La guerre des plateformes a commencé - Société suisse des ...
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Les créateurs L’argent Le public La guerre www.cultureenjeu.ch n°62 • juin 2019 des plateformes a commencé
Une démarche édito commune Ce dossier est issu d’une initiative com- mune de Cinébulletin, le Journal de la SSA et CultureEnJeu. Avec une première La Suisse jetée dans la collaboration de ce genre, les trois pu- blications ont voulu joindre leurs moyens pour un dossier d’enquête sur Netflix, guerre des plateformes au-delà de sa communication d’entre- prise trop souvent simplement reprise par les médias. Les articles de ce dossier sont disponibles Par Chantal Tauxe, rédactrice en chef dans les éditions 511 de Cinébulletin (www.cinebulletin.ch) et 125 du Journal de la SSA (www.ssa.ch). I ls ont fini par sortir du bois. Alors que européens face à l’hégémonie des GAFA déferlaient dans tous les médias de (Google, Amazon, Facebopk, Apple) ? Le multiples éclairages à l’aube de la législateur les a-t-il suffisamment armés dernière saison de Game of thrones, pour qu’ils puissent survivre et même se certains ont osé avouer en avril dernier redéployer ? urbi et orbi, c’est-à-dire sur les réseaux sociaux, qu’ils n’avaient jamais visionné En collaboration avec Cinébulletin et la Société Suisse des Auteurs (SSA), votre S O M M A IR E une seule seconde de la saga. Parmi ces magazine CultureEnJeu consacre un riche Juin 2019 - n°62 réfractaires, il y avait pourtant de nom- dossier à toutes ces questions. La révo- breux amateurs de feuilletons. Quoi qu’il lution numérique offre aux créateurs de en soit, il est indéniable que ce que l’on magnifiques opportunités, de nouveaux appelle les séries sont devenues un phé- DOSSIER champs d’investigation, des canaux de nomène de société. On peut encore se diffusion presque illimités. Mais elle dés- La guerre des plateformes permettre de bouder l’une, mais autour tabilise aussi les chaînes de production de la table, avec des collègues ou entre de valeurs et de revenus. Tout occupé à Netflix, Disney, Apple, Amazon : amis, ceux qui ne peuvent en évoquer définir le périmètre de la SSR, le monde La guerre des plateformes passionnément aucune passent pour de politique suisse tarde à agir en faveur a commencé 4 doux extraterrestres. de la diversité médiatique et culturelle, En 2020 la SSR lancera D’où vient cette addiction aux narrations gravement menacée par l’empire rebap- tisé GAFAN (les GAFA + Netflix). Qu’il une plateforme thématique par épisodes ? Une hypothèse : les clips avec sous-titrage 8 puis les tweets ont réduit le récit à pas s’agisse des rentrées publicitaires ou des grand-chose. Et peut-être bien que l’hu- droits d’auteurs, il procrastine et attend Netflix chamboule l’économie main pensant éprouve encore et toujours les solutions européennes tout en mau- fragile des auteurs 11 le besoin de s’installer dans une histoire, gréant de devoir, là encore, s’adapter à de brasser de grandes perspectives, de ce qui vient de Bruxelles. L’urgence d’une Fondation faire connaissance avec les personnages, Patron de la SSR, Gilles Marchand a bien Suisse des Médias 14 de se laisser dérouter par la complexité saisi les enjeux, et se montre rassurant Netflix, l’addiction ! 18 d’une intrigue ou de rebondissements, pour les producteurs indigènes, auxquels d’embrasser toute la profondeur d’une il veut consacrer une plus grosse enve- époque, plutôt que d’être sommé de tout loppe. Reste que, avec un budget plafon- comprendre en 3 minutes maximum ou né et des économies contestées aussi vite La Loterie romande soutient 180 caractères. Cet engouement pour des qu’elles sont rationnellement émises, la le Verbier Festival 19 narrations longues, s’étalant sur plusieurs mission devient presque impossible. années, comblerait le vide laissé par le discours politique, lui aussi, réduit à pas Pour redonner du souffle et des moyens grand-chose, de pauvres gesticulations tant à la filière audiovisuelle qu’aux Idées & débats et des slogans creux, alors que le citoyen médias, Frédéric Gonseth propose une réclame une identité et des horizons. Fondation, redistribuant l’argent perçu La Fête des Vignerons 20 en trop via la redevance radio-tv, auquel Les séries ne seraient pas devenues pourrait s’ajouter le produit de l’attribu- La Fête des Vignerons nos références contemporaines sans les tion des concessions 5G, et à terme la et la musique 21 grandes plateformes américaines qui taxation des fenêtres publicitaires ou ont transformé notre soif de divertisse- Quand Fellini rêvait de Picasso 23 des GAFAN. Après tout, avec un peu de ment en business. Séduits par une offre courage et d’imagination, le législateur abondante, et adroitement disponible est l’équivalent des pools d’auteurs qui en plusieurs langues, avons-nous pris la cisèlent les meilleurs scénarios de séries : Pratique du droit d’auteur 26 mesure de l’impact de Netflix & Cie sur il peut renverser la table et changer le notre paysage audiovisuel ? Que vont destin d’une communauté qui semblait Impressum 26 devenir nos télévisions et les cinémas prisonnière de vents contraires. CT CultureEnJeu n°62 3
Pendant que les géants américains se disputent notre attention et nos envies de divertissement, les autorités européennes et suisses légifèrent très lentement pour protéger leurs industries respectives. N etflix, Netflix, Netflix. Depuis que la plateforme a déboulé sur le marché suisse en 2014, tant l’industrie que les médias n’ont que ce nom à la bouche. Comme s’il n’existait Prime. Les techno-sceptiques affirmeront que si les GAFA s’entredévorent les uns des autres, c’est tant mieux. Ces nouvelles arri- vées témoignent d’un marché qui arrive à maturité et qui se diversifie, pour le bien des qu’une seule offre de streaming. Il est consommateurs. Eric Sheridan évoque la vrai que les rares chiffres que l’entreprise génération iPad, qui sait à peine ce qu’est américaine consent à communiquer ont une télévision linéaire et consomme unique- de quoi impressionner : 139 millions ment des vidéos à la demande. d’abonnés payants à la fin de l’année 2018 ; sur les 8,8 millions de nouveaux Comment toutes ces