’esclavage : la violence de l’indifférence.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                           44
   Racisme et affirmation de soi. . ....................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .              45
   Sexisme et soumission......................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .          48
164                                                                                                                         La fraternité globale

4. La fraternité est un humanisme.............. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                                               53
   La Fraternité, unique matrice............................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                               54
   Besoin d’éternité. . ......................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .             55
   Le sentiment de commune humanité.............. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                                             58

                                                                II
                                                        Conflit de valeurs

5. La laïcite au carrefour de ses contradictions. .                                                                                               63
   Une spiritualité de l’intime.................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                           65
   Nature humaine ?........................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                   66
   Le croire et le savoir. . .................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .               67
   La laïcité qui joue contre son camp.. ................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                                    68
   Laïcité et liberté............................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .             69
6. Fraternité et laïcité, même combat ?.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                                                     71
   Socialisation.................................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .          71
   Universalisme................................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .             72
   Solidarité. . ............ ............................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   73
   Communautarisme et migrants.. ......................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                                    75
   Justice................................................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   78
7. Rendez-vous manqué avec l’islam.......... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                                                  81
   11 janvier 2015, 13 novembre 2015, 10 octobre 2020,
   26 octobre 2020…..................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                      81
   Musulmans en France............................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                         83
   Séparatisme........ ............................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .          84
   Sécurité globale............................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .              88
   Attention, un séparatisme peut en cacher un autre !. . . . . . . . .                                                                           89
Table des matières                                                                                                                                   165

                                                        III
                                        Fraternité et altermondialisme :
                                            une civilisation nouvelle

8. Collapsus de civilisation. ........................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
   Abus de position dominante........................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
   La dignité, c’est l’intelligence des limites. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
9. Nos adversaires. ................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                 105
   Le déni et le profit................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .             105
   Le capitalisme sans peur ni reproches........ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                                     109
   Les maîtres du monde......................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                     112
10. Mobilisation générale............................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                              115
   Révolution préventive......................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                    115
   N’y comptons pas trop…................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                          117
   Fédérer les lucidités.. ............................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .            117
   Passage à l’acte......................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .         120

                                                              IV
                                                     Vaste programme !…

11. Fraternité globale...................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
12. Pour une culture par et pour la fraternité.. . . . . .                                                                                           131
   Libérer la fraternité............................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .              131
   Mobiliser l’éducation populaire pour des actions
   civilisantes................................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   133
   Revenir aux communs....................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                      143
166                                                                                                              La fraternité globale

13. Pour en finir avec cet essai,
    avec l’espoir d’une transformation rapide. . . . . . . . . . 147

Conclusion....................................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Connaître Patrick Tort....................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Postface. .............................................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159
« Une démocratie doit être une fraternité,
            sinon c’est une imposture. »
               Antoine de Saint-Exupéry
              Écrits de guerre, 1939-1944
Préface

     C’est peu dire que l’époque interroge. L’histoire, comme
suspendue par la pandémie, semble hésiter. L’inertie du système
imposera-t-elle un retour à sa trajectoire initiale ? Des bifurca-
tions sont-elles possibles et sous quelles formes ? L’incertitude est
là, palpable. C’est ce moment critique qu’a choisi Michel Joli
pour nous proposer une réflexion sur la fraternité globale. On
aurait pu redouter une énième exaltation rituelle d’un républi-
canisme formel, mais tel n’est pas le cas. Michel Joli, républicain
convaincu, ne verse pas dans une laborieuse apologie. Bien au
contraire, il rend aux valeurs républicaines, ici la fraternité, le meil-
leur service qu’il pouvait leur rendre, c’est-à‑dire les confronter
aux défis majeurs du siècle : la menace climatique, la marchandi-
sation généralisée, la croissance des inégalités, le délitement des
liens sociaux, la faillite de la politique et les violences induites. Cet
homme, médecin de formation, issu de la gauche socialiste, ayant
exercé d’importantes responsabilités politiques puis associatives,
a pris la mesure du rejet de son camp – la gauche institutionnelle
ou de gouvernement – par « ceux qui veulent changer le monde ».
C’est à ces derniers, souvent jeunes, qu’il entend s’adresser en se
souvenant sans doute de ce temps lointain où la gauche entendait
« changer la vie ». Dans sa forme, son propos contraste par sa
vivacité critique avec la littérature lénifiante qui abreuve les cercles
10                                                                    La fraternité globale

