La Lettre du Conseil - Ordre des avocats de ...

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La Lettre du Conseil - Ordre des avocats de ...
La Lettre
   du Conseil

N°68     02.2020
La Lettre du Conseil - Ordre des avocats de ...
LA LETTRE DU CONSEIL   N°68

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La Lettre du Conseil - Ordre des avocats de ...
Numéro 68

« J’aurais voulu être avocat c’est le
     plus bel état du monde. »

            — Voltaire
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LA LETTRE DU CONSEIL   N°68

L’ÉDITORIAL DU BÂTONNIER
Texte — Bât. Lionel Halpérin

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FÉVRIER 2020

Presque deux ans déjà !

Deux années extraordinaires pour moi et j’aimerais avant tout vous
remercier pour votre confiance et pour votre soutien sans faille.

Cela a d’abord été l’occasion pour moi de rencontrer ou de mieux
connaître de nombreux avocats de grande qualité qui contribuent
au rayonnement de notre barreau bien au-delà des frontières.
Cela a été également pour moi l’occasion de mieux appréhender
l’étendue et la qualité des activités mises en œuvre par l’Ordre des
avocats de Genève, qu’il s’agisse de formation, de service rendu à
la population, ou encore de soutien aux avocats qui, partout dans le
monde, font face à l’adversité et/ou à des régimes qui ne supportent
pas la contradiction.

Nous pouvons être fiers de ce qui est accompli par nos membres,
notamment par l’engagement des différentes commissions et du
Jeune Barreau qui font de notre barreau certainement l’un des plus
actif et des plus respecté d’Europe et probablement au-delà.

Ces constats réjouissants doivent toutefois être légèrement nuancés
par une inquiétude que j’ai déjà abordée il y a quelques mois, celle
qui a trait à l’incapacité grandissante de notre profession à absorber
les nouveaux arrivants. Si j’y reviens c’est parce que l’avenir et le
visage de notre profession dépendent de notre capacité à résoudre
cette équation. Notre barreau grandit et c’est certainement le
signe de sa vitalité et également de la relative bonne santé de
l’économie locale qui a su, mieux que d’autres, franchir le cap des
crises de ces dernières années. Néanmoins, force est de constater
que l’encombrement à l’entrée du stage ne faiblit pas, laissant des
candidats attendre parfois deux ans, voire plus, pour trouver une
place de stage, quand ils en trouvent, alors que la mise en place

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de la nouvelle Ecole d’avocature visait justement à permettre une
sélection plus tôt dans le cursus afin d’éviter des années perdues et
des désillusions tardives.

De même, l’encombrement à la sortie du stage, soit la difficulté pour
les collaborateurs nouvellement brevetés à trouver une place de
travail au sein de notre profession, porte en lui des risques encore
plus importants. Cet encombrement pousse de jeunes avocats qui
auraient souhaité poursuivre leur formation comme collaborateur
pendant quelques années avant de devenir indépendant, à se lancer
dans le bain de l’association alors qu’eux-mêmes ne se sentent pas
forcément prêts à assumer seuls la responsabilité de leurs dossiers.

Si de tout temps des avocats fraîchement brevetés se sont installés
à leur compte sans que cela ne pose d’ailleurs le moindre problème,
c’était jusqu’à présent principalement parce que ces avocats avaient
le souhait de s’assumer très tôt et se sentaient prêts à faire face
à ces responsabilités importantes. Le fait qu’aujourd’hui certains
choisissent cette voie par défaut, à savoir parce que c’est la seule qui
leur permet de rester au sein de cette profession qu’ils aiment alors
qu’ils auraient préféré être salarié pendant quelques années avant
de franchir ce cap, crée intrinsèquement le risque de voir certains
de ces avocats faire face à des difficultés économique, avec pour
corollaire une perte d’indépendance qui peut les amener à accepter
des mandats qu’ils auraient mieux fait de refuser. Parallèlement cela
fait également courir un risque sur la qualité du service fourni par les
avocats, puisque le manque de confiance en soi peut, aussi sûrement
que l’excès de confiance, péjorer la qualité du service voire entraîner
des erreurs évitables.

Face à ce constat alarmant, le Conseil de l’Ordre n’a pas chômé. Il a
participé activement aux discussions qui ont eu lieu au sein de l’Ecole

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d’avocature pour réfléchir une réforme de cette école de telle sorte
à ce qu’elle remplisse mieux le rôle qui lui a été confié. Je me suis
également ouvert de ces craintes auprès du Professeur Bénédict Foëx,
Doyen de la Faculté de droit, pour qu’une réflexion puisse également
être menée en amont, soit tout au long du cursus universitaire, afin de
mieux orienter les étudiants et de repenser également la sélection à
chaque étape qui précède l’entrée dans la profession.

Ces réflexions devront évidemment être menées avec délicatesse
et sans idées préconçues. Les améliorations seront probablement
amenées par petites touches et nécessiteront un effort commun
dans la durée mais la qualité du service apporté par les avocats est
à ce prix et il est de notre devoir d’y contribuer.

Au-delà de ce constat, et comme je l’ai indiqué plus haut, la vitalité
de notre Ordre est réjouissante et elle repose essentiellement
sur l’engagement de chacun de ses membres car c’est cet effort
collectif qui permet d’offrir les services de qualité auxquels nous
avons droit de prétendre. Cet effort est central pour améliorer
l’image de la profession.

A cet égard, rien n’est probablement plus important que
l’engagement de chacun d’entre nous à consacrer un peu de son
temps au fonctionnement de notre Ordre et en particulier au service
rendu à la population, notamment au sein de la Permanence
juridique, de l’Avocat dans la Cité ou de l’Avocat dans les écoles et
je ne peux qu’encourager chacun à s’engager pour que ces beaux
événements puissent continuer à être assurés au fil des ans.

Il est temps pour moi de laisser la plume à mon successeur qui
saura, je n’ai pas le moindre doute à ce sujet, reprendre le flambeau
et porter haut les couleurs d’un barreau extraordinaire.

