La Lettre du Conseil - Ordre des avocats de ...
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FÉVRIER 2020 Presque deux ans déjà ! Deux années extraordinaires pour moi et j’aimerais avant tout vous remercier pour votre confiance et pour votre soutien sans faille. Cela a d’abord été l’occasion pour moi de rencontrer ou de mieux connaître de nombreux avocats de grande qualité qui contribuent au rayonnement de notre barreau bien au-delà des frontières. Cela a été également pour moi l’occasion de mieux appréhender l’étendue et la qualité des activités mises en œuvre par l’Ordre des avocats de Genève, qu’il s’agisse de formation, de service rendu à la population, ou encore de soutien aux avocats qui, partout dans le monde, font face à l’adversité et/ou à des régimes qui ne supportent pas la contradiction. Nous pouvons être fiers de ce qui est accompli par nos membres, notamment par l’engagement des différentes commissions et du Jeune Barreau qui font de notre barreau certainement l’un des plus actif et des plus respecté d’Europe et probablement au-delà. Ces constats réjouissants doivent toutefois être légèrement nuancés par une inquiétude que j’ai déjà abordée il y a quelques mois, celle qui a trait à l’incapacité grandissante de notre profession à absorber les nouveaux arrivants. Si j’y reviens c’est parce que l’avenir et le visage de notre profession dépendent de notre capacité à résoudre cette équation. Notre barreau grandit et c’est certainement le signe de sa vitalité et également de la relative bonne santé de l’économie locale qui a su, mieux que d’autres, franchir le cap des crises de ces dernières années. Néanmoins, force est de constater que l’encombrement à l’entrée du stage ne faiblit pas, laissant des candidats attendre parfois deux ans, voire plus, pour trouver une place de stage, quand ils en trouvent, alors que la mise en place 5
LA LETTRE DU CONSEIL N°68 de la nouvelle Ecole d’avocature visait justement à permettre une sélection plus tôt dans le cursus afin d’éviter des années perdues et des désillusions tardives. De même, l’encombrement à la sortie du stage, soit la difficulté pour les collaborateurs nouvellement brevetés à trouver une place de travail au sein de notre profession, porte en lui des risques encore plus importants. Cet encombrement pousse de jeunes avocats qui auraient souhaité poursuivre leur formation comme collaborateur pendant quelques années avant de devenir indépendant, à se lancer dans le bain de l’association alors qu’eux-mêmes ne se sentent pas forcément prêts à assumer seuls la responsabilité de leurs dossiers. Si de tout temps des avocats fraîchement brevetés se sont installés à leur compte sans que cela ne pose d’ailleurs le moindre problème, c’était jusqu’à présent principalement parce que ces avocats avaient le souhait de s’assumer très tôt et se sentaient prêts à faire face à ces responsabilités importantes. Le fait qu’aujourd’hui certains choisissent cette voie par défaut, à savoir parce que c’est la seule qui leur permet de rester au sein de cette profession qu’ils aiment alors qu’ils auraient préféré être salarié pendant quelques années avant de franchir ce cap, crée intrinsèquement le risque de voir certains de ces avocats faire face à des difficultés économique, avec pour corollaire une perte d’indépendance qui peut les amener à accepter des mandats qu’ils auraient mieux fait de refuser. Parallèlement cela fait également courir un risque sur la qualité du service fourni par les avocats, puisque le manque de confiance en soi peut, aussi sûrement que l’excès de confiance, péjorer la qualité du service voire entraîner des erreurs évitables. Face à ce constat alarmant, le Conseil de l’Ordre n’a pas chômé. Il a participé activement aux discussions qui ont eu lieu au sein de l’Ecole 6
FÉVRIER 2020 d’avocature pour réfléchir une réforme de cette école de telle sorte à ce qu’elle remplisse mieux le rôle qui lui a été confié. Je me suis également ouvert de ces craintes auprès du Professeur Bénédict Foëx, Doyen de la Faculté de droit, pour qu’une réflexion puisse également être menée en amont, soit tout au long du cursus universitaire, afin de mieux orienter les étudiants et de repenser également la sélection à chaque étape qui précède l’entrée dans la profession. Ces réflexions devront évidemment être menées avec délicatesse et sans idées préconçues. Les améliorations seront probablement amenées par petites touches et nécessiteront un effort commun dans la durée mais la qualité du service apporté par les avocats est à ce prix et il est de notre devoir d’y contribuer. Au-delà de ce constat, et comme je l’ai indiqué plus haut, la vitalité de notre Ordre est réjouissante et elle repose essentiellement sur l’engagement de chacun de ses membres car c’est cet effort collectif qui permet d’offrir les services de qualité auxquels nous avons droit de prétendre. Cet effort est central pour améliorer l’image de la profession. A cet égard, rien n’est probablement plus important que l’engagement de chacun d’entre nous à consacrer un peu de son temps au fonctionnement de notre Ordre et en particulier au service rendu à la population, notamment au sein de la Permanence juridique, de l’Avocat dans la Cité ou de l’Avocat dans les écoles et je ne peux qu’encourager chacun à s’engager pour que ces beaux événements puissent continuer à être assurés au fil des ans. Il est temps pour moi de laisser la plume à mon successeur qui saura, je n’ai pas le moindre doute à ce sujet, reprendre le flambeau et porter haut les couleurs d’un barreau extraordinaire. 7
LA LETTRE DU CONSEIL N°68 SOMMAIRE Éditorial du Bâtonnier 4 Les honoraires : mode d’emploi 40 Bât. Lionel Halpérin Me Tano Barth En un Coup d’Œil 12 Valorisation d’une étude d’avocats : critique 44 presque sérieuse d’un arrêt de la Cour de justice Remise du prix Michel Halpérin 14 Me Alia Chaker Mangeat Me Marc Joory Admissions 47 Procès en Mémoire : Le procès Nicole 18 Juin – Octobre 2019 A l’ombre des treize morts du 9 novembre 1932 M. Jean-Noël Cuénod Les Ruptures démographiques : un enjeu essentiel 50 pour la dynamique économique mondiale Les Hasards heureux de la carrière : la vie après le 29 M. Christophe Donay Barreau M. Blaise Matthey Greta Thunberg est-elle le visage d’un 52 totalitarisme vert ? Le Dossier Spécial : Les avocats et l’argent 32 Réquisitoire Me Bertrand Reich L’Age d’or 34 Défense Me Mitra Sohrabi Me Uzma Khamis Vannini Le revers de la médaille ou la difficulté de couvrir 37 Le Grand Entretien : Me Vincent Jeanneret 57 ses charges comme avocat indépendant Me Sébastien Desfayes et Me Olivier Sigg Me Joëlle Becker 8