plateformes survi- abonnés qui ont rejoint la plateforme vront-elles ? En devenant toujours plus dans les trois derniers mois de 2018, grandes, jusqu’à étouffer la concurrence. seuls 1,5 étaient basés aux États-Unis. La Il n’y a pas de place au sommet pour de preuve que la stratégie de l’entreprise vise nombreuses offres généralistes - les offres en priorité les marchés internationaux. de niche répondant à une tout autre logique économique. Pour l’emporter, la stratégie Mais 2019 sera l’année de tous les dan- de combat est de produire toujours plus gers. Les grosses pointures internationales de contenu original, seul capable d’appâ- rattrapent leur retard. Disney lancera ter le client et se différencier des autres. Et Disney+ le 12 novembre. Son catalogue aussi parce que, effet collatéral du déve- ne se limite pas aux dessins animés maison loppement du marché, les plateformes ne (dont l’attrait pour les familles est consé- pourront bientôt plus compter que sur leur quent), il inclut également Marvel et ses propre contenu : Disney a déjà commencé à super-héros, le National Geographic, les retirer ses productions du catalogue Netflix. Simpsons, le catalogue de la Fox depuis les classiques hollywoodiens jusqu’à Star Il faut parler de chiffres pour se rendre Wars, Hulu, ainsi qu’une vaste offre de compte de l’immense quantité d’argent séries venant de Disney Channel. Depuis que ces nouveaux acteurs de l’audiovi- 2006 et l’acquisition de Pixar, la compa- suel injectent dans l’industrie. La firme à gnie de Mickey rachète des catalogues la pomme a budgété approximativement 1 prestigieux qui devraient attirer les abon- milliard de dollars pour du contenu original nés. Analyste financier à New York pour avant même le lancement. Quant à Netflix, UBS, Eric Sheridan relativise l’impact sur elle a brûlé 12 milliards de dollars en 2018 Netflix : « La question est de savoir si l’ar- et prévoit d’investir encore 15 milliards en rivée de Disney sera disruptive ou additive. 2019. C’est un compétiteur formidable, mais il ne Quotas européens semble pas révolutionnaire non plus. » Le New York Times voit cette arrivée en force Mis à part les États-Unis, d’autres régions autrement : « pour la première fois, une profiteront-elles de cet afflux massif de entreprise médiatique traditionnelle montre cash ? C’est en tout cas la volonté politique la capacité et la volonté de combattre la de l’Union Européenne, qui a mis en place Silicon Valley dans le domaine de la vidéo en 2018 une règle contraignante : un quo- en ligne. » ta de 30 % d’œuvres européennes dans le catalogue de tous les diffuseurs en ligne. Le Pascaline Sordet The winner takes it all Parlement européen précise qu’en plus de Diplômée de cinéma et de Apple réclame aussi sa part du gâteau – remplir ce quota, les plateformes de vidéo à philosophie, Pascaline Sordet annonçant en mars la création de Apple la demande devront contribuer au dévelop- est journaliste depuis 10 ans TV Plus – et cherche agressivement à se pement des productions européennes soit et a travaillé à la fois pour la positionner sur le marché des services. Le en investissant directement dans du contenu, télévision, la radio et la presse géant des télécoms AT&T, qui possède la soit en contribuant à des fonds nationaux. écrite. Elle est actuellement Warner, est également sur les rangs pour Le niveau de contribution devra être propor- corédactrice en chef de 2019, même si les contours exacts de l’offre tionnel aux revenus générés dans le pays. Cinébulletin, chroniqueuse restent flous, sans oublier Amazon, dont les Ce détail a son importance : les plateformes philo sur La Première et capacités d’investissement sont redoutables ne pourront pas se cacher derrière le lieu créatrice du podcast Raffut et qui se sert de la vidéo à la demande de leur siège social pour ne pas se plier pour Le Temps. comme produit d’appel pour son service à la loi. L’enjeu de cette législation est de » CultureEnJeu n°62 5
› La guerre des plateformes taille : les études montrent que le nombre Le projet de LRTV CNC (Centre national du cinéma et de d’abonnés européens pourrait passer de l’image animée). La Flandre a aussi fixé 45 millions en 2018 à plus de 60 millions soumis à consultation la taxe pour les offres non-linéaires à 2 % en 2022 et atteindre un chiffre d’affaire de 6,8 milliards. ne comprenait pas un du revenu (sans qu’il soit précisé lequel). L’Allemagne, qui verse cette taxe au Les États membres devront avoir adapté mot sur les plateformes Filmförderungsanstalt, ponctionne 1,8 % aux entreprises qui génèrent moins de leur législation nationale au plus tard en de vidéo à la demande. 20 millions d’euros par années, et 2,5 % septembre 2020. La Commission euro- péenne doit préciser ce qui sera mesuré : duction, et Netflix a déjà collaboré avec 13 à celles qui sont au-dessus. « il y a beaucoup de questions ouvertes, sociétés. L’entreprise emploie 13000 comé- Quelles que soient les législations natio- explique patiemment Oliver Gerber, juriste diens et techniciens, un chiffre que le CEO nales déjà en vigueur, la directive euro- à la division Médias de l’OFCOM (L’Office Reed Hastings espère doubler cette année péenne s’appliquera à toutes les grandes fédéral de la communication) et spécialiste selon Variety. Cela dit, Netflix n’est pas non plateformes, y compris européennes, même des questions internationales. Comment plus aveuglement favorable aux législations si de nombreuses exceptions sont prévues : va-t-on compter ce pourcentage ? Est-ce européennes : lorsque l’Allemagne a mis « On ne peut pas demander à une plate- 30 % du temps disponible ou 30 % des en place un système de taxe pour les plate- forme qui ne diffuse que du cinéma de œuvres dans le catalogue ? » formes de vidéo à la demande, l’entreprise Bollywood de respecter cette taxe », précise a attaqué l’État en justice. La firme a perdu Oliver Gerber avec un certain humour. Sky Ce ne sera a priori pas un problème pour en mai 2018 et doit payer rétroactivement Deutschland et sa responsable des affaires Netflix, dont le siège social européen est aux sur ses revenus allemands depuis 2014. publiques Eva Flecken assurent avoir « un Pays-Bas et qui a inauguré officiellement en avril un centre de production gigantesque Compétition ou complémentarité ? catalogue diversifié, avec du contenu euro- à Madrid. « Je dirais, avance Eric Sheridan, péen, qui est très important pour nous. que le contenu local est moins cher que les Certains pays sont en avance sur l’Union et Nous avons des coopérations avec tous les standards hollywoodiens. Il rend Netflix utilisent déjà des mécanismes pour obliger grands studios en Europe et en Suisse » en désirable parce que ce contenu résonne les plateformes à financer leur production plus des séries originales produites directe- avec le public. Je ne sais pas si 30 % est le nationale : la France, l’Allemagne, l’Italie, ment par Sky. Le groupe ne communique bon chiffre, mais produire localement est le Danemark et la partie flamande de la pas sur son catalogue mais assure que le en accord avec leur stratégie. » L’Espagne, Belgique ont des systèmes contraignants palier de 30 % ne sera pas un problème : et sa capacité à toucher le monde hispa- y compris pour les diffuseurs hors de leur « Nous avons maintenant besoin de savoir nophone, a certainement récolté les fruits territoire. La France, pionnière, impose ce qu’on entend par œuvre européenne, de ces investissements. Quarante copro- une taxe de 2 % sur les revenus publici- d’obtenir les informations de la part des ductions sont en développement ou en pro- taires et les abonnements, à verser au sociétés de production. » » 6 CultureEnJeu n°62
Le but des législateurs est clairement de Le milieu audiovisuel s’est ainsi mobilisé légitime qu’elles doivent également contri- soutenir les industries locales, mais en en rang serré pour défendre ses intérêts buer à la diversité de l’offre. » On mesure le forçant les plateformes globales à diffu- et souligner le manque de vision du pro- fossé qui sépare les adversaires. ser du contenu européen, ne risque-t-on jet. Cinéforom se réjouit que l’État voie la Une préoccupation revient dans l’argu- pas d’accentuer la compétition avec les nécessité de s’adapter aux nouveaux usages mentaire de tous les acteurs de la branche télévisions nationales qui se distinguaient audiovisuels, mais constate que la flèche audiovisuelle : la compatibilité du projet justement avec ce type de contenu ? « Le manque sa cible : « Nous avons vite déchan- avec la directive européenne. « Pour l’instant paysage médiatique change constamment té quand nous avons vu que vous n’étiez le projet de loi ne prévoit pas de compati- et ce dans quoi nous investissons - et allons manifestement pas disposés à concrétiser bilité absolue avec la directive européenne, continuer d’investir - est le contenu local, effectivement ce point de vue dans la loi. » répond Oliver Gerber, ce qui ne veut pas quoi que fasse la concurrence, assure Eva Cinésuisse continue dans la même veine : dire qu’on ne le discute pas. » Il ajoute que Flecken, balayant la question. On parle ici « Les nouvelles offres de médias en ligne ne toute négociation avec l’UE reste difficile de gros budgets : notre but est de produire seraient soumises à la loi que si un man- tant que la question de l’accord-cadre n’est jusqu’à huit séries comme « Babylon Berlin », dat de service public était défini. Bien qu’il pas réglée. Ce blocage impacte aussi les « Das Boot », « der Pass » ou « 8 Tage » par existe des exigences minimales pour tous discussions sur une possible réintégration année. » Elle ajoute encore qu’acheter des les programmes de télévision linéaire avec de la Suisse au programme MEDIA. droits ou produire de A à Z est très différent ou sans mandat, vous êtes d’avis que rien et que lorsque Netflix produit en Europe, de tel n’est nécessaire dans le secteur en Lorsque le chef de la section film Ivo c’est encore à petite échelle. Pour rentrer ligne, même d’un point de vue culturel. » Kummer a évoqué la question du streaming dans leurs frais, et en adéquation avec leur Une disparité qui irrite, alors même que la aux Journées de Soleure 2019, il suggérait modèle d’affaire, les géants de la vidéo à tendance pointe toujours plus clairement que les services de streaming payent un la demande ont intérêt à posséder l’inté- vers la délinéarisation, y compris des offres impôt de 4 % sur les revenus générés en gralité des droits et non à les partager avec traditionnelles. Suisse. Ce chiffre représente le double de les télévisions nationales. Ces dernières (de ce que l’Europe a mis en place et, à l’heure Les opérateurs comme Swisscom ou UPC la Grande-Bretagne à la Suisse) préparent actuelle, est totalement absent du projet de critiquent l’étendue du projet et les pouvoirs leurs propres plateformes de streaming (lire loi, piloté par l’OFCOM. qui reviendraient à l’État. Suissedigital, l’as- en page 8). sociation des réseaux de communications La procédure de consultation désormais Enfin, comment la production de pays non rejette vivement l’ensemble du projet, accu- close, les 253 prises de positions doivent membres de l’UE sera-t-elle considérée ? sant carrément la Confédération de se plier être évaluées par l’OFCOM. Le Conseil « La définition d’œuvre européenne inclut aux désirs hégémoniques de la télévision fédéral devrait s’exprimer d’ici la fin de tous les pays partenaires de la Convention publique. La SSA souligne avec une cer- l’année. Une chose est sûre, il reste du tra- du Conseil de l’Europe sur la télévision sans taine ironie que le modèle d’affaires de ces vail : ceux qui espéraient une riposte poli- frontières, qui comprend le Royaume-Uni et entreprises repose sur l’existence même de tique à Netflix et aux GAFA devront encore la Suisse », indique Olivier Gerber. contenus audiovisuels, « il serait dès lors attendre. PS La Suisse loin derrière La Confédération, justement, prépare sa nouvelle Loi sur les médias électroniques, qui remplacera la Loi sur la radio et la télé- vision, et devrait élargir le mandat de ser- vice public au-delà de ses limites actuelles. Pourtant, le texte soumis à consultation ne comprenait pas un mot sur les plateformes de vidéo à la demande. « Le projet actuel TU AS MOINS DE 21 ANS ? ne contient pas de mesures similaires à celles qui concernent les offres linéaires », confirme Oliver Gerber à l’OFCOM, soit une obligation de réinvestissement de 4 %, déjà présente dans la LRTV. Lors de la consultation, la SSA (Société suisse des auteurs) n’a pas manqué de pointer une « inégalité de traitement entre fournisseurs de programmes de télévision et fournisseurs en ligne. » Pourquoi cette absence criante ? « C’est une question poli- tique de compromis entre les différents intérêts, soupire Oliver Gerber. Je peux imaginer qu’il y a des acteurs sur le mar- ché suisse qui souhaitent une taxation, mais d’autres affirment que cela empêcherait les plateformes de travailler. » #AGCulturel 5 cantons- 200 lieux - 3000 événements www.abo-20-100.ch CultureEnJeu n°62 7