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SOMMAIRE

Éditorial du Bâtonnier                                  4   Les honoraires : mode d’emploi                      40
Bât. Lionel Halpérin                                        Me Tano Barth

En un Coup d’Œil                                       12   Valorisation d’une étude d’avocats : critique       44
                                                            presque sérieuse d’un arrêt de la Cour de justice
Remise du prix Michel Halpérin                         14   Me Alia Chaker Mangeat
Me Marc Joory
                                                            Admissions                                          47
Procès en Mémoire : Le procès Nicole                   18   Juin – Octobre 2019
A l’ombre des treize morts du 9 novembre 1932
M. Jean-Noël Cuénod                                         Les Ruptures démographiques : un enjeu essentiel    50
                                                            pour la dynamique économique mondiale
Les Hasards heureux de la carrière : la vie après le   29   M. Christophe Donay
Barreau
M. Blaise Matthey                                           Greta Thunberg est-elle le visage d’un              52
                                                            totalitarisme vert ?
Le Dossier Spécial : Les avocats et l’argent           32       Réquisitoire
                                                                Me Bertrand Reich
L’Age d’or                                             34       Défense
Me Mitra Sohrabi                                                Me Uzma Khamis Vannini

Le revers de la médaille ou la difficulté de couvrir   37   Le Grand Entretien : Me Vincent Jeanneret           57
ses charges comme avocat indépendant                        Me Sébastien Desfayes et Me Olivier Sigg
Me Joëlle Becker

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La phrase qui a créé la polémique :

« Imposer aux organes législatifs une totale neutralité
confessionnelle met au surplus à mal le principe
démocratique, qui impose aux cantons de se doter
notamment d’un parlement élu au suffrage universel,
les membres du parlement – qui ne sont en Suisse pas
des professionnels – étant censés représenter différents
courants d’opinions, y compris religieuses. »

Communiqué de presse – Cour de justice, 26.11.2019

                                      En un Coup d’Œil
                Tous les faits marquants qui nous ont surpris, fait sourire
                             ou déçus en un simple coup d’œil.

                                                                « Celui que nous avons élu,
                                                                  à une très belle majorité,
     584,5                                                       a de magnifiques qualités,
                                                               que nous sommes heureux de
     millions                                                pouvoir honorer à travers ce prix.
         Le déficit du budget 2020                              Il s’appelle Alain Werner ».
           de l’Etat de Genève.
                                                                   Lire le discours de Me Marc Joory lors de la remise
                                                                          du prix Michel Halpérin : pages 12 — 15

 Un tremblement de terre frappe Rome le jour du Vendredi      Les Mongols de Gengis Khan                                 Naissance de
 saint. Des Juifs sont accusés de l’avoir provoqué et sont    brûlent et rasent Samarkand.                               Tomás de Torquemada.
 condamnés à mort par le pape Benoît VIII.

 1020                                                         1220                                                       1420
                                1120                                                          1320
                                Naissance de Vacarius, expert italien du droit civil          Fondation de l’empire
                                et du droit canonique et premier enseignant connu             Inca par Capac Yupanqui.
                                du droit romain en Angleterre.

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« Procureur Sillig — Estimez-vous qu’il était nécessaire
de tirer ?                                                        « La générosité est un
                                                                  industrieux emploi du
Fusilier — Oui.
Me Dicker — La foule aurait-elle eu le temps matériel
de se retirer ?

                                                                  désintéressement pour
Fusilier — Oui.
Me Dicker — Mais votre propre père, qui n’était pas
un émeutier, ne s’est pas retiré. Comment se fait-il ?

                                                                  aller plus tôt à un plus
Fusilier — Je ne sais pas où mon père a été tué. »

                                                                      grand intérêt. »
                                                                                             — La Rochefoucauld

                                                                     Lire le grand dossier sur l’Avocat et l’argent : pages 30 — 44

                                                                             « Dans l’exercice de ma profession,
                                                                                       j’ai très souvent eu un fort
                                                                                         sentiment d’imposture. »
                                                                                                                     Lire l’entretien complet
                                                                                                                    de Me Vincent Jeanneret,
                                                                                                                            en pages 56 — 60

     Lire la chronique de Jean-Noël Cuénod,
  « Le procès Nicole à l’ombre des treize morts
      du 9 novembre 1932. » Pages 16 — 26

                              102 puritains anglais débarquent                        Les premiers esclaves noirs
                              du Mayflower en Nouvelle-Angleterre.                    américains affranchis s’installent
                                                                                      à Christopolis (Monravia) au Liberia.

                              1620                                                    1820
  1520                                                       1720                                                        1920
  Luther brûle devant le bon peuple de Wittenberg la bulle   Les troupes chinoises entrent dans Lhassa.                  Introduction en Suisse
  Exsurge Domine, un livre de droit canon et les œuvres                                                                  de la semaine de travail
  de son contradicteur, le théologien Johannes von Eck,                                                                  de 48 heures.
  provoquant sa rupture définitive avec l’Église.

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Remise du prix Michel Halpérin
Texte — Me Marc Joory — Bât. Lionel Halpérin

L’ami, est un autre soi-même, nous dit Aristote,      de nos confrères les qualités, les valeurs et les
dans l’éthique à Eumède.                              promesses qui se retrouvaient toujours en Michel
                                                      Halpérin, régénérées en permanence à la source
Cette salle regorge d’amis de Michel Halpérin, qui    de l’amitié, de la littérature, et de l’amour des
ont tous vu, voulu voir, cherché et parfois trouvé    siens.
une parcelle d’eux-mêmes en lui, dans le miroir
qu’il tendait malgré lui à chacun d’entre nous.       Ces valeurs, dont certaines font partie de notre
                                                      serment, comme l’humanité, le courage, la
Je me souviens, comme jeune avocat, du moment         dignité, auxquelles il faut rajouter l’humour,
de la remise du prix du concours d’art oratoire.      l’élégance, Michel Halpérin les incarnait avec
Le Bâtonnier Marc Bonnant en était alors le           une exigence jamais prise en défaut, et avec
président, et remettait ce prix avec bonheur,         un naturel aussi évident que confondant, qui
délice et délectation, goulûment.                     confinait à l’excellence.

Mais avant de rentrer dans le vif du sujet,           Sens de l’humour, charme, un regard malicieux,
il rappelait, convoquait, toujours la mémoire         un talent de conteur, que voulez-vous il y a des
bénie de Michel Nançoz, lequel avait donné son        hommes qui ont tous les talents, toutes les
nom au concours, et nous disait combien cet           grâces, et, en cela, c’est d’une certaine façon un
avocat, parti beaucoup trop tôt, était un immense     hommage rendu à l’inégalité.
avocat, dont le talent scintillait, vivait au cœur
de ceux qui l’avaient connu, côtoyé, qui avaient      Le jury a reçu cette année plusieurs très belles
combattu face à lui ou à ses côtés.                   propositions de lauréats, entre des figures
                                                      confirmées, presque des monstres sacrés et des
Cette évocation faisait naître en moi une             promesses. Des avocats meurtris dans leur chair
certaine mélancolie, à l’idée de n’avoir pas eu       et des avocats en mission.
la chance de le connaître, mélancolie mâtinée
de gratitude, de voir que son souvenir lumineux       Il a adoubé un lauréat dont nous avons eu le
était perpétué à travers le concours, et toujours     bonheur de faire la connaissance par l’évocation
suscité, voire ressuscité, dans la mémoire et les     de ses passions, et de son œuvre majeure.
contes de ses amis.
                                                      En lui couve depuis toujours un feu inextinguible.
C’est, à n’en pas douter ce désir, qui a poussé
le Bâtonnier Grégoire Mangeat à créer le Prix         Celui que nous avons élu, à une très belle majorité,
Bâtonnier Michel Halpérin. Comme tant de              a de magnifiques qualités, que nous sommes
jeunes de notre génération, il avait été ébloui par   heureux de pouvoir honorer à travers ce prix.
le talent fait homme qui s’incarnait en Michel.
                                                      Il s’appelle Alain Werner.
Halpérin, c’était une voix d’une profondeur à
nulle autre pareille, chaude, belle et d’airain,      Comme vous allez pouvoir le voir, Alain Werner ce
au service d’une parole exigeante, bienveillante      n’est pas seulement un parcours exemplaire, ayant
mais juste, juste mais implacable. Une voix qui       débouché sur une œuvre majeure fondamentale,
savait montrer la voie.                               c’est d’abord une énergie indomptable,
                                                      inépuisable, un corps en mouvement perpétuel,
Le prix a été pensé pour récompenser en l’un          comme tendu en permanence vers un absolu.