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LA LETTRE DU CONSEIL N°68 La phrase qui a créé la polémique : « Imposer aux organes législatifs une totale neutralité confessionnelle met au surplus à mal le principe démocratique, qui impose aux cantons de se doter notamment d’un parlement élu au suffrage universel, les membres du parlement – qui ne sont en Suisse pas des professionnels – étant censés représenter différents courants d’opinions, y compris religieuses. » Communiqué de presse – Cour de justice, 26.11.2019 En un Coup d’Œil Tous les faits marquants qui nous ont surpris, fait sourire ou déçus en un simple coup d’œil. « Celui que nous avons élu, à une très belle majorité, 584,5 a de magnifiques qualités, que nous sommes heureux de millions pouvoir honorer à travers ce prix. Le déficit du budget 2020 Il s’appelle Alain Werner ». de l’Etat de Genève. Lire le discours de Me Marc Joory lors de la remise du prix Michel Halpérin : pages 12 — 15 Un tremblement de terre frappe Rome le jour du Vendredi Les Mongols de Gengis Khan Naissance de saint. Des Juifs sont accusés de l’avoir provoqué et sont brûlent et rasent Samarkand. Tomás de Torquemada. condamnés à mort par le pape Benoît VIII. 1020 1220 1420 1120 1320 Naissance de Vacarius, expert italien du droit civil Fondation de l’empire et du droit canonique et premier enseignant connu Inca par Capac Yupanqui. du droit romain en Angleterre. 12
FÉVRIER 2020 « Procureur Sillig — Estimez-vous qu’il était nécessaire de tirer ? « La générosité est un industrieux emploi du Fusilier — Oui. Me Dicker — La foule aurait-elle eu le temps matériel de se retirer ? désintéressement pour Fusilier — Oui. Me Dicker — Mais votre propre père, qui n’était pas un émeutier, ne s’est pas retiré. Comment se fait-il ? aller plus tôt à un plus Fusilier — Je ne sais pas où mon père a été tué. » grand intérêt. » — La Rochefoucauld Lire le grand dossier sur l’Avocat et l’argent : pages 30 — 44 « Dans l’exercice de ma profession, j’ai très souvent eu un fort sentiment d’imposture. » Lire l’entretien complet de Me Vincent Jeanneret, en pages 56 — 60 Lire la chronique de Jean-Noël Cuénod, « Le procès Nicole à l’ombre des treize morts du 9 novembre 1932. » Pages 16 — 26 102 puritains anglais débarquent Les premiers esclaves noirs du Mayflower en Nouvelle-Angleterre. américains affranchis s’installent à Christopolis (Monravia) au Liberia. 1620 1820 1520 1720 1920 Luther brûle devant le bon peuple de Wittenberg la bulle Les troupes chinoises entrent dans Lhassa. Introduction en Suisse Exsurge Domine, un livre de droit canon et les œuvres de la semaine de travail de son contradicteur, le théologien Johannes von Eck, de 48 heures. provoquant sa rupture définitive avec l’Église. 13
LA LETTRE DU CONSEIL N°68 Remise du prix Michel Halpérin Texte — Me Marc Joory — Bât. Lionel Halpérin L’ami, est un autre soi-même, nous dit Aristote, de nos confrères les qualités, les valeurs et les dans l’éthique à Eumède. promesses qui se retrouvaient toujours en Michel Halpérin, régénérées en permanence à la source Cette salle regorge d’amis de Michel Halpérin, qui de l’amitié, de la littérature, et de l’amour des ont tous vu, voulu voir, cherché et parfois trouvé siens. une parcelle d’eux-mêmes en lui, dans le miroir qu’il tendait malgré lui à chacun d’entre nous. Ces valeurs, dont certaines font partie de notre serment, comme l’humanité, le courage, la Je me souviens, comme jeune avocat, du moment dignité, auxquelles il faut rajouter l’humour, de la remise du prix du concours d’art oratoire. l’élégance, Michel Halpérin les incarnait avec Le Bâtonnier Marc Bonnant en était alors le une exigence jamais prise en défaut, et avec président, et remettait ce prix avec bonheur, un naturel aussi évident que confondant, qui délice et délectation, goulûment. confinait à l’excellence. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, Sens de l’humour, charme, un regard malicieux, il rappelait, convoquait, toujours la mémoire un talent de conteur, que voulez-vous il y a des bénie de Michel Nançoz, lequel avait donné son hommes qui ont tous les talents, toutes les nom au concours, et nous disait combien cet grâces, et, en cela, c’est d’une certaine façon un avocat, parti beaucoup trop tôt, était un immense hommage rendu à l’inégalité. avocat, dont le talent scintillait, vivait au cœur de ceux qui l’avaient connu, côtoyé, qui avaient Le jury a reçu cette année plusieurs très belles combattu face à lui ou à ses côtés. propositions de lauréats, entre des figures confirmées, presque des monstres sacrés et des Cette évocation faisait naître en moi une promesses. Des avocats meurtris dans leur chair certaine mélancolie, à l’idée de n’avoir pas eu et des avocats en mission. la chance de le connaître, mélancolie mâtinée de gratitude, de voir que son souvenir lumineux Il a adoubé un lauréat dont nous avons eu le était perpétué à travers le concours, et toujours bonheur de faire la connaissance par l’évocation suscité, voire ressuscité, dans la mémoire et les de ses passions, et de son œuvre majeure. contes de ses amis. En lui couve depuis toujours un feu inextinguible. C’est, à n’en pas douter ce désir, qui a poussé le Bâtonnier Grégoire Mangeat à créer le Prix Celui que nous avons élu, à une très belle majorité, Bâtonnier Michel Halpérin. Comme tant de a de magnifiques qualités, que nous sommes jeunes de notre génération, il avait été ébloui par heureux de pouvoir honorer à travers ce prix. le talent fait homme qui s’incarnait en Michel. Il s’appelle Alain Werner. Halpérin, c’était une voix d’une profondeur à nulle autre pareille, chaude, belle et d’airain, Comme vous allez pouvoir le voir, Alain Werner ce au service d’une parole exigeante, bienveillante n’est pas seulement un parcours exemplaire, ayant mais juste, juste mais implacable. Une voix qui débouché sur une œuvre majeure fondamentale, savait montrer la voie. c’est d’abord une énergie indomptable, inépuisable, un corps en mouvement perpétuel, Le prix a été pensé pour récompenser en l’un comme tendu en permanence vers un absolu. 14