› La guerre des plateformes En 2020 la SSR ripostera en lançant une plateforme nationale Propos recueillis par Chantal Tauxe Face à la concurrence de Netflix, le patron de la SSR, Gilles Marchand, ne reste pas les bras ballants. Il veut augmenter les moyens à disposition de la production suisse. Les émissions seront plus fréquemment sous-titrées à l’intention des autres régions linguistiques. Interview. Gilles Marchand, regardez-vous originale, et enrichir son catalogue qui est pourra pas voir Arena en direct des séries sur Netflix ? quasiment monothématique, puisqu’il n’y a avec des traductions ? Oui. Je viens par exemple de commencer presque que de la fiction, à part quelques Même si les logiciels de speech to text sont la deuxième saison de « Suburra », une série documentaires. de plus en plus performants, le débat poli- qui mêle Vatican, politique et mafia. Il y a tique restera sans doute l’exercice le plus dif- Et quand vous avez vu la richesse une résonance avec ce que vit actuellement ficile, parce que c’est extrêmement rapide, et la classe politique italienne. Dans la série, de traduction, est-ce que comme de surcroît, pour ce qui concerne Arena, en pour gagner les élections, un candidat, his- patron d’une SSR, qui se qualifiait suisse allemand. De grandes sociétés de ser- toriquement propre, accepte la corruption autrefois d’idée suisse, vous ne vices, comme Swisscom, étudient le speech et choisit son camp, en l’occurrence une vous êtes pas dit que l’on aurait to text pour leurs centres de traitement des droite populiste. Il instrumentalise des actes pu être plus courageux en matière appels. Une des plus grandes difficultés racistes contre des personnes migrantes, de traduction-adaptation des aujourd’hui pour ces sociétés c’est d’arriver alors que des clans mafieux transforment à franchir la question du dialecte. En français, programmes de nos régions en italien, ce n’est pas un problème. Donc leur accueil en business. Les bonnes séries nous apprennent beaucoup de choses sur linguistiques ? je pense qu’il peut y avoir des progrès dans les réalités politiques, sociales, économiques Justement nous y travaillons. En 2020, la SSR l’automatisation. Mais ce serait téméraire et culturelles du pays dans lequel elles sont lancera une plateforme qui proposera notre de promettre la traduction simultanée pour fabriquées et diffusées. C’est une des raisons production propre non plus par région lin- demain. pour lesquelles nous voulons investir plus de guistique mais par thème avec un système Ce projet de plateforme a déjà moyens dans les séries, afin de raconter la de sous-titrage. Ce sera un enrichissement un nom ? Suisse différemment. considérable de notre offre. J’ai ce projet en tête depuis que je suis en fonction ici à Berne. Non, pas encore. Ce projet de plateforme Vous êtes abonné à Netflix Mais un tel projet demande un peu de temps digitale rapprochera la SSR de son coeur depuis quand ? pour se concrétiser. d’activités. C’est un point important : jusqu’à 2 ans. maintenant la relation entre le public et la Ce sera du sous-titrage, pas SSR est passée exclusivement par les chaînes Alors justement vous êtes abonné encore de la traduction ? régionales. On est en relation avec la SRF, la Netflix et patron de la SSR… Cela dépendra des contenus. Mais il faut RTS, on était avant en relation avec la TSR, Je surveille la concurrence (rires) et je ne distinguer les choses. Dans le flux linéaire on reçoit la RSI etc. Et c’est bien ainsi : la regarde pas que cela ! en TV, aux heures de grande écoute, il faut proximité culturelle est une des clés du suc- pouvoir assurer le doublage car on ne peut cès. Mais en même temps, quand la SSR est … qu’est-ce que vous avez appris pas imposer au public du sous-titrage. Dans interpellée ou contestée par le biais d’initia- de ce phénoménal succès, com- tives, quand on discute de son financement, une logique à la carte par contre, le sous-ti- ment l’analysez-vous notamment on parle toujours de la SSR et moins des enti- trage avec la langue originale fonctionne tés régionales. Mon intention est de redon- par rapport à ce qu’auraient pu, très bien et permet de découvrir des pro- ner à la SSR un peu plus de sens tangible. dû, faire les télévisions de ser- grammes aujourd’hui inconnus, c’est ce qui Comment y parvenir ? En se rapprochant de vice public ? fait le succès de Netflix. notre cœur d’activité, qui est le programme. Le succès de Netflix tient à deux facteurs : Techniquement, c’est un défi même si, grâce Avec une nuance importante : je n’entends l’expérience-utilisateur et la taille critique. à l’intelligence artificielle, les systèmes de tra- pas produire ici à Berne, mais utiliser la L’entreprise a été la première à travailler duction automatique progressent. production des régions et la reproposer, de sur la recommandation, basée sur l’expé- manière transversale. Cette plateforme aura rience précédente. Ensuite, elle a atteint une Donc, dans un avenir pas trop un nom qui signifiera la SSR, je ne sais pas telle taille qu’elle peut désormais facilement lointain, on pourra revoir Arena encore exactement quoi, mais qui embras- acquérir des fonds, faire de la co-production avec des sous-titrages, on ne sera l’ensemble des régions suisses. » 8 CultureEnJeu n°62