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«Sens de l’humour, charme, un regard malicieux, un talent de
conteur, que voulez-vous il y a des hommes qui ont tous les talents,
toutes les grâces, et, en cela, c’est d’une certaine façon
un hommage rendu à l’inégalité.»

Alain Werner, c’est une incandescence.                Une vocation est scellée, avec à sa source une
                                                      admiration sans bornes pour la défense chevillée
Il incarne d’abord l’idée que les impulsions          au corps et au cœur.
premières sont la clé.
                                                      Dès l’obtention de son brevet d’avocat à Genève
Son grand-père était juge à la cour, son père         en 2002, Alain Werner s’est distingué par son
est avocat.                                           engagement auprès des victimes oubliées, en
                                                      particulier auprès des victimes de conflit armés.
Sa mère était aumônière à la prison, portée par un    Il s’est rendu à Freetown afin de travailler pour
besoin impérieux d’aller vers l’autre, le pêcheur,    le bureau du Procureur pénal spécial pour la
le condamné et le proscrit.                           Sierra Leone. Un court séjour qui s’est transformé
                                                      en coup de foudre pour l’Afrique, où il a fini par
A l’adolescence, des événements personnels            passer cinq ans au cœur de plusieurs procès de
le plongent dans la marmite judiciaire, et            hauts responsables militaires.
il côtoie plusieurs ténors du barreau. Il les
interroge, il les questionne et eux, sans le savoir   En 2006, une fois Charles Taylor ancien président
nécessairement, le façonnent, le moulent,             du Libéria arrêté, Alain Werner a assisté les
le conditionnent.                                     victimes de crimes de guerre au cœur du premier

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«C’est un rêveur, peut-être, mais pas, ou plus solitaire, avec les pieds
bien ancrés dans la réalité, dans la glaise à labourer le champ des
possibles pour trouver, détourner, retourner et remettre les preuves
qui, dans une quête effrénée mais pas insensée, viendront couronner
le travail minutieux, rigoureux, et rendre aux victimes
un peu de leur dignité piétinée.»

procès ayant abouti à la condamnation d’un chef       Plusieurs succès ont déjà pu être engrangés.
d’Etat depuis Nuremberg.
                                                      Aux Etats-Unis, deux anciens hauts responsables
En 2008 on le retrouve à Pnom Penh pour y             militaires ont été condamnés. En Suisse un
représenter plusieurs dizaines de victimes de         ressortissant libérien est actuellement renvoyé en
Khmer rouges, dans le cadre du procès ouvert à        jugement devant le tribunal pénal fédéral.
l’encontre de Duch.
                                                      Alain Werner est également intervenu dans la
Lorsqu’on a grandi dans les années 1970, hanté        représentation du plus grand groupe de victimes
par la découverte de l’horreur Khmer, on se rend      dans le procès de l’ancien chef d’Etat tchadien
compte de l’ampleur de la tâche.                      Hissène Habré.

Dans le cadre de ce parcours, il a servi et           J’ai pu rencontrer Alain Werner dans la salle des
rencontré des magistrats et des avocats de très       machines, au cœur des locaux qu’il occupe avec
haute valeur morale. Il a énormément appris,          son équipe, et depuis lesquels il gère les efforts
auprès de ces maîtres et figures tutélaires, telles   de son réseau sur les divers théâtres d’opérations.
que le Pr. Robert Roth, les avocats Nicholas
Koumjian, Karim Khan, et Reed Brody. Ou encore        C’est un rêveur, peut-être, mais pas, ou plus
Brenda Hollis, procureur en chef des procès aux       solitaire, avec les pieds bien ancrés dans la
Chambres Extraordinaires pour les Tribunaux           réalité, dans la glaise à labourer le champ des
Cambodgiens.                                          possibles pour trouver, détourner, retourner et
                                                      remettre les preuves qui, dans une quête effrénée
Tous lui ont transmis l’obligation d’une              mais pas insensée, viendront couronner le travail
implication absolue dans le travail.                  minutieux, rigoureux, et rendre aux victimes un
                                                      peu de leur dignité piétinée.
Ces expériences ont aussi apporté leur lot de
frustrations, notamment à la suite de certains        L’intimité avec les pires horreurs de l’âme
échecs judiciaires, et en 2012 Alain Werner a eu      humaine n’a en rien altéré le regard ébloui qu’il
la vision de créer l’association Civitas Maxima,      pose sur toutes choses. Il y a une pureté dans
afin d’assurer la meilleure représentation            sa démarche tout aussi inaltérable.
possible des victimes des crimes de masse.
                                                      J’ai appris que Michel Nançoz avait été
Cette vision est née d’un simple constat, aussi       l’avocat du beau-père d’Alain. Comme quoi,
navrant qu’implacable. Aucune des victimes des        tout se transforme, rien ne se perd, tout est
conflits successifs et particulièrement sanglants     enchevêtrement et fécondation.
du Libéria n’obtiendrait justice sans l’aide de la
société civile.                                       Lionel, tu disais il y a un an, en évoquant la
                                                      mémoire de ton père, je suis le fils, en écho
Alain Werner a réussi à concrétiser cette vision      à « ich bin der Vater ».
en créant un réseau international d’avocats,
afin de pouvoir agir et obtenir justice au nom        Tu nous autoriseras à nous approprier une once
des victimes, chaque fois qu’un procès peut être      de filiation comme une promesse de faire vivre
organisé.                                             sa justesse, son esprit et sa mémoire.

Grâce à un travail de longue haleine, et en           Et cette année, il vivra également en
cheville avec d’autres associations, tels des         Alain Werner, en sa quête et en ses combats.
fourmis ils récoltent, inlassablement,
les preuves.

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     Le Procès en Mémoire
                              Texte — Jean-Noël Cuénod
                             Illustrations — Colas Weber

Le procès Nicole

                    à l’ombre des
                     treize morts
             du 9 novembre 1932
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La Lettre du Conseil a l’ambition de faire revivre
les grandes affaires judiciaires genevoises, leurs
drames, leurs mystères, leurs émotions et leurs
grandes figures.