FÉVRIER 2020 «Sens de l’humour, charme, un regard malicieux, un talent de conteur, que voulez-vous il y a des hommes qui ont tous les talents, toutes les grâces, et, en cela, c’est d’une certaine façon un hommage rendu à l’inégalité.» Alain Werner, c’est une incandescence. Une vocation est scellée, avec à sa source une admiration sans bornes pour la défense chevillée Il incarne d’abord l’idée que les impulsions au corps et au cœur. premières sont la clé. Dès l’obtention de son brevet d’avocat à Genève Son grand-père était juge à la cour, son père en 2002, Alain Werner s’est distingué par son est avocat. engagement auprès des victimes oubliées, en particulier auprès des victimes de conflit armés. Sa mère était aumônière à la prison, portée par un Il s’est rendu à Freetown afin de travailler pour besoin impérieux d’aller vers l’autre, le pêcheur, le bureau du Procureur pénal spécial pour la le condamné et le proscrit. Sierra Leone. Un court séjour qui s’est transformé en coup de foudre pour l’Afrique, où il a fini par A l’adolescence, des événements personnels passer cinq ans au cœur de plusieurs procès de le plongent dans la marmite judiciaire, et hauts responsables militaires. il côtoie plusieurs ténors du barreau. Il les interroge, il les questionne et eux, sans le savoir En 2006, une fois Charles Taylor ancien président nécessairement, le façonnent, le moulent, du Libéria arrêté, Alain Werner a assisté les le conditionnent. victimes de crimes de guerre au cœur du premier 15
LA LETTRE DU CONSEIL N°68 «C’est un rêveur, peut-être, mais pas, ou plus solitaire, avec les pieds bien ancrés dans la réalité, dans la glaise à labourer le champ des possibles pour trouver, détourner, retourner et remettre les preuves qui, dans une quête effrénée mais pas insensée, viendront couronner le travail minutieux, rigoureux, et rendre aux victimes un peu de leur dignité piétinée.» procès ayant abouti à la condamnation d’un chef Plusieurs succès ont déjà pu être engrangés. d’Etat depuis Nuremberg. Aux Etats-Unis, deux anciens hauts responsables En 2008 on le retrouve à Pnom Penh pour y militaires ont été condamnés. En Suisse un représenter plusieurs dizaines de victimes de ressortissant libérien est actuellement renvoyé en Khmer rouges, dans le cadre du procès ouvert à jugement devant le tribunal pénal fédéral. l’encontre de Duch. Alain Werner est également intervenu dans la Lorsqu’on a grandi dans les années 1970, hanté représentation du plus grand groupe de victimes par la découverte de l’horreur Khmer, on se rend dans le procès de l’ancien chef d’Etat tchadien compte de l’ampleur de la tâche. Hissène Habré. Dans le cadre de ce parcours, il a servi et J’ai pu rencontrer Alain Werner dans la salle des rencontré des magistrats et des avocats de très machines, au cœur des locaux qu’il occupe avec haute valeur morale. Il a énormément appris, son équipe, et depuis lesquels il gère les efforts auprès de ces maîtres et figures tutélaires, telles de son réseau sur les divers théâtres d’opérations. que le Pr. Robert Roth, les avocats Nicholas Koumjian, Karim Khan, et Reed Brody. Ou encore C’est un rêveur, peut-être, mais pas, ou plus Brenda Hollis, procureur en chef des procès aux solitaire, avec les pieds bien ancrés dans la Chambres Extraordinaires pour les Tribunaux réalité, dans la glaise à labourer le champ des Cambodgiens. possibles pour trouver, détourner, retourner et remettre les preuves qui, dans une quête effrénée Tous lui ont transmis l’obligation d’une mais pas insensée, viendront couronner le travail implication absolue dans le travail. minutieux, rigoureux, et rendre aux victimes un peu de leur dignité piétinée. Ces expériences ont aussi apporté leur lot de frustrations, notamment à la suite de certains L’intimité avec les pires horreurs de l’âme échecs judiciaires, et en 2012 Alain Werner a eu humaine n’a en rien altéré le regard ébloui qu’il la vision de créer l’association Civitas Maxima, pose sur toutes choses. Il y a une pureté dans afin d’assurer la meilleure représentation sa démarche tout aussi inaltérable. possible des victimes des crimes de masse. J’ai appris que Michel Nançoz avait été Cette vision est née d’un simple constat, aussi l’avocat du beau-père d’Alain. Comme quoi, navrant qu’implacable. Aucune des victimes des tout se transforme, rien ne se perd, tout est conflits successifs et particulièrement sanglants enchevêtrement et fécondation. du Libéria n’obtiendrait justice sans l’aide de la société civile. Lionel, tu disais il y a un an, en évoquant la mémoire de ton père, je suis le fils, en écho Alain Werner a réussi à concrétiser cette vision à « ich bin der Vater ». en créant un réseau international d’avocats, afin de pouvoir agir et obtenir justice au nom Tu nous autoriseras à nous approprier une once des victimes, chaque fois qu’un procès peut être de filiation comme une promesse de faire vivre organisé. sa justesse, son esprit et sa mémoire. Grâce à un travail de longue haleine, et en Et cette année, il vivra également en cheville avec d’autres associations, tels des Alain Werner, en sa quête et en ses combats. fourmis ils récoltent, inlassablement, les preuves. 16
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LA LETTRE DU CONSEIL N°68 Le Procès en Mémoire Texte — Jean-Noël Cuénod Illustrations — Colas Weber Le procès Nicole à l’ombre des treize morts du 9 novembre 1932 18