Gilles Marchand romande en une seule et même entre- prise. Il assure divers mandats au sein ciologie de l’Université de Genève, il a débuté sa carrière professionnelle en Gilles Marchand a été nommé de conseils d’administration et institutions 1985 dans l’édition de livres, puis a re- Directeur général de la SRG SSR telles que TV5 Monde (administrateur), joint la Tribune de Genève où il s’est oc- en novembre 2016. l’Union Européenne de Radio-Télévi- cupé notamment des études de lecteurs. Il a pris la tête de l’entreprise le 1er oc- sion-UER (membre du Conseil exécutif Après une expérience de deux ans dans tobre 2017. Auparavant de 2001 à 2009, et Comité du personnel), l’Université de une société de conseil spécialisée dans la il a exercé la fonction de Directeur de Genève (membre du Conseil d’orien- presse, Concept Media, il a rejoint Rin- la TSR (Télévision Suisse Romande). Il tation stratégique). Il a aussi siégé au gier Romandie en 1992, pour en diriger a pris la direction de la RTS (Radiotélé- sein de la Commission Fédérale des les études et le marketing, puis pour en vision Suisse) en 2010 après avoir fu- médias de 2013 à 2017. Né à Lausanne prendre la direction de 1998 à 2001. sionné la radio et la télévision suisse en 1962, titulaire d’un Master en so- C.T. Idée suisse, par exemple ? fondamentalement une logique de réex- été libérés par les pays partenaires, dont la (Il rit). Pourquoi pas ? L’idée ne m’est pas tota- position de nos programmes, alors que les Suisse, respectivement la RTS. Quand nous lement étrangère. acteurs privés cherchent à vendre leur pro- y plaçons « Temps présent », « Mise au point », gramme dans plusieurs zones territoriales. ou « Passe-moi les jumelles », nous repro- Pourquoi ne pas viser d’emblée Et là commencent les difficultés des plate- posons des productions propres, diffusées une plateforme européenne, ne formes européennes. C’est la raison pour dans le monde entier. Théoriquement, cette sommes-nous pas dans les bons laquelle aujourd’hui il y a beaucoup d’effets chaîne est la plateforme la plus puissante réseaux européens, parce que d’annonce et peu de réalisations concrètes. de reproposition au monde et elle touche n’appartenant pas à l’Union Objectivement, l’harmonisation des droits 300 millions de personnes. Pour l’instant, il relève souvent du casse-tête. s’agit de télévision linéaire, mais rien ne dit européenne ? que TV5 ne pourrait pas basculer dans une Ce n’est pas le problème. L’écueil relève des Vraiment ? logique à la carte. droits des programmes. Sur ce plan, en tant Prenons quelques exemples. En France, le que Suisses, nous avons les mêmes pro- projet Salto vise à réunir sur une même Et pour la fiction ? blèmes et les mêmes avantages que n’im- plateforme les opérateurs privés et publics C’est plus difficile. Si nous programmons une porte quel autre pays en Europe. La difficulté afin d’essayer de maîtriser les droits terri- fiction suisse sur TV5 Monde, nous devons est la suivante : la grande majorité des pro- toriaux. En Suisse, il n’y a pas vraiment de obtenir des coproducteurs une libération de ductions de fiction sont des coproductions, diffuseurs privés qui investissent dans la fic- droits Cela signifie que je leur demande de qui sont financées par des acteurs publics et tion comme TF1 ou M6 le font en France. me céder les droits pour les mettre ensuite à privés. Les intérêts des coproducteurs ne sont Notre marché est trop petit. S’entendre au disposition de TV5. Ce faisant, la capacité pas toujours les mêmes. En clair, si je produis niveau international supposerait de trouver de revendre ladite fiction à l’étranger dans à 100 % le contenu, que je maîtrise les droits des accords avec d’autres opérateurs natio- des marchés où TV5Monde est présente à 100 % et que je décide de l’échanger avec naux, soumis à une autre régulation de leurs est sérieusement entamée. Et comme TV5 mon collègue de la RTBF, sur la base d’un droits. C’est très complexe. Citons encore le Monde est mondiale, ce n’est pas évident contenu qu’il a lui-même produit à 100 %, projet d’alliance lancé par ARD, FranceTV et pour nous d’y exposer des fictions swissmade nous pouvons facilement les mettre sur une Rai, qui doit régler ce type de problème. Pour surtout lorsqu’elles sont récentes. Après un même plateforme. Mais si je souhaitais l’instant, ils essayent de faire de la coproduc- certain temps, on peut renégocier des droits. mettre « Quartier des banques » avec « La tion ensemble en maîtrisant les droits dès le Avec TV5 Monde, les opérateurs historiques trêve », deux séries co-produites avec des pri- début. Mais j’aimerais terminer ce petit tour francophones ont depuis longtemps trouvé vés, il faudrait que ceux-ci soient convaincus d’horizon de la complexité par un exemple une solution pertinente de reproposition par le même intérêt stratégique. Or, comme absolument fantastique : TV5 Monde. commune. Le seul débat aujourd’hui est : télévisions de service public, nous sommes La chaîne agrège sept programmations et peut-on avoir cette même logique sur une dans une logique de reproposition, qui est rassemble des productions dont les droits ont plateforme digitale à la carte ? » CultureEnJeu n°62 9
› La guerre des plateformes Que dire aux producteurs suisses Suisse. Je pense que nous avons dans cette nous ont soutenus pendant No Billag se sont qui doivent se mouvoir dans cet stratégie un intérêt commun avec la branche. battus pour préserver la SSR telle qu’elle était. environnement complexe ? Nous avons pensé qu’en coupant dans les Revenons au projet de plate- infrastructures notamment dans l’immobilier, Premier point : la SSR a la ferme intention forme de la SSR, qui n’a pas nous pourrions économiser tout en préser- d’augmenter le volume de production, donc encore de nom : que ferez-vous vant au maximum l’offre de programmes et les fonds à disposition de la branche, pour des données collectées sur les aussi les emplois. Mais nous nous heurtons produire plus de fictions et plus de séries. En habitudes des utilisateurs, les à de fortes résistances, liées à la défense des raison de la diversité linguistique, on a eu commercialiserez-vous ? implantations hyper locales de la SSR. Les de la difficulté depuis toujours à avoir un marges de manœuvre sont super étroites, niveau conséquent de