du pouvoir qu’il a longtemps fréquentés. Il faut reconnaître qu’à
la différence de beaucoup de ses anciens amis, Michel Joli ne fait
pas dans l’acceptation confortable du cours du monde. Il s’indigne
souvent, cède quelquefois, sous l’ironie mordante, à la colère dans
un texte aux accents d’une sincérité indéniable. Mais que dit-il au
juste ?
      S’il évoque aussi la laïcité pour dire que ce n’est pas, en dépit
des inclinations conjoncturelles, la question principale, sa réflexion
porte essentiellement sur la fraternité. Après avoir indiqué qu’elle
fut ajoutée à la liberté et à l’égalité par les Fédérés de 1791, puis
par la Commune, l’auteur nous rappelle une évidence dont la
puissance fut masquée par l’usage comme automatique du mot,
celle de l’origine commune de tous les humains qui ont vécu,
vivent et vivront sur cette planète. Cette communauté généa-
logique et l’évolution de l’espèce humaine permettent, selon lui,
de fonder scientifiquement la fraternité, une fraternité globale ou
universelle qui conduit les humains à se reconnaître comme des
semblables, comme autant de frères et de sœurs issus de la même
filiation initiale. Notons au passage que l’on aurait pu, tout aussi
bien, utiliser un terme moins usité que fraternité, celui de sororité,
car l’humanité compte plus de sœurs que de frères. Cette volonté
d’établir la fraternité sur « le sol ferme de l’expérience », de l’ancrer
dans le registre scientifique, constitue le point fort de l’ouvrage.
Et on ne manquera pas de lire l’éclairante association que Michel
Joli propose entre la fraternité et l’interprétation par Patrick Tort
du darwinisme, notamment à travers l’utilisation qu’il fait de
L’intelligence des limites. Essai sur le concept d’hypertélie 1. D’ail-
leurs, ceux qui ne connaissent pas Patrick Tort trouveront dans
le texte de Michel Joli – et c’est aussi une de ses qualités – une
introduction à la pensée de ce naturaliste qui a montré combien le
darwinisme social trahissait l’œuvre originale de Charles Darwin.

1. P. Tort, L’intelligence des limites. Essai sur le concept d’hypertélie, Paris, Éditions
Gruppen, 2019.
Préface                                                            11

Sans entrer dans le détail du raisonnement qu’on découvrira dans
le livre, disons que c’est la sélection des instincts sociaux qui
aurait développé la sympathie entre les humains, la civilisation et
la complexification récursive de la culture et de la société. Selon
Michel Joli, la fraternité résulterait de ce processus et serait donc
une conséquence de l’évolution. La thèse est forte, même s’il faut
bien constater qu’il arrive au temps court de l’histoire de démentir
les enseignements tirés du temps long de l’évolution. L’auteur
qui discute l’esclavage, le racisme et le sexisme comme autant de
manifestations antithétiques à la fraternité, en a bien conscience.
Un autre apport important du livre se trouve dans la reprise par
son auteur du concept d’hypertélie développé par Patrick Tort
qui, une fois appliqué à la caractérisation de la période historique
actuelle – que d’autres appellent anthropocène –, en permet une
intelligibilité nouvelle qui justifie et légitime, dans un registre
scientifique différent, la promotion de « l’intelligence des limites »
face à l’hubris de l’époque. Michel Joli s’engage alors, avec une
belle énergie, dans la dénonciation, plus commune mais toujours
nécessaire, du capitalisme néolibéral. Ce dernier marginalise la
fraternité au rang des accessoires en exaltant la concurrence dont
Durkheim déjà disait que « c’est être face à l’autre sur le pied de
guerre ». Cette marginalisation se traduit aussi par la substitution
progressive du marché aux institutions. Michel Joli poursuit en
pointant « nos adversaires » dans le déni, le profit et la bêtise. Le
propos est empreint d’une radicalité critique qui est en elle-même
significative. Que cet homme, longtemps habitué à des respon-
sabilités qu’il a quittées et dont l’action associative démontre le
souci des autres, décide, au soir de son existence, d’exprimer une
forme de révolte nous dit beaucoup à la fois sur les contraintes que
l’action fait peser sur le discours, et sur l’urgence de la situation.
Mais l’auteur ne fait pas que dénoncer les nombreuses atteintes
à la fraternité, il avance aussi des propositions pour promouvoir
« une culture de la fraternité » et en appelle à une « mobilisation
12                                                     La fraternité globale