Ancien chroniqueur judiciaire à la Tribune de
Genève, correspondant de presse à Paris pour ce
même journal, écrivain et poète, Jean-Noël Cuenod
fait de cette chronique un témoignage historique
inestimable du Barreau de Genève.

En proie au chômage, victime d’une crise qui semble
sans fin, la Genève des années 1930 est plongée dans de
violents conflits politiques. Deux personnalités incarnent
cet affrontement : Georges Oltramare – chef de l’Union
Nationale, mouvement qui se réclame du fascisme – et
Léon Nicole, conseiller national et patron du Parti socialiste
genevois qui prône l’unité d’action avec les communistes.
Oltramare organise pour le 9 novembre 1932 à la Salle
communale de Plainpalais, une parodie de « procès » public
contre Léon Nicole et l’autre grand dirigeant socialiste,
l’avocat Jacques Dicker. Celui-ci, en tant que Juif, est
doublement haï par les fascistes de l’U.N. Il est l’arrière-
grand-père de l’écrivain genevois Joël Dicker.
L’ensemble de la gauche décide de contre-manifester pour
bloquer les abords de la Salle communale de Plainpalais.
Débordé, le Conseil d’Etat genevois demande à l’armée
d’intervenir. Mal préparées, les jeunes recrues tirent. Bilan :
13 morts et 65 blessés.
La justice réserve ses foudres à Léon Nicole et à dix-sept
autres militants de gauche en les faisant comparaître du
15 mai au 7 juin 1933 devant les Assises Fédérales qui
se tiennent à Genève. Un procès sous très haute tension
politique.

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Le sang a donc coulé sur le pavé de Plainpalais.            révolutionnaire, représenté par Léon Nicole. Or,
Avant de tenter comprendre ces événements qui               c’est ce dernier qui détient les rênes du Parti.
restent marqués dans la mémoire de la République            Il prône la rupture totale avec le capitalisme et
et canton, il est nécessaire de les situer dans leur        l’instauration du socialisme. Un socialisme qu’il
contexte.                                                   faudra défendre les armes à la main, si besoin est,
                                                            affirme-t-il dans son discours du 1er mai 1932.
Le séisme boursier qui a éclaté à New York entre            Cette phrase lui sera souvent reprochée lors de
les 24 et 29 octobre 1929 a contaminé tous les              son procès un an plus tard. Communiste, Léon
pays industrialisés par effet domino, entrainant            Nicole ? A cette époque du moins, il refuse cette
un effondrement économique sans précédent. La               étiquette, non sans ambiguïtés comme l’illustre
Suisse n’est pas épargnée mais les effets de la             cette déclaration du chef socialiste rapportée par
crise s’y font sentir plus tard, dès 1932. L’industrie      l’historien Michel Rey :
d’exportation et le tourisme sont particulièrement          « Ce n’est pas une opposition de principes qui nous
touchés ; plus ouverte aux vents du large que               sépare du Parti communiste mais simplement une
d’autres villes, Genève est particulièrement                question d’opportunité de moyens pour amener
frappée. En 1931, le canton compte 3635                     les masses au socialisme. Si nous ne quittons
chômeurs. A la veille de la fusillade du 9 novembre         pas le Parti socialiste pour entrer dans le Parti
1932, ce chiffre explose : 6002 sans-emploi. Le             communiste, c’est parce que nous pensons mieux
taux de chômage grimpe à 6,5 % de la population             atteindre les masses de cette façon. »
active. Ce pourcentage ne reflète pas la réalité,           La position de Nicole s’oppose frontalement à celle
loin de là. Les statistiques se révèlent encore
balbutiantes et de nombreux sans-emploi ne
sont pas pris en compte. Ils ne peuvent donc pas
percevoir les maigres indemnités accordées aux              Chômage de masse, licenciements à la
chômeurs « officiels ». Le montant des salaires
accuse des chutes parfois spectaculaires. Les               chaîne, faillites en série, ressentiments
ouvriers qui ont eu la chance de conserver leur
emploi sont bien forcés d’accepter ces mesures              devant les inégalités, tous les risques de
draconiennes, sachant que des dizaines de
chômeurs sont prêts à prendre leur place. Or,               déflagration sociale s’accumulent en cette
les loyers n’ont pas suivi immédiatement cette
tendance à la baisse. Vivre devient pour de                 année 1932.
nombreux foyers un défi quotidien. En déambulant
sur les trottoirs ou en se faufilant dans le flot des
cyclistes, les Genevois sont d’autant plus révoltés
qu’ils assistent au défilé des limousines de luxe,          suivie par le Parti socialiste suisse qui mise sur le
conduites par des chauffeurs de maîtres, occupées           réformisme. L’exemple le plus illustratif de cette
par de belles en bijoux et de fringants messieurs           dissension est offert par la ville de Zurich dominée
tout scintillants sous leurs chapeaux huit-reflets.         par les socialistes. Ces derniers n’hésiteront pas à
A eux, champagne et caviar ; pour les autres, ce            faire arrêter les communistes zurichois et à mettre
sera « Kilo du Chômeur » 1. Genève est alors la             sous séquestre leur journal. Le chef de la police
capitale de la planète puisqu’elle abrite l’ancêtre         municipale, le socialiste Wiesendank, en appellera
de l’ONU, la Société des Nations. Si le tourisme            même à l’aide de l’armée et de ses mitrailleuses
n’est plus ce qu’il était depuis l’effondrement             pour contrer une manifestation communiste. Au
de Wall Street, les riches visiteurs continuent à           futur procès Nicole, son accusateur ne manquera
fréquenter les réceptions internationales.                  pas de relever cet événement.
                                                            La ligne politique dure choisie par la majorité
Chômage de masse, licenciements à la chaîne,                du P.S. genevois a pour effet de marginaliser
faillites en série, ressentiments devant les                l’officiel représentant de la IIIe Internationale, le
inégalités, tous les risques de déflagration sociale        Parti communiste suisse, qui bien organisé par le
s’accumulent en cette année 1932.                           jeune et brillant avocat Jean Vincent2, ne compte
La plus grande partie de la classe ouvrière                 pourtant à Genève qu’une soixantaine de militants,
rejoint le Parti socialiste genevois qui représente         sept cellules et 200 électeurs. Il publie un journal
presque la moitié du corps électoral et compte 37           « Le Drapeau Rouge ».
députés sur 100 au Grand Conseil ; son journal Le
Travail, dirigé par Léon Nicole, tire chaque jour à         Une autre partie non négligeable de la gauche
20 000 exemplaires, bien plus que le prestigieux            a pour acteurs les anarchistes, dont Lucien
et patricien Journal de Genève. Mais le P.S.G.              Tronchet, qui dirige le puissant syndicat FOBB
n’est uni qu’en façade. Il est traversé par deux            (Fédération des Ouvriers du Bois et du Bâtiment).
courants principaux ; l’un, réformiste, incarné             La mouvance libertaire genevoise dispose d’un
par le syndicaliste Charles Rosselet et l’autre,            efficace porte-voix, « Le Réveil Anarchiste »,

                      1	Action par laquelle les membres de l’Union Chrétienne des Jeunes Gens collectaient de porte en
                         porte des denrées pour les distribuer aux chômeurs.