productions natio- Aujourd’hui, parmi les médias de service alors que les défis, comme on vient de le nales. On avait une production alémanique, public, il y a trois grandes écoles. La pre- voir sont énormes. J’aimerais en citer un der- romande mais pas nationale au sens fran- mière est celle de ceux qui ne font rien et nier. Après la vague de la vidéo à la carte çais ou allemand. Ces petits volumes ont ne récoltent aucune donnée. La deuxième arrive celle de l’audio à la carte. Nous allons des effets collatéraux par exemple pour le famille, telle la RTBF par exemple, oblige les passer de la recherche tactile de contenus à monde des auteurs : c’est très difficile de vivre utilisateurs à s’inscrire pour suivre les pro- la commande vocale. La grande bagarre de sa plume. Pareil pour les autres métiers grammes, avec un potentiel de commercia- qui s’annonce dans les coulisses concernera indépendants. Produire plus en volume et en lisation. La RTBF s’engage toutefois à publier notamment les assistants vocaux qui repro- qualité, à l’instar des pays scandinaves ou une fois par an son algorithme et à indiquer poseront les contenus : qui sera en tête de des Belges, suppose que nous investissions comment les données ont été utilisées. Une liste ? Quand on demandera « que se passe- troisième approche est celle dans laquelle plus d’argent dans la fiction. Deuxième axe : t-il en Algérie avec M. Bouteflika ? », que s’inscrit la SSR. Nous collectons uniquement nous voulons monter nos productions de recevra-t-on ? Le dernier sujet de « Forum » les données utiles, avec l’accord explicite des manière beaucoup plus organisée, simulta- ou bien une agrégation de la Silicon Valley utilisateurs et ces données servent seulement née et forte dans les différentes régions. Et mal traduite en français ? Nous devons nous à améliorer leur expérience, en leur propo- là, nous allons introduire la synchronisation. préparer à cela. C’est pourquoi il est crucial sant des programmes ciblés sur les goûts En clair, si on réalise demain une série pour de disposer de centres d’innovation digitale, exprimés. On ne commercialise pas ces la RTS, on fera en sorte qu’elle soit doublée comme nous les avons créés à l’EPFL et à données. Dire ce qui se passera dans cinq pour être disponible tout de suite sur la RSI ou dix ans, bien malin celui qui peut prévoir. Zurich. Nous ne pouvons pas rester immo- et SRF, et vice versa. Nous voulons créer J’en profite pour mentionner qu’on est en biles. des rendez-vous de fictions suisses réguliers, discussion avec les éditeurs sur un projet de doublés pour la diffusion broadcast, doublés login sécurisé de sorte que quelqu’un qui La classe politique qui doit plan- ou sous-titrés pour la diffusion VOD. C’est s’est inscrit une fois sur la plateforme d’un cher sur une nouvelle loi sur les une stratégie beaucoup plus offensive, beau- éditeur puisse avoir accès au programme médias a-t-elle capté l’ampleur coup plus concertée, de valorisation de la de la SSR et vice versa. Sous réserve, pour la de ces défis ? production suisse. Je rêve d’avoir une case SSR, que le login soit libre et que la non com- Nous nous efforçons d’expliquer ces enjeux. hebdomadaire dans laquelle nous pourrions mercialisation des données soit respectée. Mais il y a d’autres réalités politiques, des montrer de la production suisse de fiction, en rapports de force entre médias, qui pour cer- provenance de toutes les régions. Pour contrer la concurrence tains ont intérêt à ce que la SSR n’évolue pas non seulement de Netflix mais trop vite dans le monde digital. Nous devons Mais quid de la question aussi des GAFA qui pompent les aussi en tenir compte. des droits ? revenus publicitaires, la SSR dis- Pour ce qui concerne la cession des droits, pose d’un budget bloqué. Ne se Taxer les GAFA, est-ce que ce nous allons travailler avec les producteurs dirige-t-on pas dans une spirale ne serait pas une piste pour privés, afin de trouver des solutions satis- d’appauvrissement ? redonner un peu d’air à tous les faisantes, innovantes pour reproposer aussi professionnels des médias et de Bien sûr, c’est un risque immense, le risque les contenus de fiction sur nos plateformes la production audiovisuelle ? numéro un. La situation est très simple. On numériques. On va faire des essais, des a maintenant une redevance plus basse qui Je pense qu’il va falloir trouver des solutions expériences. Tout cela sera concerté avec la représente un manco net de 50 millions de de financement tierces, car sinon on n’ar- branche dans le cadre du Pacte de l’audio- francs par rapport à l’exercice précédent. rivera pas à relever les défis. L’UE explore visuel. Je suis sûr que nous y parviendrons Nos recettes de redevance sont gelées et un modèle de taxation des GAFA, la Suisse car quel est l’enjeu ? C’est la différenciation. ne peuvent plus épouser l’évolution de la pourrait s’en inspirer. Mais le débat est loin Comment est-ce qu’on peut lutter contre population. Dans notre modèle de finance- d’être tranché. Et les positions européennes Netflix Amazone prime ou Apple ? En pro- ment, les publicités tv ne peuvent pas accom- ne peuvent pas être que défensives. Il y a posant ce que le public ne trouvera vraisem- pagner les programmes sur la distribution aussi en Suisse le débat sur les fenêtres publi- blablement pas ou rarement sur des plate- digitale. Sans compter que des pertes de citaires : en quoi pourraient-elles contribuer à formes internationales ou sur les chaînes publicité sont de plus en plus significatives. la production locale, qui était, rappelons-le, françaises, allemandes, italiennes. Il nous Aujourd’hui le chiffre d’affaires brut des le fondement de leur accès au marché Suisse faut des séries ancrées dans les réalités hel- fenêtres publicitaires étrangères dépasse dans les années 90 ? De même, est-ce que vétiques, avec un fort pouvoir d’identification les 300 millions de francs. C’est plus que ce les opérateurs télécoms suisses, qui vendent à ce qui se passe dans le pays. Je précise que la SSR arrive à générer. Dès lors, notre par abonnements des accès à des contenus que cette volonté d’ancrage n’a rien à voir option actuelle est de nous créer des marges que d’autres fabriquent, pourraient aussi avec une logique de repli. Nous avons par de manœuvre puisque aucune croissance s’engager dans la production autrement exemple un projet intéressant de fiction qui des recettes n’est possible. Nous avons donc qu’en achetant les droits de programmes s’appelle « cellule de crise » sur les activités du lancé un plan d’économies de 100 millions sportifs ? La Suisse doit vraiment se deman- CICR en lien avec d’autres pays. C’est aus- de francs. Mais c’est subtil d’augmenter l’effi- der comment elle entend financer l’ensemble si une ouverture au monde, mais depuis la cience alors qu’une bonne partie de ceux qui de sa politique des médias. CT 10 CultureEnJeu n°62