générale ». Et, là encore, des pistes intéressantes sont esquissées :
le temps libre qui permet de penser enfin par soi-même, la socia-
bilité restaurée conduisant à l’engagement personnel, l’accès
de tous à la connaissance et le bon usage des biens communs.
Enfin, il termine par l’évocation des initiatives locales qui se déve-
loppent autour de la transition écologique pour les juger plutôt
pertinentes à condition toutefois de les articuler avec les dimen-
sions nationales et internationales. Selon lui, une telle articulation
réserverait aux territoires l’aspiration « romantique » à la proxi-
mité, à la sociabilité, à la convivialité et à l’autonomie, pendant
que les échelles plus globales assureraient les réseaux, les trans-
ports, les industries et la production technoscientifique. Quant
au niveau mondial, comme beaucoup d’autres, l’auteur aspire
à des institutions internationales puissantes prenant réellement
en charge la préservation des biens communs planétaires que les
multi­­­nationales accaparent aujourd’hui à leur profit. Une telle
ambition décrit les linéaments d’une « alternative humaniste » que
l’auteur nous invite à porter « avec la même détermination » que
celle que le capitalisme contemporain met à se perpétuer. Si, à
l’exception de sa tiédeur à l’égard des initiatives locales, je partage
les orientations proposées par l’auteur, j’y vois l’expression d’un
moderne qui croit en la science, à la technique et au progrès, un
moderne qui s’attache, à travers la fraternité « première », à fonder
scientifiquement son idéal universaliste. Le projet est noble mais,
peut-être, manque-t-il d’une certaine réflexivité, d’une forme d’in-
terrogation sur lui-même, ses implicites et les croyances qui le
sous-tendent, ainsi que le préconise la pensée complexe d’Edgar
Morin. Au fond, comme l’écrivait Pierre Bourdieu, il existe aussi
un « obscurantisme des Lumières », une raison rationalisatrice et
une technique qui n’est pas que pervertie par le consumérisme et
le marché, mais est aussi un mode de pensée qui « arraisonne » le
monde comme un stock de ressources.
Préface                                                            13

      Au terme de ce bref commentaire, retenons que le livre de
Michel Joli donne à penser sur notre situation, fournit des argu-
ments et avance des propositions pour reconnaître et travailler
à la valorisation de la fraternité première, première parce que
­universelle. S’il souhaitait initialement parler « à ceux qui
 souhaitent changer le monde », il se trouve que l’auteur aussi,
 chemin faisant, propose, à partir de la fraternité, une perspective
 de la même ampleur. Est-ce naïf ? C’est possible. Est-ce néces-
 saire ? Assurément. Alors, dans l’adversité et le doute, rien ne vaut
 une mobilisation fraternelle et résolue.
                                                     Pascal Roggero
           Professeur des universités en sociologie, Toulouse-Capitole
Introduction 1

     Ce livre n’est pas précisément destiné à porter mon pessi-
misme au-delà de la raison, son ambition est plutôt de délivrer une
réflexion qui pourrait permettre de guider nos pas dans le laby-
rinthe dont nous venons de franchir l’entrée avec le coronavirus.
     Dans les années 1970, à l’instar de nombreux jeunes gens
de ma génération, je fus influencé par l’œuvre d’Ivan Illich 2, un
briseur d’idoles autodidacte, humaniste et impertinent. J’étais
alors étudiant en médecine à Lyon. Un moment privilégié où
l’apprentissage d’un métier très particulier aiguise la curiosité sur
le sens de la vie. Curiosité éveillée par des études qui s’employaient
à ne pas la satisfaire.