20                    2	Député au Grand Conseil de 1936 à 1940 puis de 1945 à 1986, conseiller national de 1947 à 1980.
                         Il fut la principale figure du Parti du Travail des années 1950 à 1970.
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                                                      bimensuel animé par le typo tessinois Luigi Bertoni
                                                      qui dépasse largement les frontières cantonales
                                                      et même nationales par la qualité de ses analyses,
                                                      malgré son tirage limité à 5000 exemplaires3.
                                                      Tous joueront un rôle dans les événements de
                                                      1932 à divers titres.
                                                       Si la plupart des ouvriers votent Léon Nicole. Les
                                                      petits commerçants et les artisans sont souvent
                                                      séduits par Georges Oltramare, bellâtre et homme
                                                      de lettres un brin sulfureux, qui exerce sa verve
                                                      dans son bimensuel Le Pilori (tirage moyen à
                                                      l’époque : 20 000 exemplaires) où il y conspue les
                                                      Juifs, les francs-maçons, les communistes, les
                                                      socialistes et les démocrates en général, tout en
                                                      affichant un soutien tonitruant à Mussolini, puis,
                                                      plus tard, à Hitler.
                                                      « G.O. », qui signe aussi « Géo », a fondé l’Ordre
                                                      Politique National qui s’appellera Union Nationale
                                                      (U.N.) dès juin 1932 à l’occasion de sa fusion avec
                                                      un autre parti d’extrême-droite, l’Union de Défense
                                                      économique. Au plus fort de son influence, l’U.N.
                                                      comptera 2 000 militants – qui défilent souvent
                                                      bras tendus dans les rues de Genève en chemises
                                                      grises et bérets – 200 députés et un conseiller
                                                      national, Théodore Aubert.
                                                      Les autres protagonistes de la scène politique
                                                      genevoise – les radicaux, les démocrates
                                                      (futurs libéraux) et les chrétiens-sociaux (futurs
                                                      démocrates-chrétiens) – sont pris en tenailles.
                                                      Au pouvoir depuis des décennies, le Parti
                                                      radical n’est plus que l’ombre de son glorieux
                                                      passé révolutionnaire. Certains de ses élus sont
                                                      impliqués dans de sordides affaires politico-
                                                      financières dont celle de la Banque de Genève.
                                                      Or, c’est ce scandale qui est dénoncé avec une
                                                      vigueur particulière par Le Travail et qui motivera
                                                      l’organisation par le Parti socialiste genevois d’une
                                                      grande manif sur la Plaine de Plainpalais, le 28
                                                      août 1931. Au sommet de sa forme oratrice, Léon
                                                      Nicole y réclame la démission du Conseil d’Etat.
                                                      Bien entendu, il n’obtiendra pas satisfaction mais
                                                      pour la gauche l’essentiel tient dans ce résultat
                                                      impressionnant : elle a réussi à mobiliser 30 000
                                                      protestataires. A l’époque, le canton ne compte
                                                      que 172 000 habitants.

     Dimanche 6 novembre, le comité directeur du
     Parti socialiste genevois fait tenir au Conseil
     d’Etat une lettre réclamant « l’interdiction du
     meeting fasciste » et rejetant sur le gouvernement
     cantonal la responsabilité des événements qui
     pourraient se produire en cas de maintien de
     cette réunion.

21             3	Il sera publié sans interruption, mais parfois clandestinement, de 1900 à 1946, puis de 1970 à
                  1983 sous forme trimestrielle.
LA LETTRE DU CONSEIL                                                         N°68

Une affiche placardée sur les murs de Genève                 •     Ce même jour un tract qui n’est pas signé
dans la nuit de samedi 5 à dimanche 6 novembre,                    mais dont il n’est pas difficile de deviner
par des militants de l’Union nationale, va devenir                 l’origine, donne la réplique : « L’immonde
l’étincelle en un lieu saturé de miasmes explosifs :               Nicoulaz5, le juif Dicker et leur clique
                                                                   préparent la guerre civile. Ils sont les valets
                        —                                          des Soviets. Abattons-les ! À bas la clique
    UNION NATIONALE – SALLE COMMUNALE DE                           révolutionnaire ! »
                  PLAINPALAIS
    MISE EN ACCUSATION PUBLIQUE DES SIEURS                   •     Mardi soir 8 novembre le Parti socialiste
    NICOLE ET DICKER – MERCREDI 9 NOVEMBRE                         tient assemblée ; elle est ouverte à d’autres
              1932 A 20 H. ET DEMIE.                               militants de gauche. Il y est décidé de
                        —                                          mener une contre-manifestation et de se
                                                                   rendre à la Salle communale de Plainpalais
Georges Oltramare et l’U.N. s’inspirent d’une mé-                  afin d’apporter la contradiction à Georges
thode de propagande mise au point, notamment,                      Oltramare et à deux de ses acolytes, l’avocat
par Goebbels pour imposer le Parti nazi à Berlin, à                Droin et le journaliste Testuz.
savoir l’organisation de procès parodiques contre
des adversaires politiques. La défense de Léon               •     Mercredi 9 novembre dans la matinée une
Nicole affirmera au futur procès que le chef de                    question taraude le Conseil d’Etat, présidé
l’Union Nationale revenait d’une visite « à la Maison              par le démocrate (libéral) Frédéric Martin :
Brune de Berlin » 4, peu avant le 9 novembre.                      comment assurer l’ordre qui sera, à n’en pas
                                                                   douter, mis en péril ? La police genevoise ne
Le feu embrase toute la gauche. Pas question                       peut compter que sur des effectifs réduits :
de laisser passer cette nouvelle provocation                       298 hommes en comptant tout le monde :
des fascistes ! Dimanche 6 novembre, le comité                     gendarmerie, sûreté et garde rurale. C’est
directeur du Parti socialiste genevois fait                        bien trop peu face à des milliers de contre-
tenir au Conseil d’Etat une lettre réclamant                       manifestants en colère. Il faut trouver des
« l’interdiction du meeting fasciste » et rejetant                 renforts.
sur le gouvernement cantonal la responsabilité
des événements qui pourraient se produire en cas             •     A midi : le président Frédéric Martin
de maintien de cette réunion. L’exécutif genevois                  téléphone au conseiller fédéral agrarien
rejette aussitôt cette demande, excipant de la                     Rudolf Minger, chef du Département militaire,
liberté de réunion garantie par la Constitution.                   afin que le gouvernement suisse accepte
La tension monte. Les événements s’emballent.                      de mettre à la disposition du Conseil d’Etat
                                                                   genevois l’Ecole de recrues d’infanterie III/1
•     Lundi 7 novembre Le Travail lance un premier                 qui effectue son service à Lausanne.
      appel, plutôt musclé, à la mobilisation contre               Toute à sa prudence paysanne, Minger tente
      le « procès » sauce brune : « La canaille                    de dissuader Martin de faire donner la troupe.
      fasciste essaie de sévir à Genève (…) Ces                    Devant l’insistance du président de l’exécutif
      messieurs vont trouver à qui parler ; c’est                  genevois, le conseiller fédéral transmet sa
      sans aucun ménagement que nous invitons la                   demande à l’ensemble du Conseil fédéral
      classe travailleuse genevoise à les combattre.               qui autorise l’Ecole de Recrues à prêter
      Nous les combattrons avec les armes qu’ils                   main-forte à la police genevoise. Non sans
      ont eux-mêmes choisies. »                                    réticences comme l’indique cet extrait de