Netflix chamboule l’économie fragile des auteurs Par Mehdi Atmani Partout où elle produit, la plateforme dicte sa loi, du scénario à la réalisation en passant par la rédaction du contrat. Si les investissements de Netflix créent un appel d’air qui bouscule petits et grands écrans, ils fragilisent aussi l’écosystème des créateurs, notamment la conception du droit d’auteur.Témoignages. T adaaam ! Dans le salon familial A 44 ans, le Lausannois exilé à New York vitesse supérieure. Pour « Stray Bullet », il de son appartement de Brooklyn, depuis 2002 est une plume bien connue drague ouvertement Netflix en calibrant le jingle sonore emblématique de des lecteurs de 24 Heures et de la Tribune la narration, le style du film, jusqu’à son Netflix lui procure à chaque fois de Genève. Il attrape le virus de la pro- sujet, pour la plateforme. « Mon ambition une petite émotion. Le journaliste, auteur, duction documentaire sur le tard grâce était plus commerciale que festivalière. producteur et réalisateur suisse Jean- au réalisateur et photographe suisse Je voulais que le film soit vu par le plus Cosme Delaloye ne s’en cache pas, il a Nicolas Pallay. Nous sommes en 2004, grand nombre. » Tourné en 2017 et pro- tout fait pour que son dernier film « Stray Jean-Cosme Delaloye et son compère duit par la société genevoise Tipi’mages, Bullet » figure dans le catalogue de la s’immergent avec leur caméra dans une le documentaire nous immerge dans la célèbre plateforme américaine. « Jusqu’à prison de Louisiane où, chaque mois d’oc- violence des gangs à Paterson dans le New Jersey. Coproduit par la RTS, ce présent, je présentais mes films documen- tobre, les détenus participent à un rodéo. troisième documentaire était au pro- taires dans de nombreux festivals. Mais gramme de l’édition 2018 de Soleure. l’histoire s’arrêtait là, se souvient-il. Pour Netflix est un « stample » Si le film a tous les arguments pour « Stray Bullet », je rêvais du succès com- mercial avec l’ambition personnelle, dès qui fait son petit effet toucher le public américain, il doit encore charmer Netflix. Au jeu de la le début, de le proposer sur une de ces dans les médias. séduction, la plateforme se montre dif- grosses plateformes de streaming. » ficile : « C’était un long processus d’ap- Le journaliste accouche de son premier proche, qui a pris plus de 8 mois avant la documentaire qui sera diffusé dans Temps signature, raconte Jean-Cosme Delaloye. Présent. L’élément-clé réside dans la recherche d’un agent aux États-Unis qui s’implique Recherche de visibilité et négocie avec Netflix. » Le réalisateur Ses débuts dans le documentaire sont n’aura jamais de relations directes avec approximatifs. Jean-Cosme Delaloye la plateforme. Netflix finit par signer et tâtonne, puis se lance sans filet au sort le film en juillet 2018 dans son bou- Nicaragua pour filmer la survie de trois quet documentaire. « Stray Bullet » n’est femmes dans la Chureca, la plus grande pas une locomotive pour la plateforme, décharge d’Amérique centrale. « By My souligne Jean-Cosme Delaloye : « Je veux Mehdi Atmani Side (A Mi Lado) », son premier film dire par là que c’est à nous d’en assurer Journaliste indépendant de 35 ans documentaire, autofinancé avec sa carte la promotion. » Les résultats d’audience, spécialisé dans l’analyse Visa, sort en 2011. « C’était long, parfois tout comme le montant des contrats, sont des conséquences économiques, pénible, mais cette première expérience confidentiels. Impossible de connaître le sociétales et culturelles engendrées a été formatrice », explique Jean-Cosme succès du film sur la plateforme. par les nouvelles technologies Delaloye. Elle lance la machine. En 2014, Peu importe, Netflix est un « stample » qui de l’information. Fondateur le journaliste réalise « Riding The Death fait son petit effet dans les médias. Jean- de Flypaper en 2016. Cette agence Train », un court-métrage documentaire, Cosme Delaloye décroche plusieurs inter- de production éditoriale | web | puis « La Prenda (The Pawn) » en 2015. views dans la presse professionnelle amé- print | TV collabore avec Le Temps, Gonflé à bloc par les succès dans les fes- ricaine. Les réseaux sociaux complètent la la RTS et PME Magazine. tivals, Jean-Cosme Delaloye passe à la promotion. En tant qu’auteur, le Suisse ne » CultureEnJeu n°62 11
› La guerre des plateformes touchera aucun droit de la part de Netflix : jet aux États-Unis. J’ai pitché chez HBO, public va défendre des formes de narra- « Il faut être également producteur pour Showtime, AMC et Sony où les processus tion diverses. Avec les plateformes, il y a espérer des rentrées d’argent. Je le savais sont très clairs. On défend le projet, puis le risque de tomber dans le mainstream. dès le départ. Mon ambition n’était pas on a une réponse trois semaines plus A l’inverse, c’est extrêmement bénéfique financière. J’étais d’abord intéressé par tard. Chez Netflix, c’était plus nébuleux. de pouvoir écrire pour d’autres. » la visibilité offerte par Netflix. Maintenant J’ai rencontré des gens chez eux à Los que j’ai un pied dans la porte, je peux Angeles, mais sans qu’on m’indique un me positionner sur le prochain film dont quelconque processus de sélection. Je Le service public va la sortie est prévue en automne 2019. » me rappelle avoir dû envoyer le projet à défendre des formes Jean-Cosme Delaloye ne cache pas son plusieurs personnes en interne sans savoir envie de coproduire avec