1. Je profite de cette introduction pour remercier fraternellement Pascal Roggero au
sujet de la sororité. Il a rationnellement raison : les sœurs sont plus nombreuses que les
frères. Il a aussi raison historiquement, les femmes ont la même part que les hommes
dans l’élaboration de nos civilisations humaines ; elles sont pour beaucoup dans l’émer-
gence de l’affectivité et… de la fraternité. Seulement voilà, la logistique sémantique n’a
pas suivi ! Et sororité ne règle pas le problème. Il faudra de toute façon continuer à nous
inter-appeler frère et/ou sœur tant qu’il n’y aura pas un mot commun qui surgira dans
notre vocabulaire pour parler des deux. En attendant, nous ne pouvons que démascu-
liniser le masculin et s’entendre sur le sens d’un mot plutôt que sur le mot lui-même.
J’en donne un exemple là où je parle du séparatisme…
2. Ivan Illich (1926-2002), « inventeur » du concept de convivialité et influenceur de
toute une génération. Par un travail d’équipe pluridisciplinaire et anticonformiste, il a
remis en cause les thèmes essentiels de la civilisation industrielle portant sur les gaspil-
lages, le décloisonnement du savoir, et sur un art de vivre en rupture avec le consumé-
risme, les habitudes et la soumission.
16                                                                    La fraternité globale

     Plus tard, alors que j’étais le médecin-chef d’une base aérienne
dans l’armée de l’air, j’ai été séduit par l’humanisme et le courage
de René Dumont 3, candidat malheureux aux élections prési-
dentielles de 1974. C’était la première fois qu’un scientifique
s’aventurait dans le combat politique avec de fortes convictions
écologiques. Les Trente Glorieuses n’étaient pas propices à une
prise de conscience des actes de prédation de notre espèce, que le
néocolonialisme transformait sans pudeur en une nouvelle forme
d’exploitation. Après une carrière peu ordinaire dans l’armée, puis
comme directeur de cabinet d’Haroun Tazieff 4, alors secrétaire
d’État à la prévention des risques majeurs, j’ai pris une retraite
(très) anticipée pour m’engager dans des activités moins contrai-
gnantes professionnellement et politiquement.
     Ma liberté retrouvée, j’ai alors consacré plusieurs années à
l’action humanitaire et à la lutte contre les épidémies avec l’Ins-
titut Bioforce 5 et la coopération internationale (afvp 6, Nation
unies 7, Coopération française), à la défense des droits de l’homme,
à la gratuité et au libre accès à l’eau potable (Fondation Danielle

3. René Dumont (1904-2001), premier candidat écologiste à l’élection présidentielle de
1974. « Avons-nous le droit de jouer sur des paris l’avenir de l’humanité ? »
4. Haroun Tazieff (1914-1998), volcanologue, secrétaire d’État à la prévention des
risques majeurs, actif lanceur d’alerte sur le changement climatique par l’effet de serre,
dès 1977.
5. Institut Bioforce, créé en 1963 par la Fondation Mérieux en partenariat avec le minis-
tère de la Défense. Organisation non gouvernementale initialement en charge de former
des jeunes volontaires à des missions de santé publique internationales. Elle se consacre
aujourd’hui à la formation pluridisciplinaire des acteurs de la solidarité internationale
(préparation au départ et accompagnement de leur mission).Voir C. Lardy, L’école de
l’engagement humanitaire, Vénissieux, Institut Bioforce édition, 2013.
6. Association française des volontaires du progrès, créée en 1963 sous tutelle du minis-
tère des Affaires étrangères pour former et offrir des missions de développement puis
de coopération à des volontaires professionnalisés. Très impliquée aujourd’hui dans les
différentes formes du volontariat international.
7. En qualité de chef de la mission alimentaire de la résolution 1986 en Irak, alors sous
embargo international.
Introduction                                                                          17