21h34 Le premier-lieutenant Burnat lance l’ordre de tir :
Un coup… Tirez bas… Feu ! Les armes, dont des fusils-
mitrailleurs, crépitent. Les balles ricochent sur le sol
et atteignent la foule qui hurle. Le bilan est effarant :
treize morts et soixante-cinq blessés. Parmi les victimes,
l’instituteur Marius Rattaz qui, la mâchoire arrachée,
meurt après une agonie de cinq jours.

                      4	En fait, la Maison Brune (Braunes Haus), qui a servi de quartier-général au Parti nazi (NSDAP) de
                         1930 à 1945, était situé à Munich et non pas à Berlin.

22                    5	L’U.N. a souvent utilisé le patronyme d’origine de Léon Nicole, peut-être pour rappeler ses
                         origines vaudoises et donc non genevoises !
FÉVRIER 2020

         la lettre que le gouvernement fédéral fait                      officiers. Bousculades. Injures. Des fusils
         parvenir au Conseil d’Etat : « Nous n’avons                     sont arrachés, puis brisés. Des coups
         pas manqué à cette occasion de rendre                           sont échangés. L’excitation des premiers
         M. le conseiller d’Etat Martin attentif                         rangs ajoutée à l’éclairage déficients et à
         à l’inconvénient qu’il y a de mettre à la                       l’inexpérience font croire aux recrues qu’elles
         disposition d’un gouvernement cantonal une                      affrontent une foule énorme et hostile. Les
         troupe en service fédéral (…) »                                 soldats se replient. Ils s’adossent au mur du
                                                                         Palais des Expositions les privant de toute
     •   Mercredi 9 novembre à 17h30, 30 officiers,                      possibilité de fuite puisque les manifestants
         580 sous-officiers et soldats composant                         leur font maintenant face sur dix rangs.
         l’ER III/1 prennent leurs quartiers à                           Le clairon retentit pour ordonner des
         Plainpalais sous le commandement du                             sommations que personne ne comprend.
         colonel Lederrey. Le président Frédéric
         Martin remet au colonel son ordre de mission,           •       21h34 Le premier-lieutenant Burnat lance
         à savoir coopérer à l’action de la police                       l’ordre de tir : Un coup… Tirez bas… Feu ! Les
         afin de maintenir l’ordre rue de Carouge                        armes, dont des fusils-mitrailleurs, crépitent.
         et aux environs de la Salle communale de                        Les balles ricochent sur le sol et atteignent
         Plainpalais. Des recrues de 20 ans dont la                      la foule qui hurle. Le bilan est effarant : treize
         plupart ne connaît pas Genève, encadrées                        morts et soixante-cinq blessés. Parmi les
         par des officiers ignorant tout des tactiques                   victimes, l’instituteur Marius Rattaz qui, la
         de maintien de l’ordre s’apprêtent à affronter                  mâchoire arrachée, meurt après une agonie
         une foule chauffée à blanc. Ou à rouge. Ou à                    de cinq jours.
         brun. Dans ces conditions, éviter un bain sang
         aurait relevé du miracle.
                                                                 Pour la droite, on a frôlé Petrograd-sur-Rhône
     •   20h30 Le meeting de l’Union Nationale
         commence à la Salle communale. Quelques                 Les partis de droite, même modérés, sont
         militants de gauche sont parvenus à entrer              persuadés que Léon Nicole a voulu réitérer le coup
         afin d’apporter la contradiction à « Géo ». Ils         de force ourdi par Lénine et les bolcheviks pour
         n’ont pas le temps d’amorcer leur discours.             prendre le pouvoir à Petrograd en octobre 1917. Au
         Les membres du S.O. (Service d’Ordre de                 matin du 10 novembre, la police arrête le patron
         l’Union Nationale) en chemises grises les               du Parti socialiste genevois chez lui alors qu’il est
         passent aussitôt à tabac et les jettent sur le          en train de prendre son bain. Il n’est pas le seul :
         trottoir.                                               septante-cinq militants socialistes, communistes
                                                                 et anarchistes sont interpellés.
     •   20h45 Les barrages de police cèdent devant
         la poussée des 10 000 manifestants de                   La gauche dénonce aussitôt le gouvernement
         gauche. Trois foyers d’agitation embrasent              cantonal qui a protégé une réunion fasciste, tendu
         Plainpalais : la salle où l’U.N. continue à tenir       à son ennemi juré un piège destiné à l’embastiller à
         son « procès » ; la rue de Carouge et la partie         la prison de Saint-Antoine et à réduire l’opposition
         supérieure du boulevard du Pont-d’Arve où               au silence. Un détail les conforte dans leur
         se tiennent les manifestants en plus grand              sentiment : le mandat d’arrêt délivré contre Nicole
         nombre ; la place située devant le Palais des           ne porte qu’une signature, celle de Frédéric Martin,
         Expositions6 qui n’est occupée que par un               président du Conseil d’Etat. Le procureur général
         nombre réduit de protestataires et de curieux,          Charles Cornu n’y a pas apposé son paraphe.
         soit quelque 500 personnes. C’est pourtant là           La parution de l’organe communiste Le Drapeau
         que le drame va éclater.                                Rouge est suspendue, de même que celle
                                                                 du périodique satirique de gauche La Bise.
     •   21h15 Sous le commandement du premier-                  En revanche, le gouvernement genevois n’a pas
         lieutenant Burnat, une centaine de soldats              osé prendre une telle mesure contre le quotidien
         pénètrent dans la foule en file indienne, sur           socialiste. Le Travail est simplement interdit
         deux colonnes. Curieux dispositif qui permet            provisoirement d’affichette.
         le contact direct avec les manifestants. Il fait
         nuit noire. La place est fort mal éclairée par          Le Parti communiste lance un appel à la grève
         un seul haut candélabre.                                générale pour samedi 12 novembre. En l’absence
         Les recrues sont prises à partie par                    de leurs dirigeants en garde à vue, les militants
         les éléments les plus « chauds » des                    socialistes sont désemparés. Finalement,
         manifestants. Fidèles à leur doctrine,                  les 230 délégués à l’Union des Syndicats du
         les militants communistes tentent de                    Canton de Genève votent la grève générale,
         calmer les excités en faisant des appels                sans enthousiasme : 87 voix contre 58 et…
         à la fraternisation avec les soldats ou en              195 abstentions. Malgré cela, le Conseil d’Etat
         détournant la colère populaire vers les                 continue à s’affoler, décrète que cette grève est