FÉVRIER 2020 La Lettre du Conseil a l’ambition de faire revivre les grandes affaires judiciaires genevoises, leurs drames, leurs mystères, leurs émotions et leurs grandes figures. Ancien chroniqueur judiciaire à la Tribune de Genève, correspondant de presse à Paris pour ce même journal, écrivain et poète, Jean-Noël Cuenod fait de cette chronique un témoignage historique inestimable du Barreau de Genève. En proie au chômage, victime d’une crise qui semble sans fin, la Genève des années 1930 est plongée dans de violents conflits politiques. Deux personnalités incarnent cet affrontement : Georges Oltramare – chef de l’Union Nationale, mouvement qui se réclame du fascisme – et Léon Nicole, conseiller national et patron du Parti socialiste genevois qui prône l’unité d’action avec les communistes. Oltramare organise pour le 9 novembre 1932 à la Salle communale de Plainpalais, une parodie de « procès » public contre Léon Nicole et l’autre grand dirigeant socialiste, l’avocat Jacques Dicker. Celui-ci, en tant que Juif, est doublement haï par les fascistes de l’U.N. Il est l’arrière- grand-père de l’écrivain genevois Joël Dicker. L’ensemble de la gauche décide de contre-manifester pour bloquer les abords de la Salle communale de Plainpalais. Débordé, le Conseil d’Etat genevois demande à l’armée d’intervenir. Mal préparées, les jeunes recrues tirent. Bilan : 13 morts et 65 blessés. La justice réserve ses foudres à Léon Nicole et à dix-sept autres militants de gauche en les faisant comparaître du 15 mai au 7 juin 1933 devant les Assises Fédérales qui se tiennent à Genève. Un procès sous très haute tension politique. 19
LA LETTRE DU CONSEIL N°68 Le sang a donc coulé sur le pavé de Plainpalais. révolutionnaire, représenté par Léon Nicole. Or, Avant de tenter comprendre ces événements qui c’est ce dernier qui détient les rênes du Parti. restent marqués dans la mémoire de la République Il prône la rupture totale avec le capitalisme et et canton, il est nécessaire de les situer dans leur l’instauration du socialisme. Un socialisme qu’il contexte. faudra défendre les armes à la main, si besoin est, affirme-t-il dans son discours du 1er mai 1932. Le séisme boursier qui a éclaté à New York entre Cette phrase lui sera souvent reprochée lors de les 24 et 29 octobre 1929 a contaminé tous les son procès un an plus tard. Communiste, Léon pays industrialisés par effet domino, entrainant Nicole ? A cette époque du moins, il refuse cette un effondrement économique sans précédent. La étiquette, non sans ambiguïtés comme l’illustre Suisse n’est pas épargnée mais les effets de la cette déclaration du chef socialiste rapportée par crise s’y font sentir plus tard, dès 1932. L’industrie l’historien Michel Rey : d’exportation et le tourisme sont particulièrement « Ce n’est pas une opposition de principes qui nous touchés ; plus ouverte aux vents du large que sépare du Parti communiste mais simplement une d’autres villes, Genève est particulièrement question d’opportunité de moyens pour amener frappée. En 1931, le canton compte 3635 les masses au socialisme. Si nous ne quittons chômeurs. A la veille de la fusillade du 9 novembre pas le Parti socialiste pour entrer dans le Parti 1932, ce chiffre explose : 6002 sans-emploi. Le communiste, c’est parce que nous pensons mieux taux de chômage grimpe à 6,5 % de la population atteindre les masses de cette façon. » active. Ce pourcentage ne reflète pas la réalité, La position de Nicole s’oppose frontalement à celle loin de là. Les statistiques se révèlent encore balbutiantes et de nombreux sans-emploi ne sont pas pris en compte. Ils ne peuvent donc pas percevoir les maigres indemnités accordées aux Chômage de masse, licenciements à la chômeurs « officiels ». Le montant des salaires accuse des chutes parfois spectaculaires. Les chaîne, faillites en série, ressentiments ouvriers qui ont eu la chance de conserver leur emploi sont bien forcés d’accepter ces mesures devant les inégalités, tous les risques de draconiennes, sachant que des dizaines de chômeurs sont prêts à prendre leur place. Or, déflagration sociale s’accumulent en cette les loyers n’ont pas suivi immédiatement cette tendance à la baisse. Vivre devient pour de année 1932. nombreux foyers un défi quotidien. En déambulant sur les trottoirs ou en se faufilant dans le flot des cyclistes, les Genevois sont d’autant plus révoltés qu’ils assistent au défilé des limousines de luxe, suivie par le Parti socialiste suisse qui mise sur le conduites par des chauffeurs de maîtres, occupées réformisme. L’exemple le plus illustratif de cette par de belles en bijoux et de fringants messieurs dissension est offert par la ville de Zurich dominée tout scintillants sous leurs chapeaux huit-reflets. par les socialistes. Ces derniers n’hésiteront pas à A eux, champagne et caviar ; pour les autres, ce faire arrêter les communistes zurichois et à mettre sera « Kilo du Chômeur » 1. Genève est alors la sous séquestre leur journal. Le chef de la police capitale de la planète puisqu’elle abrite l’ancêtre municipale, le socialiste Wiesendank, en appellera de l’ONU, la Société des Nations. Si le tourisme même à l’aide de l’armée et de ses mitrailleuses n’est plus ce qu’il était depuis l’effondrement pour contrer une manifestation communiste. Au de Wall Street, les riches visiteurs continuent à futur procès Nicole, son accusateur ne manquera fréquenter les réceptions internationales. pas de relever cet événement. La ligne politique dure choisie par la majorité Chômage de masse, licenciements à la chaîne, du P.S. genevois a pour effet de marginaliser faillites en série, ressentiments devant les l’officiel représentant de la IIIe Internationale, le inégalités, tous les risques de déflagration sociale Parti communiste suisse, qui bien organisé par le s’accumulent en cette année 1932. jeune et brillant avocat Jean Vincent2, ne compte La plus grande partie de la classe ouvrière pourtant à Genève qu’une soixantaine de militants, rejoint le Parti socialiste genevois qui représente sept cellules et 200 électeurs. Il publie un journal presque la moitié du corps électoral et compte 37 « Le Drapeau Rouge ». députés sur 100 au Grand Conseil ; son journal Le Travail, dirigé par Léon Nicole, tire chaque jour à Une autre partie non négligeable de la gauche 20 000 exemplaires, bien plus que le prestigieux a pour acteurs les anarchistes, dont Lucien et patricien Journal de Genève. Mais le P.S.G. Tronchet, qui dirige le puissant syndicat FOBB n’est uni qu’en façade. Il est traversé par deux (Fédération des Ouvriers du Bois et du Bâtiment). courants principaux ; l’un, réformiste, incarné La mouvance libertaire genevoise dispose d’un par le syndicaliste Charles Rosselet et l’autre, efficace porte-voix, « Le Réveil Anarchiste », 1 Action par laquelle les membres de l’Union Chrétienne des Jeunes Gens collectaient de porte en porte des denrées pour les distribuer aux chômeurs. 20 2 Député au Grand Conseil de 1936 à 1940 puis de 1945 à 1986, conseiller national de 1947 à 1980. Il fut la principale figure du Parti du Travail des années 1950 à 1970.