Mitterrand 8), et enfin, au sein de la Fédération Léo Lagrange 9,
au développement de l’éducation populaire dans les pays du Sud,
notamment là où les enfants souffrent particulièrement de la
guerre, des déplacements contraints et des conséquences physiques
et psychologiques de l’abandon (Irak, Kurdistan).
     Au cours de cette carrière sinueuse, j’ai toujours éprouvé
beaucoup de sympathie pour tous ceux qui ont eu le courage de
remonter le courant de notre civilisation, non pas pour revenir
au temps des cavernes, mais pour dénoncer l’emballement de
l’activité humaine sans modération, sans justice et sans partage,
pour ceux qui avec peu de moyens et beaucoup d’obstination ont
consacré leur vie au bonheur et à la dignité des autres. Je pense
notamment à Stéphane Hessel 10 que j’ai connu au soir de sa vie
alors qu’il assurait auprès des jeunes la promotion de la liberté
d’indignation devant l’état du monde.
     Après un séjour onusien en Irak, en 1997-1998, puis
cinq années passées à la tête des « volontaires du progrès », j’ai
rejoint Danielle Mitterrand pour assurer pendant dix ans les
fonctions d’administrateur-secrétaire général de France Libertés.

8. France libertés Fondation Danielle Mitterrand : créée par Danielle Mitterrand
en 1986, qui lui a confié la mission principale de défense des droits de l’homme en
donnant la parole aux « sans voix », notamment les peuples autochtones. À partir de
2000, elle a pris une orientation plus environnementale en se consacrant à la lutte
contre la « marchandisation » des biens vitaux de l’humanité, principalement l’eau, et
plus récemment par un engagement « radical et utopique » en faveur des alternatives
possibles à notre civilisation. Voir dans cet ouvrage, la postface de Gilbert Mitterrand,
président de la Fondation.
9. Fédération Léo Lagrange, créée en 1950 par Pierre Mauroy, pour assurer la poursuite
de l’engagement historique de Léo Lagrange en faveur de l’éducation populaire (1936).
Cette structure associative ambitionne de se doter d’un fonctionnement d’entreprise
social et solidaire sans rompre avec une longue tradition d’engagement bénévole. La
fédération a développé, dans les dernières années, sa présence à l’étranger notamment
dans les pays francophones subsahariens et au Kurdistan Irakien.
10. Stéphane Hessel (1917-2013), une grande culture au service de la diplomatie, de
l’humanisme et de la fraternité qui, au soir de sa vie, s’est tourné vers les jeunes pour
leur dire « indignez-vous », puis quelques mois plus tard « engagez-vous », un message
en forme de supplique qui a fait le tour de la Terre.
18                                                                    La fraternité globale

Danielle Mitterrand, moins exposée politiquement, avait alors
décidé de s’impliquer dans une démarche altermondialiste qui
permettait de réaliser la complémentarité des valeurs humanistes
historiques de la fondation et des valeurs écologiques émer-
gentes qui ont en commun le même adversaire. C’est en effet
le néo­­libéralisme qui, responsable de la création permanente de
nouveaux désirs, est à la source d’une croissance artificielle de
nos besoins et expose l’humanité aux conséquences funestes de
son appétit – ou plutôt de l’appétit d’une caste dominatrice, véri-
table perversion de notre espèce qui, pour un profit en constante
progression, s’accorde tous les droits d’exploitation de la nature
et des hommes.
     Tout se passe aujourd’hui comme si une nouvelle espèce d’ho-
minidés, détachée des Homo sapiens, était née, formant un clan
puissant qui colonise la nature et administre à son seul profit le
reste de l’humanité partagé entre ceux qui ont beaucoup trop
pour vivre et ceux qui n’ont pas assez. Soyons sans illusion : les
puissants de ce monde poursuivront leur rêve d’appropriation des
richesses terrestres tandis que, simultanément, disparaîtront ceux
qui n’ont pas la force de s’y opposer.
     Je dédie ce livre à tous ceux qui ont eu le courage de ne pas
baisser les bras : Danielle Mitterrand, Ivan Illich, René Dumont,
Al Gore 11, Dennis et Donella Meadows 12* (mit), les chercheurs