la plateforme, quel serait le sort du dossier et la suite à de narration diverses. c’est pour se rapprocher d’elle qu’il pré- donner. » pare un déménagement sur la côte ouest. Il ajoute : « Ce flou est simplement symp- Avec les plateformes, il « Station Horizon » sur Netflix tomatique d’une entreprise qui est pro- y a le risque de tomber gressivement en train de mettre en place Pierre-Adrian Irlé a produit et réalisé son mode de fonctionnement. C’est une dans le mainstream. « Station Horizon », une série phare de la RTS diffusée en 2015. Cette fiction aux société très jeune qui a grandi très vite en Elle ajoute : « Je n’ai jamais été solli- allures de western moderne, tournée en évitant volontairement l’écueil d’installer citée par ces plateformes pour écrire, Valais, a intégré le catalogue de Netflix : trop de processus internes. Elle veut rester mais dans nos réunions entre auteurs, « Je ne suis pas en négociation directe avec une grosse start-up qui ne compte pas nous trouvons bien de casser ce duo- Netflix, prévient Pierre-Adrian Irlé, les rigidifier sa structure. Cela comporte des pole en Suisse. Je veux dire par là que choses sont plus compliquées que cela. » avantages et des inconvénients ». si « Quartier des banques » existe grâce En tant que producteur, Pierre-Adrian Irlé Selon Pierre-Adrian Irlé, cette attitude est au soutien financier de la RTS, c’est tout a confié les droits de « Station Horizon » àau cœur de l’ADN de Netflix. D’ailleurs, de même une bonne chose que d’autres la société de distribution internationale le producteur et réalisateur voit d’un très acteurs financent du documentaire et de Banijay pour les territoires hors de Suisse,bon œil la révolution en cours sur le mar- la fiction. A l’avenir, on peut très bien ima- ché de la production audiovisuelle. giner écrire pendant deux ans pour la RTS, En dominant la production « La période que nous traversons est puis Netflix, puis Amazon Prime ou Hulu. absolument passionnante. Beaucoup Les auteurs suisses ont de plus en plus audiovisuelle en ligne, les de personnel de Netflix vient des envie de s’exporter. Beaucoup tentent le studios et câbles américains : ils plateformes de streaming apportent à la plateforme le savoir- grand écart de raconter quelque chose de local avec une portée universelle. Si imposent la conception faire de la production originale. Car si les Américains le font très bien, on doit aujourd’hui, un diffuseur inaugure un en être capable. » américaine du droit d’auteur. nouveau canal de diffusion, ce sera La série « Quartier des Banques » est le une plateforme. » Pierre-Adrian Irlé ne contre un revenu minimum garanti. « Les dira pas le contraire, il vient d’être nommé « produit » parfait pour ce type d’exercice. distributeurs comme Banijay ont souvent pour chapeauter la future plateforme de « Nous avons coproduit la série avec la un intérêt commercial à vendre une série, streaming de la SSR. Belgique. Au moment de l’écriture, nous avons fait en sorte de donner à la série territoire par territoire, et directement à cette ambition internationale, précise des chaînes TV. C’est beaucoup plus pro- Les risques pour la diversité Stéphane Mitchell. La série est très suisse. fitable qu’un accord multi-territorial avec A l’instar de Jean-Cosme Delaloye et Netflix, pour une série déjà produite. » Pierre-Adrian Irlé, nombreux sont les L’intrigue se niche dans une banque gene- voise. Mais dans la forme et sur le fond, Dans le cas de « Station Horizon », Banijay autrices et les auteurs suisses à lorgner il fallait que cette histoire puisse avoir a vendu la série en Australie où elle a bien du côté des plateformes de streaming. de l’ampleur pour un public étranger. » marché. Puis à Sony pour l’Asie Centrale Mais comment travaille-t-on avec ou Pari gagné, même si sa diffusion sur la et la Russie (CEI). « Ils ont ensuite tenté de pour Netflix ? Comment répondre aux plateforme Amazon Prime soulève l’épi- négocier avec Walter Presents (Channel 4) nouveaux enjeux posés par ces plate- neuse question de la rémunération. « Je pour le Royaume-Uni. Mais cela n’a pas formes, notamment en termes de droits ne sais pas encore ce que cela veut dire abouti. Ils ont donc décidé de proposer d’auteur et d’indépendance ? En Suisse, en termes de droit d’auteur. » un paquet de territoires à Netflix, dont tous les auteurs et scénaristes se posent les États-Unis », explique Pierre-Adrian ces questions et se positionnent entre Le casse-tête du droit d’auteur Irlé. « Il faut dissocier une série totale- enthousiasme et scepticisme. Stéphane Mitchell met le doigt sur le fond ment produite localement puis vendue à A Genève, Stéphane Mitchell a scénari- du problème. En dominant la production Netflix d’une série coproduite avec le site sé la série à succès de la RTS « Quartier audiovisuelle en ligne, les plateformes de de streaming. « Station Horizon » n’est pas des banques », coproduite par TeleClub. streaming imposent la conception amé- une série Netflix. Elle est donc moins bien Les droits de la série ont été vendus ricaine du droit d’auteur. Un modèle qui positionnée qu’un produit de la plate- dans une douzaine de pays. Depuis fragilise l’écosystème des créateurs. Le forme. Netflix n’investit pas les mêmes le 1er décembre 2018, elle est diffusée droit d’auteur et le copyright sont sou- montants.» sur Amazon Prime. « En tant qu’auteurs vent confondus. Pourtant, ce sont deux romands, la Suisse est un petit marché dispositifs différents. Le droit français, par Quand le service public lorgne sur avec deux grands acteurs. Il y a la SSR exemple, considère que plusieurs auteurs les plateformes et le cinéma, constate Stéphane Mitchell. ont participé à l’œuvre audiovisuelle (scé- Le producteur et réalisateur de la série L’arrivée de nouveaux diffuseurs en ligne nario, dialogues, adaptation, réalisation, n’en est pas à son coup d’essai avec diversifie les perspectives. C’est à la musique) et le droit d’auteur rémunère les Netflix. « J’ai essayé de vendre un pro- fois très tentant et inquiétant. Le service personnes ayant contribuées à l’œuvre, » 12 CultureEnJeu n°62
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