FÉVRIER 2020 bimensuel animé par le typo tessinois Luigi Bertoni qui dépasse largement les frontières cantonales et même nationales par la qualité de ses analyses, malgré son tirage limité à 5000 exemplaires3. Tous joueront un rôle dans les événements de 1932 à divers titres. Si la plupart des ouvriers votent Léon Nicole. Les petits commerçants et les artisans sont souvent séduits par Georges Oltramare, bellâtre et homme de lettres un brin sulfureux, qui exerce sa verve dans son bimensuel Le Pilori (tirage moyen à l’époque : 20 000 exemplaires) où il y conspue les Juifs, les francs-maçons, les communistes, les socialistes et les démocrates en général, tout en affichant un soutien tonitruant à Mussolini, puis, plus tard, à Hitler. « G.O. », qui signe aussi « Géo », a fondé l’Ordre Politique National qui s’appellera Union Nationale (U.N.) dès juin 1932 à l’occasion de sa fusion avec un autre parti d’extrême-droite, l’Union de Défense économique. Au plus fort de son influence, l’U.N. comptera 2 000 militants – qui défilent souvent bras tendus dans les rues de Genève en chemises grises et bérets – 200 députés et un conseiller national, Théodore Aubert. Les autres protagonistes de la scène politique genevoise – les radicaux, les démocrates (futurs libéraux) et les chrétiens-sociaux (futurs démocrates-chrétiens) – sont pris en tenailles. Au pouvoir depuis des décennies, le Parti radical n’est plus que l’ombre de son glorieux passé révolutionnaire. Certains de ses élus sont impliqués dans de sordides affaires politico- financières dont celle de la Banque de Genève. Or, c’est ce scandale qui est dénoncé avec une vigueur particulière par Le Travail et qui motivera l’organisation par le Parti socialiste genevois d’une grande manif sur la Plaine de Plainpalais, le 28 août 1931. Au sommet de sa forme oratrice, Léon Nicole y réclame la démission du Conseil d’Etat. Bien entendu, il n’obtiendra pas satisfaction mais pour la gauche l’essentiel tient dans ce résultat impressionnant : elle a réussi à mobiliser 30 000 protestataires. A l’époque, le canton ne compte que 172 000 habitants. Dimanche 6 novembre, le comité directeur du Parti socialiste genevois fait tenir au Conseil d’Etat une lettre réclamant « l’interdiction du meeting fasciste » et rejetant sur le gouvernement cantonal la responsabilité des événements qui pourraient se produire en cas de maintien de cette réunion. 21 3 Il sera publié sans interruption, mais parfois clandestinement, de 1900 à 1946, puis de 1970 à 1983 sous forme trimestrielle.
LA LETTRE DU CONSEIL N°68 Une affiche placardée sur les murs de Genève • Ce même jour un tract qui n’est pas signé dans la nuit de samedi 5 à dimanche 6 novembre, mais dont il n’est pas difficile de deviner par des militants de l’Union nationale, va devenir l’origine, donne la réplique : « L’immonde l’étincelle en un lieu saturé de miasmes explosifs : Nicoulaz5, le juif Dicker et leur clique préparent la guerre civile. Ils sont les valets — des Soviets. Abattons-les ! À bas la clique UNION NATIONALE – SALLE COMMUNALE DE révolutionnaire ! » PLAINPALAIS MISE EN ACCUSATION PUBLIQUE DES SIEURS • Mardi soir 8 novembre le Parti socialiste NICOLE ET DICKER – MERCREDI 9 NOVEMBRE tient assemblée ; elle est ouverte à d’autres 1932 A 20 H. ET DEMIE. militants de gauche. Il y est décidé de — mener une contre-manifestation et de se rendre à la Salle communale de Plainpalais Georges Oltramare et l’U.N. s’inspirent d’une mé- afin d’apporter la contradiction à Georges thode de propagande mise au point, notamment, Oltramare et à deux de ses acolytes, l’avocat par Goebbels pour imposer le Parti nazi à Berlin, à Droin et le journaliste Testuz. savoir l’organisation de procès parodiques contre des adversaires politiques. La défense de Léon • Mercredi 9 novembre dans la matinée une Nicole affirmera au futur procès que le chef de question taraude le Conseil d’Etat, présidé l’Union Nationale revenait d’une visite « à la Maison par le démocrate (libéral) Frédéric Martin : Brune de Berlin » 4, peu avant le 9 novembre. comment assurer l’ordre qui sera, à n’en pas douter, mis en péril ? La police genevoise ne Le feu embrase toute la gauche. Pas question peut compter que sur des effectifs réduits : de laisser passer cette nouvelle provocation 298 hommes en comptant tout le monde : des fascistes ! Dimanche 6 novembre, le comité gendarmerie, sûreté et garde rurale. C’est directeur du Parti socialiste genevois fait bien trop peu face à des milliers de contre- tenir au Conseil d’Etat une lettre réclamant manifestants en colère. Il faut trouver des « l’interdiction du meeting fasciste » et rejetant renforts. sur le gouvernement cantonal la responsabilité des événements qui pourraient se produire en cas • A midi : le président Frédéric Martin de maintien de cette réunion. L’exécutif genevois téléphone au conseiller fédéral agrarien rejette aussitôt cette demande, excipant de la Rudolf Minger, chef du Département militaire, liberté de réunion garantie par la Constitution. afin que le gouvernement suisse accepte La tension monte. Les événements s’emballent. de mettre à la disposition du Conseil d’Etat genevois l’Ecole de recrues d’infanterie III/1 • Lundi 7 novembre Le Travail lance un premier qui effectue son service à Lausanne. appel, plutôt musclé, à la mobilisation contre Toute à sa prudence paysanne, Minger tente le « procès » sauce brune : « La canaille de dissuader Martin de faire donner la troupe. fasciste essaie de sévir à Genève (…) Ces Devant l’insistance du président de l’exécutif messieurs vont trouver à qui parler ; c’est genevois, le conseiller fédéral transmet sa sans aucun ménagement que nous invitons la demande à l’ensemble du Conseil fédéral classe travailleuse genevoise à les combattre. qui autorise l’Ecole de Recrues à prêter Nous les combattrons avec les armes qu’ils main-forte à la police genevoise. Non sans ont eux-mêmes choisies. » réticences comme l’indique cet extrait de 21h34 Le premier-lieutenant Burnat lance l’ordre de tir : Un coup… Tirez bas… Feu ! Les armes, dont des fusils- mitrailleurs, crépitent. Les balles ricochent sur le sol et atteignent la foule qui hurle. Le bilan est effarant : treize morts et soixante-cinq blessés. Parmi les victimes, l’instituteur Marius Rattaz qui, la mâchoire arrachée, meurt après une agonie de cinq jours. 4 En fait, la Maison Brune (Braunes Haus), qui a servi de quartier-général au Parti nazi (NSDAP) de 1930 à 1945, était situé à Munich et non pas à Berlin. 22 5 L’U.N. a souvent utilisé le patronyme d’origine de Léon Nicole, peut-être pour rappeler ses origines vaudoises et donc non genevoises !