23                        6          Actuellement occupé par Uni-Mail.
LA LETTRE DU CONSEIL                                                          N°68

Le procès « Nicole et consorts » s’annonce tellement
périlleux que la justice fédérale éprouve mille peines
à trouver un procureur général ad hoc pour soutenir
l’accusation. Le grand avocat genevois, Me Carry, décline
poliment ; le procureur général genevois Cornu se déclare
trop occupé par le scandale de la Banque de Genève ; son
homologue vaudois se dit lui aussi désolé mais il croule sous
les dossiers. Finalement, l’avocat veveysan Edouard Sillig
accepte de relever ce redoutable défi.
insurrectionnelle. Genève est placée sous l’autorité          L’incrimination retenue relève des Assises
militaire du colonel Lederrey. La ville est occupée           fédérales, puisque l’armée a dû intervenir. Elles
par le Bataillon 88 qui vient de Sion. Les troupes            sont composées de trois juges fédéraux – dont l’un
genevoises sont également mobilisées mais pour                préside les débats – représentant chacun l’une
y être consignées en caserne. Ce faisant 4000                 des trois langues officielles, ainsi que d’un jury de
hommes – parmi lesquels Georges Oltramare et                  douze hommes (la parité demeure encore à l’état
le dirigeant socialiste Unger – ne pourront pas               de songe) – en l’occurrence tous francophones –
manifester, à gauche comme à droite.                          élus par les parlements cantonaux sur désignation
                                                              des municipalités.
Mercredi 16 novembre, le bataillon valaisan quitte            Le jury statuera, seul, sur la culpabilité ; avec cette
Genève. Mardi 22 novembre, la justice militaire               particularité : pour fixer son verdict, il doit réunir
renonce à poursuivre les officiers, sous-officiers et         dix voix sur douze. En cas de reconnaissance
soldats « qui n’ont eu recours aux armes que dans             de culpabilité par les jurés, la peine est fixée
l’exécution de leur mission et seulement lorsqu’ils           uniquement par les trois magistrats.
y furent contraints » 7. Le calme règne enfin dans             Cette instance n’est que rarement convoquée. Elle
la République et canton, mais pas encore dans les             le fut en 1864 à Genève, en 1872 à Zurich, en 1879
esprits. Les comptes se règleront plus tard, tout             à Neuchâtel, puis, en 1890 derechef à Zurich mais
d’abord devant les tribunaux, puis dans l’isoloir.            à la suite de la révolution tessinoise. C’est dire
Léon Nicole et d’autres dirigeants ou militants de            si sa tenue à Genève de lundi 15 mai à mercredi
la gauche sont poursuivis par la justice fédérale.            7 juin 1933 relève de l’événement historique. A
Un juge d’instruction extraordinaire est nommé                cette époque, Hitler vient de s’emparer de tous les
par le Tribunal fédéral en la personne de Claude              leviers de commande en Allemagne.
Du Pasquier, président du Tribunal cantonal de
Neuchâtel. Nicole est mis en liberté provisoire pour          Le procès « Nicole et consorts » s’annonce
raison de santé, le 3 janvier 1933. Les derniers              tellement périlleux que la justice fédérale éprouve
inculpés sont libérés le 4 mars. Au terme de                  mille peines à trouver un procureur général ad
l’instruction, sur septante-cinq détenus, dix-                hoc pour soutenir l’accusation. Le grand avocat
huit sont renvoyés en jugement. Ils sont accusés              genevois, Me Carry, décline poliment ; le procureur
d’infraction au Code pénal fédéral de 1853 (l’actuel          général genevois Cornu se déclare trop occupé
Code pénal suisse n’est pas encore en vigueur)                par le scandale de la Banque de Genève ; son
qui stipule : Celui qui participe à un attroupement           homologue vaudois se dit lui aussi désolé mais
et manifeste avec des voies de faits l’intention de           il croule sous les dossiers. Finalement, l’avocat
résister à une autorité fédérale et l’obliger à prendre       veveysan Edouard Sillig accepte de relever ce
ou de l’empêcher de prendre une décision est puni             redoutable défi.
de l’emprisonnement avec amende et, dans les cas              Sans doute pour tenter de détendre un peu
graves, de la réclusion.                                      l’atmosphère, le procureur ad hoc, fait savoir
L’article s’applique aussi aux manifestations                 qu’il ne réclamera pas la réclusion contre les
illicites visant les autorités cantonales « si ces            accusés qui risquent donc, au maximum, trois
actes ont été la cause d’une intervention armée de            ans de prison. Mais l’enjeu principal n’est
la Confédération ».                                           pas là : une peine de réclusion aurait emporté

                       7	Le 30 septembre 1996, le Conseil fédéral publie un communiqué de presse faisant l’historique
                          des missions de services d’ordre dévolus à l’armée, sous la signature de Jürg Stüssi-Lauterburg,
                          chef de la Bibliothèque militaire fédérale. A propos des événements du 9 novembre 1932, on peut

24                        y lire cet extrait : Les responsables militaires, sous la pression des événements, ont surestimé le
                          degré de gravité de la situation et ont donné l’ordre d’ouvrir le feu.
FÉVRIER 2020