11. Al Gore, ancien candidat à la présidence des États-Unis, battu par Georges Bush en
2000 ; une défaite qui l’a convaincu de faire de la politique autrement en adressant à la
Terre un message d’extraterrestre : Urgence planète Terre. L’esprit humain face à la crise
écologique, Paris, Hachette, 2009. Un message de 400 pages qu’il faut relire aujourd’hui
pour ouvrir les yeux des derniers et irréductibles sceptiques. Son film, Une vérité qui
dérange, a reçu en 2007, l’oscar du meilleur film documentaire.
12. D. Meadows, D. Meadows, J. Randers, Les limites à la croissance, Paris, Rue de
l’échiquier, 2017. Le rapport Meadows 1972, coécrit par Dennis Meadows et son
épouse Donella H. Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens III (Mineapolis,
Institute of Technology) modélise l’impact de la croissance démographique humaine
sur les ressources environnementales.
Postface                                                           161

Elle est à la fois la cause et la conséquence de son indivisibilité en
protégeant les humains de leurs propres débordements.
      Elle est à ce titre la matrice et le bien commun premier consti-
tutif de l’humanité, vecteur par elle-même d’un « monde plus
juste » et valeur fondatrice de la civilisation humaniste de nos
vœux pour une transformation fondamentale de notre rapport
aux autres, au vivant, et au Monde.
      Michel Joli a repris à son compte ce retournement de causa-
lité, « découverte » de Patrick Tort, un darwinien savant et
authentique largement cité dans cet ouvrage, promoteur de l’in-
telligence des limites opposable à l’hypertélie. « Nous ne pourrons
pas apporter une transformation décisive de nos mentalités sans
y introduire la notion de fraternité globale dont le rôle consiste à
maintenir la cohésion de notre espèce par l’absolue protection des
faibles et de la variété humaine. »
      Merci à Michel Joli d’avoir rappelé ce rôle essentiel de la
Fraternité que les temps modernes ont tant affaibli comme une
propriété inutile, voire nuisible, à la croissance économique.
Merci aussi pour les exemples de Fraternité opérative qu’il nous
donne, puisés dans son expérience professionnelle et associative.
Il a trouvé ici les mots, les phases et les idées propres à interpeller
ceux qui n’ont pas encore pris la mesure des multiples urgences :
climatique, démocratique, social économique et maintenant
éthique, sans précédent dans l’Histoire de l’humanité.
      Il y a d’autres mots qui devraient, de toute urgence, subir le
même traitement pour permettre à la collectivité humaine de se
forger un « sens de la vie » commun hors de tout culte produc-
tiviste et capitaliste : c’est le cas de la laïcité, du couple liberté/
égalité, du séparatisme, de l’altermondialisme, de la république,
du commun, de la spiritualité, de l’éthique de vie, de la transmis-
sion et de la capitalisation du savoir… et de la solidarité.
      J’en appelle à tous ceux qui veulent participer à ce travail :
notre fondation leur est grande ouverte.
162                                                   La fraternité globale

     Soyons-en convaincus : il n’y a plus d’alternative à l’obliga-
tion vitale de changer de monde ! Et à l’impérieux devoir de hâter
sa construction.
     C’est notre réponse à l’arrogance du « There is no alternative »
(tina) des promoteurs d’un modèle néolibéral dont le dogme et
le logiciel portent à la fois les irrémédiables atteintes à la planète
et au vivant, l’épuisement de notre civilisation, et le propre déni
de son hypertélie.

      Danielle Mitterrand est décédée le 22 novembre 2011.

                                                 Gilbert Mitterrand
Vous pouvez aussi lire