FÉVRIER 2020 la lettre que le gouvernement fédéral fait officiers. Bousculades. Injures. Des fusils parvenir au Conseil d’Etat : « Nous n’avons sont arrachés, puis brisés. Des coups pas manqué à cette occasion de rendre sont échangés. L’excitation des premiers M. le conseiller d’Etat Martin attentif rangs ajoutée à l’éclairage déficients et à à l’inconvénient qu’il y a de mettre à la l’inexpérience font croire aux recrues qu’elles disposition d’un gouvernement cantonal une affrontent une foule énorme et hostile. Les troupe en service fédéral (…) » soldats se replient. Ils s’adossent au mur du Palais des Expositions les privant de toute • Mercredi 9 novembre à 17h30, 30 officiers, possibilité de fuite puisque les manifestants 580 sous-officiers et soldats composant leur font maintenant face sur dix rangs. l’ER III/1 prennent leurs quartiers à Le clairon retentit pour ordonner des Plainpalais sous le commandement du sommations que personne ne comprend. colonel Lederrey. Le président Frédéric Martin remet au colonel son ordre de mission, • 21h34 Le premier-lieutenant Burnat lance à savoir coopérer à l’action de la police l’ordre de tir : Un coup… Tirez bas… Feu ! Les afin de maintenir l’ordre rue de Carouge armes, dont des fusils-mitrailleurs, crépitent. et aux environs de la Salle communale de Les balles ricochent sur le sol et atteignent Plainpalais. Des recrues de 20 ans dont la la foule qui hurle. Le bilan est effarant : treize plupart ne connaît pas Genève, encadrées morts et soixante-cinq blessés. Parmi les par des officiers ignorant tout des tactiques victimes, l’instituteur Marius Rattaz qui, la de maintien de l’ordre s’apprêtent à affronter mâchoire arrachée, meurt après une agonie une foule chauffée à blanc. Ou à rouge. Ou à de cinq jours. brun. Dans ces conditions, éviter un bain sang aurait relevé du miracle. Pour la droite, on a frôlé Petrograd-sur-Rhône • 20h30 Le meeting de l’Union Nationale commence à la Salle communale. Quelques Les partis de droite, même modérés, sont militants de gauche sont parvenus à entrer persuadés que Léon Nicole a voulu réitérer le coup afin d’apporter la contradiction à « Géo ». Ils de force ourdi par Lénine et les bolcheviks pour n’ont pas le temps d’amorcer leur discours. prendre le pouvoir à Petrograd en octobre 1917. Au Les membres du S.O. (Service d’Ordre de matin du 10 novembre, la police arrête le patron l’Union Nationale) en chemises grises les du Parti socialiste genevois chez lui alors qu’il est passent aussitôt à tabac et les jettent sur le en train de prendre son bain. Il n’est pas le seul : trottoir. septante-cinq militants socialistes, communistes et anarchistes sont interpellés. • 20h45 Les barrages de police cèdent devant la poussée des 10 000 manifestants de La gauche dénonce aussitôt le gouvernement gauche. Trois foyers d’agitation embrasent cantonal qui a protégé une réunion fasciste, tendu Plainpalais : la salle où l’U.N. continue à tenir à son ennemi juré un piège destiné à l’embastiller à son « procès » ; la rue de Carouge et la partie la prison de Saint-Antoine et à réduire l’opposition supérieure du boulevard du Pont-d’Arve où au silence. Un détail les conforte dans leur se tiennent les manifestants en plus grand sentiment : le mandat d’arrêt délivré contre Nicole nombre ; la place située devant le Palais des ne porte qu’une signature, celle de Frédéric Martin, Expositions6 qui n’est occupée que par un président du Conseil d’Etat. Le procureur général nombre réduit de protestataires et de curieux, Charles Cornu n’y a pas apposé son paraphe. soit quelque 500 personnes. C’est pourtant là La parution de l’organe communiste Le Drapeau que le drame va éclater. Rouge est suspendue, de même que celle du périodique satirique de gauche La Bise. • 21h15 Sous le commandement du premier- En revanche, le gouvernement genevois n’a pas lieutenant Burnat, une centaine de soldats osé prendre une telle mesure contre le quotidien pénètrent dans la foule en file indienne, sur socialiste. Le Travail est simplement interdit deux colonnes. Curieux dispositif qui permet provisoirement d’affichette. le contact direct avec les manifestants. Il fait nuit noire. La place est fort mal éclairée par Le Parti communiste lance un appel à la grève un seul haut candélabre. générale pour samedi 12 novembre. En l’absence Les recrues sont prises à partie par de leurs dirigeants en garde à vue, les militants les éléments les plus « chauds » des socialistes sont désemparés. Finalement, manifestants. Fidèles à leur doctrine, les 230 délégués à l’Union des Syndicats du les militants communistes tentent de Canton de Genève votent la grève générale, calmer les excités en faisant des appels sans enthousiasme : 87 voix contre 58 et… à la fraternisation avec les soldats ou en 195 abstentions. Malgré cela, le Conseil d’Etat détournant la colère populaire vers les continue à s’affoler, décrète que cette grève est 23 6 Actuellement occupé par Uni-Mail.