     automatiquement une autre sanction, à savoir                    Ceux de droite se disent persuadés que le chef
     la privation des droits politiques et civiques. Une             socialiste voulait prendre le pouvoir par la force.
     catastrophe, tant pour le conseiller national Léon              L’un d’entre eux, un ébéniste vaudois du nom de
     Nicole en particulier que pour la gauche en général             Robert Blanchard, disculpe catégoriquement
     qui serait ainsi privée de ses principaux leaders.              Lucien Tronchet de toute activité violente,
     En cas d’emprisonnement, la Cour peut renoncer à                physique ou verbale.
     cette « punition civique ».                                     A la question de son appartenance politique, le
                                                                     témoin répond qu’il est chrétien-social. Brouhaha
     Le Palais de justice du Bourg-de-Four est trop                  plein de points d’interrogation dans le public.
     petit pour accueillir la presse venue de toute la               Qu’un membre du parti catholique témoigne en
     Suisse, de l’étranger – siège de la S.d.N. oblige –             faveur d’un anarchiste bouffeur de curé a de quoi
     et surtout la foule ainsi que les forces de l’ordre             surprendre, en effet. Le chroniqueur de la Tribune
     mobilisées pour la contenir. Aussi le procès se                 de Genève, William Matthey-Claudet note que « le
     tient-il en ce haut-lieu de l’évangélisation réformée           procureur général à l’air déçu ». Dans l’optique de
     que représente la Salle Centrale, au pied du Bourg-             l’accusation, on le serait à moins.
     du-Four, place de la Madeleine.
     C’est le président de la Chambre criminelle du                  Frédéric Martin, président du Conseil d’Etat et chef
     Tribunal Fédéral, le Tessinois Agostino Soldati8,               du Département de justice et police, s’avance à
     un conservateur modéré, qui présidera les                       son tour à la barre des témoins. Il s’apprête à être
     débats ; il est entouré par les juges fédéraux Emile            malmené par les questions que l’avocat de Léon
     Kirchhoffer (Schaffouse, sans étiquette politique)              Nicole, Me Jacques Dicker, celui-là même qui était,
     et Robert Guex (Vaud, Parti libéral). Douze jurés               avec son client, « mis en accusation » par Georges
     sont tirés au sort. Ce jury ne comprend aucun                   Oltramare et l’Union Nationale. Le défenseur du
     ouvrier, aucun Genevois et sont souvent issus                   dirigeant socialiste attaque d’emblée :
     des milieux ruraux9. Le contraste avec les dix-huit             — Tout le procès est là. Est-ce le gouvernement
     accusés est saisissant : à l’exception de l’avocat              qui a ordonné l’arrestation de Nicole de son propre
     socialiste Albert Dupont, ils émanent tous de la                mouvement ou a-t-il agi sous la pression d’un
     classe ouvrière10. Les trois principales figures de la          groupe fasciste ? Georges Oltramare a, pour son
     gauche genevoises prennent place sur le banc des                compte déclaré au reporter d’un grand journal (le
     accusés : le socialiste Léon Nicole, le communiste              Corriere della Sera) qu’il avait imposé au Conseil
     Francis Lebet et l’anarcho-syndicaliste Lucien                  d’Etat l’arrestation de Nicole…
     Tronchet.                                                       Frédéric Martin balaie toute pression exercée par
     Le procès peut commencer dans une Salle                         le mini-duce genevois. Comme d’autres citoyens,
     Centrale pleine comme un œuf d’autruche.                        Georges Oltramare a téléphoné après les troubles
     Le cadre du procès est fixé et la cible favorite,               vers minuit à l’Hôtel-de-Ville pour se tenir au courant
     désignée : Léon Nicole, bien sûr. Au long des                   des événements. C’est un autre conseiller d’Etat,
     dix-neuf jours d’audiences où seront entendus                   Albert Picot qui lui a répondu en se contentant de
     304 témoins (sur 420 convoqués), le procureur                   signaler que le Conseil d’Etat était en séance et qu’il
     Sillig devra apporter la preuve que Léon Nicole                 mesurait la gravité de la situation. Martin ajoute que
     a excité la foule à l’émeute, notamment en deux                 dès 23h, il avait décidé d’arrêter Léon Nicole mais
     circonstances : tout d’abord, la veille de la fusillade         qu’il n’a finalement signé son mandat d’arrêt qu’à
     à la Salle du Grutli lors de l’assemblée de son                 une heure du matin. Me Dicker remarque que cette
     parti qui a pris la décision de contre-manifester et            signature est donc intervenue après la conversation
     ensuite, en haranguant les manifestants « Tenez la              avec Georges Oltramare. Il s’étonne aussi que
     rue ! Et tenez-la bien ! » devant le barrage de police          les magistrats judiciaires, le procureur général
     tendu rue de Carouge, le soir du massacre.                      Charles Cornu et le juge d’instruction Georges Foëx,
     Les témoins des faits eux-mêmes n’apportent pas                 n’aient pas signé ce mandat. A cela, le président du
     de grandes lumières. Ceux de gauche affirment                   gouvernement genevois rétorque qu’ils n’ont pas
     que si Léon Nicole a évoqué la révolution, c’était              refusé de signer le mandat parce qu’il ne le leur a
     uniquement comme une perspective à long terme.                  tout simplement pas demandé !

                            8	Il a tenu un rôle politique prépondérant dans son canton en présidant le Conseil d’Etat et en
                                fondant le quotidien Corriere del Ticino en 1891.
                            9	Voici la liste des jurés : Paul Bechler (élu chef du jury par ses pairs à 10 voix sur 12), négociant
                                à Moutier ; Francesco Bertola, conseiller à Vacallo, Arnold Born, buraliste à La Reuchenette,
                                Aurelio Cecco, inspecteur scolaire à Mesocco, Armand Contat, ingénieur chimiste à Monthey,
                                Ami Duboulet, agriculteur à Trélex, Félix Maurer, entrepreneur à Lausanne, Louis Meyer, maire
                                d’Undervelier, Alexis Pavillard, agriculteur à Orny, Jules Reymond, agriculteur à Vernand-
                                Dessus, Emile Rouge, représentant à Lausanne, Maurice Bouiller, profession non-mentionnée
                                à Troistorrents, Jules Vermeille, agent d’assurance à Saint-Imier et E. Wasmer, négociant à
                                Fribourg.
                            10	Il s’agit de Léon Nicole, rédacteur, 46 ans (Vaudois d’origine) ; Auguste Millasson, chauffeur,
                                31 ans (Fribourgeois) ; Albert Dupont, avocat, 30 ans (Genevois) ; Francis Baeriswyl, postier, 29
                                ans (Fribourgeois) ; Edmond Isaak, fonctionnaire municipal, 44 ans (Genevois) ; Albert Baudin,
                                vendeur de journaux, 56 ans (Vaudois) ; Jules Daviet, terrassier, 46 ans (Genevois) ; Edmond
                                Duboux, charpentier, 41 ans (Vaudois) ; Otto Mätzler, garçon-boucher, 20 ans (Saint-Gallois) ;
                                Robert Mégevand, manœuvre, 25 ans (Genevois) ; Franz Pinggera, tailleur, 27 ans (Grisons) ;
                                Max Hofer, surveillant de bains, 22 ans (Zurichois) ; Mahmoud Kiamil, sans profession, 18 ans
                                (Turc) ; Albert Wutrich, polisseur, 29 ans (Bernois) ; Francis Lebet, marchand-fripier, 36 ans

25                              (Neuchâtelois) ; Lucien Tronchet, maçon, 31 ans (Genevois) ; son frère Pierre Tronchet, plâtrier-
                                peintre, 20 ans (Genevois) ; Emile Senn, menuisier, 27 ans (Soleurois).
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