LA LETTRE DU CONSEIL N°68 Le procès « Nicole et consorts » s’annonce tellement périlleux que la justice fédérale éprouve mille peines à trouver un procureur général ad hoc pour soutenir l’accusation. Le grand avocat genevois, Me Carry, décline poliment ; le procureur général genevois Cornu se déclare trop occupé par le scandale de la Banque de Genève ; son homologue vaudois se dit lui aussi désolé mais il croule sous les dossiers. Finalement, l’avocat veveysan Edouard Sillig accepte de relever ce redoutable défi. insurrectionnelle. Genève est placée sous l’autorité L’incrimination retenue relève des Assises militaire du colonel Lederrey. La ville est occupée fédérales, puisque l’armée a dû intervenir. Elles par le Bataillon 88 qui vient de Sion. Les troupes sont composées de trois juges fédéraux – dont l’un genevoises sont également mobilisées mais pour préside les débats – représentant chacun l’une y être consignées en caserne. Ce faisant 4000 des trois langues officielles, ainsi que d’un jury de hommes – parmi lesquels Georges Oltramare et douze hommes (la parité demeure encore à l’état le dirigeant socialiste Unger – ne pourront pas de songe) – en l’occurrence tous francophones – manifester, à gauche comme à droite. élus par les parlements cantonaux sur désignation des municipalités. Mercredi 16 novembre, le bataillon valaisan quitte Le jury statuera, seul, sur la culpabilité ; avec cette Genève. Mardi 22 novembre, la justice militaire particularité : pour fixer son verdict, il doit réunir renonce à poursuivre les officiers, sous-officiers et dix voix sur douze. En cas de reconnaissance soldats « qui n’ont eu recours aux armes que dans de culpabilité par les jurés, la peine est fixée l’exécution de leur mission et seulement lorsqu’ils uniquement par les trois magistrats. y furent contraints » 7. Le calme règne enfin dans Cette instance n’est que rarement convoquée. Elle la République et canton, mais pas encore dans les le fut en 1864 à Genève, en 1872 à Zurich, en 1879 esprits. Les comptes se règleront plus tard, tout à Neuchâtel, puis, en 1890 derechef à Zurich mais d’abord devant les tribunaux, puis dans l’isoloir. à la suite de la révolution tessinoise. C’est dire Léon Nicole et d’autres dirigeants ou militants de si sa tenue à Genève de lundi 15 mai à mercredi la gauche sont poursuivis par la justice fédérale. 7 juin 1933 relève de l’événement historique. A Un juge d’instruction extraordinaire est nommé cette époque, Hitler vient de s’emparer de tous les par le Tribunal fédéral en la personne de Claude leviers de commande en Allemagne. Du Pasquier, président du Tribunal cantonal de Neuchâtel. Nicole est mis en liberté provisoire pour Le procès « Nicole et consorts » s’annonce raison de santé, le 3 janvier 1933. Les derniers tellement périlleux que la justice fédérale éprouve inculpés sont libérés le 4 mars. Au terme de mille peines à trouver un procureur général ad l’instruction, sur septante-cinq détenus, dix- hoc pour soutenir l’accusation. Le grand avocat huit sont renvoyés en jugement. Ils sont accusés genevois, Me Carry, décline poliment ; le procureur d’infraction au Code pénal fédéral de 1853 (l’actuel général genevois Cornu se déclare trop occupé Code pénal suisse n’est pas encore en vigueur) par le scandale de la Banque de Genève ; son qui stipule : Celui qui participe à un attroupement homologue vaudois se dit lui aussi désolé mais et manifeste avec des voies de faits l’intention de il croule sous les dossiers. Finalement, l’avocat résister à une autorité fédérale et l’obliger à prendre veveysan Edouard Sillig accepte de relever ce ou de l’empêcher de prendre une décision est puni redoutable défi. de l’emprisonnement avec amende et, dans les cas Sans doute pour tenter de détendre un peu graves, de la réclusion. l’atmosphère, le procureur ad hoc, fait savoir L’article s’applique aussi aux manifestations qu’il ne réclamera pas la réclusion contre les illicites visant les autorités cantonales « si ces accusés qui risquent donc, au maximum, trois actes ont été la cause d’une intervention armée de ans de prison. Mais l’enjeu principal n’est la Confédération ». pas là : une peine de réclusion aurait emporté 7 Le 30 septembre 1996, le Conseil fédéral publie un communiqué de presse faisant l’historique des missions de services d’ordre dévolus à l’armée, sous la signature de Jürg Stüssi-Lauterburg, chef de la Bibliothèque militaire fédérale. A propos des événements du 9 novembre 1932, on peut 24 y lire cet extrait : Les responsables militaires, sous la pression des événements, ont surestimé le degré de gravité de la situation et ont donné l’ordre d’ouvrir le feu.
FÉVRIER 2020 automatiquement une autre sanction, à savoir Ceux de droite se disent persuadés que le chef la privation des droits politiques et civiques. Une socialiste voulait prendre le pouvoir par la force. catastrophe, tant pour le conseiller national Léon L’un d’entre eux, un ébéniste vaudois du nom de Nicole en particulier que pour la gauche en général Robert Blanchard, disculpe catégoriquement qui serait ainsi privée de ses principaux leaders. Lucien Tronchet de toute activité violente, En cas d’emprisonnement, la Cour peut renoncer à physique ou verbale. cette « punition civique ». A la question de son appartenance politique, le témoin répond qu’il est chrétien-social. Brouhaha Le Palais de justice du Bourg-de-Four est trop plein de points d’interrogation dans le public. petit pour accueillir la presse venue de toute la Qu’un membre du parti catholique témoigne en Suisse, de l’étranger – siège de la S.d.N. oblige – faveur d’un anarchiste bouffeur de curé a de quoi et surtout la foule ainsi que les forces de l’ordre surprendre, en effet. Le chroniqueur de la Tribune mobilisées pour la contenir. Aussi le procès se de Genève, William Matthey-Claudet note que « le tient-il en ce haut-lieu de l’évangélisation réformée procureur général à l’air déçu ». Dans l’optique de que représente la Salle Centrale, au pied du Bourg- l’accusation, on le serait à moins. du-Four, place de la Madeleine. C’est le président de la Chambre criminelle du Frédéric Martin, président du Conseil d’Etat et chef Tribunal Fédéral, le Tessinois Agostino Soldati8, du Département de justice et police, s’avance à un conservateur modéré, qui présidera les son tour à la barre des témoins. Il s’apprête à être débats ; il est entouré par les juges fédéraux Emile malmené par les questions que l’avocat de Léon Kirchhoffer (Schaffouse, sans étiquette politique) Nicole, Me Jacques Dicker, celui-là même qui était, et Robert Guex (Vaud, Parti libéral). Douze jurés avec son client, « mis en accusation » par Georges sont tirés au sort. Ce jury ne comprend aucun Oltramare et l’Union Nationale. Le défenseur du ouvrier, aucun Genevois et sont souvent issus dirigeant socialiste attaque d’emblée : des milieux ruraux9. Le contraste avec les dix-huit — Tout le procès est là. Est-ce le gouvernement accusés est saisissant : à l’exception de l’avocat qui a ordonné l’arrestation de Nicole de son propre socialiste Albert Dupont, ils émanent tous de la mouvement ou a-t-il agi sous la pression d’un classe ouvrière10. Les trois principales figures de la groupe fasciste ? Georges Oltramare a, pour son gauche genevoises prennent place sur le banc des compte déclaré au reporter d’un grand journal (le accusés : le socialiste Léon Nicole, le communiste Corriere della Sera) qu’il avait imposé au Conseil Francis Lebet et l’anarcho-syndicaliste Lucien d’Etat l’arrestation de Nicole… Tronchet. Frédéric Martin balaie toute pression exercée par Le procès peut commencer dans une Salle le mini-duce genevois. Comme d’autres citoyens, Centrale pleine comme un œuf d’autruche. Georges Oltramare a téléphoné après les troubles Le cadre du procès est fixé et la cible favorite, vers minuit à l’Hôtel-de-Ville pour se tenir au courant désignée : Léon Nicole, bien sûr. Au long des des événements. C’est un autre conseiller d’Etat, dix-neuf jours d’audiences où seront entendus Albert Picot qui lui a répondu en se contentant de 304 témoins (sur 420 convoqués), le procureur signaler que le Conseil d’Etat était en séance et qu’il Sillig devra apporter la preuve que Léon Nicole mesurait la gravité de la situation. Martin ajoute que a excité la foule à l’émeute, notamment en deux dès 23h, il avait décidé d’arrêter Léon Nicole mais circonstances : tout d’abord, la veille de la fusillade qu’il n’a finalement signé son mandat d’arrêt qu’à à la Salle du Grutli lors de l’assemblée de son une heure du matin. Me Dicker remarque que cette parti qui a pris la décision de contre-manifester et signature est donc intervenue après la conversation ensuite, en haranguant les manifestants « Tenez la avec Georges Oltramare. Il s’étonne aussi que rue ! Et tenez-la bien ! » devant le barrage de police les magistrats judiciaires, le procureur général tendu rue de Carouge, le soir du massacre. Charles Cornu et le juge d’instruction Georges Foëx, Les témoins des faits eux-mêmes n’apportent pas n’aient pas signé ce mandat. A cela, le président du de grandes lumières. Ceux de gauche affirment gouvernement genevois rétorque qu’ils n’ont pas que si Léon Nicole a évoqué la révolution, c’était refusé de signer le mandat parce qu’il ne le leur a uniquement comme une perspective à long terme. tout simplement pas demandé ! 8 Il a tenu un rôle politique prépondérant dans son canton en présidant le Conseil d’Etat et en fondant le quotidien Corriere del Ticino en 1891. 9 Voici la liste des jurés : Paul Bechler (élu chef du jury par ses pairs à 10 voix sur 12), négociant à Moutier ; Francesco Bertola, conseiller à Vacallo, Arnold Born, buraliste à La Reuchenette, Aurelio Cecco, inspecteur scolaire à Mesocco, Armand Contat, ingénieur chimiste à Monthey, Ami Duboulet, agriculteur à Trélex, Félix Maurer, entrepreneur à Lausanne, Louis Meyer, maire d’Undervelier, Alexis Pavillard, agriculteur à Orny, Jules Reymond, agriculteur à Vernand- Dessus, Emile Rouge, représentant à Lausanne, Maurice Bouiller, profession non-mentionnée à Troistorrents, Jules Vermeille, agent d’assurance à Saint-Imier et E. Wasmer, négociant à Fribourg. 10 Il s’agit de Léon Nicole, rédacteur, 46 ans (Vaudois d’origine) ; Auguste Millasson, chauffeur, 31 ans (Fribourgeois) ; Albert Dupont, avocat, 30 ans (Genevois) ; Francis Baeriswyl, postier, 29 ans (Fribourgeois) ; Edmond Isaak, fonctionnaire municipal, 44 ans (Genevois) ; Albert Baudin, vendeur de journaux, 56 ans (Vaudois) ; Jules Daviet, terrassier, 46 ans (Genevois) ; Edmond Duboux, charpentier, 41 ans (Vaudois) ; Otto Mätzler, garçon-boucher, 20 ans (Saint-Gallois) ; Robert Mégevand, manœuvre, 25 ans (Genevois) ; Franz Pinggera, tailleur, 27 ans (Grisons) ; Max Hofer, surveillant de bains, 22 ans (Zurichois) ; Mahmoud Kiamil, sans profession, 18 ans (Turc) ; Albert Wutrich, polisseur, 29 ans (Bernois) ; Francis Lebet, marchand-fripier, 36 ans 25 (Neuchâtelois) ; Lucien Tronchet, maçon, 31 ans (Genevois) ; son frère Pierre Tronchet, plâtrier- peintre, 20 ans (Genevois) ; Emile Senn, menuisier, 27 ans (Soleurois).
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